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Mathilde

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– Pauvre Mathilde! – dit Gontran avec un attendrissement qu'il ne put vaincre; – il faudrait être de bronze pour résister à tant de douceur et de bonté… J'ai peut-être eu tort?

– Non! non! – dis-je en l'interrompant, – ce qui me manque, voyez-vous, c'était l'expérience de ce qui vous plaisait ou non… Vous avez raison, j'étais folle; mais il ne faut pas m'en vouloir, voyez-vous, j'ignorais vos désirs; mais rassurez-vous, mon ami… cette leçon ne sera pas perdue, croyez-le. Maintenant et toujours, dites-moi bien franchement, bien nettement votre volonté, je m'y résignerai; mais aussi, n'est-ce pas? si, malgré tous mes efforts, je ne pouvais quelquefois, oh! mais bien rarement… parvenir à vous obéir… lorsque vous aurez la preuve que cela a été au-dessus de mes forces, vous serez bon, indulgent, n'est-ce pas? vous ne me gronderez plus?

Gontran me regarda avec étonnement, presque avec inquiétude; il me prit vivement la main, il la trouva glacée.

En effet, je me sentais défaillir. Je venais de tenter une résolution désespérée. Ce n'était pas la volonté de tenir ma promesse qui me manquait, c'était la force physique de soutenir cette scène cruelle.

Sans mon mari, qui me soutint dans ses bras, je serais tombée; j'eus une sorte de douloureux vertige; le soir une fièvre ardente se déclara, et durant quelques jours je fus gravement malade.

CHAPITRE X.
LE BILLET

Je fus plusieurs jours très-souffrante, et pourtant, après notre retraite de Chantilly, je comptai ces jours parmi les plus beaux de ma vie.

Gontran resta près de moi, me prodigua les plus tendres soins. Mes pensées étaient mélancoliques, tristes, mais d'une tristesse douce. Quelquefois je me demandais à quoi bon la vie désormais. Je craignais d'avoir épuisé toute la félicité que je pouvais espérer. Sincèrement, sans exagération, je priais Dieu de me retirer de ce monde; alors la mort m'eût paru presque belle.

Mon mari était redevenu affectueux, prévenant comme par le passé; il regrettait le chagrin qu'il m'avait causé, il ne me quittait pas; j'étais délivrée de la présence de M. Lugarto.

Mon bonheur était si grand que j'oubliais les chagrins qui avaient causé ma maladie. Je redoutais presque le rétablissement de ma santé, dans la crainte de voir cesser les précieuses attentions de Gontran, car, à mesure que mes souffrances diminuaient, il devenait moins assidu.

Dans mon égoïsme pour le retenir près de moi, je désirais ardemment une rechute. A l'insu de ma pauvre Blondeau, qui me veillait pourtant avec une sollicitude maternelle, je commis de grandes imprudences; je tombai assez gravement malade.

Je ne saurais dire ma joie en voyant que j'avais réussi. Gontran redevint pendant quelques jours ce qu'il avait été d'abord. Mais le bonheur d'être toujours près de lui avait sur moi une telle influence, que je renaissais bientôt à la vie; alors de nouveau je craignais de le perdre.

Au milieu de ces alternatives, je me traçai une ligne de conduite dont je me promis bien de ne pas m'écarter; elle était en tout conforme à la dernière résolution que j'avais prise. Il serait faux de dire que cette détermination ne me coûtait pas beaucoup; mais il y a dans tout sacrifice fait à l'amour une sorte de satisfaction profonde qui augmente, pour ainsi dire, en raison de la grandeur même du sacrifice qu'on s'impose.

Le lendemain de ma première sortie, Blondeau entra chez moi; elle m'apportait la liste des personnes qui étaient venues savoir de mes nouvelles et se faire écrire à ma porte pendant ma maladie.

La princesse de Ksernika, M. de Rochegune, M. Lugarto, s'y trouvaient; mademoiselle de Maran avait aussi envoyé chez moi, mais elle n'était pas venue me voir. Jamais elle n'approchait de la maison d'un malade, car elle avait la manie de croire toutes les maladies contagieuses.

Je fus étonnée de ne pas trouver sur la liste le nom de madame de Richeville; mes préventions contre elle avaient en partie disparu: non que j'eusse en rien reconnu la vérité de ses préventions au sujet de Gontran, car un des symptômes de l'amour est un aveuglement complet; mais le charme qu'elle possédait m'attirait malgré moi, et je ne mettais plus en doute l'intérêt qu'elle me portait.

– Madame la duchesse de Richeville n'a pas envoyé savoir de mes nouvelles? – demandais-je à Blondeau.

– Non, madame… mais…

Je vis à la physionomie de Blondeau qu'elle avait quelque chose à me dire au sujet de cette liste, et qu'elle hésitait.

– Qu'as-tu donc? tu parais embarrassée? (Quoique ce tutoiement fût assez peu convenable, je n'avais pu renoncer à cette habitude de mon enfance.)

– C'est que j'ai peur de vous inquiéter, madame.

– S'agirait-il de M. de Lancry? – m'écriai-je.

– Non, non, madame; c'est une aventure extraordinaire qui s'est passée pendant votre maladie. Je ne vous en aurais pas parlé s'il ne s'agissait pas, indirectement il est vrai, de ce bon M. de Mortagne.

– Dis donc vite, alors…

– Eh bien! madame, le lendemain du jour où vous êtes tombée malade, le soir, pendant que vous étiez assoupie, j'étais un moment descendue à l'office; M. René, votre valet de chambre, venait de nous apprendre qu'il quittait la maison.

– Il est vrai, – dis-je à Blondeau en me souvenant d'avoir vu le matin un nouveau domestique dont la figure m'avait frappée, car il ne me semblait pas inconnu; – sais-tu pourquoi René s'en est allé?

– Pour retourner dans son pays, en Lorraine, – a-t-il dit.

– Et celui qui le remplace, – d'où sort-il? – Il était chez des Anglais, il est au fait du service, il paraît très-bon homme et assez intelligent. Mais, madame, il ne s'agit pas de cela, ainsi que vous allez le voir. Le soir donc, on vint me dire que quelqu'un me demandait à la porte de l'hôtel, et on me remit un billet où étaient écrits ces mots de l'écriture de M. de Mortagne, que je reconnaîtrais entre mille.

«Ma bonne madame Blondeau, ayez toute confiance dans la personne qui vous remettra ce billet; elle vous dira ce que j'attends de vous: j'ai appris que Mathilde est malade, je tiens à avoir chaque jour de ses nouvelles par vous.

«Signé Mortagne.»

– Vous pensez bien, madame, que je n'hésitai pas un moment. Je descendis à la porte, je vis un fiacre, la portière était entr'ouverte; dans cette voiture était un homme dont je ne pouvais distinguer les traits à cause de l'obscurité; il me dit d'une voix émue et que je ne reconnus pas:

– Madame Blondeau, je viens de la part de M. de Mortagne savoir des nouvelles de madame la vicomtesse de Lancry…

– Elle est bien souffrante, – dis-je à cet inconnu. – Les médecins craignent une mauvaise nuit.

– Vous ne vous étonnerez pas du mystère avec lequel M. de Mortagne s'informe par moi, son ami, de l'état de madame de Lancry, – ajouta-t-il, – quand vous saurez que dans l'intérêt de votre maîtresse le nom de M. de Mortagne ne doit pas être prononcé chez elle. – Vous ne m'aviez pas caché, madame, – ajouta Blondeau, – la scène cruelle de votre contrat de mariage; il me parut très-simple que M. de Mortagne s'informât de vos nouvelles par un moyen détourné, d'autant plus qu'il n'était pas alors à Paris.

– Où est-il donc? dis-je à Blondeau.

– Cette même personne inconnue ajouta que M. de Mortagne était absent de Paris par suites d'affaires très-importantes qui vous concernaient, et qu'il lui fallait s'entourer du plus grand mystère pour les amener à bien.

– Qu'est-ce que cela signifie?

– Je ne sais pas, madame. Toujours est-il que cet inconnu me dit qu'il ne pouvait me faire ainsi désormais demander à la porte sans provoquer les remarques de vos gens, ce qui eût été fâcheux; que, pour avoir des détails fréquents et précis sur votre santé, il me priait, au nom de M. de Mortagne, de mettre chaque jour une espèce de bulletin sous une grosse pierre à la grille du jardin, du côté des Champs-Élysées, et qu'il viendrait le prendre le soir, cet endroit étant, la nuit, tout à fait désert; que si je pouvais quelquefois venir moi-même, il m'en serait bien reconnaissant au nom de M. de Mortagne, car il pourrait ainsi avoir des nouvelles encore plus détaillées; il ajouta que M. de Mortagne avait bien pensé à envoyer un domestique s'informer de votre santé, ainsi que cela se fait, mais que ce renseignement incomplet ne pouvait satisfaire son inquiétude; il me dit enfin qu'il avait aussi songé à me demander de lui écrire, par la poste, sous un nom supposé, mais que ce moyen était de tous le plus dangereux.

– Et pourquoi si dangereux?

– Je ne sais, madame, il ne s'est pas expliqué davantage; il m'a bien recommandé de vous dire, une fois pour toutes, que si vous aviez, dans un cas grave, à écrire à M. de Mortagne, vous ne remettiez votre lettre qu'à madame de Richeville elle-même, qui la lui ferait parvenir.

– C'est étrange! dis-je à Blondeau. – Et qu'as-tu fait?

– Ainsi que me l'avait demandé M. de Mortagne, j'ai écrit un bulletin de votre santé; sous le prétexte de me promener dans le jardin avant de revenir veiller, chaque soir je mettais ma lettre sous la grille, et cet inconnu venait la prendre. Le jour où vous avez été si mal, j'écrivis un mot à la hâte et je le portai comme d'habitude. Le lendemain je ne pus sortir de chez vous que très-tard, lorsque vous étiez un peu assoupie; il y avait du mieux; j'étais tout heureuse; j'écrivis deux mots pour M. de Mortagne, je courus à la grille; la nuit était noire. L'inconnu m'entendit sans doute, car il me dit à voix basse:

– Madame Blondeau, – c'est vous?

– Oui, monsieur, – lui dis-je. – Au nom du ciel, comment va-t-elle? s'écria-t-il d'une voix qui me parut bien altérée. – Mieux, bien mieux, dites-le à M. de Mortagne, – lui répondis-je; – je sors seulement depuis hier de la chambre de cette pauvre madame, et j'apportais un petit mot. – Je crois qu'en apprenant cette bonne nouvelle, la personne inconnue tomba à genoux, car la voix s'abaissa pour ainsi dire, et j'entendis ces mots prononcés comme par quelqu'un qui prie: «Mon Dieu! mon Dieu! soyez béni, elle vit, elle vivra.» – Je retourne bien vite auprès de madame, – dis-je à l'inconnu; – rassurez bien M. de Mortagne. – Soyez tranquille, ma bonne madame Blondeau, il ne sera pas longtemps sans apprendre cette heureuse nouvelle. – Je revenais à la maison, lorsqu'il me sembla entendre, du côté de la grille, comme des cris étouffés, un bruit de lutte, et un bruit sourd comme un corps pesant qui serait tombé.

 

– Tu m'effraies! Et ensuite?

– J'écoutai de nouveau, je n'entendis rien. Inquiète, je retournai bien vite à la grille, j'écoutai… encore rien… rien. J'appelai à voix basse, on ne répondit pas… Je crus m'être trompée, je rentrai.

– Et le lendemain? demandai-je à Blondeau.

– Le lendemain, à la nuit tombante, je portai un billet à la place accoutumée; j'attendis assez longtemps, personne ne vint: je supposai que le messager de M. de Mortagne n'avait pu arriver plus tôt. Je rentrai, me promettant bien d'aller voir de grand matin si le billet avait été retiré comme d'habitude.

– Eh bien?

– Eh bien, madame! le lendemain je le retrouvai… On n'était pas venu le prendre… Non, madame. Mais ce qu'il y a de plus malheureux et ce qui me donne des craintes…

– Mais dis donc! – m'écriai-je en voyant l'hésitation de Blondeau.

– Ah! madame, – reprit-elle en joignant les mains, – jugez de mon effroi lorsque je vis près de la grille une assez grande tache de sang.

–Oh! c'est horrible! Et ce billet, ce billet?

– Je le laissai toujours pour voir si l'on viendrait le chercher. Ce fut en vain. Hier seulement je l'ai retiré. Voilà donc aujourd'hui dix jours que cet événement est arrivé, car depuis dix jours on n'est pas venu retirer le billet… Il paraît donc malheureusement vrai que le messager de M. de Mortagne a poussé le cri sourd que j'ai entendu.

– Hélas!.. cela ne semble que trop probable… Et tu es bien sûre d'avoir entendu un cri et comme la chute d'un corps? – dis-je à Blondeau.

– Oui, oui, madame, et ces traces de sang ne prouvent que trop que je ne m'étais pas trompée.

– Écoute, Blondeau, M. de Mortagne demeure en face de cette maison; il faudra que ce soir tu ailles savoir s'il est à Paris; s'il n'y est pas, demain j'irai voir madame de Richeville pour l'en informer, car je suis cruellement inquiète. Dès que M. de Lancry sera rentré, je lui dirai tout, afin qu'il se joigne à moi pour tâcher d'éclaircir ce triste mystère.

– Madame, – dit Blondeau en m'interrompant, – permettez-moi de vous faire observer qu'il ne serait peut-être pas prudent de parler de cela à monsieur le vicomte. Vous le savez, il déteste M. de Mortagne, et cet inconnu m'avait dit que ce dernier s'occupait de graves intérêts qui vous regardaient. Hélas! madame, vous êtes heureuse maintenant, – ajouta cette excellente femme en attachant sur moi ses yeux baignés de larmes… – mais qui sait, enfin…; un jour peut venir où vous aurez besoin de la protection de M. de Mortagne. Ne vaudrait-il pas mieux ne parler de tout ceci à personne, de peur d'ébruiter quelque chose, d'attirer l'attention sur M. de Mortagne, et ainsi de contrarier peut-être ses projets, en nuisant au mystère dont il croit devoir s'entourer? Pourquoi instruiriez-vous monsieur le vicomte de ceci? Après tout, j'ai agi à votre insu; si quelqu'un a tort, c'est moi. Et encore, quel tort y a-t-il à donner de vos nouvelles à un de vos parents, le seul qui vous ait véritablement aimée?

Malgré la répugnance que j'éprouvais à cacher quelque chose à Gontran, je me rendis aux observations de Blondeau.

Mes inquiétudes au sujet de l'influence que M. Lugarto exerçait sur mon mari étaient aussi vives qu'avant ma maladie. Cet homme m'inspirait toujours une profonde terreur. Je pensais qu'un jour, moi et Gontran, nous serions peut-être forcés de réclamer la protection de M. de Mortagne.

J'imaginai que la conduite mystérieuse de ce dernier devait avoir pour but de déjouer ou de pénétrer les méchants desseins de M. Lugarto. Sous ce rapport, la disparition de l'émissaire de M. de Mortagne éveillait mes craintes.

Au milieu de ces inquiétudes, on annonça M. de Rochegune.

Je le fis prier d'attendre un moment. Je donnai quelques ordres à Blondeau, et je rejoignis bientôt M. de Rochegune, remerciant le ciel de me mettre peut-être ainsi à même d'avoir des nouvelles de M. de Mortagne, car je savais l'intimité qui les unissait.

CHAPITRE XI.
L'ENTREVUE

M. de Rochegune me parut très-changé, très-pâle il avait l'air plus triste que d'habitude.

– Aussitôt, madame, que j'appris que vous receviez, – me dit-il, – je me suis empressé de me présenter chez vous pour m'acquitter d'une commission dont m'a chargé une personne de mes amis, qui serait très-heureuse d'être comptée parmi les vôtres.

– De qui voulez-vous parler, monsieur?

– De madame la duchesse de Richeville. Forcée de quitter subitement Paris pour se rendre en Anjou, elle n'a su que là, et par moi, votre maladie. Elle me priait de vous faire part de tous ses vœux pour votre prompte guérison. Aussi, sera-ce une consolation pour elle que d'apprendre votre rétablissement.

– Une consolation, monsieur! lui serait-il arrivé quelque accident fâcheux?

– Je le crains, madame; elle est partie soudainement en m'écrivant qu'un malheur imprévu l'obligeait de quitter Paris; qu'elle ne savait pas encore toute la portée du coup qui la frappait. Sa dernière lettre me laisse dans la même incertitude; elle ne m'a écrit que pour me prier d'être son interprète auprès de vous.

Involontairement je me rappelai l'espèce de menace mystérieuse que M. Lugarto avait faite à madame de Richeville; un pressentiment me dit que cet homme n'était pas étranger au malheur qui éloignait la duchesse de Paris.

– Il est une autre personne, monsieur, à qui je porte un bien vif intérêt, – dis-je à M. de Rochegune, – et qui est aussi de vos amis, M. de Mortagne.

– Il est absent de Paris depuis quelques jours, madame; il est parti encore souffrant, car il aurait besoin de longs soins pour remettre sa santé qui a déjà supporté de si rudes atteintes.

– Savez-vous où est M. de Mortagne, monsieur?

– Non, madame… et je regrette d'autant plus de ne pas le savoir, que je suis au moment de quitter la France… pour bien longtemps peut-être… Avant mon départ je voulais avoir l'honneur de venir prendre vos ordres, madame, dans le cas où vous auriez eu quelque commission à me donner pour Naples, où je vais m'embarquer.

– Vous êtes mille fois bon, monsieur, mais je n'ai pas à profiter de votre extrême obligeance.

M. de Rochegune garda quelques moments le silence d'un air embarrassé. Par deux fois il leva les yeux sur moi, par deux fois il les baissa; enfin, après une assez grande hésitation, il me dit d'un air grave, solennel:

– Madame, me croyez-vous un honnête homme?

Je regardai M. de Rochegune avec étonnement.

– Vous êtes l'ami de M. de Mortagne, – lui dis-je, – et le hasard m'a permis de me convaincre, monsieur, que vous étiez digne de cette amitié. Ici, dans cette maison, la scène de reconnaissance dont j'ai été témoin…

– Par grâce, madame, – dit M. de Rochegune en m'interrompant, – permettez-moi d'oublier ce temps-là; pour moi, trop d'amers souvenirs s'y rattachent. Je vous ai demandé, madame, si vous me croyez honnête homme, parce qu'il faut que je sois bien fort de votre confiance, moi qui vous suis inconnu, moi que vous ne verrez plus peut-être, madame, pour oser dire ce que j'ai à vous dire.

– Monsieur, je suis sûre que je puis vous écouter sans crainte.

– Je vais donc parler, madame, avec sincérité… Un mot seulement… Croyez que l'homme auquel vous voulez bien reconnaître quelque noblesse de cœur est incapable de cacher une arrière-pensée. Si vous ne connaissiez pas, madame, plusieurs antécédents de ma vie, peut-être la démarche que je tente vous semblerait blessante, incompréhensible. Permettez-moi donc d'entrer dans quelques détails.

– Je vous écoute, monsieur.

M. de Rochegune, avant de continuer, parut se recueillir. Sa figure douce et triste devint pensive; il continua d'une voix légèrement altérée, malgré les visibles efforts qu'il faisait pour vaincre son émotion.

– Le projet favori de M. de Mortagne et de mon père avait été d'obtenir votre main pour moi, madame.

– Monsieur, à quoi bon ces souvenirs… je vous prie?..

– Pardonnez-moi de vous parler d'un passé, de projets qui vous intéressent si peu, madame; mais j'ai eu l'honneur de vous le dire, c'est indispensable. J'avais souvent entendu M. de Mortagne, avant son funeste voyage pour l'Italie, dire à mon père combien votre enfance était malheureuse, malgré les rares qualités qui s'annonçaient en vous. Le récit des mauvais traitements que vous faisait subir mademoiselle de Maran excita plusieurs fois la généreuse indignation de mon père. J'étais bien jeune, mais je n'oublierai jamais quel intérêt votre position m'inspirait. J'avais jusqu'alors habité avec mon père une de ses terres; c'est vous dire, madame, que j'avais eu toujours sous les yeux l'exemple des plus nobles vertus. En entendant M. de Mortagne raconter quelques traits de mademoiselle de Maran, pour la première fois de ma vie j'appris qu'il existait des êtres méchants et pervers… Quand je voyais M. de Mortagne, je l'accablais de questions à votre sujet; vous étiez pour moi, madame, la personnification de la douleur et de la résignation. Je partis pour d'assez longs voyages; bien souvent en songeant à mon père, à la France, je donnais une triste pensée à la pauvre orpheline abandonnée aux méchants caprices d'une femme impitoyable. Si vous saviez, madame, la haine invincible que m'a toujours inspirée l'abus de la force; si vous saviez combien j'ai toujours pris le parti du faible contre le puissant, vous ne vous étonneriez pas de m'entendre parler ainsi du profond intérêt que vous m'inspiriez déjà.

– Je vous en sais gré, monsieur, croyez-le…

– A mon retour, je trouvai M. de Mortagne à Paris; il vint nous apprendre, à mon père et à moi, l'issue de la scène violente à la suite de laquelle votre conseil de famille, madame, vous avait laissée sous la tutelle de mademoiselle de Maran. Alors seulement mon père me parla de projets qui ne devaient jamais se réaliser. Au retour d'une campagne en Grèce, que j'avais projetée avec M. de Mortagne, celui-ci voulait tout tenter pour éclairer l'opinion de votre famille, afin de vous soustraire à l'influence de mademoiselle de Maran. Vous avez su, madame, par quelles odieuses machinations notre courageux ami avait été retenu dans les prisons de Venise pendant de longues années; nous le crûmes perdu pour nous… Cet homme généreux nous avait si vivement intéressés à votre sort, que mon père crut obéir à un pieux devoir en tâchant de remplacer M. de Mortagne auprès de vous.

– Que voulez-vous dire, monsieur?

– Mon père fit tout au monde pour se rapprocher de mademoiselle de Maran. Dans la noble illusion de sa belle âme, il croyait, par la seule influence de la raison et de la vertu, pouvoir décider madame votre tante à changer de conduite envers vous. Il eut plusieurs entrevues avec elle; il la trouva inflexible. Je ne puis vous dire, madame, ses regrets, le chagrin qu'il en éprouva. Il fit entendre à cette femme un langage tour à tour sévère, menaçant, suppliant: rien ne put la toucher.

– J'avais toujours ignoré cette intervention, monsieur; maintenant je comprends l'éloignement que ma tante a souvent témoigné pour monsieur votre père.

– Après de nouveaux voyages je le perdis… madame. – M. de Rochegune garda un moment le silence, baissa la tête, essuya furtivement une larme et reprit: – En mourant, mon père me recommanda, au nom de l'amitié qui nous unissait à M. de Mortagne, de toujours veiller sur l'orpheline qui méritait à tant de titres l'intérêt de notre ami. Hélas! madame, j'étais réduit à faire des vœux stériles pour votre bonheur. Je voulus en vain me présenter à mademoiselle de Maran; le nom que je portais fut un motif d'exclusion: elle me refusa l'entrée de sa maison. Vous aviez alors seize ans, je crois, madame. Plusieurs fois, attiré par une sorte de curiosité pieuse que m'inspirait votre position, je me trouvai sur votre chemin; il y avait sur vos traits je ne sais quel mélange de tristesse contenue, de résignation douloureuse qui me navrait. Vous me pardonnerez, n'est-ce pas? cette part mystérieuse que je prenais à votre vie. La respectueuse sympathie que j'éprouvais pour vous était comme un legs pieux que mon père, que M. de Mortagne, notre meilleur ami, avaient fait à mon cœur. Ne pouvant vous rencontrer, souvent je m'entretenais de votre position avec madame de Richeville. L'inquiète et jalouse surveillance de mademoiselle de Maran empêcha souvent quelques personnes de nos amis et des siens de parvenir jusqu'à vous. A la moindre question sur votre sort, sur ses projets sur vous, mademoiselle de Maran détournait la conversation ou refusait formellement de répondre. Un an se passa de la sorte. Je reçus une lettre de M. de Mortagne: après des tentatives et des efforts inouïs, il était parvenu à corrompre un de ses gardiens, à s'évader de Venise. Obligé de s'arrêter à Marseille par suite de ses fatigues, il m'écrivit de me rendre auprès de lui le plus tôt possible. J'y courus: je le trouvai presque mourant, mais préoccupé d'une seule chose, de votre avenir. Je lui appris que madame de Richeville, une de nos amies, avait en vain essayé de parvenir jusqu'à vous. Il me demanda si vous étiez bien portante, si vous étiez belle; je lui fis votre portrait, madame; une lueur de bonheur et de joie brilla dans son regard mourant.

 

– Excellent ami! – m'écriai-je.

– Oui, madame, vous n'en avez pas de plus fervent, de plus dévoué… Je ne le quittai plus… Madame de Richeville, bravant les convenances peut-être, mais suivant le premier mouvement de son amitié et d'une inaltérable reconnaissance, vint passer quelque temps à Marseille; elle amenait avec elle l'un des meilleurs médecins de Paris: M. de Mortagne fut sauvé… Comme toujours, il se préoccupait avant tout de votre sort… Alors revint à sa pensée ce projet d'union qui avait fait la joie, l'espérance de mon père… Cette espérance, que j'ai crue un moment réalisable, a suffi pour me donner, j'ose presque le dire, le droit… de vous supplier de disposer toujours de mon religieux dévouement. M. de Mortagne, à son arrivée à Paris, devait avoir un long entretien avec vous. Que mademoiselle de Maran y consentît ou non, il voulait vous faire part de ses projets. On croit ce qu'on veut dire, madame; il me semblait si beau d'avoir la mission de vous faire oublier une enfance, une jeunesse malheureuses! l'amitié prévenue de M. de Mortagne me montra l'avenir sous un si beau jour, que je revins à Paris partageant presque les espérances de mon ami. Tout à coup deux nouvelles foudroyantes firent évanouir ce beau rêve: votre mariage était arrêté avec M. de Lancry; et M. de Mortagne, ayant voulu se mettre trop tôt en route, était retombé gravement malade à Lyon: l'on désespérait presque de ses jours. Je courus près de lui… Ce que je lui appris empira tellement sa maladie, qu'il fut saisi d'une fièvre ardente; elle dura un mois environ. Quelques affaires pressantes m'obligèrent de le précéder à Paris; il y arriva la veille de votre mariage. Quant à moi, renonçant à un espoir caressé depuis bien longtemps, je résolus de voyager; je mis cette maison en vente, alors que j'eus l'honneur de vous voir chez moi, madame, avec M. de Lancry et mademoiselle de Maran.

– Permettez-moi une question, monsieur, savez-vous la démarche que madame de Richeville a faite auprès de moi avant mon mariage?

M. de Rochegune me regarda avec surprise, et me dit avec l'accent le plus sincère:

– Je ne sais, madame, de quelle démarche vous voulez parler.

– Veuillez continuer, monsieur, – dis-je à M. de Rochegune.

Je pensais avec angoisse qu'il allait sans doute me parler de Gontran dans les mêmes termes que madame de Richeville. Quoique jusqu'alors la conversation de M. de Rochegune eût été remplie de délicatesse, de mesure et de respect, je n'aurais pas souffert la moindre attaque contre M. de Lancry.

M. de Rochegune continua:

– Vous le voyez, madame, par ce long préambule, depuis dix ans votre sort n'a pas cessé d'occuper M. de Mortagne, mon père ou moi, tout ceci à votre insu, je le sais; mais enfin, puisse cet intérêt si vif, si soutenu, me donner maintenant le droit de vous dire une vérité utile, quelque cruelle que soit cette vérité.

– Monsieur, je ne sais ce que vous avez à me dire… mais s'il s'agit de quelque récrimination contre M. de Lancry, il est inutile de prolonger cet entretien.

M. de Rochegune me regarda avec un étonnement presque douloureux.

– Je le vois, madame, je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous… Du moment où vous avez donné votre main à M. de Lancry, ce choix si honorable pour lui l'a placé à mes yeux parmi les personnes auxquelles je serais heureux de prouver mon dévouement. Une des raisons qui me donnent le courage de venir à vous en toute confiance, madame, c'est que mes paroles intéressent autant M. de Lancry que vous-même.

Ce simple et noble langage me débarrassa d'un poids énorme, mais il éveilla mes craintes au sujet de Gontran.

– Que venez-vous m'apprendre, monsieur? – m'écriai-je vivement.

Après un moment de silence, il me répondit:

– Vous voyez souvent M. Lugarto, madame?

– Oui, monsieur, et je dirais presque malgré moi, s'il n'était pas l'ami de M. de Lancry.

– Savez-vous, madame, ce que c'est que M. Lugarto?

– Hélas! monsieur, je le sais.

– Savez-vous, madame, que M. Lugarto passe maintenant sa vie chez mademoiselle de Maran?

– Je l'ignorais… monsieur; j'avais au contraire entendu mademoiselle de Maran le traiter avec l'ironie la plus impitoyable.

– Sans doute mademoiselle de Maran l'a traité ainsi jusqu'au jour où elle a reconnu que vous n'aviez pas, madame, d'ennemi plus dangereux que cet homme.

– Cela devait être, – dis-je en souriant avec amertume… – ma tante m'avait presque prévenue de cette nouvelle perfidie.

– Mais vous ignorez, madame, toute la noirceur, toute la lâcheté de cette nouvelle machination de mademoiselle de Maran… Vous ne savez pas l'indigne appui qu'elle prête par ses discours aux calomnies infâmes de M. Lugarto!

– Et quelles calomnies… monsieur? Ce que dit un pareil homme est-il compté? et d'ailleurs que peut-il dire?

– Oh! rien qu'il ne puisse justifier, madame, rien non plus qui ne soit vrai, ce qui rend malheureusement ses affreuses médisances plus fatales… Il dit que M. de Lancry est son ami intime, et il le prouve en se montrant sans cesse avec vous et avec lui. Il dit que chaque matin il vous envoie des fleurs dont vous vous parez, et cela est encore vrai; il dit que les fêtes qu'il va donner, c'est pour vous qu'il les donne; il dit que devant le monde vous lui témoignez de la froideur, mais que cette froideur est une feinte convenue avec vous pour tromper votre mari… Il dit enfin que vous l'aimez, madame!

Je regardai M. de Rochegune avec tant de stupeur qu'il crut que je ne l'avais pas entendu; il reprit: – Oui, madame… M. Lugarto dit que vous l'aimez.

Cette accusation me parut d'une stupidité si révoltante, que je m'écriai avec un éclat de rire sardonique:

– Moi! aimer cet homme! mais c'est de la folie, monsieur; qui croira jamais cela? qui admettra cela comme possible? Sans doute, je regrette amèrement l'intimité qui s'est établie entre lui et mon mari, je regrette amèrement d'être de sa part l'objet d'attentions que je méprise et que je hais… mais, jamais, mon Dieu! je n'ai craint de voir ces relations que j'abhorre interprétées de la sorte.

M. de Rochegune me regardait avec une expression de pitié douloureuse.

– Hélas! madame, – reprit-il après un assez long silence, – il m'en coûte de vous convaincre d'une réalité bien affligeante; mais votre repos, mais… le dirai-je? le soin de l'honneur… oui, de l'honneur de M. de Lancry, me font un devoir de vous éclairer.

– Ah! monsieur, parlez…

– Vous êtes bien jeune, madame; vous êtes fière de la noblesse, de la pureté de vos sentiments; vous êtes fière de l'amour que vous éprouvez, de celui que vous inspirez à l'homme que vous avez choisi; vous êtes fière de votre bonheur enfin, parce qu'il est noble, grand et légitime; vous dédaignez des calomnies infâmes. Qui voudra les croire? dites-vous. Écoutez, madame. Au lieu de supposer le monde ce qu'il est, avide de scandale et de médisance, croyant au mal, parce que la sottise et la vulgarité ont juste l'intelligence qu'il faut pour répéter, pour colporter une médisance; supposez le monde spectateur impartial… que voit-il? Vous, belle, jeune, sans expérience, paraissant déjà presque oubliée par votre mari, tandis que lui rend ses soins empressés à une femme très à la mode et d'une réputation souvent compromise. Ce n'est pas tout, l'ami de votre mari, madame, vit dans votre intimité de chaque jour, partout il vous accompagne; sa renommée est telle qu'on le sait incapable de s'occuper d'une femme avec désintéressement; il dit bien haut, il affiche à tous les yeux les préférences forcées, je n'en doute pas, qu'il reçoit de vous: ces apparences fâcheuses sont envenimées par la jalousie qu'une femme dans votre position, madame, inspire à tontes les femmes. Mademoiselle de Maran, poursuivant l'œuvre de perfidie et de méchanceté qu'elle a commencée dès votre enfance, joue un autre rôle maintenant. C'est contre sa volonté, dit-elle, que vous avez épousé M. de Lancry; elle redoutait sa légèreté, dont il ne donne maintenant que trop de preuves en s'occupant si évidemment de la princesse Ksernika. Mademoiselle de Maran dit encore qu'elle a représenté à M. de Lancry qu'il vous pousserait dans quelque funeste voie de représailles; que votre position est d'autant plus dangereuse que vous voyez souvent M. Lugarto, et qu'à part quelques prétentions puériles elle ne peut s'empêcher de trouver cet étranger doué de qualités charmantes et faites pour séduire une femme… Ce n'est pas tout, madame; préparez vous à un dernier coup plus cruel encore que les autres, parce qu'il n'attaque pas que vous seule… mademoiselle de Maran donne encore une autre cause au regret qu'elle éprouve de votre mariage avec M. de Lancry; elle affirme que, par suite de dettes énormes contractées par votre mari avant votre mariage, votre fortune est maintenant gravement compromise, et que…