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Barnabé

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VI

L’amour fait peur, quand on le voit pour la première fois

Ne sachant que dire, le noël en vingt-cinq couplets me traversa l’esprit, et je me mis à chanter:

– Jésus est né dans l’étable,

– Sanctum Dominum Jesum, me répondit Juliette Combal, mettant sa voix cristalline au diapason de la mienne.

– Voyez comme il est aimable!

continuai-je.

– Sanctum Dominum nostrum!

me répondit la jeune fille.

On devine si j’étais content! Puisque Liette chantait avec moi, elle ne m’en voulait plus.

Nous poursuivîmes:

MOI

– La sainte Vierge Marie,

ELLE

– Sanctum Dominum Jesum,

MOI

– Fait téter l’Enfant chéri,

ELLE

– Sanctum Dominum nostrum.

Ravi, j’allais attaquer le troisième couplet, quand Liette, faisant un mouvement avec ses deux bras:

– Et ma corbeille! s’écria-t-elle.

Je regardai le gazon. La corbeille avait disparu. Je devins tremblant.

– Il est donc passé des voleurs par ici? balbutiai-je.

Cependant Liette, debout au milieu du sentier, pâle, attristée, promenait des yeux inquiets dans toutes les directions. Je fus navré.

– Que veux-tu? lui dis-je, prenant soudain mon parti de la perte des fromageons, nous goûterons avec de la fougasse pour aujourd’hui.

J’avais à peine articulé ces mots, qu’une voix plus forte que la voix de Liette, mieux timbrée que la mienne, jeta dans l’air le troisième verset du noël:

 
Mais l’Enfant tout d’un coup pleure,
Sanctum Dominum Jesum:
Sur la croix il faut qu’il meure,
Sanctum Dominum nostrum.
 

Liette se mit à rire.

– Eh bien? lui demandai-je, surpris.

– C’est Simonnet! dit-elle; tu ne l’as donc pas reconnu?

– Simonnet!

Et, les poings serrés, je m’avançai vers les osiers d’où partait le noël.

La corbeille, avec le linge blanc qui recouvrait les faisselles, émergea peu à peu au-dessus du feuillage, puis je vis le front, puis les yeux, puis la barbe noire, enfin toute la poitrine de Simonnet Garidel.

– Tu n’as pas honte, lui criai-je courroucé, tu n’as pas honte de voler comme ça les provisions d’autrui! Tu as mangé plus d’un fromageon, sans doute?

Simonnet, tout penaud, s’avança vers Juliette Combal.

– Est-ce que cela te déplairait que je te porte la corbeille jusqu’à la rivière? lui demanda-t-il.

Sa voix chevrotait.

– Tu parles comme un agneau qui fait !.. au sortir de la bergerie. Crois-tu que, Liette et moi, nous ne soyons pas capables de nous tirer d’affaire?

– C’est que la corbeille est bien lourde, murmura-t-il; puis elle foule les cheveux de Liette.

– Les cheveux de Liette! Est-ce qu’ils te regardent, les cheveux de Liette?

– Mais oui, puisque je les trouve beaux, et que je les aime!

Je ne pus me tenir de rire à mon tour, et j’éclatai sans nulle retenue.

Pourtant Liette et Simonnet s’étaient rapprochés l’un de l’autre et causaient amitieusement. Il est probable que mes reproches avaient troublé le jeune homme, car il rendait une parole pour dix que lui en donnait la jeune fille. J’avoue que la pâleur qui tout à l’heure blanchissait les traits de Juliette Combal – elle avait pâli en apercevant Simonnet – avait fait place sur son visage à une animation singulière. Son œil abattu était redevenu pétillant, et sa petite langue de chatte allait comme le battant de la clochette de l’église, quand elle entreprend ses roulements précipités au Sanctus ou au Domine, non sum dignus

J’ignore quel instinct secret me fit deviner que j’étais de trop dans l’entretien des deux jeunes gens. Le fait est qu’en dépit d’une curiosité qui me brûlait l’âme ensemble avec la peau, je n’osais m’approcher d’eux. Je les regardais se parlant, se serrant les mains, se dévorant des yeux mutuellement, et je demeurais immobile, bouche close, frappé d’un hébêtement qui me paralysait tout entier.

Que se passait-il? Ma vie, entre mon oncle et Marianne, ne m’avait encore révélé aucun des mystères du cœur. Le mien, ouvert à toutes les dissipations d’un écolier fantasque et vagabond, ne prévoyait encore rien au delà d’une bonne partie avec Baptiste, d’une cage pleine d’oiseaux, d’une lutte au Planol entre ours des Pyrénées et chiens-loups des Cévennes, rien au delà d’une longue, bien longue comédie, en compagnie de Barnabé, les jours de foire, à Bédarieux.

Enfin Simonnet Garidel, qui avait tout d’abord déposé la corbeille aux pieds de Liette, la reprit et se la campa lestement sur la tête.

– Tu me promets au moins, lui dit-elle d’un accent de prière, de me la rendre avant d’arriver à l’Orb? Peut-être mon père ne te verrait-il pas avec déplaisir, mais ma mère trouve que tu n’es pas assez riche, et tu comprends…

Sans faire plus d’attention à moi que si je n’étais pas dans le sentier, ils allèrent en avant, bras dessus, bras dessous, sautillant, voletant, pirouettant. Le courage me manqua pour me plaindre. Je les laissai passer et les suivis tout honteux à une distance respectueuse. Il fallait voir comme Simonnet, si humble tout à l’heure, si courbé sous ma colère, s’était redressé maintenant, et de quelle allure royale il marchait!

Ma foi, c’était un beau garçon que Simonnet Garidel: tout jeune encore, grand, fort, noueux comme un rouvre. Les épaules vigoureusement attachées, d’où partaient des bras musculeux, donnaient l’idée complète du paysan, d’un de ces athlètes obscurs mais sublimes qui livrent chaque jour à une terre avare la plus opiniâtre, la plus courageuse des luttes, pour lui arracher le pain qui perpétue la vie. Pendant cette course le long du ruisseau de Lavernière, course qui, pour le cœur de Simonnet Garidel, équivalait à une marche triomphale, que de fois cet enfant robuste des Cévennes, ne trouvant pas d’autre voie pour traduire au dehors la multitude d’émotions qui l’assiégeait, eut des mouvements de force qui émanaient de lui en quelque sorte à son insu! Il coulait un de ses bras autour de la taille de Juliette Combal, et les petits pieds de la jeune fille perdaient terre tout aussitôt. Une fois il l’enleva vers lui d’un geste si énergique, qu’il la monta jusqu’à la hauteur de ses lèvres.

Alors, j’entendis un baiser éclatant.

A ce spectacle, il me serait difficile d’analyser tout ce que j’éprouvai de sentiments étranges et confus. Je m’en souviens pourtant: j’eus une impression de malaise si forte, qu’il me prit envie de m’en aller. L’amour fait peur quand on le voit pour la première fois… Et ma fougasse? Je n’y pensais plus. C’est juste au moment où, d’un œil effaré, je fouillais les taillis environnants pour y découvrir un trou où me cacher que Juliette se retourna.

– Allons donc! me dit-elle.

Je m’élançai.

Sans crier gare, Simonnet Garidel, négligeant de me dire adieu, s’engouffra dans les plantations de saules blancs, très touffus au bord du ruisseau, et s’éclipsa.

– Eh bien! où va-t-il si vite? A-t-il peur de moi, par exemple?

– Voulais-tu que ma mère le vît? répondit-elle avec une moue adorable.

– Ta mère t’a donc défendu de causer avec lui?

– Oui.

– Et pourquoi?

– Parce qu’elle a dans l’idée de me marier avec quelqu’un de plus riche.

– Et toi, qu’est-ce que tu as dans l’idée, Liette?

– Moi, je trouve Simonnet Garidel très gentil. As-tu remarqué comme il est fort? Et puis si tu savais quel bon cœur est le sien!

Une petite femme, se soutenant sur un bâton, pointa à l’un des détours du sentier.

– Jésus-Seigneur! dépêchons-nous, dit Juliette; voilà ma mère!

C’était la Combale, en effet. En nous apercevant, elle doubla le pas, et bientôt je distinguai ses traits maigres, jaunis, parcheminés, éclairés par je ne sais quelle lueur d’atroce méchanceté.

– A la fin des fins, te voilà, notre fille! s’écria-t-elle, quand nous fûmes à portée de sa voix. Qu’as-tu fait à la maison, je te prie, depuis tantôt trois heures que tu nous as quittés à la rivière? Ah! tu n’aimes guère trimer, toi, et tu laisses volontiers les autres se rôtir au soleil. Ciel du paradis! il te faut plus de temps pour mettre du caillé dans des faisselles qu’à M. le curé, le dimanche, pour dire la messe et débiter le prône… Et toi, marjolet, où t’en vas-tu de ce pas délibéré? me demanda-t-elle, m’apostrophant à mon tour.

– J’allais par la montagne avec Baptiste, balbutiai-je… Puis Baptiste a eu faim, et je l’ai mené dans votre écurie…

– C’est ça, c’est bien ça, Dieu me pardonne! il me faudra nourrir l’âne du Frère de Saint-Michel. A ce qu’il me semble, tu es né avec les mains ouvertes, toi, pour gaspiller le bien du prochain. Tu crois donc, parce que tu es le neveu de M. le curé, que tout t’appartient en ma maison et que tu as le droit de rassasier ton bidet avec l’esparcette de mes prairies? Est-ce toi, freluquet, qui payeras mes faucheurs, quand ces hommes viendront couper mes herbes? J’ai des mulets pour dépêcher mes foins, et je n’ai nullement besoin de l’âne de Barnabé. Va détacher ta bête de mon râtelier, et vivement je te prie!

– Mais, Combale, murmurai-je ébaubi de l’algarade, Liette m’avait dit que vous me laisseriez goûter avec vous…

– Pardi! la fougasse de mon four est si ronde et si grosse qu’il fallait ramasser des dents étrangères pour en venir à bout! Nous ne sommes pas assez de monde sans doute par là-bas…

En même temps que, du bout de son bâton, elle désignait la rivière, elle lança à sa fille un regard froid et dur comme l’acier.

– Si tu aimes la fougasse, pétiot, reprit-elle, dis à Marianne de M. le curé de t’en faire avec le blé de son champ… Allons, toi, ajouta-t-elle, se retournant de nouveau vers Liette, marche, au lieu de me regarder plantée là pareillement à une grande Sainte-Vierge dans sa niche. Tu ne sais donc pas, fille sans esprit, que quand on a des bouches à nourrir il ne faut pas leur faire attendre la pitance, car alors elles mangent le double et réduisent bientôt votre bien à quia?

 

Juliette, habituée sans doute aux emportements de sa mère, avait supporté cette scène avec plus de calme que je ne lui en eusse jamais supposé. Ce qui me frappa surtout, ce fut une sorte d’indifférence courageuse où s’attestaient les virilités précoces d’une nature énergique et forte. Non-seulement, négligeant d’obtempérer à l’injonction brutale de la vieille, elle ne fit pas un pas, mais elle osa prendre ma défense.

– Ma mère, dit-elle, bien souvent M. le curé a invité mon père à sa table; cent fois, quand j’étais petite, Marianne me donna des tartines de miel blanc. Vous ne pouvez donc aujourd’hui marchander un morceau de fougasse…

– Veux-tu marcher, coquine! interrompit la Combale levant son bâton.

Liette, sur les traits de laquelle venait de s’allumer une indignation superbe, saisit la corbeille par un geste dépité et la posa au milieu du chemin.

– Ma mère, je n’ai faim ni de fougasse, ni de fromageon, dit-elle avec une dignité surprenante. Vous pouvez emporter tout.

La Combale se jeta sur la corbeille comme sur une proie, l’enleva, l’établit du mieux qu’elle put sur sa hanche gauche, l’y maintint énergiquement avec l’un de ses bras, où les veines faisaient saillie pareilles à des ficelles bleues, et disparut en maugréant.

Tout à l’heure, quand le souvenir de mon oncle et de Marianne m’avait traversé l’esprit, le cœur, mes yeux s’étaient remplis de larmes; maintenant ce fut le tour de Liette de pleurer. Elle pleura tant et si fort que, ne sachant plus quels raisonnements lui bailler en consolation, je la menaçai d’aller quérir son père le long de l’Orb.

– Celui-là te gâte, lui dis-je, Barnabé ne me l’a point caché, et certainement tu l’écouteras un peu mieux que tu ne m’écoutes.

Elle me regarda étonnée; puis, tirant de sa poche son mouchoir blanc, – un fin mouchoir de fil, s’il vous plaît, la coquette! – elle essuya ses joues humides.

– Tu es bien plus jolie à présent, repris-je. Allons, assez de pleurs. Du reste, je ferai ce que tu voudras… Faut-il que je m’en aille?

Elle ne me répondit pas, mais me saisit la main droite et la retint.

– Tu comprends, si ta mère doit t’adresser de nouveaux reproches à cause de moi, il vaudra mieux que je reprenne Baptiste et remonte vers Saint-Michel.

Elle réfléchit un moment, deux doigts arrêtés sur ses lèvres.

– Viens! dit-elle, m’entraînant tout à coup.

– Et où courons-nous ainsi?

– A la rivière… Mon père est là, et ma mère n’osera pas te renvoyer.

– Et pourquoi irions-nous là-bas? On a sans doute avalé toute la corbeille depuis le temps… Ton père, ta mère, des lessiveuses… ça mange beaucoup, tout ce monde.

En échangeant ces paroles avec une certaine vivacité mutine, nous n’avions cessé de marcher, et nous touchâmes aux longues rangées de peupliers, de frênes, de bouleaux, dont les racines tortueuses, après s’être enfoncées dans l’humus gras du rivage, reparaissaient à fleur de terre et bossuaient le chemin en tous les sens.

Nous entendîmes les voix des lessiveuses. Je me hissai sur la pointe des pieds, cherchant à deviner ce qui se passait parmi les galets. – Goûtait-on? – J’aperçus le père de Liette, sa mère, enfin deux femmes ramassant des pierres pour se fabriquer une manière de banc où s’asseoir. Brusquement la fougasse fraîche se montra aux mains de la Combale, et mon ouïe, aiguisée par mes désirs, perçut un léger craquement. Mon Dieu! les croûtes vives cédaient. Évidemment les morceaux allaient être distribués. La gourmandise est parfois héroïque – il faut dire que la saucisse de Gathon Molinier ne me soutenait plus guère – et, bien que j’eusse tout à redouter de la mère de Liette, n’y tenant plus, ce cri s’échappa de ma bouche malgré moi.

– Gardez-en! gardez-en un peu!

M. Combal se retourna.

– Nous voici! continuai-je rassuré déjà, nous voici!

Et, nous dégageant d’une forêt de troncs, la jeune fille et moi, nous surgîmes sur le rivage.

M. le maire avait tout quitté pour courir à nous.

– Bonjour, fillot, bonjour, me dit-il avec une caresse amicale. Liette a eu une bonne idée de t’amener ici: tu goûteras avec nous.

– Avec nous! s’écria la Combale d’un ton sec, presque haineux. Ah ça! tu penses alors, mon homme, que je puis nourrir toutes les bouches de la création, moi? Oh! mon pauvre bien, si on l’abandonne aux affamés… Tu sauras, au fait, que notre fille est une fainéante, une sans-souci, une sans cœur, et, pour le neveu de M. le curé…

– Tais-toi, Combale, dit M. le maire, plantant sa main calleuse sur la bouche de sa femme.

La vieille, abasourdie, ne souffla mot.

Ambroise Combal me montra une place au bout extrême d’un baquet à savonnage renversé, et, quand je fus installé, déposa lui-même sur mes genoux la faisselle la mieux remplie, accompagnée d’un beau quartier de fougasse. Ainsi que Baptiste, attaché là-haut devant l’esparcette fleurie, je ne me fis pas tirer l’oreille.

VII

Ambroise Combal réclame des cols raides pour faire le «ci-devant» parmi les conseillers municipaux

La grève de l’Orb – la grave, pour employer le mot cévenol, lequel, du reste, appartient au vieux français – est large et recouverte de pierres roulées affectant toutes les formes et toutes les couleurs. Ces fragments, charriés de la cime des montagnes par les nombreux affluents de la rivière, empierrent le sol à une profondeur de cinquante centimètres et même d’un mètre en certains endroits encaissés. On a beau, pour le besoin des grandes voies de communication ou la construction des murs de clôture qui partagent les propriétés, extraire de la grave des galets à pleins tombereaux, la mine entamée voit ses galeries comblées au premier orage, et le niveau primitif se rétablit.

Il faut être né dans le pays, avoir le pied cévenol, habitué à tous les escarpements, à toutes les pierrailles, pour marcher facilement sur ces boules de grès, de basalte ou de granit.

Nos pâtres qui, matin et soir, mènent leurs troupeaux se désaltérer aux eaux courantes de l’Orb, dansent, sautillent sur ce plancher roulant, mieux qu’ils ne seraient capables de le faire sur une surface parfaitement unie. Quant à nos moutons robustes, à nos chèvres vigoureuses et fortes, les hasards des bords de la rivière continuant pour eux les hasards de la montagne, ils ne s’en préoccupent en aucune façon. Que de fois n’ai-je pas vu deux boucs de compagnies différentes se prendre de querelle en pleine grave, et, se tenant debout, en équilibre, sur ce terrain qui fuyait, se cosser à qui mieux mieux sans la moindre glissade, le moindre trébuchement.

Mais la grave, que bergers et troupeaux ne font que traverser, est le séjour habituel des lessiveuses. C’est là que ces femmes, vouées aux plus rudes besognes, ont en quelque sorte élu domicile. Non-seulement elles y passent la journée à étendre sur ces pierres lavées et relavées aux grands courants un linge qui ruisselle; mais souvent elles y viennent encore la nuit pour garder la meilleure place, la mieux exposée au soleil. Les contestations, du reste, sont fréquentes entre lessiveuses, et il n’est pas rare que ces femmes ergotées, solides du poignet, se prennent aux cheveux et se fassent voler la coiffe dans l’Orb.

Ces batailles, qui n’ont rien d’homérique, – les héros d’Homère se taisaient en combattant et nos Cévenoles piaillent comme des brûlées, – éclatent d’ordinaire aux derniers soleils de l’automne ou aux premiers soleils du printemps, quand, chaque ménage soucieux d’avoir du linge blanc dans l’armoire pour l’hiver ou bien empressé de le remettre en état après la saison mauvaise, la grave se trouve envahie jusqu’au dernier galet.

Les lessiveuses des Aires, ce jour-là, n’avaient à se chamailler avec personne, car, sauf une douzaine de draps et de serviettes que j’apercevais à quelque distance et qui certainement n’appartenaient pas à la Combale, je ne voyais autour de moi que ces deux lettres se détachant en rouge: A. C., Ambroise Combal.

– Allons, allons, ne mangez pas jusqu’à l’année prochaine, dit la mère de Liette, bousculant les femmes et les pressant de se remettre debout. Hardi! plions les chemises d’abord. Le soleil touche Caroux déjà, et l’humidité qui tombera bientôt ramollirait ma lessive. Ah! une lessive molle, que ça coûte d’empois!.. Monsieur– elle désigna son mari par un geste où l’avarice mêlait je ne sais quel dédain —Monsieur veut des cols raides pour aller faire le ci-devant à son conseil municipal. Il est joli, ton conseil municipal, un tas de gens sans sou ni maille…

Elle saisit une chemise de grosse toile de genêt et la plia, y promenant sa main osseuse comme un fer à repasser.

M. le maire était un homme indulgent et bon: il ne répondit pas à sa femme, dont il connaissait l’intarissable loquacité; il se contenta, tandis que Liette et moi recueillions les mouchoirs de cotonnade à carreaux, de les empiler dans une corbeille.

– Tu pourrais bien te donner la peine d’étendre ces mouchoirs, au lieu de les rouler en paquets, lui cria la Combale d’un ton agressif. Tu ne sais donc pas, toi, que le moindre de ces chiffons me coûte douze sous et que ça s’en va si vite, si vite!.. Jésus-Maria! quels voleurs, tous ces marchands de Bédarieux! Au temps jadis, la toile durait; maintenant je ne sais plus comment va le monde, vous vous retournez, et votre toile est finie. Aussi faut-il avoir toujours de l’argent au bout des doigts. – «Paye ceci, Combale; Combale, paye cela!..»

Elle tourna l’œil vers les lessiveuses.

– Ne battez donc pas les draps si fort, vous autres! leur dit-elle.

Et, reprenant ses jérémiades:

– Je te dis, mon homme, que cette mairie où tu vas depuis tantôt six mois, nous ruinera. Miséricorde! à ton âge, à cinquante ans, entrer dans les grandeurs! Est-ce que c’est fait pour des paysans comme nous, les grandeurs! Écris donc au gouvernement qu’il nous laisse un peu de repos.

Elle s’interrompit et tendit vers le couchant une nouvelle chemise. De nombreuses éraflures et quelques trous laissèrent passer le soleil.

– Mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-elle, encore une là qui est bien malade, et pourtant il n’y a pas dix ans que je l’ai cousue de mes doigts…

M. Combal, sans s’émouvoir, était passé des mouchoirs aux serviettes. Sa femme poursuivit ses doléances.

– Autrefois, marmotta-t-elle, on ne voyait jamais chez nous le facteur de la poste. A présent, il y vient tous les jours porter un journal de Paris. Et c’est un morceau de pain par-ci, un verre de vin par-là! Ah ça! est-ce que les affaires du gouvernement me regardent, moi! Combien de sacs d’écus cela a-t-il rapporté à Simon Garidel d’être maire de la commune pendant dix ans et plus? Ne nous a-t-il pas avoué lui-même qu’il avait mangé pour le moins deux mille francs de son bien à porter l’écharpe?.. Tiens, Combal, regarde là-bas ce pauvre homme, et compare sa lessive à la nôtre. Je vois cinq ou six malheureux draps, tandis que j’en ai vingt paires, moi, sur la grave. Et l’enfant des Garidel voudrait épouser notre fille! Oh! oh! les Garidel, doucement, n’allons pas si vite en besogne, il vous faut mon consentement pour faire réussir la chose, et je ne le lâcherai pas sans regarder au fond de votre besace, mon consentement.

– Simon Garidel possède pour plus de vingt mille francs encore. C’est un joli denier cela, Combale, hasarda M. le maire.

– Vingt mille francs! Je crois, mon homme, que tu fais bonne mesure à ces gens-là. Mais quand cela serait, notre fille n’aura-t-elle pas, un jour, mes châtaigneraies de Margal, mes oseraies de la rivière, mes prairies du ruisseau et nos deux maisons des Aires, une fortune de nonante mille francs au moins?.. Ciel du bon Dieu! dire qu’il faudra abandonner tant de richesses à l’heure de la mort!..

Elle eut un geste de dépit en articulant ces derniers mots.

– Quand je pense tout de même, murmura-t-elle avec un désespoir amer et naïf, qu’on a beau travailler, employer toutes les sueurs de son corps à se ramasser un peu de subsistance, à la fin des fins nous devons en venir à chavirer dans le trou et à faire chanter M. le curé. Pour moi, je te préviens, Ambroise, je ne veux rien donner à Liette en la mariant; j’entends retenir mes terres de mes dix doigts jusqu’à l’extrême-onction. Que veux-tu? c’est mon plaisir.

 

– Garidel se montre beaucoup moins exigeant que ne le serait un autre: en me demandant Liette pour Simonnet, il désire tant seulement que nous donnions à notre fille nos oseraies, le long de l’Orb.

– Pardi! il est rusé, le vieux bonhomme, et surtout ses yeux y voient clair. Il ne réclame que le meilleur quartier de mon gâteau. Il n’aura rien. Réponds-lui cela de ma part. Liette restera fille. Après tout, quel besoin a-t-on de se marier? Le mariage! en voilà une sornette, par exemple!

– Combale, dit M. le maire avec un calme indolent, ne te monte pas ainsi: nous causerons de tout cela à tête reposée… Allons, sois contente, voilà la lessive réussie et…

– Ah! ce sont mes oseraies qu’ils reluquent, ces Garidel, continua vivement cette paysanne âpre, tout à fait incapable de se déprendre d’un sujet qui l’atteignait, la blessait à tous les endroits sensibles. Les oseraies sont à moi, c’est moi qui les versai avec tous nos lopins dans ta besace, car tu n’étais pas un gros monsieur, mon pauvre Ambroise, quand je te connus. Par ainsi ne me trouble pas les esprits avec ces affaires. Si les Garidel veulent des oseraies où donner de la besogne à dix vanniers ensemble, qu’ils en achètent.

– Chut! femme, je t’en prie: voici Simon Garidel.

En effet, le père de Simonnet, abandonnant à son fils, lequel venait d’arriver sur la grave, le soin de recueillir le linge de sa lessive, s’avançait vers nous à pas lents. C’était un petit vieillard, aux traits creusés, sec, recroquevillé comme la feuille du noyer quand les vents de novembre la balayent à travers les gazons roussis par les premiers froids. Une chose seule frappait dans son visage, ramassis de rides s’entrecroisant à la façon des mailles serrées d’un filet: ses yeux enfoncés sous des sourcils buissonneux et d’une extraordinaire vivacité.

– Bien le bonjour, Combale, bien le bonjour, dit le vieux Simon, tirant droit vers la mère de Liette et la saluant galamment.

– Bonjour, se contenta de répondre celle-ci d’un ton bourru.

Elle lui tourna les talons pour aller interpeller ses lessiveuses.

Le vieux Garidel – il avait soixante ans, et un paysan est vieux à cet âge en nos Cévennes – marcha vers M. le maire. Celui-ci, qui manifestement voyait le père de Simonnet avec plaisir, se porta à sa rencontre.

– Vous voilà donc, l’ami! lui dit-il.

Et il lui serra la main, politesse peu en usage chez les gens de nos montagnes, mais dont l’ancien maire et le nouveau avaient sans doute contracté l’habitude dans leurs relations avec les autorités du département.

Liette, qui, bien qu’occupée en apparence à retourner sur les galets quelques pièces humides de toile, n’avait pas perdu un mot de la conversation de ses parents, comme si la présence du père de Simonnet l’eût effrayée, prit son vol du côté de sa mère. Moi, je ne bougeai pas de ma place sur le baquet de savonnage, très appliqué à détacher l’écorce d’une amarine que la séve montante m’aidait à décoller facilement du bois, et à me fabriquer vaille que vaille de longs sifflets de berger.

– Eh bien! Combal, nous ne pourrons donc jamais amener cette affaire à bonne fin? Tu le sais pourtant, l’amitié qu’ils ont l’un pour l’autre sèche nos enfants sur pieds.

– Que voulez-vous, notre ancien maire, ma femme se met dans des états…

– Quand la mienne vivait, je ne lui eusse pas permis de poser son halte-là à l’encontre de mes décisions. Une femme – c’est le bon Dieu qui l’a voulu – n’est qu’une femme après tout, et un homme doit toujours rester un homme.

– C’est vrai, Garidel; mais avec mon caractère, un esclandre me coûte. De quoi n’est pas capable la Combale! La connaissez-vous?

– Si je la connais! Hélas! je la connais mieux que la mère qui l’a mise au monde. La Combale aime le bien, elle l’aime plus qu’elle ne t’aime, qu’elle n’aime sa fille, qu’elle ne s’aime elle-même, qu’elle n’aime la religion… Je ne suis pas indifférent à la terre: je l’ai tant travaillée! elle me donna tant de peine toute la vie! Vois, Combal, comme elle m’a fait vieux avant les ans!.. Pourtant, quand il s’agit de Simonnet, je prendrais ta fille sans un sou. On a un cœur dans la poitrine, encore qu’on soit paysan.

La voix de ce vieillard s’embarrassait.

– Il est de fait que votre garçon est un homme robuste et vaillant.

– Robuste! regarde donc sur la place du village, le dimanche, et dis-moi si tu découvres beaucoup de jeunes gens taillés en force comme Simonnet… Vaillant! tu connais ma grande prairie, celle qui avoisine tes oseraies de l’Orb? en un jour, Simonnet l’a fauchée tout entière. Quel ouvrier tu aurais en lui pour redresser ton bien, qui manque de bras! Tes arbres, le bois mort les dévore. Si tu savais comme mon enfant manœuvre la hache! Quand il la manie, c’est comme un tourbillon terrible qui vous passerait devant les yeux.

– Garidel, soyez tranquille: ma femme pense trop à nos richesses; mais moi, je pense à Liette. Je veux que Liette soit heureuse, et votre garçon me plaît. Soyez tranquille, tout s’arrangera.

– Quand?

– Il ne faut qu’un peu de temps pour user les idées si mauvaises de la Combale. Je vous en prie, notre ancien maire, accordez-moi encore un peu de temps.

– Voilà six mois que cela dure, mon ami. On jase déjà dans le village. Sais-tu que M. le curé, la semaine dernière, me dit une parole qui me fit cabrioler tout le sang: —Garidel, il faudrait peut-être veiller sur votre garçon!» Crois-tu que de pareils avertissements, on puisse les endurer en paix, quand on est honnête homme? J’ai considéré cela comme un affront, et, encore que je respecte M. le curé, je lui ai répondu dans ma colère: « —Les coqs sont libres, à ceux qui ont des poules de les bien garder.» – Alors ta femme refuse ses oseraies?..

– Oui, je les refuse! glapit une voix aigre et criarde. Vous n’avez qu’à passer votre chemin, brave homme, on ne donne rien par ici.

Garidel se retourna vivement. Il vit la Combale debout devant lui, les poings crispés, le teint plus que jamais injecté de bile, le dévisageant d’un regard haineux et cruel.

La mère de Liette, devinant sans doute qu’un débat touchant ses intérêts s’agitait non loin d’elle, avait vivement expédié vers le village ses lessiveuses avec les corbeilles pleines et, marchant à pas de loup sur les galets, était venue surprendre l’entretien de ses ennemis.

– Ah! vous voulez me dépouiller, vous autres! s’écria-t-elle furieuse et labourant la grave de son bâton. Vous ne vous êtes pas levés assez matin, les amis, pour m’arracher la chemise de sur les os. Si mes oseraies vous font envie, moi, je les garde. M’entendez-vous, Simon Garidel? C’est vrai, j’étais un peu sur les ans quand j’épousai mon homme, mais je lui apportai tout, tout, le pain, le vin; et ce que je reçus de mes parents au baptême, je le conserverai jusqu’au suaire par amour pour mes parents défunts…

– Mais Combale… interrompit le père de Simonnet.

– Allez, allez, bâtissez des plans. Moi, je suis sûre, avec mes ongles et mes dents, de venir facilement à bout de toutes vos manigances. Est-ce une raison, parce qu’on a une fille qui marche sur ses dix-huit ans, de se mettre à son dernier sou?

– Alors, Liette ne se mariera point? demanda M. Combal d’un ton où perçait je ne sais quel emportement contenu.

– Elle est donc bien malheureuse à la maison, notre pauvre fille! Que lui manque-t-il à cette mijaurée, qui boit, mange, batifole, ne fait œuvre de ses dix doigts de la journée, et n’a pas l’air de se douter que toute créature en ce monde doit travailler pour se nourrir?

– Eh bien! si tu ne veux pas que notre Liette se marie, je le veux, moi! s’écria M. le maire d’une voix ferme.

La Combale était peu habituée aux coups d’autorité de son mari. Elle hocha la tête orgueilleusement, et, le regardant avec une curiosité aussi dédaigneuse qu’insultante:

– Toi, mon homme, toi! se contenta-t-elle de dire.

Ses lèvres minces se contractèrent, ses dents longues apparurent, et un rire amer, rauque, diabolique, cingla M. le maire à la face comme un coup de fouet.

Ambroise Combal, par un geste de menace, leva la main sur sa femme; mais Garidel, s’interposant, lui retint le bras.

– Assez, assez, murmura le vieux paysan épouvanté, qu’il ne soit plus question de rien entre nous. Mon fils ne vous convient pas, Combale? Je ne suis pas en peine de lui, et je le garde.

Juste à ce moment, Simonnet, avec une corbeille de linge sur la tête, passait à quelques pas, regagnant les Aires à grandes enjambées.