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Barnabé

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– Gardez donc ces caresses pour vos malades, monsieur le médecin! et ne laissez pas tomber vos lunettes, lui cria l’ermite, dont un rire retentissant dilata l’immense bouche à en détacher le menton.

Puis soudain m’interpellant:

– Allons, pétiot, il va nous falloir remonter à Cavimont. Si ce matin nous avons tout dressé sur pied, c’est à nous encore, avant de partir, à mettre de l’ordre dans les deux chapelles et dans l’ermitage. Je pense que M. Michelin va bientôt nommer un Frère, et que la besogne de tout nettoyer par ici ne tombera pas sur mes bras à chaque procession… Braguibus travaillera tranquillement. D’abord j’ai confiance en lui, et je sais bien que j’aurai ma part des sous de son chapeau. Nous sommes associés pour les bals comme pour les chansons…

Nous nous éloignâmes de la prairie, remontant vers Cavimont par le sentier vert de la Source.

Barnabé se parlait à lui-même tout en cheminant:

– Je m’étais promis, en quittant Saint-Michel, se disait-il, de faire une tournée aux environs de Saint-Gervais et de pousser peut-être jusqu’à Murat. Mais ce brigand de Venceslas Labinowski m’empêche, cette année, d’aller à la quête de la saucisse… Aux environs de Pâques, la saucisse est juste à point, dure, fraîche, savoureuse. C’est dommage! on est si généreux pour moi au Pradal, à Douch, à Rosis!.. Que faire? Je ne puis pourtant pas laisser mon argent tout seul à Saint-Michel, pour que ce Polonais le découvre et me le vole. Seigneur du ciel! près de huit mille francs de beaux écus blancs, en un gros bas de coton bleu, sous un pavé de l’ermitage… Quand j’aurai dix mille francs, Félibien s’établira… Quel jour!.. Je demanderai à Simonnet Garidel son fusil à deux coups et ses pistolets à M. Anselme Benoît; puis, si Venceslas se montre, avant qu’il ait ouvert la bouche pour me crier le mot de tous les voleurs: «De l’argent! de l’argent!» moi, je l’abats comme un gibier…

Je m’arrêtai: j’avais entendu des bruits singuliers dans les roseaux qui, à l’endroit où nous étions parvenus, forment un épais rideau sur le courant de la Source. Le Frère lui-même, étonné et saisi, s’interrompit. Un peu effrayé, je me rapprochai de lui.

Nous attendîmes, œil braqué, oreille au vent.

Soudain deux têtes passèrent au-dessus des flèches des roseaux, puis vivement disparurent, puis se remontrèrent pour s’effacer encore. Je ne pus distinguer aucun visage.

– Viens, fillot, viens, me dit Barnabé à voix basse. Quand les honnêtes gens s’amusent, il ne faut pas les inquiéter… Ça me rappelle le bon temps… Au demeurant, tu verras de quoi il s’agit… Marche doucement.

Quittant le chemin gazonné du bord de l’eau, nous coupâmes à droite par les rochers.

Je me retournai. Quel spectacle! Le frère Agricol Lambertier, les deux bras enlacés à la taille de sa Victoire, dansait sur le gazon, derrière les roseaux, avec une fureur de possédé. Il courait à droite, à gauche, faisant des pas démesurés avec ses pieds pointus tant il s’efforçait de les tendre, mais retenant toujours son fardeau qu’il couvrait de baisers à l’envi. Une fois, il manqua de rouler dans le ruisseau, ayant d’un seul bond arpenté trop de terrain. Une yeuse se trouva là, et, d’une main robuste comme un crochet de fer, il se retint au tronc vigoureusement.

La mythologie m’avait souvent parlé des Nymphes, des Faunes, des Satyres, des Sylvains, sans que j’entendisse ces personnages fabuleux; désormais j’avais compris, et, rougissant jusqu’au blanc des yeux, je m’échappai vers Cavimont.

Pas plus de bruit autour de la chapelle de Notre-Dame qu’autour du sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse. Tout se taisait.

Ce silence imposant – il l’est toujours sur les sommets – me permit de discerner des paroles qu’on murmurait en l’intérieur de l’ermitage. J’y courus.

Adon Laborie et Gratien Pastourel, assis sur des escabelles, devisaient paisiblement à mi-voix. Un petit sac de grosse toile, farci d’écus, se tenait debout à la droite du frère Adon, et, devant le frère Gratien, se dressaient des piles de gros sous. Les ermites, tout en échangeant des paroles brèves, grignotaient des restes de victuailles, maigre fruit des quêtes qu’ils avaient dû pratiquer parmi les pèlerins de la Source et des rochers.

Avant que les Frères, préoccupés, se fussent retournés vers moi, Barnabé parut.

– Eh bien! demanda-t-il, frappant sur l’épaule à Laborie, combien de rondelles d’argent, cette année?

– Quatre cent cinquante-trois francs huit sous. Notre-Dame a rendu deux cents francs, Sainte-Anne-la-Marieuse le reste.

Barnabé soupesa le sac.

– Sont-ils heureux, ces curés! articula-t-il l’œil enflammé de convoitise: rien pour les pauvres ermites, tout pour eux…

– Et vous, frère Gratien, avez-vous rempli l’escarcelle?

– J’ai vendu pour cinq francs trois sous de médailles, un franc de plus que l’an passé à pareille époque, répondit l’ermite de Saint-Sauveur.

Il empocha lestement sa monnaie, tandis que le frère Adon, des deux mains serrait le sac aux écus, que Barnabé, bien à regret il faut le reconnaître, avait enfin remis sur la table.

– Allons, bonsoir, Frère, portez-vous bien! murmurèrent à la fois les deux ermites.

Ils détalèrent.

Un peu ahuri, peut-être blessé de voir disparaître si brusquement ses confrères, Barnabé les regarda s’éloigner par la fenêtre ouverte. Une colère sourde, qu’il s’efforçait de contenir, lui crispait les poings.

– Dites-moi donc, les amis, ne put-il s’empêcher de leur crier, au moment où ils atteignaient l’extrémité du plateau, avez-vous peur pour votre butin, par exemple?

L’ermite de Saint-Sauveur seul se retourna.

– Souvenez-vous de Venceslas Labinowski, glapit-il de toutes ses forces. Ce soir, je préviendrai moi-même la gendarmerie de Bédarieux; n’oubliez pas, demain matin, de prévenir celle de Saint-Gervais.

Ils s’enfoncèrent dans une fente du granit.

VIII

M. Étienne Baticol, malade et vieux, regrette les beaux jours de sa jeunesse

Quelle nuit je passai, mon Dieu! Moi qui jusqu’alors, à Bédarieux, aux Aires, à Saint-Michel même, avais possédé un lit où m’étendre tout seul, je dus coucher avec Barnabé. Je renonce à décrire mes atroces souffrances durant de longues heures, au milieu des ténèbres, dans cet ermitage désert. Je n’ai pas oublié les frémissements de toute ma chair, chaque fois que, se retournant sur la paillasse trop étroite, le Frère venait à me frôler de ses jambes velues. Puis je dus entendre des ronflements épouvantables, mêlés à des paroles incohérentes et terribles. C’étaient surtout des menaces contre Venceslas Labinowski. Enfin, saturé de peur, transi de froid, à moitié mort, je m’endormis comme le jour pointait aux volets fendillés de Cavimont.

Barnabé me réveilla.

– Il est neuf heures, pétiot, me dit-il, et nous avons du chemin devant nous. Hardi!

Le Frère, levé dès l’aube première, avait déjà mis toutes choses en état, tant dans la chapelle de Notre-Dame que dans le petit sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse et dans l’ermitage.

Nous refermâmes les portes, et nous gravîmes un sentier raide, tirant droit vers la route de Saint-Gervais. Baptiste s’en allait d’un pas allègre, renâclant l’air à pleins naseaux.

A un demi-kilomètre de Notre-Dame de Cavimont, vers le nord, le granit, surgi du bas de la vallée d’Orb comme les vagues moutonnantes d’un océan de pierre, cesse tout à coup. Le bloc énorme lance une dernière arête vive, puis se casse et ne reparaît plus. Le pays change absolument d’aspect. Tout à l’heure, sur le plateau de Notre-Dame, la nature cévenole ne laissait voir que son squelette rigide et froid; maintenant, aux environs de la ferme de l’Olivette, voici les muscles, la chair appétissante, la vie.

A la ferme de l’Olivette, le plus riche morceau de la vaste propriété de M. Etienne Baticol, maire d’Hérépian, commence la belle plantation d’oliviers qui, se prolongeant à droite vers Olargues, —olei ager, – à gauche le long des collines de Canals, communique au paysage robuste de ces montagnes je ne sais quelle note de délicieuse mélancolie. Ces courants de verdure gris-pâle, traversant les masses sombres des châtaigniers, ressemblent à une sorte de rivière suspendue qui coulerait dans le voisinage du ciel.

Enfin, à travers le feuillage grèle de troncs centenaires, nous aperçûmes les murs de la ferme. C’était un bâtiment à deux étages, blanchâtre, poussiéreux, fort pittoresque, grâce à de nombreuses lézardes d’où jaillissaient des touffes vertes, étoilées de fleurettes jaunes et bleues. Un pigeonnier s’élançait bien haut par-dessus les toits, montrant son rebord circulaire en briques rouges chargé de bestioles, les unes se becquetant à l’envi, les autres s’étirant les ailes, les yeux tournés vers le soleil.

A notre approche, un chien courut à nous et proféra quelques abois étouffés; des pintades par bandes s’esquivèrent sur la pointe des orteils, tendant le col, criant de leurs voix tambourinantes; un paon, qui faisait superbement la roue au seuil de la maison, replia son éventail avec un rauquement d’alarme qui m’effraya.

Cependant, personne ne paraissait. Barnabé laissa aller Baptiste vers une prairie voisine.

– Eh bien! eh bien! tout le monde est donc mort à l’Olivette? s’écria-t-il, poussant la porte à claire-voie qui donnait accès dans la cuisine de la ferme.

– Pas encore, Frère, pas encore, répondit-on.

Nous entrâmes.

Devant un feu flambant de frigoules, de lavandes, de branchettes d’olivier, un homme se tenait assis dans un vaste fauteuil en planches de châtaignier. C’était le maître de céans, M. Étienne Baticol. Un bonnet de laine brune à rayures rouges, aussi court que la calotte d’un chanoine, lui recouvrait l’occiput et laissait déborder, sur les tempes, sur le front, le long du cou, les ondes d’une abondante chevelure blanche. Ses yeux étaient bleus, d’une extrême douceur.

 

Pour le moment, M. Étienne Baticol lisait dans un gros livre relié en basane. Dès qu’il nous aperçut, il décrocha les lunettes à verres ronds, qui pinçaient son grand nez recourbé comme le bec d’un aigle, et nous adressa un sourire amical.

– Bonjour, Frère, dit-il; et quel vent vous amène chez moi?

– Le vent de la famine, monsieur Étienne, le vent de la famine. Nous tirions vers Saint-Gervais, le pétiot et moi, quand nous avons senti mourir nos jambes.

– Tiens! ai-je pensé tout de suite, nous voici à deux pas de l’Olivette, et ce n’est pas M. Étienne Baticol, aussi riche que le bon Dieu et aussi bon, qui nous refusera un morceau de pain.

– Et vous avez bien pensé, Frère. Seulement c’est dommage que quelqu’une de mes brus ou quelqu’un de mes garçons ne soit pas ici pour vous recevoir.

– Où avez-vous votre belle famille?

– Nos luzernes des bords de la rivière de Mare montaient en graines, et nous avons dû y mettre le fer samedi. A cette heure, on fait les balles par là-bas, et ce soir les chariots rentreront les foins.

– La récolte est-elle prospère?

– Je ne l’ai point vue, mon brave Barnabé.

Puis, avec une mélancolie pénétrante:

– Hélas! Frère, les vieux ans sont venus pour moi, j’en ai quatre-vingt-cinq, et la mort commence à me prendre par les jambes. Voilà deux mois que je n’ai bouté un pied dehors. Quelle punition, ne pouvoir marcher pour aller voir comment se portent mes terres!

Il s’interrompit encore. Il regarda les vitres de l’immense cuisine que le soleil incendiait.

Il reprit:

– Encore s’il pleuvait! Mais voyez quel beau temps, Frère; c’est avril avec des feuilles, des herbes, de jeunes bestiaux, des oisillons sur toutes les branches… Enfin mes jambes, malgré les drogues de M. Anselme Benoît, ne savent prendre le chemin de se désenfler, et je demeure là tout seul avec les poules, les pintades, le paon, comme une chose inutile, comme un olivier qui ne doit plus donner de fruit et qu’il faut brûler…

Les jérémiades éloquentes de ce vieux paysan attaché au sol par toutes ses fibres et que la mort allait déraciner, n’étaient point faites pour émouvoir Barnabé, uniquement attentif aux tiraillements de son insatiable appétit.

– Ne vous tourmentez en aucune façon de l’absence des vôtres, monsieur Étienne, interjeta-t-il vivement; je ne suis point trop maladroit à la cuisine, et pourvu qu’il reste du jambon dans le placard, des œufs au poulailler…

– La poêle est là, fit le vieillard levant la main et désignant la partie de la muraille entre les deux fenêtres.

Barnabé ne tarda pas à découvrir le jambon; il en coupa deux mâles tranches, presque aussi larges qu’épaisses, et la poêle, exposée sur les flammes, commença à chanter.

Huit œufs, encore chauds de la poule, furent jetés sur le jambon, et se roussirent en crépitant, se boursoufflant, lançant de petits jets de vapeur.

En un tour de main, la table se trouva dressée; puis une bouteille de trois litres, découverte au fond d’un placard, fut installée au milieu.

M. Baticol avait derechef affermi ses besicles au bout de son nez et repris tranquillement son livre. Comme les personnes peu habituées à la lecture, qui redoutent toujours de ne pas comprendre, le vieillard lisait à haute voix.

«En ce temps-là, Jésus dit aux Pharisiens: Je suis le bon Pasteur…»

– Et Dieu du ciel, c’est l’Évangile, cela! interrompit l’ermite, qui, m’ayant servi deux œufs, attaquait la première tranche de jambon.

– L’évangile de dimanche prochain, le deuxième dimanche après Pâques, articula M. Baticol… Que Dieu me pardonne! je ne puis plus aller entendre la messe à l’église, dans mon banc de noyer, et M. Martin m’a conseillé de lire l’évangile, pour que le bon Dieu ne m’oublie pas tout à fait, quand bientôt j’aurai tant besoin de lui…

Il poursuivit:

«… Le bon Pasteur donnera sa vie pour ses brebis; mais le mercenaire, et celui qui n’est point Pasteur, à qui les brebis n’appartiennent pas, ne voit pas sitôt venir le loup, qu’il abandonne les brebis et s’enfuit; et le loup les ravit et disperse le troupeau…»

– Je connais ça, monsieur Étienne, je connais ça, reprit Barnabé, la bouche libre après une rasade. Attendez une minute! Moi qui suis l’ami du bon Dieu, non tant seulement par l’habit, mais aussi par les bonnes intentions, je vas vous expliquer de quoi il retourne en cet évangile du deuxième dimanche après Pâques… Certainement il faut croire que, dans le pays de Notre-Seigneur, il existait, comme aux Cévennes, des loups, des brebis, des moutons, et même des vaches et des bœufs; mais, du reste, quand il dit un mot du bétail, est-ce une manière de parler… Apprenez ceci, monsieur Étienne, car encore que vous soyez maire, vous ne savez pas tout: par loup, Notre-Seigneur entend le démon, et par troupeau, tous les chrétiens qui sont dans l’univers sous le commandement du saint-père. Je le connais, le saint-père de Rome. Quel homme! magnifique comme le bon Dieu en personne…

L’ermite planta sa fourchette dans la seconde tranche de jambon et la mordit vigoureusement.

Le vieux paysan continua:

«… Or le mercenaire s’enfuit, parce qu’il est mercenaire, et qu’il ne se met point en peine des brebis…»

– Ce mercenaire se comporte tout juste comme Braguibus, quand il était pillard à Rieussec, dit Barnabé éclatant de rire. Un jour, au coin d’un taillis de jeunes chênes, notre musicien voit briller pareillement à des braises les deux yeux d’un énorme loup. Que fait-il? Il fait comme un levron dont le plomb a frisé le poil, il saute et cabriole sans demander son chemin à personne. Ah! c’est que les bêtes ne lui appartenaient point. Voilà.

«… Je suis le bon Pasteur, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme mon Père me connaît et que je connais mon Père, et je donne ma vie pour mes brebis…»

– Attention! s’écria le Frère s’étirant le cou pour avaler au plus vite le gros morceau qui lui emplissait la bouche. Attention, monsieur Étienne! répéta-t-il. Vous avez remarqué, je pense, que Notre-Seigneur parle toujours des brebis, jamais des moutons. Écoutez la raison de ce mystère: Notre Seigneur savait d’avance que, dans les églises, on verrait plus de femmes que d’hommes, et, comme les femmes sont les brebis, les hommes les moutons, il fait premièrement honneur aux femmes, plus douces, plus religieuses que nous. Vous voilà instruit…

«… J’ai encore d’autres brebis qui ne sont point de cette bergerie. Il faut que je les amène. Elles écouteront ma voix, et il n’y aura qu’un troupeau et qu’un Pasteur.»

– Oh! pour ça, je m’en vas vous raconter ce que c’est: il s’agit des protestants. Vous savez qu’ils sont en nombre dans nos montagnes et qu’ils ont fait la guerre aux catholiques, aux temps les plus reculés et les plus anciens? Quelle racaille que ce monde! Et Luther et son frère Calvin, les connaissez-vous? C’étaient de vrais brigands de la Calabre, à l’époque où ils commandaient les guerres cévenoles. Du reste, quelle différence entre les ministres des protestants et les curés des catholiques! L’enfer et le ciel, monsieur Etienne, l’enfer et le ciel… Une fois, du côté de Vérénous, en retournant de mes quêtes, je rencontrai le ministre du temple de Graissessac. Ah! quelle envie me prit de le jeter dans la rivière de Mare. – «Un de moins!» me disais-je. – Il me salua, et je n’osai pas l’entreprendre. Mais gare, si le hasard le pousse de nouveau sur mon chemin!..

– C’est pourtant un homme très honnête et très bon, M. le ministre de Graissessac, dit M. Baticol, refermant son livre.

– Alors, vous aimez les protestants, vous? interrogea Barnabé, dont la bouteille de trois litres, vidée jusqu’à la dernière goutte, des profondeurs de l’estomac, lui envoyait des flammes au visage et des étincelles aux yeux.

– Je les aime comme fait le bon Pasteur, qui les appelle à lui pour leur ouvrir les portes du ciel.

– Eh bien, moi, je les déteste! vociféra le Frère, éclatant comme une mine, et il ne faudrait pas qu’en sortant d’ici il m’en tombât un sous le bourdon! A-t-on jamais vu, des gens qui osent bâtir des églises où l’on ne voit pas le moindre confessionnal! qui appellent communier faire trempette dans un verre! Moi, je me confesse et je communie, selon les règles établies par le bon Dieu dans sa Passion, et je pratique tous les devoirs d’un bon chrétien et d’un bon Frère libre de Saint-François.

Barnabé parlait avec une extrême exaltation. M. Etienne Baticol le regardait, pénétré d’un étonnement indicible.

– Calmez-vous, Frère, calmez-vous, lui repéta-t-il d’un ton presque affectueux.

– Que je me calme, quand j’entends parler des protestants, qui n’ont qu’une idée en tête, se moquer de notre sainte religion! hurla-t-il exaspéré.

Le vieillard appliqua ses deux mains amaigries sur les bras nus de son fauteuil, fit un effort et se mit debout.

– Barnabé Lavérune, dit-il, puisque vous allez à Saint-Gervais, je vous engage à continuer votre route.

– C’est bien ça, vous me renvoyez, à présent que je vous ai expliqué l’Évangile et que vous n’avez plus besoin de moi.

– A l’heure où j’en suis arrivé, je n’ai besoin de personne ni de rien, sauf de l’assistance du bon Dieu.

Nous nous esquivâmes.

Comme s’il avait pressenti l’heure du départ, Baptiste était revenu de la prairie où nous l’avons vu courir et nous attendait à une portée de fusil de la ferme, vers l’extrémité de la basse-cour.

Nous allâmes à lui.

Les ouailles, encore une fois épouvantées, firent rage de leurs ailes et de leurs voix.

Au moment où tout un escadron de pintades passait devant nous effaré, le Frère serra son bourdon, et, avec une agilité, une prestesse incroyables, le lança sur les bestioles, qui piaillèrent effroyablement.

Horreur! deux pintades étaient demeurées sur le carreau.

Tandis que, tremblant de tous mes membres, je contemplais les malheureux volatiles se débattant contre la mort, Barnabé, paisible comme je l’avais vu dans son verger de Saint-Michel, le jour de l’assassinat des linottes et des chardonnerets, retirait sa besace enfouie avec mon paquet dans les paniers de Baptiste, et en déliait les cordons.

– Eh quoi! lui dis-je, vous oserez emporter ces pintades que vous venez de tuer?

– Est-ce que M. Etienne Baticol n’a pas pris mes paroles sur l’Évangile sans me payer?

Il glissa lestement les deux bêtes toutes chaudes au fond de son sac, et replaça celui-ci dans les paniers, contre ma soutanelle et mon surplis. Cela fait, avec la semelle de ses gros souliers, il effaça les traces de sang qui reluisaient sur les cailloux de la basse-cour.

Le coup avait été si violent, que j’aperçus les barbillons rouges des pintades à plusieurs pas de là sur une touffe de mauve. Je les ramassai pieusement.

Je pleurais.

– Allons! allons! dit Barnabé, s’adressant à Baptiste.

Nous gagnâmes le col des Treize-Vents.

Saint-Gervais est une petite ville de trois mille âmes, assise à califourchon sur la rivière de Mare. Vers le nord, se déploient de vastes prairies; mais au sud, à l’est, à l’ouest, de hautes montagnes enserrent de toutes parts ce maigre chef-lieu de canton, un des plus pittoresques des Cévennes méridionales.

Pour atteindre jusqu’à l’hôtel de la Gendarmerie, où Barnabé avait hâte de se rendre, dans le but de dénoncer au brigadier les faits et gestes de Venceslas Labinowski, nous dûmes traverser la rue de l’Espinouse. Dieu! quelle ne fut pas notre surprise en abordant cette longue ruelle ordinairement solitaire, – j’étais venu maintes fois avec mon oncle dîner chez M. le curé de Saint-Gervais, – de la trouver toute fourmillante de monde! Hommes, femmes, enfants surtout, étaient là, encombrant le pavé, les bras et les yeux tendus vers le pont, où se balançait une houle de têtes.

Que se passait-il? Tout à coup les canons de quatre fusils étincelèrent, et des baudriers de gendarmes se détachèrent en vigueur sur le fond brunâtre de la foule.

– On en amène un! glapit une commère.

– C’est un homme! cria un gamin hissé sur les épaules de son père.

Barnabé qui, à la descente très raide des Treize-Vents, avait laissé Baptiste libre de toute charge, accota sa bête contre la muraille d’une maison, grimpa le long de la barde, et, pour mieux voir, se planta debout sur la cime des orteils.

– Venceslas! Venceslas Labinowski! hurla-t-il, comme fou.

Tous les badauds le regardèrent, niaisement ébahis.

Lui cependant avait remis pied à terre, s’était débarrassé des guides de Baptiste dans mes mains, et s’efforçait contre le flot des curieux, pour arriver plus vite à son ennemi, l’ancien Frère de Cavimont.

 

– Ah! le brigand! ah! le scélérat! vociférait-il, jouant des coudes et du bourdon.

Mais les carabines et les bicornes approchaient.

Soudain la multitude, qui avait résisté à l’ermite, se fendit d’elle-même, et, dans l’entre-bâillement, les gendarmes apparurent de la tête aux pieds. Ils étaient au nombre de quatre. Au milieu d’eux, marchait, les pas entravés par des cordes et les menottes aux poignets, Venceslas Labinowski.

Bien que sale et affreusement déguenillé, je n’eus aucune peine à reconnaître mon vieul ami de la Grappe-d’Or, à Bédarieux. Il portait, aujourd’hui qu’une tourbe énorme le dévisageait, le front aussi haut qu’autrefois, et ses traits avaient le même air de bravade, d’impertinence et, pourquoi ne pas le dire? de noblesse que je leur avais connu.

– Voleur! voleur! lui cria Barnabé, allongeant vers lui ses bras par un geste de menace.

Venceslas nous regarda. Oh! quels sentiments différents exprimèrent ses yeux, quand ils ne firent qu’effleurer l’ermite de Saint-Michel pour s’arrêter complaisamment sur moi! Je devinai que ce Polonais, bien que tombé aux griffes de la justice, méprisait Barnabé Lavérune et m’aimait encore, moi qui l’avais tant aimé.

Je ne sais à quelle impulsion secrète j’obéis; mais, abandonnant Baptiste, je poussai en avant afin de revoir mon Venceslas. En m’avisant de nouveau sur son chemin, il fit une courte halte, comme fatigué; puis, se tournant vers moi, de cette voix douce, de cet accent intraduisible auquel j’avais su si peu résister quelques mois auparavant:

– Bonjour, mon cher petit, bonjour! me dit-il.

Je me sentis rougir, et reculai tout honteux à la fois et tout ému.

Jusqu’à la porte de la prison, laquelle, à Saint-Gervais, ainsi qu’en beaucoup d’autres endroits de nos Cévennes, est située dans le clocher de l’église paroissiale, Barnabé, pris d’une sorte de délire furieux, ne cessa d’invectiver son ancien confrère:

– Ah! tu complotais de venir m’assassiner, gueux de Polonais! Mais il y a une justice pour les gens de ton espèce, misérable! Va, le bourreau t’attend sur la place de l’Esplanade, à Montpellier.

Enfin, le prisonnier mis en lieu sûr, la foule se dispersa.

– Allons-nous retourner aux Aires à présent, Barnabé? demandai-je.

– Aux Aires?

– Puisque vous n’avez plus rien à faire désormais du côté de la Gendarmerie, nous pourrions revenir chez nous, il me semble.

– Tu ne veux donc pas, pétiot, que je vende mes pintades?

– Vos pintades? m’écriai-je, abasourdi.

– A l’Auberge de la Chèvre-Double, je suis bien sûr qu’Antonin Tabarié m’en donnera vingt-cinq sous, peut-être trente.

– Mais ces pintades appartiennent à M. Etienne Baticol, et…

– Et tu feras bien de taire ta langue, toi! interrompit-il, me saisissant l’oreille droite entre ses gros doigts cartilagineux et la tirant à me la déchirer.

Malgré que j’en eusse, je fus contraint de suivre Barnabé à l’Auberge de la Chèvre-Double, chez Antonin Tabarié.