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Barnabé

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Quel agréable petit lit me prépara l’ermite, douillet, chaud, sentant la lavande et le romarin! Au lieu de paille de maïs, la paillasse ne contenait que de la fougère, mais elle me parut si mollette! Ah! comme j’y dormis! Décidément, en dépit des malencontres de mon arrivée, il faisait bon vivre à Saint-Michel, et Barnabé Lavérune était bien le meilleur des Frères libres de Saint-François.

Nous passâmes toute cette nouvelle journée et les trois quarts de la suivante à rimer, Barnabé et moi, en l’honneur de Juliette Combal. Pour la troisième strophe de sa singulière pastorale, ayant eu occasion de fournir au poète, qui daigna recourir à moi, deux rimes qu’il put utiliser, je devins incontinent son collaborateur. Je me fusse passé de cet honneur insigne, car désormais je fus privé de tout amusement. Baptiste, avec qui j’avais repris mes courses folles sur le plateau, dans le verger, à travers la prairie, me regardait d’un œil triste tenant entre mes deux mains mon front obsédé. Que de fois la pauvre bête dut, comme moi, envoyer la muse rustique à tous les diables. Mais, harponné par le Frère, lequel avait l’inspiration terrible, je fus tenu de me mettre l’esprit à la torture, et, malgré que j’en eusse, de rimailler jusqu’à la fin.

Ce fut seulement le jeudi, à six heures du soir, que, sur une belle feuille blanche, j’écrivis la cinquième et dernière strophe de notre poème.

– Maintenant tu peux aller sonner l’Angelus! me dit le Frère.

Et il entonna:

«Adoremus in æternum…»

On devine si je dus secouer la cloche: les vibrations métalliques qui s’éparpillaient dans la vallée, c’était le chant de ma délivrance, et je tirai la corde de toute la force de mes bras.

II

Promenade au clair de lune de M. Cœurdevache, charcutier rue de Castres, à Saint-Pons

Après un souper frugal, composé d’oignons doux et d’une poignée de pois-chiches, le tout assaisonné à l’huile d’olive et au vinaigre rouge, l’ermite de Saint Michel, qui s’était montré d’une sobriété remarquable, – à peine avait-il vidé deux ou trois fois son verre plein, – m’entraîna brusquement à travers le plateau.

– Moi, me dit-il, je ressemble au jeune levron: je n’aime pas le terrier, à moins qu’il ne pleuve à verse ou que je n’aie les chasseurs à mes trousses.

– Les chasseurs? demandai-je étonné.

– Les gendarmes, si tu n’entends point la comparaison.

– Comment! les gendarmes vous ont poursuivi quelquefois, Barnabé?

– Et ils allaient d’un bon train, montés sur leurs chevaux. Cela se passait il y a deux ans, sur la route de Saint-Pons, du côté d’Olargues. Mais, moi qui connaissais les petits chemins aussi bien que les grands, je fis un crochet tout d’un coup, me jetai dans la montagne à travers des taillis, cachai Baptiste dans un fourré, et les gendarmes perdirent mes pas. Ah! que gentiment je m’esclafai de rire, voyant là-bas au-dessous de moi, dans la plaine, ces hommes plantés sur leurs bêtes qui cherchaient des yeux leur gibier. Enfin, tirant mon âne par la bride derrière les feuillages, je finis par échapper aux brigands. Que de peines, de sueurs, dans les rocailles de Caroux! Le soir, par exemple, j’étais rompu de fatigue, et, quand j’arrivai au Poujol, chez une brave femme qui fut toujours secourable aux pauvres Frères, je te réponds, mon pétiot, que je demandai plutôt un lit pour m’étendre qu’une table pour m’ébaudir.

– Et qu’aviez-vous donc fait?

– Rien, pardi! Est-ce qu’on a besoin de faire quelque chose au gouvernement pour qu’il tracasse le pauvre monde? Va-t’en voir si M. Combal, qui lui rend des services, puisqu’il est maire de la commune sans paye, est dispensé de fournir les écus de ses impositions. Aux riches, le gouvernement prend leur argent; aux misérables comme moi, il prend leur peau, s’ils ne savent la défendre. Il faut bien, se les étant mis sur la croûte, qu’il donne du travail à ses percepteurs et à ses gendarmes.

– Encore si les gendarmes attrapaient tous les voleurs!

– Il ne manquerait plus que ça, par exemple! Plus d’un goujon glisse à travers les mailles du filet et s’en revient nager dans la rivière, dit Barnabé joyeusement.

– Témoin, Venceslas Labinowski.

L’ermite rit aux éclats.

– Oh! pour celui-là, c’est un finaud, un Polonais de la Pologne, et s’il donne du fil à retordre à la justice, je n’en suis aucunement fâché.

– C’est vous pourtant qui le dénonçâtes à M. Etienne Baticol, maire d’Hérépian, ainsi qu’à M. Combal, maire des Aires.

– Pourquoi avait-il employé la savate avec moi, quand je lui donnais tout simplement un bon conseil, près de la statue de Paul Riquet, à Béziers?

– Alors c’était de vous avoir jeté par terre, non d’avoir pillé Notre-Dame de Cavimont, que vous lui teniez rancune?

– Moi, d’abord, qu’un particulier me tire un cheveu de la tête, je n’ai plus de tranquillité que je ne lui aie cassé un membre ou deux. Je suis ainsi fait: qui m’égratigne, je l’écorche… Crois-tu, par exemple, que si le charcutier de Saint-Pons qui m’accusa de lui avoir volé cent francs, et me lança la gendarmerie aux chausses, me tombait sous la griffe, je n’éprouvasse pas quelque satisfaction à lui caresser l’échine avec un gourdin de rouvre ou de châtaignier?..

– Eh quoi! Barnabé, on osait vous accuser?..

– Mon Dieu! je comprends que le frère Laborie, de Notre-Dame de Nize, fasse don à l’hôpital de Bédarieux du lard, de la saucisse, du boudin, mêmement des grattons qu’il ramasse chaque année dans ses quêtes. Cette bienfaisance aux pauvres lui vaudra une belle place dans le ciel. Mais viderait-il son sac à plein bord sans exiger la moindre pièce blanche, si, comme moi, il avait un fils dans les horlogeries, à Moret, département du Jura? Je suis Frère libre de Saint-François, mais je suis père également, et le bon Dieu, qui me donna Félibien, me punirait si je le laissais en oubli. Je vis donc de mon métier, et je ne me fais pas tirer l’oreille toutes les fois que l’occasion se présente de m’arrondir le gousset…

Il s’interrompit brusquement. Il porta les yeux vers le sentier qui débouche sur le plateau, à deux pas de la chapelle.

– Personne encore! murmura-t-il… Ah ça! est-ce que Simonnet Garidel ne se souvient plus qu’il m’a commandé une chanson?

– Et ce charcutier de Saint-Pons? demandai-je.

– Voici le fait. Je revenais de Marthomis, où les cochons, toujours bien nourris, ont une graisse!.. C’est moi qui ai découvert ce trou dans les Montagnes-Noires, et, tous les ans, je ne manque pas d’y descendre. La quête avait été à ce point prospère que Baptiste pliait sous les victuailles: andouilles, jambons, vessies pleines de saindoux… Tu comprends si je riais tout seul, marchant derrière ma bête, les yeux fixés sur mon butin… Ayant évité l’octroi par une ruse, j’entre dans Saint-Pons et je m’arrête, rue de Castres, à la porte de M. Cœurdevache, charcutier. Il a pour enseigne un cochon de lait si blanc qu’on le mangerait tout cru…

« – Combien du tout? me demanda M. Cœurdevache, ayant vu et tâté ma marchandise.

« – Soixante francs.

« – Cinquante.

« – Soixante.

«Et je détachai Baptiste comme pour nous en aller.

« – Marché conclu! s’écria le charcutier.

«Alors, il ouvre un tiroir et a le front de m’offrir en paiement un morceau de papier.

« – Frère, rendez-moi quarante francs et nous sommes quittes.

« – Je ne veux pas de ce chiffon, lui dis-je.

« – Mais c’est un billet de banque de cent francs.

« – Il me faut de l’argent liquide et rond.

«Il rejette le billet de banque au milieu de beaucoup d’autres dans le tiroir et monte au premier étage de sa maison. Un moment après, il redescend avec douze écus qui rendaient, en sa main, une musique plus jolie que celle de Braguibus. Il me les compte un à un.

«La vente finie, j’enjambe Baptiste, et nous allons bravement souper à l’Auberge du Cheval-Blanc chez Alexandre Morel, rue Neuve-de-Saint-Chinian.»

Barnabé s’arrêta de nouveau. Pour s’enquérir de l’heure sans doute, il regarda le ciel, où la lune, un moment obscurcie par des nuages légers, brillait désormais d’un incomparable éclat.

– C’est égal, dit-il, si Simonnet Garidel me manquait de parole, ce ne serait pas honnête… Enfant, toi qui as l’ouïe aussi fine qu’un perdreau, écoute un peu. N’entends-tu rien?

– Je n’entends rien, Barnabé.

– Ce que c’est que de nous! reprit le Frère. Il y a peu de temps encore, pas une feuille n’eût remué aux alentours de Saint-Michel que je n’en eusse été prévenu. A présent, c’est à peine si la voix du coucou arrive jusqu’à moi… Il se fait tard, mon pauvre Barnabé, il se fait tard…

Ayant articulé ces paroles mélancoliques comme un glas, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur un bloc feutré d’un gazon épais. De ce point, non-seulement on pouvait sonder les sentiers aboutissant à l’ermitage, mais explorer la vallée d’Orb tout entière, endormie dans la paix de cette belle nuit. Je me plaçai près de l’ermite et demeurai silencieux.

Cependant, je faisais des réflexions singulières. Entraîné soudain par un courant d’idées tristes et esquivant la fin de son histoire avec le charcutier de la rue de Castres, Barnabé me donna des soupçons sur sa parfaite probité. Qui sait si cet homme, que j’avais connu depuis quelques jours tour à tour bon et méchant, compatissant et cruel, fermement dévoué en apparence à mon oncle et néanmoins, à propos des chansons, infidèle à ses engagements formels, n’avait pas, en effet, volé les cent francs à M. Cœurdevache, de Saint-Pons? Dieu! si Barnabé Lavérune était un autre Venceslas Labinowski! Un frisson me parcourut les membres, et c’est poussé par l’épouvante que, de moi-même, je me rejetai dans la malheureuse aventure avec le charcutier, comme, du haut de Saint-Michel, je me fusse précipité dans le ruisseau de Lavernière, si le vertige tout d’un coup fût venu griser mon cerveau.

 

– Enfin, balbutiai-je, M. Cœurdevache vous accusait de lui avoir dérobé cent francs?

– Pour le moment, je dépêchais, à l’Auberge du Cheval-Blanc, chez Alexandre Morel, un jeune poulet blanc de peau et tendre comme du caillé. Mon Dieu! je ne faisais de mal à personne, ayant distrait cette bête de ma quête à Marthomis. A mon dernier coup de dent, un homme entre, et je reconnais le charcutier de la rue de Castres.

« – Un peu tard, monsieur Cœurdevache, lui dis-je: le rôti est enterré. Pourtant la besace est en fonds, et, s’il vous était agréable de trinquer avec moi…

« – Ce n’est ni pour boire ni pour manger que je vous cherche, me dit cet homme, qui ne paraissait pas content.

« – Est-ce pour me compter les poils de la barbe, par hasard? Venez-y, voyons.

« – Frère, il me manque cent francs.

« – Il me manque bien plus que cela, à moi, pour être riche comme vous.

« – Frère Barnabé, je ne ris point.

« – Pleurez à votre aise alors, et laissez-moi finir de souper.

« – Il n’y avait que vous dans ma boutique, quand j’ai laissé mon tiroir ouvert.

«Je me soulevai sur mes ergots.

« – Ah ça! compère, allez-vous bientôt finir de me jeter vos accusations à la face? Savez-vous qu’au bout du compte vous pourriez me mettre les bras en danse, et qu’il ne vous en reviendrait rien de bon sur le dos? Attention! j’ai le sang vif comme la poudre à fusil, et, là où je pose la main, il reste des marques.

«En barbouillant ces paroles, car la salive m’embarrasse les mots dans la colère, je regardais une fenêtre toute grande ouverte et, me trouvant seul avec M. Cœurdevache, l’envie me prenait aux ongles de le saisir par le drap de sa veste et de l’envoyer faire un voyage dans la basse-cour. Sans doute, le charcutier eut le pressentiment de mes intentions, car il recula de plusieurs semelles. Croyant qu’il allait appeler du secours dans la salle voisine, où ripaillait une bande nombreuse de charretiers, je lui appliquai une griffe sur l’épaule droite et le retins.

« – Je ne veux pas, lui dis-je, que tous ces gens, en train de vider bouteille, viennent ici m’appeler voleur, comme vous avez osé le faire vous-même. Gardez donc bouche close, si vous tenez à votre vie. Oh! moi, je ne suis pas méchant, pratiquant la règle de saint François. Pourtant, si on me tarabuste trop les esprits, gare l’averse!.. Je ne demande pas mieux que d’écouter vos explications, et, s’il y a erreur dans nos arrangements, d’en arriver à restituer le bien d’autrui. Mais vous conviendrez, monsieur Cœurdevache, que ce n’est pas dans une auberge, au milieu des allants et venants, que nous pouvons régler définitivement notre compte. Nous allons sortir du Cheval-Blanc bras dessus bras dessous semblablement à de vieux amis que nous sommes, et nous nous entendrons dehors pour le mieux. Surtout pas un mot de cette affaire à Alexandre Morel, quand je vas lui payer le souper de Baptiste et le mien.

« – Alors, vous allez venir à la maison? me demanda le charcutier, dont, moyennant ma main toujours appuyée sur lui, la voix devenait plus douce.

« – Chez vous, ailleurs, où vous voudrez, chez M. le juge de paix, si cela vous plaît.

«Une minute après, ayant baillé vingt sous à Alexandre Morel, détaché Baptiste du râtelier, avec M. Cœurdevache, dont j’avais rattrapé le bras vivement, nous enfilions la belle allée de platanes qui fait une si magnifique entrée à la petite ville de Saint-Pons.

« – Où allons-nous de ce pas? me demanda M. Cœurdevache, un peu épeuré.

« – Moi, je vais à mon ermitage de Saint-Michel, selon mon habitude, après mes quêtes, et vous, vous m’accompagnez un bout de chemin, pour causer des cent francs qu’on vous a volés… Voyons, il fait nuit noire, personne ne nous écoute, contez-moi ça.

« – La chose est bien simple, fit le charcutier; c’est pendant que je suis monté dans ma chambre, au premier étage, pour y chercher vos douze pièces d’argent, que le billet de banque de cent francs a disparu de mon tiroir.

« – En êtes-vous bien sûr?

« – J’avais compté.

« – Il fallait recompter, que diable!

« – J’ai recompté.

« – Vous referez vos calculs en rentrant chez vous.

« – Donc vous n’avez pas pris mon billet?

«Je ne lui répondis point, mais je le serrai davantage, sentant à quelques mouvements qu’il ramassait ses forces pour essayer de s’échapper.

«Nous marchâmes plus d’un quart d’heure sans débrider langue ni l’un ni l’autre. Moi, je riais dans ma peau de la bonne farce; lui, semblait au contraire consterné, se faisant traîner un peu à la queue de Baptiste, lequel, comme son maître, devait jubiler en son dedans à s’étouffer.

« – A la fin des fins, me laisserez vous tranquille? s’écria M. Cœurdevache.

« – Avec moi tout se paye, lui répondis-je. Pourquoi m’avez-vous appelé voleur…

« – Je ne marcherai plus!

«Il s’arrêta sur le coup. Je le regardai dans les prunelles.

« – Suivez bien mes raisonnements, monsieur Cœurdevache, lui dis-je. Si je vous ai emmené hors de la ville, ce n’est pas pour le plaisir de faire société avec vous. Je fréquente MM. les curés, quelquefois monseigneur l’évêque, j’ai mêmement parlé à notre saint père le Pape, chaque fois que je suis allé à Rome pour le voir. Vous comprenez alors en quel état je tiens les charcutiers, lesquels, à ne point mentir, s’entendent merveilleusement à saigner les cochons, à confectionner andouilles, saucisses et boudins, mais ne chantent jamais la messe, ne confessent jamais personne et demandent une chose tant seulement au ciel: que les tripes soient bien succulentes et bien grasses, les lards bien blancs et bien épais… Vous m’accusez de vous avoir volé cent francs, et vous ne vous feriez pas scrupule, si d’aventure je vous lâchais les quatre membres, de vous encourir vers Saint-Pons et de lancer sur ma piste toute la meute des gendarmes. Je n’aime point ce peuple boutonné et moustachu, et ne veux aucunement, encore que je sois innocent comme l’enfant à la mamelle, me laisser agripper par lui. Raison pourquoi je vous mène faire une promenade au clair de lune et vous conseille de marquer le pas tranquillement à mes côtés.

« – Alors vous m’enlevez?

«Le mot me fit rire: il était si drôle!

« – J’aimerais mieux enlever la belle madame Cœurdevache que vous, lui dis-je. Mais vous savez le proverbe: Faute de grives, on prend des merles…»

Barnabé se tut un moment. Son récit m’intéressait au delà de toute expression, et je ne pus me tenir de lui en demander la suite.

– Eh bien? insistai-je.

– Les hommes forts, ayant leurs bras, ne se méfient de rien ni de personne; il n’en va pas ainsi des hommes faibles, mon pétiot, me dit-il. Ceux-ci sont rusés et remplacent la force par la malice. Tu te souviens, je pense, de Venceslas Labinowski, et de son coup de savate, à Béziers? M. Cœurdevache, voyant miséricorde se perdre, s’était décidé à reprendre route avec moi. Il marchait même d’un bon pas. Seulement il arrivait de temps à autre que, sans motif visible, ses jambes se trouvaient embarrassées dans les miennes. Il était clair que le charcutier, comme y réussit plus tard Venceslas Labinowski, cherchait à me faire tomber pour prendre le large, tandis que je me ramasserais. Les loups, n’osant trop attaquer l’homme, qui les effraye avec sa haute taille, lui passent et repassent entre les deux mollets et travaillent par ce manége à le jeter à bas afin de le dévorer paisiblement après. Je savais ça, et, sans plus délibérer, saisissant M. Cœurdevache qui ne s’y attendait mie, je le plantai sur Baptiste à califourchon.

« – Vous m’avez plusieurs fois marché sur les orteils, lui dis-je, et cela m’a porté à l’estomac. Allons, tenez la bride; moi, je tiens la queue, et battons la route vivement. J’ai hâte de revoir mon ermitage de Saint-Michel.

« – Vous m’amenez chez vous?

« – Oh! que nenni!

« – Et quand me laisserez-vous retourner à Saint-Pons?

« – A l’aube. La nuit est si douce!

« – Et ma femme?

« – Oh! les femmes, il y a tant et plus qu’elles savent se passer de leurs maris.

« – La mienne m’aime, et je le lui rends.

« – Je le rendais aussi à ma défunte, et à d’autres dans l’occasion; mais elles, tout en me le rendant, étaient fort capables de s’en laisser conter par les vanniers de la rivière, quand ils étaient jeunes et vigoureux. Allez, monsieur Cœurdevache, en amitié, l’homme et la femme se valent bien.

« – Et mon petit garçon qui va sur ses sept ans, comme il doit sangloter à cette heure, ne me voyant plus revenir!

«Le charcutier, finissant ces mots, pleura. Moi, je demeurai étourdi, et je pensai à mon Félibien qui était si loin, à Moret, département du Jura. Tout d’un coup, Baptiste, à qui le chagrin du charcutier faisait mal, s’arrêta.

« – Monsieur Cœurdevache, dis-je, puisque vous avez, en votre maison, rue de Castres, un enfant qui vous espère dans l’inquiétude, la farce que je vous ai jouée est finie. Descendez et retournez chez vous. Jurez-moi tant seulement de ne souffler mot de ceci à personne qui vive, principalement à la gendarmerie.

« – Je vous le jure, Frère.

«Il sauta au milieu de la route. Je lui tins une minute les deux mains dans les miennes.

« – Je n’ai point touché à votre tiroir, lui dis-je. Peut-être, fouillant toutes mes poches, trouverais-je un billet de banque plié en quatre dans mon gilet. Mais ce n’est le vôtre aucunement, je vous le promets. Les billets se ressemblent tous. Adieu donc, et embrassez pour moi votre femme, sans oublier votre pétiot.

«Un instant après, il disparaissait à l’un des détours du chemin. Je traversai le gros bourg endormi de Riols… Voyez-vous, ce Simonnet Garidel qui se moque de ma chanson à présent qu’elle est faite!»

Il se remit debout, impatient et inquiet.

– Et les gendarmes de Saint-Pons? osai-je lui demander.

– L’homme est menteur et manque facilement à ses promesses, répondit Barnabé, attentif à tous les bruits de la nuit. Le charcutier, qui avait juré, me lâcha les gendarmes. C’est dans les environs du Mas-de-l’Église que je les aperçus dans la brume, au premier matin; mais ils n’eurent pas assez de nez, et je leur échappai à travers les broussailles.

– Ils ne vinrent pas jusqu’à Saint-Michel?

– Jamais… Pourtant, il me fallut avoir une explication avec le brigadier de gendarmerie de Bédarieux, qui, paraît-il, avait reçu des ordres contre moi.

– Et que lui dites-vous, à ce brigadier?

– Pardi! la vérité, la seule vérité. Je lui racontai que M. Cœurdevache, lequel, en sa ville natale, a la réputation de boire à l’égal d’une barrique sèche, était venu à ma rencontre à l’Auberge du Cheval-Blanc, et que là, l’un et l’autre, nous étant longuement aspergé la luette avec de l’eau bénite de cave, nous avions fini par nous prendre de bec, ainsi que cela arrive entre gens que le vin met en danse; puis, en compagnie de Baptiste, trop sage pour s’être laissé troubler la cervelle à l’abreuvoir, et qui conséquemment nous guidait en droiture vers Saint-Michel, nous avions batifolé toute la nuit à travers les chemins. Quant au billet de banque de cent francs et plus, c’était une lubie de M. Cœurdevache, dont la tête pour l’instant variait comme une pendule détraquée… Le brigadier pouffa de rire, m’appela, je crois, ivrogne, ce qui ne m’a pas dégoûté de vider mon verre, et je quittai la maison de la gendarmerie un peu plus content que je n’y étais entré. Diantre! c’est que la prison n’est pas bien loin de là… Enfin, ton oncle arrangea l’affaire…

Un chant alerte, sonore, vif comme l’ariette d’un rossignol, éclatant dans les châtaigneraies, coupa la parole à l’ermite.

– Braguibus! s’écria-t-il; j’entends le fifre de Braguibus!

Il me prit une main et m’entraîna.