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Barnabé

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Pour un jambon, Barnabé Lavérune perdit son âne et la vie

Barnabé n’était pas assis à table depuis cinq secondes qu’il reprenait sa gaieté bruyante. Tout avait changé brusquement en lui: son attitude presque terrible était redevenue abandonnée, libre jusqu’au sans-façon le plus indiscret, et sa voix impérieuse, sourde, contenue, éclatait de nouveau à faire trembler les vitres dans leurs châssis.

Tandis que Gathon Molinier, sans doute fort honorée de servir l’enfant de Rome et le Frère, se démenait, nous passant assiettes et couteaux, l’ermite promenait des regards joyeux, enivrés, de l’agneau rôti, douillettement couché sur un lit d’aulx au fond de sa jatte brune, au jambon colossal, qu’il avait déposé sur une chaise à côté de lui. En vérité, c’était un morceau superbe, pesant quarante livres au moins, et dont le lard épais, diamanté par le sel où la ménagère l’avait laissé tremper durant plusieurs mois, étincelait sous le carel comme l’eût fait un plein boisseau de pierreries.

Enfin la fournière s’assit. Pauvre femme! ses lèvres, son nez, sa joue gauche, étaient tuméfiés par la brûlure du crucifix. Pourtant elle nous sourit, à moi surtout qu’elle regarda avec une vénération qui me consternait.

– Voyez-vous, Gathon, lui dit le Frère, plantant sa fourchette dans l’agneau pour le découper, ne soyez pas en peine à cause de votre mari. Ce soir, vous avez fait trop de plaisir à Notre-Seigneur, en secourant ses pauvres, pour qu’à son tour Notre-Seigneur ne s’occupe pas de vous rendre heureuse. La diligence de La Caune ne vous a rien dit aujourd’hui; soyez tranquille, elle vous parlera demain…

– Ah! mon cher homme!.. Dieu vous entende, Frère!

– Il m’entend toujours, moi! et la preuve, c’est qu’il ne me refuse point un miracle dans l’occasion… Vous avez bien vu pour le jambon…

Vivement, et tout d’un élan, Gathon Molinier se mit debout.

– Qu’y a-t-il? demanda Barnabé, en train de remplir son assiette.

– Cette voix…

– Quelle voix?

– Je me suis trompée. Je croyais que Jacques arrivait.

– Ah! il est loin encore. Je vous ai dit que c’était pour demain… Soupons à présent.

Mais la fournière demeurait fixe, l’oreille aux écoutes. Tout à coup, au lointain, ce couplet d’une chanson cévenole éclata dans la nuit:

 
«Tonnelier malin,
Pour qu’en tes barriques
Les bonnes pratiques
Remisent leur vin,
Tonnelier malin,
Raccoutre-les bien.»
 

– C’est lui, Frère, c’est lui! s’écria Gathon, folle de joie.

Ayant ouvert la porte, elle dégringola le perron.

Barnabé, atteint par cette nouvelle, se dressa sur ses quilles à son tour. De ses dix doigts il agrippa le jambon.

– La besace, fillot! me dit-il.

Je la lui présentai. O désespoir! l’ouverture en était trop étroite. L’ermite essaya de ployer le manche du jambon. Vains efforts! le manche, venu d’une bête solide, résista. Que faire? Où cacher cette énorme aubaine?

Cependant, on entendait la voix de Jacques Molinier parlant à sa femme, et la voix des voisins souhaitant la bienvenue au voyageur. Barnabé suait à grosses gouttes, et moi, sous ma soutanelle et mon surplis, je sentais mes pauvres membres flageoler.

Enfin, la besace eut un gémissement, elle craquait sous l’effort. Qu’importe! le jambon allait disparaître. Malheureusement, à cette minute même, Jacques Molinier parut.

– Eh bien, Frère, que faites-vous là? demanda-t-il.

– Rien, rien, bredouilla Barnabé parachevant sa besogne.

– Il me semble pourtant…

– Oh! mon homme, interrompit Gathon, il vient d’y avoir un miracle dans notre maison… J’ai vu le bon Dieu, près de l’escalier de notre chambre, et, pour lui rendre grâces, j’ai donné au Frère de Saint-Michel un de nos jambons, le plus gros.

Molinier ne répondit pas à sa femme. Il alla vers l’ermite penché toujours sur le sac, et, le touchant légèrement à l’épaule:

– Je pense bien, l’ami, que vous allez laisser ce jambon, et cela sans vous faire prier.

Barnabé releva la tête d’un mouvement plein de lenteur. Il mesura du coin de l’œil son adversaire, lequel, à vrai dire, était encore jeune, – quarante-cinq ans peut-être, – vigoureux d’aspect, mais petit et «mal assis sur ses jarrets,» comme on dit des boiteux dans le pays. Son inspection achevée, il grommela:

– Molinier, je tiens cette aumône de votre femme et je ne la lâcherai point. Voilà.

– Frère, en passant devant la Chèvre-Double, j’ai vu du monde assemblé et je suis descendu de la voiture. Alors, j’ai appris de la bouche de Tabarié l’histoire de l’ermite de Cavimont… Est-ce que vous voulez devenir voleur, vous aussi, ermite de Saint-Michel?

Le jambon, pressé, moulu, trituré de toutes les façons, avait fini par entrer dans la besace, qu’il gonflait démesurément. Barnabé se passa le sac sur l’épaule; puis, sans autrement prendre souci des réclamations de Jacques Molinier, fit quelques pas pour sortir. Mais celui-ci s’élança, et, avant que le Frère pût s’échapper, referma violemment la porte de la maison. Il se planta vis-à-vis de l’ermite, la mine résolue, les poings serrés. Barnabé pâlit, ses sourcils hérissés se heurtèrent, sa barbe eut un frémissement, et tous les muscles de sa face horriblement tendus lui communiquèrent une expression de férocité qui me le rendit méconnaissable absolument.

– Laissez-moi passer! articula-t-il d’autorité.

– Mon jambon! riposta l’autre.

– Jacques! Jacques! intervint la fournière, tendant des mains suppliantes.

– Frère Barnabé! frère Barnabé! mâchonnai-je, pleurant.

Nos deux hommes se regardaient dans le blanc des yeux et ne bougeaient point. Tout à coup l’ermite, qui avait laissé couler la besace à ses pieds, leva la main droite. Cinq doigts noueux, résistants comme l’acier, s’abattirent sur le gilet de Molinier. L’étoffe, trop vivement ramassée, poussa un cri, et la poitrine du paysan, atteinte par les ongles du Frère, rougit la chemise de quelques taches de sang.

– Au secours! s’écria Gathon, ouvrant l’unique volet de la fenêtre, au secours!

Jacques Molinier, rendu furieux par une attaque aussi brusque que violente, avait accepté la bataille, et, de ses deux bras vigoureux, souples comme des branches de châtaignier sauvage, étreignait énergiquement son ennemi. Barnabé, dont ce gnome robuste collé à ses flancs, par la compression qu’il exerçait sur sa poitrine, embarrassait la respiration, sentit subitement le souffle lui manquer; une seconde encore, et toute sa machine, prise de paralysie, s’affaissait sur le carreau. Il eut un bondissement formidable pour se dégager. Mais il étouffait toujours, n’ayant pas réussi à décrocher les tenailles qui lui avaient harponné les deux poumons et, en se faufilant jusqu’au cou, menaçaient de l’étrangler. D’instinct, mû par un élan désespéré de la vie qui se révolte, il se laissa tomber sur les dalles, et, avec son adversaire, qui ne se déprenait en aucune façon de ses habits, de sa chair, roula du seuil de la porte, où avait commencé la lutte, jusqu’à la margelle granitique du four. C’était épouvantable et hideux.

– Au secours! glapissait Gathon, au secours!

Soudainement, j’ignore par quel prodige de force ou d’adresse, Barnabé se trouva libre. La figure ensanglantée, la bouche ouverte pour ressaisir l’air qui lui avait fait défaut, il était là debout, nous dévisageant d’un regard stupide et cruel.

– Mon homme, mon pauvre homme! gémit Gathon s’empressant vers son mari.

Jacques Molinier, étendu sur le pavé, ne bougeait pas; sa tête, qui dans la chute avait porté sur le cendrier du four, laissait échapper des flots de sang par une blessure béante. Sous la lueur blafarde du carel, e malin tonnelier paraissait livide. Était-il mort? Était-il évanoui?

Je m’assis, les jambes ne me soutenant plus.

Mais l’ermite ne paraissait avoir aucune envie de s’attarder dans la maison. Il rejeta son sac, toujours alourdi du jambon, sur son dos, me saisit au bras d’une main rude, et souleva le loquet de la porte.

En ce moment, des voix retentirent au dehors. Avant que nous eussions tiré la porte à nous, elle s’ouvrit toute grande sous l’impulsion de cinquante bras.

– Il a tué mon homme! il a tué mon homme! se lamentait Gathon, la face égarée.

Elle désignait l’ermite à la multitude qui entrait.

Barnabé, comme un taureau donnant des cornes, essaya de donner de la tête à travers la foule des voisins, cherchant à s’échapper. Mais il n’avait pas descendu trois marches du perron que, saisi par trente mains à la fois, harcelé de griffes de la tête aux pieds, après avoir laissé aller la besace de ses épaules, il dut se rendre à merci pour ne pas être écharpé.

– Une corde! cria quelqu’un.

L’ermite, harassé, haletant, la peau déchirée, l’habit en lambeaux, encore farouche mais écrasé par le sentiment de son impuissance, s’abandonna tout entier à la corde et ne proféra ni une plainte ni un mot.

– A présent, moi, je m’en vas quérir les gendarmes, dit tranquillement un autre voisin.

Cependant, on s’empressait autour de Jacques Molinier, qu’on avait relevé et assis sur une chaise. Moi, je promenais sur tout ce monde turbulent des regards où devaient se traduire mon hébétement ensemble avec mon désespoir. Allait-on me garrotter à mon tour? Effaré, je portai les mains à mon front, tâchant sans doute d’y retenir ma pensée qui fuyait, et dans une minute me livrerait sans défense à cette foule ameutée. Mon front était un bloc de glace. Tout d’un coup, je sentis mes yeux devenir froids aussi, et, je m’en souviens encore en frissonnant, j’eus l’impression bien nette, et d’autant plus terrible, de quelqu’un qui va mourir.

– Je n’ai rien fait! je n’ai rien fait! râlai-je du ton dont j’eusse rendu le dernier soupir.

 

Et je m’affaissai sur une marche du perron, non loin de Barnabé.

Quand je repris connaissance, l’ermite était debout; la longue corde qui l’étreignait avait été déliée; seulement je vis quelque chose briller autour de ses poignets: c’étaient les menottes. Quatre gendarmes, accourus en toute hâte, l’entouraient. Un de ces hommes se retourna vers moi.

– Allons, marche, vermine! me cria-t-il brusquement.

– Je n’ai rien fait!.. je n’ai rien fait!..

Les sanglots étouffèrent ma voix.

La multitude avait grossi, et nous dûmes traverser ces masses mouvantes, éclairées par les lueurs indécises de cent lanternes, au milieu des apostrophes, des rires, des vociférations et des hurlements.

– Bonne nuit, Frère! nous cria Antonin Tabarié, comme nous défilions devant la Chèvre-Double.

Enfin, nous touchâmes le sommet de notre calvaire, le seuil de la prison de Saint-Gervais! Nous étions chez nous.

L’escalier se perdait dans une tour humide et noire. Nous atteignîmes bientôt un palier assez spacieux. Un homme était là, la tige d’un carel accrochée au bout des doigts.

– C’est donc le jour des Frères aujourd’hui? dit ce personnage sinistre.

Les gendarmes éclatèrent de rire.

– Il paraît bien! répondit l’un d’eux.

– Il y avait longtemps que nous guettions Barnabé, ajouta un autre.

– Il porte plus d’un gros péché sur la conscience, continua un troisième.

– Sans parler de M. Cœurdevache, de Saint-Pons, conclut le quatrième gendarme.

Une lourde porte, ferrée de gros clous faisant saillie sur le bois, fut ouverte. On nous poussa; puis la porte, retirée vivement, se referma.

Nous restâmes debout dans les ténèbres, consternés, écrasés, anéantis. Après avoir pleuré, sangloté, je poussai des cris. Je n’étais pas maître de ne pas crier. Soudain, une main me frôla. C’était évidemment la main de Barnabé. J’eus un frisson d’horreur.

– Voulez-vous me laisser! lui dis-je, reculant.

– Pauvre mignon! articula une voix attendrie.

Et la main, qui avait tenté de me saisir, me caressa.

En un trou de la muraille, un lampion brûlait dans un verre huileux. Un à un les objets, indistincts à mon entrée dans la prison, émergeaient peu à peu de l’obscurité: une cruche, de la paille, une escabelle de bois…

J’ouvris plus grands mes yeux obscurcis par les larmes, et, devant moi, la mine inquiète, apitoyée, se dressa Venceslas Labinowski. Il m’embrassa. Dans mon affreuse détresse, je me laissai faire, je m’en souviens, avec une sorte de plaisir.

– Comment, misérable, s’écria l’ancien Frère de Cavimont, s’adressant à l’ermite de Saint-Michel toujours silencieux, immobile, pétrifié, comment, vous avez osé mêler le neveu de M. le curé des Aires à vos aventures! Vous ne savez donc pas que cette peur est capable de le tuer! Pour une femme, j’ai volé les vases sacrés de mon ermitage et les ai vendus à des juifs; mais jamais il ne me fût venu l’idée d’assassiner un enfant, et vous assassinez celui-ci, bête brute que vous êtes!..

Venceslas ne put se tenir de m’embrasser de nouveau.

– Ne pleure pas, mon cher mignon: tu ne passeras pas de longues heures en prison, va. Demain matin, le brigadier de gendarmerie viendra, il est l’ami de M. le curé de Saint-Gervais, il connaît même ton oncle, je crois, et, sois tranquille, tu sortiras d’ici et retourneras aux Aires…

Il arrêta sur Barnabé des regards chargés d’une colère terrible.

– Voyons, vous qui ne cessiez de m’injurier ce matin dans la rue, allez-vous me dire ce que vous avez fait, pour que je sache jusqu’à quel point vous avez exposé ce pauvre petit.

L’ermite de Saint-Michel, fiché dans les dalles comme un pieu, ne bougeait ni pieds ni langue. Labinowski, incapable de se contenir, l’agrippa aux épaules et le secoua à le renverser.

– Je suis perdu, frère Venceslas, bredouilla-t-il.

– Je l’espère bien!

– Oh! Frère, mon brave frère Venceslas!..

Il pleura abondamment.

– Est-il lâche, cet animal! s’écria Venceslas exaspéré… Je vous demande ce que vous avez fait?

– J’ai tué Jacques Molinier.

– Vous… avez… tué?..

– Quand je pense que c’est pour un jambon…

– Et le neveu de M. le curé était là?

– Oui.

– Mais il n’a pas trempé dans cette horreur, je suppose?

– Oh! non.

– Cher enfant! murmura Labinowski avec un soupir de soulagement.

Il se tourna vers moi et me sourit.

– Alors, Jacques Molinier est mort? s’informa-t-il.

– Je le crains. Il s’est fendu la tête en tombant.

– Eh bien! voilà le plus joli coup de votre vie, et si votre affaire avec M. Cœurdevache était embrouillée, celle-ci est claire comme le jour…

– Quoi? demanda stupidement Barnabé.

– Parbleu! en vous voyant entrer ici, j’ai bien compris que nous voyagerions ensemble jusqu’à Brest ou à Toulon. Mais puisque vous poussez les choses, vous, jusqu’à ce que mort s’ensuive, je vois que nous n’irons ensemble que jusqu’à Montpellier.

– Vous me laisserez?

– Certes!

– Où donc, frère Venceslas?

– Ecoutez, imbécile. De Saint-Gervais, on nous mènera ensemble et en voiture, s’il vous plaît, jusqu’au Palais-de-Justice, à Montpellier. Là on nous jugera, et, après le jugement, tandis que moi, je prendrai la route du bagne, vous, toujours en voiture, vous irez sur l’Esplanade, où un monsieur bien habillé vous dira deux mots à l’oreille.

– Pourquoi faire? balbutia l’ermite, hébété.

– Pour vous couper le cou, scélérat!

Barnabé, qu’une tension nerveuse extrême, une sorte de tétanos momentané, avait maintenu debout, raide, inflexible comme une barre de fer, sentit fléchir ses genoux. Pour ne pas tomber, il s’appuya sur le bras de Venceslas. Celui-ci le conduisit vers une botte de paille étalée en un coin, et, sans le soutenir autrement, ainsi qu’une masse, le laissa s’affaisser sur le carreau. Le Polonais éprouvait je ne sais quel amer et profond dégoût.

Cependant, Barnabé, dont une catastrophe aussi subite qu’inattendue avait pour ainsi dire paralysé le cerveau, sentit la lumière de la pensée s’y infiltrer peu à peu; sa langue incontinent se délia.

– Que deviendra Félibien? marmotta-t-il, que deviendra mon Félibien?.. Moi qui ne travaillais que pour lui!.. Sachant trouver de l’ouvrage, je lui aurais gagné, à force de peine un magasin aussi beau que celui de M. Briguemal, à Béziers… Maintenant tout est fini: je suis pris, et, puisque j’ai tué Jacques Molinier, il faudra bien que la justice me tue. Chacun son tour, l’honnête homme comme celui qui ne l’est pas!.. Ah! mon Dieu! moi qui suis si méritant aux yeux de toute la contrée, pour la bagatelle d’un jambon!.. Aussi pourquoi Molinier est-il retourné de Mèze, près de la mer! D’abord, je suis vif de mon naturel… J’ai poussé mon ennemi, et le malheur est arrivé tout seul… Etre en prison, moi, Barnabé Lavérune, ermite de Saint-Michel, qui suis allé une fois à Saint-Jacques de Compostelle et deux fois à Rome pour voir le saint-père et lui faire mes compliments!..

– Tiens, j’y suis bien, en prison, moi, Venceslas Labinowski, ermite de Notre-Dame de Cavimont…

– Vous, c’est différent…

– C’est cela, moi, je suis un brigand de la Calabre, comme vous dites; mais vous, vous êtes un petit Saint-Jean qu’il faudra placer dans une niche… Nous verrons devant la cour d’assises…

– La cour d’assises?

– Nous verrons, devant la cour d’assises, lequel de nous deux il conviendra de canoniser… Le brigadier de gendarmerie, durant la visite qu’il m’a faite cette après-midi, m’a longuement entretenu de vos fredaines; il les connaît toutes.

– Toutes? gémit Barnabé, courbant le front.

– Du reste, qu’a-t-on besoin de revenir sur tous les tours que vous avez joués pour vous condamner, l’assassinat de Jacques Molinier suffira bien.

– Il suffira?

– Et vous irez embrasser M. le bourreau.

– M. le bourreau? répéta le Frère, dont une terreur écrasante bouleversait de nouveau les idées.

– Oui, M. le bourreau, répéta énergiquement Venceslas Labinowski.

Barnabé, terrassé par ce coup de massue, s’étendit de tout son long, les quatre membres inertes, les yeux morts, vitreux, la bouche contractée par un intraduisible désespoir. Il se retourna brusquement, enfouit son visage dans la paille profonde et recommença ses sanglots, pareils à des hurlements.

Ce campagnard effronté, volontaire, cynique, violent jusqu’à la férocité, était vaincu. La structure puissante de sa machine, bâtie à chaux et à sable, arc-boutée des muscles d’un centaure, avait fait jusqu’ici toute l’audace de l’ermite, et, cette audace mise à néant par une défaite imprévue, il ne lui restait plus aucun ressort. Les sentiments qui, même quand le monde entier l’écrase, restent l’honneur de la nature humaine, en affirmant chez elle la prédominance d’un principe indestructible, divin: la fierté, le courage, cette noblesse de l’attitude, preuve manifeste qu’il ne dépend pas des hasards de la vie de nous abaisser jusqu’au niveau de la brute, étaient inconnus de Barnabé. Venceslas Labinowski, malgré les crimes qui le chargeaient, soit par quelque finesse de son organisme, soit par quelque culture dont autrefois dans son pays il avait enrichi son esprit, percevait la pleine sensation de sa dignité. Mais le Frère de Saint-Michel était le paysan grossier, avide seulement d’argent et de mangeaille, sourd aux voix élevées de l’âme, courageux tant qu’il avait été le plus fort, amoindri, déprimé, bas, abject, dès qu’une force supérieure, le saisissant au collet, lui faisait ployer les genoux.

– Pétiot, mon pétiot, barbouilla-t-il, m’appelant.

Je m’approchai.

– Il ne m’arrivera rien de bon, mon pétiot, je le crains. Mais tu sauveras mon trésor de Saint-Michel pour Félibien, n’est-il pas vrai?.. Oh! je demande bien pardon à ton oncle, à Marianne pareillement… Va, je ne t’aurais pas amené avec ta soutane et ton surplis, si j’avais su… Tu recommanderas à ton oncle de lever le troisième pavé de la sixième rangée, dans ma chambre de Saint-Michel… Mon ermitage si joli, il faut le quitter, je ne le verrai plus!.. Et Baptiste? Je pense qu’on le nourrit bien à la Gendarmerie… Sous ce troisième pavé, M. le curé découvrira ma cachette, puis tout au fond, en un recoin, sous un tas de feuilles sèches, un long bas plein comme un œuf. Il y a sept mille neuf cent nonante-trois francs huit sous. Quelle fortune, Jésus-Seigneur!.. C’est comme ça…

Il s’interrompit, se redressa sur son séant, puis se fouilla. Un éclair fugitif de vie illumina ses yeux éteints, quand le bout de ses doigts toucha le fond de son gousset. J’ouïs un léger bruit de monnaie.

– Tiens, mon fillot, reprit-il me tendant quelques menues pièces blanches, voici six francs douze sous, tout ce qui me reste de mes quêtes et de mes ventes. Justement ça complète les huit mille francs de Félibien… Tu donneras cette somme à ton oncle, et tu lui diras que, pour tout le bien que je t’ai fait pendant qu’il buvait les eaux de M. Anselme Benoît, je ne lui réclame qu’une grâce: c’est de veiller à ce que mon Félibien ait tout mon magot, à ce qu’il n’en revienne pas un denier à la justice. Je pense bien qu’ayant pris l’homme, elle n’a pas besoin de lui voler le sac de ses économies, la justice!.. Pour mes malheurs d’aujourd’hui, tu n’en parleras ni aux Combal, ni aux Garidel, ni à Braguibus, ni à Baptiste…

Sans mot dire, je reçus l’argent de Barnabé.

– Alors, vous ne gardez pas un sou? lui demanda Venceslas.

– A quelles fins, mon Dieu?

– Pour vous procurer des douceurs dans les prisons de Montpellier, avant le jugement… Moi, je conserve en poche soixante francs.

– Le magot de frère Pastourel, de Saint-Sauveur, sans doute?

– La fin du magot, hélas!.. Une chose me console, c’est que j’ai pu laisser une avance à Catherine… Qui sait si je ne parviendrai pas, un jour, à la rejoindre!.. Enfin… Pourvu qu’on ne me fouille pas, du reste!..

Il s’arrêta, puis se passa la main sur le front comme pour chasser des pensées pénibles.

– Barnabé, reprit-il, gardez quelques sous, je vous le conseille.

– Je n’ai besoin de rien, répondit l’ermite d’une voix accablée.

– Dans ce cas, attendez-vous à tirer plus d’une fois la langue de faim, surtout de soif.

– Et si je n’y allais pas, dans vos prisons de Montpellier! s’écria le Frère, se plantant debout et gesticulant avec fureur.

– Comment ferez-vous pour ne pas y aller?

– Et si je leur glissais dans les doigts, à ces gendarmes du gouvernement! vociféra-t-il.

Venceslas lui cingla la face d’un rire ironique, cruel, impitoyable, haussa dédaigneusement les épaules, et, se retournant vers moi:

– Mignon, me dit-il de sa voix si affectueuse de la Grappe-d’Or, avec de la paille je vais t’arranger un petit lit près de moi. Tu dormiras, et cette affreuse nuit passera plus vite… Demain matin viendra le brigadier de gendarmerie. C’est un brave homme, malgré son métier. Je te le promets, il te conduira lui-même chez M. le curé de Saint-Gervais, qui prendra soin de toi…

 

En me consolant ainsi, Venceslas, qui avait enlevé plusieurs brassées de paille, m’accommodait une couchette le long du mur. Il me saisit une main.

– Dieu! s’écria-t-il, quelle fièvre!

Il m’embrassa sur le front, et, me sentant mourir, après m’être suspendu au cou de Venceslas, qui, j’ai quelque honte à l’avouer, était redevenu mon Venceslas de Bédarieux, je me couchai sans dépouiller ni ma calotte, ni ma soutanelle, ni mon surplis.

J’ignore combien de temps je demeurai encore les yeux ouverts, regardant la lune, dont les rayons venaient de frapper les barreaux d’une haute fenêtre percée juste en face de moi. J’aurais pu compter des milliers d’étoiles tremblotant dans un ciel tranquille. Etaient-elles heureuses, ces étoiles, libres là-haut dans l’espace infini! Venceslas s’arrangea une place à mes pieds et s’y étendit, m’ayant souri une dernière fois.

J’éprouvais de temps à autre comme des suffocations, des envies irrésistibles de pleurer. Ces convulsions de la peur et du désespoir, malgré que j’en eusse, me tenaient éveillé. Pourtant, il était des minutes où je me sentais rassuré, où je parvenais à fixer ma pensée haletante sur le bonheur qui m’attendait, le lendemain matin, quand le brigadier de gendarmerie, convaincu de mon innocence, me remettrait aux mains de M. le curé de Saint-Gervais. De quel élan je volerais vers les Aires, vers Lunel, si Marianne n’était pas de retour d’Eric!

Un moment, je me trouvai amené, par mon extrême fatigue, à cet état indécis où l’intelligence se noie, où l’âme et le corps, de conserve, vont s’abîmer dans le sommeil…

– Et Baptiste? et Baptiste? cria-t-on près de moi.

J’eus un redressement galvanique.

Qui donc avait parlé?

C’était Barnabé. Il allait à travers la prison, tenant dans ses mains la corde blanche, à nœuds solides, qui lui ceignait les reins, et dont les bouts flottants se confondaient avec son chapelet. Evidemment le Frère détachait son vêtement et, comme moi, se disposait à se coucher.

Venceslas ronflait bruyamment. Je me renversai sur la paille et m’endormis les poings fermés.

Après plusieurs heures d’un repos inquiet, agité, fiévreux, quelque chose m’effleura le visage. Peut-être une nouvelle caresse de Venceslas Labinowski. Non, l’aile d’une hirondelle qui m’avait frôlé légèrement. J’en vis une, deux, trois, dix, volant à travers la prison, comme des fleurs blanches et noires entraînées dans un tourbillon. Les premières clartés de l’aube blanchissant les murailles, je pus distinguer, bâti au-dessus de ma tête, contre une poutrelle vermoulue, un nid d’où sortait une queue fourchue.

Mes yeux, en quête à travers l’espace, s’arrêtèrent à la grande fenêtre sans vitres, obstruée de tiges de fer entre-croisées. Quelle était cette forme longue accrochée aux barreaux? Oh! c’était Barnabé! Éveillé avant moi, il se hissait sur la pointe des orteils pour respirer l’air frais du matin et jouir du spectacle de la rue. Il n’avait pas son chapeau sur la tête, et le vent, d’ordinaire assez vif aux pays de montagnes, soulevait ses cheveux gris, en éparpillait les mêches pointues de toutes parts.

Quelle immobilité! Peut-être le Frère suivait-il de l’œil les gendarmes, qui se dirigeaient vers le clocher et tout à l’heure allaient entrer ici. Soudain il me parut, le jour grandissant toujours davantage, que les pieds de l’ermite ne touchaient pas le sol.

Je me mis debout…

Je m’approchai pour voir… Horreur!.. Il s’échappa de ma poitrine un cri terrible; puis je reculai d’épouvante, appelant:

– Venceslas! Venceslas!

– Eh bien? demanda celui-ci, réveillé en sursaut.

Je bondis à la porte de la prison, et, frappant avec fureur, je criai désespérément, comme chez Gathon Molinier:

– Au secours! au secours!

L’homme qui, la veille, tenait la lampe de cuivre devant les gendarmes, ouvrit un petit judas.

– Qu’est-ce que vous voulez, vous autres? demanda-t-il.

– Le frère Barnabé s’est pendu, lui répondit Labinowski froidement. Vite, portez un couteau pour couper la corde.

Le geôlier, lequel était en même temps sonneur et sacristain de la paroisse, occupait un logement sur le palier de la prison. Il entra chez lui et reparut tout de suite, un énorme couteau de cuisine à la main.

Quand le bonhomme, ayant fait sauter les verrous, entra, suivi de sa femme à moitié vêtue, il était pâle comme un linge. Songez donc, pareille catastrophe ne s’était évidemment jamais produite à Saint-Gervais.

– Que faut-il faire? que faut-il faire? répétait-il, la tête perdue.

– Passez-moi le couteau, lui dit Venceslas avec un calme admirable, et courez au galop prévenir le brigadier de gendarmerie. Moi, je me charge de décrocher mon confrère et de lui donner les premiers soins.

L’honnête geôlier partit comme une flèche.

Quand le bruit de ses pas eut cessé de retentir sur les marches de pierre de taille, l’ancien ermite de Cavimont, d’une voix câline, insinuante, émue, dit à la femme du sonneur:

– Brave personne, dépêchez-vous d’aller, rue de l’Espinouse, chez le médecin, car, pour sauver le pendu, il faut le saigner tout de suite, et ce n’est pas mon métier.

A peine la naïve geôlière, en imbibant son mouchoir de ses larmes, se fut-elle éloignée à son tour, que Venceslas Labinowski, rayonnant, me prit dans ses bras, m’embrassa et disparut…

Que fis-je dans la prison de Saint-Gervais, durant les éternelles minutes que j’y passai tout seul avec Barnabé, dont la face violacée, hideuse, où se lisaient les convulsions d’une horrible agonie, m’avait rempli d’un effroi à me rendre fou? Je ne saurais le dire. Je ne me souviens ni de l’arrivée des gendarmes, ni des reproches qu’ils adressèrent sans doute au geôlier, coupable d’avoir laissé s’évader Venceslas, ni des efforts qu’on dut tenter pour rappeler à la vie l’ermite de Saint-Michel. Vraisemblablement la méningite qui, dans quelques instants, allait bouleverser ma pauvre tête et me retenir plusieurs semaines dans un lit au presbytère de Saint-Gervais, m’envahissait déjà le cerveau et ne me permettait aucune perception bien distincte.

On m’a raconté depuis que, dans mon trajet du clocher à la cure de Saint-Gervais, je balbutiais à chaque pas:

– Je veux retourner chez mon oncle… Je veux retourner chez mon oncle… J’ai peur de Barnabé… J’ai peur…

FIN DU LIVRE TROISIÈME