Kostenlos

Barnabé

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

IX

Gathon Molinier a dressé la table, tout est prêt, mais Jacques n’arrive pas

Le pont de la Mare est à dos d’âne, pavé de cailloux ronds recueillis aux bords de la rivière. A ce monument fort raide, le seul qu’on puisse admirer à Saint-Gervais, s’appuie l’Auberge de la Chèvre-Double. C’est une vaste masure, plus large que haute, et dont les murailles, envisageant le nord, baignent pittoresquement dans l’eau. La façade, embellie de deux rangées de fenêtres, donne sur la rue de l’Espinouse, la rue la plus spacieuse de l’endroit.

Un peu au-dessus de la porte d’entrée, dans un carré blanchi à la chaux, un artiste ambulant, lequel sans doute, en Normandie, avait peint des veaux à deux têtes, a badigeonné je ne sais quel monstre avec un double chef. Rien de plus grotesque que cette peinture rudimentaire, véritable image d’Epinal colossale, où tout manque, même cette fleur de naïveté que l’inexpérience de la main et l’ignorance de l’esprit communiquent à tant d’ouvrages imparfaits. Quant à la couleur, un rouge d’ocre s’épand depuis les deux têtes mal attachées jusqu’aux huit pattes pendantes, dont deux seulement touchent le sol. On aperçoit une colonne vertébrale unique, monstrueuse, hérissée de poils rudes, d’où partent tous ces membres épars. C’est bête tout ensemble et hideux.

Une légende flamboyante, en lettres capitales illustrées d’agréments bizarres, encadre l’animal-phénomène. On lit:

A LA CHÈVRE-DOUBLE
ANTONIN TABARIÉ, Aubergiste,
LOGE A PIED ET A CHEVAL

Des bornes de granit, extraites des carrières du mont Caroux, protégent les murs antiques de la Chèvre-Double contre les roues des charrettes et des tilburys. A ces bornes, on scella des anneaux de fer destinés à retenir les bêtes des gens qui ripaillent chez Antonin Tabarié.

L’ermite attacha Baptiste, retira sa besace des paniers, et nous franchîmes le seuil de l’hôtellerie.

Les tables regorgeaient de victuailles. Pas une escabelle de bois qui n’eût son homme assis et bâfrant. A travers la vaste salle à manger, sur les pas des servantes empressées, des chiens-loups à colliers garnis de pointes redoutables se traînaient avec des grondements étouffés. D’où venaient ces gens et ces bêtes?

Le milieu d’avril est le moment où émigrent, de la plaine, desséchée déjà, vers les hauteurs herbues, les grands troupeaux de moutons. Saint-Gervais, situé à l’orée immédiate de la montagne, se présente comme la dernière station des pâtres; c’est là que bon nombre d’entre eux boivent leur dernière pinte de vin et finissent par se coiffer plantureusement de leur verre, comme on dit au pays cévenol. Demain, sur les pics escarpés, dans les solitudes près des nuages, à travers les landes perdues, recommenceront la responsabilité, les sueurs, la peine; demain, les luttes acharnées avec les loups dévorants, les sangliers au boutoir terrible; aujourd’hui, à Saint-Gervais, la dernière gaieté, la dernière liesse, le dernier oubli, la dernière bénédiction du bon Dieu!

– Bon appétit, les amis, bon appétit! s’écria l’ermite.

Trois ou quatre visages se retournèrent vers nous.

– Ah! voilà le frère Barnabé! répondit-on… Bonjour, Frère.

Au bout de la table, quelqu’un se leva. C’était un grand jeune homme à l’air fin, distingué. Comme aux autres bergers cévenols, les cheveux coupés ras sur la nuque, conservés très-longs au-dessus des oreilles, lui descendaient en tire-bouchons le longs des tempes, mais ses traits avaient une fraîcheur et je ne sais quelle noblesse native qui dénonçaient une condition supérieure. Du reste, sa grisaoudo, sorte de dalmatique en grosse toile de genêt que les pâtres des hauts herbages passent sur leurs vêtements, paraissait d’une étoffe moins commune, et aux courtes manches flottantes brillaient deux bouffettes de ruban de fil bleu.

L’ermite considéra cet inconnu avec respect, puis, s’adressant à lui d’un ton d’humilité obséquieuse que je ne lui connaissais pas:

– Maître, lui dit-il, que saint François accorde de l’eau à vos prairies, de la graisse à vos moutons, du lait à vos chèvres, et à vous la fortune avec la santé! Moi, en effet, je suis Barnabé Lavérune, le pieux Barnabé Lavérune, ermite de Saint-Michel des Aires, et j’implore votre assistance pour l’amour de Dieu. Il existait un brigand parmi les Frères libres de Saint-François, un Polonais de l’enfer, Venceslas Labinowski; mais je ne lui ressemble point… Donnez-moi une petite pièce blanche, un sou si vous ne pouvez une pièce, deux liards si vous ne pouvez un sou. J’ai besoin de grandes ressources pour ma chapelle, ainsi que pour cet enfant que vous voyez avec moi…

Je sentis tout mon jeune sang me monter à la face et me la brûler; mais je n’osai interrompre le Frère, dont la main droite appuyée sur l’une de mes épaules me meurtrissait l’omoplate par un attouchement significatif.

– Alors, vous ne voulez pas déjeuner en notre compagnie? lui demanda le berger à la grisaoudo élégante et enrubannée.

– Mon estomac est coutumier du jeûne, mes amis, répondit-il d’une voix dolente… J’aimerais mieux recevoir quelque monnaie pour l’entretien de ma chapelle, que de boire et de manger. Il faut faire pénitence.

En articulant ces derniers mots, il tendit sa main ouverte vers le maître-herbager.

– C’est vous, le plus riche, que Dieu a choisi pour donner aujourd’hui l’exemple aux autres, lui dit-il.

Le jeune homme, s’étant rassis, tira de la poche de son pantalon un boursicaut en cuir, en délia les cordons aux nœuds compliqués, y coula deux doigts et amena une pièce luisante.

– Tenez, Frère, voici quarante sous! dit-il.

Barnabé rougit de plaisir: il ne s’attendait pas à si grosse aubaine. Il saisit la lourde croix de laiton qui lui ballait sur la poitrine, fit sauter par-dessus sa tête la chaîne qui la retenait, et présenta le crucifix au jeune homme, qui le baisa dévotement. Cette cérémonie achevée, il promena son chapeau à larges bords le long des tables, recevant les maigres offrandes des bergers. Plus d’un ne donna rien.

– Pour ma chapelle de Saint-Michel! pour ma chapelle de Saint-Michel! répétait-il d’un ton pitoyable.

Il recueillit la monnaie, puis s’inclinant:

– Que le bon Dieu vous le rende! articula-t-il, l’œil humide de gratitude.

Au fond de la salle à manger toute bruissante de propos ronds et salés, saturée de l’odeur des viandes et du vin, une porte vitrée était entr’ouverte; Barnabé la poussa, et nous nous glissâmes dans la cuisine de la Chèvre-Double.

– Eh bien! Tabarié, le commerce va donc toujours de mieux en mieux? s’écria le Frère joyeusement.

Sa voix venait de retrouver la note gouailleuse qui en était l’accent particulier.

– Mon commerce au moins est honnête, répondit un gros homme, lequel, armé d’un long flamboir rougi au feu, laissait tomber des gouttes de graisse enflammée sur un énorme gigot tournant à la broche devant un brasier.

– Voyons, camarade, est-ce que vous avez vu le loup aujourd’hui? Vous voilà hérissé comme un pelon de châtaignier.

– Non pas le loup, mais le frère Venceslas Labinowski.

– Ah! le gueux!.. Mais il y a Frère et Frère, l’ami…

– Venceslas me doit neuf francs depuis un an: trois francs d’argent prêté et six francs pour quatre repas faits dans mon auberge.

– Pourquoi ne pas écrire sur votre enseigne: «Crédit est mort?» Alexandre Morel, l’aubergiste du Cheval-Blanc, à Saint-Pons, n’a pas été si simple que vous.

– J’avais confiance, pleurnicha Antonin Tabarié… Un Frère, il me semblait…

– Un Frère… un Frère… Il ne faut pas trop s’y fier… Ah! si c’était un Frère comme Adon Laborie, de Notre-Dame de Nize, ou comme moi!.. Vous ai-je jamais fait perdre un liard, Tabarié? J’aimerais mieux que le soleil me tombât dessus et me roussît jusqu’au dernier poil que de retenir un sou à mon prochain… D’abord, les Lavérune, de père en fils, ont marché toujours la conscience droite et le front découvert… Ce scélérat de Venceslas!.. Que voulez-vous? il n’est pas le premier homme que les femmes mènent à mal… Enfin, il vient avec la justice de trouver chaussure à son pied…

En débitant ces phrases, entrecoupées de silences, Barnabé suivait attentivement les diverses opérations de Tabarié. Celui-ci, ayant flambé le mouton, l’ayant saupoudré de sel gris, venait de l’étendre sur un lit de haricots, au fond d’une immense jatte de faïence; il le livra, ruisselant de jus, la peau jaunie et boursoufflée, à une servante, qui l’emporta.

– Quelle pièce! fit l’ermite, ne sachant retenir un geste d’enthousiasme, quelle pièce!

– Il sera tendre.

Tout d’un coup, Barnabé retira la besace de sur son épaule et la déposa aux pieds d’Antonin Tabarié.

– Vous avez donc quelque chose à me vendre? lui demanda l’hôtelier, familiarisé avec les façons de l’ermite.

– Deux bestioles, si vous êtes raisonnable.

– Voyons.

– Sont-elles grasses! s’écria Barnabé, soufflant sur les pintades pour en montrer la peau à travers les plumes… Ça pèse comme plomb… Ah! le grain ne leur manqua jamais en ma basse-cour de Saint-Michel… Moi, je ne ressemble pas à ce brigand de Venceslas: c’est toujours pour vous faire gagner de l’argent que je viens vous voir.

– Combien?

– Tabarié, vous êtes un brave homme, plus humain qu’Alexandre Morel, de Saint-Pons, qui non-seulement ne veut pas reconnaître les Frères libres de Saint-François, quand ils frappent à sa porte le gousset vide, mais qui ne reconnaîtrait pas Notre-Seigneur en personne avec sa croix… Tenez! si au petit prix que je vous demanderai, vous voulez ajouter une tranche de votre gigot et un verre de vin pour nous remonter les forces, à cet enfant et à moi, nous tomberons d’accord tout de suite.

– Combien? répéta laconiquement l’aubergiste.

 

– Avec la tranche et la bouteille?

– Oui.

– Trente sous.

– Trop cher. Je n’en veux pas.

– Alors, il faudrait vous les donner pour une miette de votre mouton! Vous croyez donc que ces bêtes m’embarrassent? Pensez-vous, par hasard, que je les ai volées? Oh! oh! tous les Frères ne sont pas de la Pologne… Moi, d’abord, je suis né aux Aires… Vingt-cinq sous, si cela vous plaît?

– Vingt.

Barnabé ramassa la besace et fit mine de reprendre les pintades, demeurées aux mains de Tabarié.

– C’est le dernier mot? interrogea-t-il.

– Le dernier.

– Eh bien!.. gardez ma volaille. Apprenez pourtant qu’on est plus avare à la Chèvre-Double, de Saint-Gervais, qu’au Cheval-Blanc, de Saint-Pons.

Je ne fis pas grand honneur au gigot; mais Barnabé, en un tour de mâchoire, engloutit tout le festin. Il convient de le déclarer à sa décharge, pris sur le pouce en un coin de la cuisine, ce repas ne fut ni copieux en viande ni suffisamment approvisionné en vin.

Le prix des pintades empoché, l’ermite appliqua une grosse tape familière sur le ventre rebondi d’Antonin Tabarié.

– A propos, savez-vous si Jacques Molinier est revenu de Mèze, près de la mer? demanda-t-il d’un air distrait à l’aubergiste.

– Pas encore; Gathon l’attend, je crois.

Le hameau de Rongas, à quatre kilomètres environ de Saint-Gervais, est célèbre par ses fromages de chèvre. Nous y quêtâmes jusqu’au soir. Le Frère fit baiser plus de cent fois sa croix de laiton à de pauvres paysannes, tout heureuses de se dépouiller pour «l’homme de Dieu.» Barnabé, du reste, avait une attitude d’une majesté superbe, et son éloquence, fertile en paraboles, qu’il n’empruntait pas toujours à l’Évangile, était irrésistible.

– Ce n’est pas à moi que vous donnez, répétait-il, c’est au bon Dieu.

A la nuit, nous redescendîmes vers la rivière, regagnant Saint-Gervais à petits pas.

Comme nous touchions aux bords de la Mare, peu profonde en cet endroit, et nous nous disposions à la franchir, l’ermite, lui saisissant la queue, arrêta l’âne. Vivement il tira d’un des paniers le paquet qui contenait mes habits de chœur; puis, me regardant avec des yeux qui m’effrayèrent:

– Mets ta soutane, pétiot, me dit-il.

– Nous allons donc à l’église? balbutiai-je.

– Nous allons chez Gathon Molinier, la fournière… Hardi!

Et il me passa la soutanelle rouge, la tirant à la déchirer.

– Je n’ai pas besoin de m’habiller en cardinal pour…

Le souffle manquant à ma poitrine, je ne pus achever.

– Il ne me reste plus miette de jambon à Saint-Michel, reprit Barnabé, disposant de mes bras, de tout mon corps absolument inertes pour me revêtir du surplis; mais Gathon Molinier en possède plusieurs tout entiers, et elle me fera présent de la meilleure pièce, j’en suis sûr, si tu veux m’aider dans ma quête aujourd’hui. Je lui dirai comme ça que je suis arrivé de Rome… que tu connais notre saint-père le pape… que tu es le neveu d’un archevêque italien… Laisse-moi faire… Une fois le jambon dans ma besace, je te déshabille de tes ornements, je te plante sur Baptiste, et nous filons vers Saint-Michel droit et vite pareillement à des martinets regagnant leur nid.

Avec ces derniers mots, il m’enleva ma casquette de drap bleue à visière vernie pour me coiffer de la calotte rouge.

– Eh bien, non! m’écriai-je, ne sachant résister à la révolte de tout mon être, je n’irai pas chez Gathon Molinier, je n’irai pas!

Et je me cramponnai des deux mains au tronc déjeté d’un saule penché sur l’eau.

Le Frère n’eut pas une parole. Avec un calme épouvantable, il enfourcha Baptiste, se disposant à franchir seul la rivière.

Au moment où l’âne posait les pieds dans le courant, très brillant sous la lune naissante, l’effroi délia mes doigts crispés, et, m’élançant comme un fou après la bête qui s’éloignait:

– Barnabé, mon Barnabé, m’écriai-je, ne m’abandonnez pas ici, dans la nuit!

J’ignore comment de ma gorge serrée avaient pu sortir ces paroles. Au risque de trébucher dans l’eau, de me noyer peut-être, d’un élan instinctif, je m’étais jeté sur les traces de Baptiste. L’âne, qui m’aimait, s’arrêta; l’ermite, toujours silencieux, allongea une main jusqu’à la ceinture de mon pantalon, m’enleva, et je grimpai sur la barde derrière lui. J’avais des tressaillements convulsifs.

– Je ne vous désobéirai plus, Barnabé, je ne vous désobéirai plus, soyez tranquille, marmottai-je.

– Tu comprends que je ne t’aurais pas laissé là aux bords de la Mare… C’était tant seulement pour te faire peur… Il faut bien, puisqu’il leur a plu de te confier à moi, que je te rende à ton oncle et à Marianne.

– Mon pauvre oncle!.. Ma pauvre Marianne!.. murmurai-je, sentant crever mon cœur.

Nous avions atteint l’autre rive; déjà quelques toits apparaissaient parmi les masses noires des arbres découpées à vif par la lune. Le Frère glissa sur le sol.

– Demeure sur Baptiste, toi, fillot, me dit-il, car tu dois être un peu fatigué… Oh! je ne suis pas méchant, va; puis je t’aime comme si tu étais mon Félibien en personne… Voici tout uniment de quoi il s’agit: quand, dans une minute, nous serons chez Gathon Molinier, tu ne parleras pas plus que si l’on t’avait coupé la langue… Tu n’es pas, toi, de ces pays-ci; tu es de l’Italie, et tu ne sais pas notre patois cévenol… C’est une idée à moi pour m’amuser… Pourtant, si je touche mon chapelet, tu diras: «La Madona,» et si je touche ma grande croix, tu diras: «Il Bambino.» Ça veut dire, en le langage du saint-père, «la Sainte Vierge et Notre-Seigneur.» As-tu bien compris la leçon?

– Oui, Barnabé, oui, m’empressai-je de répondre.

– La Madona, il Bambino… Voyons!

– La Madona, il Bambino, répétai-je.

– C’est très-joli. A mes signes, tu n’auras qu’à répondre par ces mots, et tout ira bien… Descends maintenant, nous sommes devant la maison de Gathon Molinier, ajouta-t-il à voix plus basse.

J’obéis.

Baptiste, habitué à faire de longues stations aux portes, se mit à flairer les mousses égayant les fentes des murailles; quant à nous, nous gravîmes au pas accéléré les hautes marches du perron.

– Dieu vous assiste, brave Gathon! s’écria l’ermite, pénétrant dans une vaste pièce à peine éclairée, tout imprégnée de l’odeur du pain cuit.

Une femme se tenait à genoux en un coin obscur; elle fit vivement le signe de la croix, comme pour clore une prière, se leva et vint à nous.

– Bonsoir, Frère, bonsoir, reprit-elle d’un accent où l’on démêlait une profonde tristesse.

– Il vous est donc arrivé malheur, bonne Gathon? lui demanda Barnabé, déposant par un geste familier sa besace sur une chaise.

– Hélas! bredouilla la pauvre fournière, mon homme devait retourner hier au soir à la maison, et il n’a pas encore paru… Je récitais cinq Pater et cinq Ave à sainte Philomène… Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé en chemin… Toutes les fois que Jacques revient de Mèze, il en rapporte les écus de son travail, et quelles mauvaises rencontres ne peut-on pas faire sur les grandes routes, encore qu’on soit dans une voiture! N’a-t-on pas arrêté un voleur, ce matin, du côté de Caroux…

– Alors, vous espérez votre mari d’un moment à l’autre? interrompit l’ermite regardant Gathon avec inquiétude.

– Je l’ai espéré hier, je l’ai espéré encore tout aujourd’hui; mais il n’arrivera pas à présent.

– Et pourquoi n’arrivera-t-il pas?

– La voiture de La Caune vient de passer, et personne n’est descendu.

– Il est donc coutumier de prendre cette voiture?

– Toujours, Frère, toujours, à cause d’une faiblesse aux jambes. C’est de naissance, cette faiblesse.

Barnabé respira bruyamment.

– A propos, Gathon, et si on allumait la chandelle? dit-il. Savez-vous qu’on ne se voit pas le bout du nez tant seulement chez vous.

La paysanne atteignit sa lampe de cuivre à trois becs, son carel, et enfouit dans les cendres incandescentes du four une de ces longues allumettes soufrées comme on en fabrique tant dans le pays avec des brins de genêt. Incontinent la lumière tira de l’ombre tous les objets: les larges pelles de sapin blanches et lisses, l’énorme fourgon emmanché d’une latte démesurée, le cendrier de fer, les cruches ventrues se faisant vis-à-vis sur la double pierre de l’évier et dont le vernis éclatant lança des éclairs furtifs.

Je vis enfin Gathon Molinier, à peine aperçue jusqu’ici. C’était une femme petite, maigre, pâle, âgée de quarante ans environ. Elle avait sans doute pleuré, car ses yeux bruns, assez grands, paraissaient tout maculés et tout rouges.

– Jésus-Seigneur! quel est cet enfant, Frère? s’écria-t-elle, s’avançant pour me regarder.

– C’est un enfant de Rome, ma chère Gathon… Je l’ai ramené des Vaticans, lors de mon dernier voyage par là-bas… Le saint-père l’aime beaucoup, et il me l’a confié pour l’instruire dans la règle de saint François. Ah! c’est qu’à Rome, où tout le monde va en soutane comme au paradis, on me prend pour quelque chose, moi!

– Il est beau semblablement à un ange!

Et, me prenant la main droite, la bonne et naïve créature y déposa le plus respectueux des baisers. Mes jambes mouraient sous moi.

Au même instant, Barnabé, que mes regards attentifs ne quittaient guère, toucha sa grande croix de laiton. Je me souvins du commandement, et, la peur me dilatant le gosier:

– Il Bambino! m’écriai-je, il Bambino!

Gathon recula effrayée.

– Que dit-il? demanda-t-elle.

– Cet enfant est Italien comme notre saint-père et son oncle l’archevêque de… Enfin… Il ne sait parler encore que le langage de son pays. Avec les temps, je lui enseignerai le cévenol, bien plus beau, plus plaisant que l’italien et le français.

De nouveau il porta la main à sa croix.

– Il Bambino! il Bambino! répétai-je.

– Qu’est-ce qu’il veut, Frère? je lui donnerai ce qui lui fera plaisir, à ce petit Enfant-Jésus de Rome.

– C’est bien simple, Gathon. Ces mots: «Il Bambino» veulent dire «Notre-Seigneur.» Présentement mon petit garçonnet du pape et de Mgr l’archevêque de… – j’ai oublié le nom de la ville – veut que je vous présente à baiser ma grande croix bénite à Rome et sur laquelle est cloué le Sauveur, comme au Calvaire, vous savez…

– Oh! vite, Frère, que j’embrasse votre croix! Si, par quelque miracle, elle pouvait ramener mon homme à la maison!.. Tenez! ajouta-t-elle, enlevant une serviette qui recouvrait plusieurs plats sur une table dressée non loin du four, j’avais préparé à mon pauvre Jacques un quartier d’agneau, avec une sauce à l’ail comme il l’aime; j’avais entamé une barrique de vin nouveau; j’avais pétri et fait cuire une fougasse ronde passée au jaune d’œuf… Mais il ne revient pas… Il marche peut-être par les routes seul, voulant cette fois économiser le prix de la voiture, et moi, je me désole ici avec vous… Votre croix, Frère, votre croix!

Et, tombant à genoux, ce cœur brisé, débordant de religion ensemble et de désespoir, articula ces mots sublimes:

– Je mets ma confiance en Dieu!

Barnabé n’avait lancé qu’un regard du côté de la table, mais il avait été féroce. Il saisit le lourd crucifix de laiton, qu’il tira de son cou avec la chaînette de même métal; puis, étendant ses deux mains vers la fournière par un mouvement solennel:

– Gathon Molinier, lui dit-il, je ne demande pas mieux que de vous donner à baiser cette croix dont le saint-père me fit présent, à Rome, dans les Vaticans. Je vous préviens pourtant que jamais personne n’y posa les lèvres dessus, avant de me glisser quelque chose dans le sac. En retour de mes indulgences, – ma croix a été indulgenciée par le pape en personne, – à la Chèvre-Double, un herbager de la montagne m’a baillé un gros écu; à Rongas, les bonnes chrétiennes ont rempli de fromages les paniers de Baptiste; à l’Olivette, chez M. Étienne Baticol, je crois qu’on aurait étranglé toute la basse-cour pour moi… Gathon Molinier, ouvrez votre âme au bon Dieu et vos dix doigts au pieux ermite de Saint-Michel.

– Que vous faut-il, Frère?

– Presque rien, tant seulement de quoi fermer le bec d’un oiseau… Tous les ans, en janvier, – c’est en votre maison une habitude ancienne, – vous tuez deux ou trois porcs gros et gras. Tantôt c’est quatre cents livres, tantôt cinq cents livres de viande, voilà… Ce petit, qui est un ange, comme vous l’avez reconnu, aime bien le jambon de France, n’en ayant de ses jours mangé en Italie, et si vous pouviez nous faire l’aumône…

– D’un morceau de jambon?

– Aussi épais que possible, car nous sommes deux, sans compter les pauvres qui quémandent sans cesse à ma porte de Saint-Michel.

 

Gathon, n’articulant pas un mot, prit sur la table un lourd coutelas de cuisine et s’élança vers un escalier de bois tournant au fond de la pièce, dans une demi-obscurité.

Incontinent, le Frère toucha son chapelet. C’était un appel, et je me mis à glapir:

– La Madona! la Madona!

La fournière, qui n’avait pas gravi toutes les marches, se retourna:

– Que dit le petit du saint-père? demanda-t-elle.

– La Madona, c’est le nom de la Sainte Vierge, et il dit qu’en ce moment la Sainte Vierge vous regarde, répondit Barnabé.

Gathon avait à peine disparu au dernier détour de l’escalier que l’ermite, s’approchant des braises encore vives accumulées sous la margelle du four, y plongea soudain son crucifix, en ayant soin de le retenir par la longue chaînette de laiton. Qu’allait-il faire, mon Dieu?..

Cependant, j’entendais les coups que la paysanne, là-haut, frappait sur l’os du jambon, pour en détacher un quartier. Ces coups répétés me portaient au cœur. – Ne me rendais-je pas complice d’un vol? – Enfin le bruit cessa, puis les pas de Gathon retentirent sur nos têtes. Elle allait redescendre sans doute…

Barnabé, vivement, retira le crucifix enfoui; mais, n’osant y porter la main de peur de se brûler, moyennant la chaînette il le coucha sur les dalles et l’essuya tant bien que mal avec son mouchoir.

La fournière parut. Elle tenait une énorme tranche de jambon. L’ermite la rejoignit dans l’ombre, au bas de l’escalier.

– A genoux, Gathon Molinier! à genoux! lui cria-t-il d’une voix sévère.

La malheureuse femme se prosterna.

– Gathon Molinier, reprit l’ermite d’un accent de plus en plus dur, nous allons savoir si Notre-Seigneur et la Sainte Vierge sont contents de l’aumône que vous leur faites.

En même temps, guidant le crucifix par la chaînette, il le lui colla sur le visage. Ce fut un cri déchirant. Je crois, du reste, que, ne pouvant la retenir, ma voix se joignit à celle de la fournière.

– Vous voyez, Gathon Molinier, poursuivit froidement l’ermite, ni Notre-Seigneur ni la Sainte Vierge ne sont satisfaits de ce que vous ne leur accordez pas le jambon tout entier. Notre-Seigneur pourtant vous donna sa vie en mourant sur la croix, et la Sainte Vierge aussi quand elle monta au ciel. Enfin, le feu des damnés vous a brûlé la face pour vous rappeler qu’il y a un enfer. Je n’y suis pour rien, c’est un miracle…

– Un miracle! un miracle!

Quatre à quatre elle remonta l’escalier de la chambre haute.

L’ermite fit deux pas, immergea lestement son crucifix dans une des cruches de l’évier, le roula parmi les plis d’un essuie-main accroché à un clou, puis attendit.

La fournière ne tarda pas à reparaître. Ses deux bras avaient de la peine à soutenir le poids d’un jambon comme je n’en avais jamais vu de si gros.

Le Frère, poussé par une convoitise irrésistible, s’élança d’un bond au-devant d’elle. Il reçut le précieux fardeau, et, chose insensée! colla ses lèvres sur la couenne et sur le lard. Il pleurait de joie.

– Gardez-le, Frère, balbutia Gathon, éperdue, je vous le donne.

Barnabé osa lui représenter la croix de laiton, et cette chrétienne héroïque eut le courage d’y appliquer sa bouche saignante.

– Il est froid, Notre-Seigneur! il est froid! répéta-t-elle radieuse.

Elle le baisa de nouveau.

– C’est que vous avez fait votre devoir, lui répondit Barnabé… Maintenant que tout est fini, avant de nous mettre à table pour manger votre agneau à l’ail, un Adoremus!

Nous tombâmes tous trois à genoux, chantant à tue-tête:

Adoremus in æternum sanctissimum sacramentum!