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Les mystères du peuple, Tome V

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– Et pourtant, Loysik! – s'écria Ronan, – honte! iniquité!.. reconnaître ce pouvoir maudit, né d'une conquête spoliatrice et sanglante! le reconnaître, ce droit du vol et du meurtre! l'oppression de la race gauloise par la race franque!..

– Frère, autant que toi je déplore ces malheurs; mais que faire? Hélas! la conquête et l'Église, sa complice, pèsent sur la Gaule depuis plus d'un siècle, elles y ont déjà poussé de détestables mais profondes racines; les populations hébétées, énervées par les prêtres, sont accoutumées à respecter ce pouvoir odieux que le temps, l'habitude, la peur, l'ignorance des peuples, ont déjà en partie consacré. Notre descendance aura donc à compter avec ce pouvoir fortifié par les années; elle devra forcément le reconnaître, tout en revendiquant de lui, par la force s'il le faut, une partie des droits dont nos pères ont été déshérités par la conquête. Mais qu'importe, mes amis! ce premier pas fait, d'autres suivront d'âge en âge, hélas! au prix de luttes terribles sans doute; mais à chacun de ces pas, marqué par son sang, notre race se rapprochera de plus en plus de l'affranchissement… oui, viendra enfin ce beau jour prophétisé par Victoria la Grande, ce beau jour où la Gaule, foulant enfin sous ses pieds la couronne des rois franks et des papes de Rome, se relèvera fière, glorieuse et libre…

La nouvelle du retour de Loysik, volant de bouche en bouche, amena spontanément à la communauté tous les habitants de la vallée. On fêta ce jour avec une joyeuse cordialité; il assurait de nouveau le repos, les biens, la liberté des moines du monastère et de la colonie de Charolles.

Moi, Ronan, fils de Karadeuk, j'ai terminé d'écrire ce dernier récit deux ans après la mort de la reine Brunehaut, vers la fin des kalendes d'octobre de l'année 615. Clotaire II continue de régner sur toute la Gaule, comme avait régné seul son bisaïeul Clovis et son aïeul Clotaire Ier. Le meurtrier des petits-enfants de Brunehaut ne dément pas les sinistres commencements de sa vie. Cependant la charte royale et la charte épiscopale, relatives à la colonie et à la communauté, ont été jusqu'ici respectées. Mon frère Loysik, ma bonne vieille petite Odille, l'évêchesse et mon ami le Veneur, continuent de défier l'âge par leur santé.

Je charge le fils de mon fils de porter ce récit aux descendants de Kervan, frère de mon père, et comme lui fils de Jocelyn… La Bretagne est toujours la seule province de la Gaule qui soit jusqu'ici restée indépendante; elle a repoussé les troupes franques de Clotaire II, comme elle a repoussé les attaques des autres rois. L'esprit druidique inspire et soutient l'indomptable Armorique; puisse Hésus la préserver ainsi à travers les âges du souffle empoisonné, cadavéreux, liberticide, de l'Église catholique et romaine!

Mon petit-fils arrivera, je l'espère, sans malencontre jusqu'au berceau de notre famille, situé près des pierres sacrées de Karnak, ainsi que j'ai fait moi-même ce pieux pèlerinage, il y a cinquante ans et plus. Là, dans cette terre libre, mon petit-fils retrempera, comme moi, sa foi à l'indépendance future de la Gaule.

Je consigne sur cette feuille un fait important pour notre famille, divisée en deux branches, l'une habitant la Bourgogne, l'autre la Bretagne. En ces temps de guerre civile et de désordre, la paix, la liberté dont nous jouissons peuvent être violemment attaquées; nos descendants sauront, je l'espère, mourir plutôt que de redevenir esclaves; mais si, par faiblesse, ce malheur arrivait, si des événements imprévus s'opposaient à une résolution héroïque, si notre race devait de nouveau subir la servitude et être emmenée au loin captive, il serait bon, en prévision d'infortunes, hélas! toujours possibles, que tous ceux de notre famille portent, ainsi que les enfants de mon fils, un signe de reconnaissance ineffaçable imprimé sur le bras au moyen de la pointe d'une aiguille rougie au feu et trempée dans le suc de baies de troëne; la douleur n'est pas grande, et la peau délicate des enfants reçoit et conserve à jamais ces traces indélébiles: les mots gaulois Brenn et Karnak, mots qui rappellent les glorieux souvenirs de nos ancêtres, devraient être écrits sur le bras droit de tous les enfants de notre descendance, et toujours ainsi de génération en génération… Qui sait s'il n'adviendra pas à travers les âges des rencontres telles que notre famille, maintenant divisée en deux branches, puisse trouver dans ce signe convenu le moyen de se reconnaître et de se prêter secours?

Et maintenant, ô nos fils! vous qui lirez ces récits dictés, comme les autres légendes de nos aïeux, par l'ardent désir de conserver en vous le saint amour de la patrie, de la famille, l'horreur du joug des conquérants, et l'espoir de le briser un jour, ce joug abhorré… ô nos fils! que la moralité des aventures de ma vie, de celle de mon père Karadeuk et de mon frère Loysik, ne soit pas perdue pour vous; puisez-y enseignement, exemple, espoir, courage… oui, guerre éternelle aux deux ennemis mortels de la Gaule, les rois franks, les évêques de Rome! guerre à outrance contre la royauté, contre l'Église, jusqu'au jour de liberté!.. prédit par Victoria la Grande à notre aïeul Scanvoch!

FIN DE RONAN LE VAGRE ET KARADEUK LE BAGAUDE

LA CROSSE ABBATIALE
OU
BONAIK L'ORFÉVRE ET SEPTIMINE LA COLIBERTE

615-793

CHAPITRE PREMIER

Les Arabes en Gaule. – Ils ravagent la Bourgogne, le Limousin; prennent Bordeaux et s'avancent jusqu'à Blois, Tours et Poitiers. —Abd-el-Melek. —Abd-el-Kader et ses cinq fils à Narbonne. —Rosen-aër. – Arrivée de Karl-Martel (ou Marteau). – Le monastère de Saint-Saturnin. —Septimine la Coliberte. – Le dernier rejeton de Clovis. – Comment Amael avait changé son nom pour celui de Berthoald, capitaine aventurier. – Karl-Martel.

Moi, Amael, pour accomplir le vœu de notre ancêtre Joël, le brenn de la tribu de Karnak, j'ai écrit les récits suivants: Né en l'année 712, j'avais pour père Guen-aël, pour grand-père Wanoch, pour bisaïeul Alan, fils de Grégor, petit-fils de Ronan le Vagre, mort en 616, dans la vallée de Charolles, paisible colonie où, à l'abri des guerres civiles qui désolaient la Gaule, la descendance de Ronan vécut libre et heureuse jusqu'en 732. À cette époque, les Arabes, depuis longtemps établis dans le midi de la Gaule, envahirent la Bourgogne, pillèrent et incendièrent Châlons-sur-Saône, ravagèrent la vallée de Charolles, et emmenèrent esclaves le peu d'habitants qui avaient survécu à une défense désespérée. Pendant les cent vingt ans qui s'écoulèrent entre la mort de Ronan et l'année 737, où commence ce récit, dix rois de la race de Clovis régnèrent sur la Gaule: Clotaire II, justicier de Brunehaut, mourut en 628; Dagobert en 638, Clovis II en 660, Childérik II en 673, Thierry III en 690, Clovis III en 695, Childebert III en 711, Dagobert II en 715, Chilpérik II en 720, Thierry IV en 736.

Après la mort de Dagobert Ier, commença le véritable règne des maires du palais, fonctions devenues presque toujours héréditaires, entre autres dans la famille de Pépin d'Héristal, famille de race franke, issue de l'évêque Arnulf, dont les immenses domaines, dus à la sanglante iniquité de la conquête, embrassaient une grande partie de l'est de la Gaule. La plupart des rois descendant de Clovis, dépossédés de l'exercice de la royauté par l'ambition toujours croissante des maires du palais, se montrèrent dignes de leur royale lignée par leurs vices, leurs crimes, leurs précoces et honteuses débauches. N'ayant de rois que le nom, ils furent appelés rois fainéants. Sauf la Bretagne, toujours rebelle au joug des Franks, et la Bourgogne, qui trouvait sa sécurité dans son éloignement des contrées que les Franks d'Ostrasie et les Franks de Neustrie se disputaient dans de sanglantes batailles, la Gaule continua d'être livrée à toutes les misères de l'esclavage, à tous les désastres des guerres civiles, désastres portés à leur comble en 719 par la première invasion des Arabes venus d'Afrique à travers l'Espagne, leur première conquête. Ces fils de Mahomet, après s'être établis en Languedoc, en Provence et en Roussillon, ravagèrent la Bourgogne, s'avancèrent jusqu'à la Loire, prirent la cité de Bordeaux, pillèrent Tours, Blois, Poitiers, ville près de laquelle ils furent battus, en 732, par Karl-Martel, maire du palais de Thierry IV et bâtard de Pépin d'Héristal. Malgré cette défaite, les Arabes conservèrent le Languedoc, où ils vivaient en maîtres depuis plus de vingt ans.

Les premiers événements de cette nouvelle légende de notre famille se passent en Languedoc, pays cher à nos souvenirs; l'époux de Siomara, cette vaillante Gauloise, aïeule de Margarid, femme de Joël, n'était-il pas chef d'une des tribus originaires de cette contrée, qui allèrent en Asie fonder l'empire oriental des Gaules? Plus tard, grand nombre des mêmes peuplades accompagnèrent Brennus lors de cette campagne d'Italie, où il fit payer rançon à Rome, rançon que la Rome des empereurs et que la Rome des papes n'a fait que trop chèrement payer à la Gaule, conquise à son tour! Les funestes divisions suscitées par les descendants des rois détrônés et rasés par Ritta-Gaür vinrent ensuite ébranler et désunir la glorieuse république des Gaules, à qui le pays, sous la sage et patriotique inspiration des druides, avait dû tant de siècles de grandeur et de prospérité; alors le Languedoc, presque livré à ses propres forces pour résister à l'invasion romaine, combattit intrépidement, ayant à sa tête Budok, ce guerrier géant, qui, dédaigneux de la mort, allait demi-nu, à la bataille, armé d'une massue de fer; Bituit, un des plus vaillants hommes de l'Auvergne, ce chef qui donnait pour repas à sa meute de guerre une légion romaine, se joignit à Budok; mais, malgré leur résistance héroïque, ils furent écrasés par les forces supérieures des Romains, et ceux-ci établirent en Gaule leur première colonie, dont Narbonne fut la capitale. Triste souvenir!.. ce fut non loin de Narbonne que notre aïeul Sylvest, livré aux animaux féroces dans le cirque d'Orange, échappa à une mort presque certaine, pour entendre les cris déchirants de sa sœur Siomara, la courtisane, expirant dans les tortures sous les yeux de Faustine, la patricienne. Lors de la grande insurrection nationale de Vindex, le Languedoc, à la voix de ses druides, se souleva de nouveau. À cette formidable insurrection, ce pays gagna d'être régi par ses propres lois, d'élire ses chefs, et de faire respecter le culte druidique, dont les innombrables monuments sont encore debout, à cette heure… pierres sacrées qui défieront les âges! Cette fertile province, sous le nom de Gaule narbonnaise, grandit de nouveau en prospérité, en richesse; et au temps où vivait Victoria la Grande, nulle contrée ne fut plus opulente, plus civilisée; partout les arts, les lettres florissaient; partout s'élevaient des écoles dont le renom s'étendait jusqu'aux confins du monde connu; les vaisseaux de commerce sillonnaient la Méditerranée ou naviguaient sur la Garonne et sur le Rhône; mais bientôt les prêtres catholique envahirent ces provinces, prêchant d'abord, ainsi qu'ils le firent partout ailleurs, la divine parole de Jésus; puis, lui substituant peu à peu, en abusant de la confiante crédulité populaire, la religion des papes de Rome, ils commencèrent, là comme ailleurs, à dégrader, à hébéter les peuples.

 

Lors de l'invasion des hordes venues des forêts du Nord, les Franks de Clovis conquirent le nord de la Gaule; les Wisigoths, autres tribus franques, conquirent le midi, et, après des ravages sans nombre, ils s'établirent en Languedoc, vers 460, sous leur chef Théodorik. Les peuples du midi de la Gaule avaient jusqu'alors professé l'arianisme, secte dissidente, qui, se rapprochant davantage du primitif Évangile, voyait avec raison dans Jésus, le charpentier de Nazareth, non pas un Dieu, mais un sage. Les Évêques, après avoir, selon leur coutume, lâchement adulé et consacré la conquête des Wisigoths, afin de partager avec eux la puissance et le butin, appelèrent à leur aide Clovis, l'orthodoxe, contre Théodorik, roi de ces Wisigoths, dont le crime était de tolérer l'hérésie arienne. Clovis, ce fils chéri de l'Église, accourut à l'appel de ses bons amis les évêques, et, pour mériter le paradis, il désola, pilla le pays sur son passage, exterminant ou emmenant esclaves les populations accusées d'arianisme. Dans cette guerre horrible, prêchée par les prêtres catholiques, de nouveau le sang coula par torrents, de nouveau les ruines s'amoncelèrent, et, en 508, Clovis, entrant à Toulouse, incendie, massacre, et s'en retourne au nord de la Gaule, traînant à sa suite de nombreux captifs. Après son départ, les anciens chefs wisigoths se disputent cette contrée, les discussions civiles la, déchirent encore. En 561, elle est partagée entre les trois fils de Clotaire I. Nouvelles guerres, nouveaux désastres. En 613, le Languedoc rentre sous la domination de Clotaire II, justicier de Brunehaut, et seul roi de toute la Gaule; plus tard, en 630, le bon roi Dagobert cède à son frère Charibert une partie du Languedoc, l'Aquitaine et la Septimanie (ainsi nommée à cause des sept villes principales de cette province). Bientôt Charibert meurt; son fils est tué au berceau par ordre de Dagobert. Plus tard, ce roi cède l'Aquitaine, à titre de duché héréditaire, aux deux frères de Charibert; leur descendant Eudes, duc d'Aquitaine, se soulève alors contre les rois franks du nord, déjà gouvernés par les maires du palais; de cruelles guerres intestines dévastent encore ce pays jusqu'à l'invasion et la conquête des Arabes, en 719. Ceux-ci chassent ou asservissent les Wisigoths; les Gaulois, énervés par l'Église, subissent la domination arabe, comme ils avaient autrefois subi la domination des Wisigoths, gagnant presque à ce changement, les conquérants du Midi, fidèles à la religion de Mahomet, étaient du moins, malgré leur ardeur guerrière, plus civilisés que les conquérants du Nord. Un grand nombre de ces Gaulois, hommes libres, colons, Coliberts [A] ou esclaves, avaient même, autant par haine de l'Église catholique que pour vivre en paix avec leurs nouveaux dominateurs, embrassé la religion de Mahomet [B], religion qui, du moins, exaltant le sentiment de nationalité chez ses croyants, et ne mettant pas son paradis au prix d'atroces souffrances, ou d'une lâche résignation à la conquête de l'étranger, promettait à ses élus un paradis peuplé de charmantes houris. – Le croyant vertueux (disait le Koran, évangile des Mahométans) doit être introduit dans les délicieuses demeures d'Éden, jardins enchantés où coulent des fleuves aux rives ombragées. Là le croyant, paré de bracelets d'or, vêtu d'habits verts tissus de soie, rayonnant de gloire, reposera sur le lit nuptial, prix fortuné du séjour de délices.

Ainsi, grand nombre de Gaulois du midi, préférant les blanches houris promises par le Koran aux séraphins joufflus du paradis des catholiques, embrassèrent avec ardeur le mahométisme. Les mosquées s'élevaient en Languedoc à côté des basiliques; les Arabes, plus tolérants que les évêques, permettaient aux catholiques restés fidèles à leur culte de l'exercer paisiblement. Le mahométisme, fondé par Mahomet pendant le siècle passé (vers 608), proclamait d'ailleurs la divinité des saintes Écritures, reconnaissait Moïse et les prophètes juifs comme élus du Seigneur; mais ne reconnaissait pas Jésus comme fils de Dieu. —O vous qui avez reçu les Écritures, ne passez pas les bornes de la foi; ne dites de Dieu que la vérité: Jésus est le fils de Marie, l'envoyé du Très-Haut, mais non son fils. Ne dites pas qu'il y ait une Trinité en Dieu, il est un. Jésus ne rougira pas d'être le serviteur de Dieu: les anges qui environnent le trône de Dieu obéissent à Dieu!– Telles sont les paroles du Koran; elles sembleront peut-être curieuses à notre descendance, à nous, fils de Joël… Voilà pourquoi Amael les cite ici.

La ville de Narbonne, capitale du Languedoc, sous la domination arabe, avait, en 737, un aspect tout oriental, autant par la pureté du ciel et l'ardeur du soleil, que par le costume et les habitudes d'un grand nombre de ses habitants: les lauriers-roses, les chênes verts, les palmiers, rappelaient la végétation africaine. Les femmes sarrazines allaient aux fontaines ou en revenaient une amphore d'argile rouge, élégamment posée sur leur tête, et drapées dans leurs vêtements blancs, comme les femmes du temps d'Abraham ou du jeune homme de Nazareth, que Geneviève, notre aïeule, avait vu mettre à mort plus de six siècles avant cette époque. Des chameaux au long cou, chargés de marchandises, sortaient de la cité pour se rendre à Nîmes, à Béziers, à Toulouse ou à Marseille; souvent ces caravanes rencontraient dans les champs, tantôt des masures de boue, recouvertes de roseaux, habitées par les Gaulois laboureurs, tour à tour esclaves des Wisigoths et des Musulmans, tantôt les tentes d'une tribu de Berbères, montagnards arabes, descendus des sommets de l'Atlas, et qui conservaient en Gaule leurs habitudes nomades et guerrières, toujours prêts à monter leurs infatigables et rapides chevaux pour aller combattre au premier appel de l'émir de la province; de loin en loin, sur les crêtes des montagnes, l'on voyait des tours élevées, où les Sarrazins, en temps de guerre, allumaient des feux afin de correspondre entre eux par ces signaux de nuit.

Dans la cité presque musulmane de Narbonne, ainsi que dans toutes les autres villes de la Gaule, soumises aux Franks et aux évêques, il y avait, hélas! des marchés publics où l'on vendait des esclaves; mais ce qui donnait au marché de Narbonne un caractère particulier, c'était la diversité de race des captifs que l'on offrait aux acheteurs: on voyait là grand nombre de nègres, de négresses et de négrillons d'Éthiopie d'un noir d'ébène; des métis, au teint cuivré, de belles jeunes filles et de beaux enfants grecs venant d'Athènes, de Crète ou de Samos, captifs enlevés lors des nombreuses courses des Arabes, chez qui Mahomet, leur prophète, avait, en politique habile, développé la passion des expéditions maritimes: —Le croyant qui meurt sur terre n'éprouve qu'une douleur à peine comparable à celle d'une piqûre de fourmi, – dit le Koran; —mais le croyant qui meurt sur mer éprouve, au contraire, la délicieuse sensation qu'éprouverait l'homme en proie à une soif ardente, à qui l'on offrirait de l'eau glacée mélangée de citron et de miel. – Autour du marché aux esclaves s'élevaient de nombreuses boutiques arabes remplies d'objets fabriqués surtout à Grenade et à Cordoue, alors centres des arts et de la civilisation sarrazine: c'étaient des armes brillantes, des tasses d'or et d'argent ornées d'arabesques délicats, des coffrets d'ivoire ciselé, des coupes de cristal, de riches étoffes de soie, des chaussures brodées, des colliers, des bracelets précieux; à l'entour de ces boutiques se pressait une foule aussi variée de race que de costume: ici les Gaulois originaires du pays, avec leurs larges braies, vêtement qui avait fait, depuis des siècles, donner à cette partie de la Gaule le nom de Bracciata (ou brayée); là les descendants des Wisigoths conservaient, fidèles à la vieille mode germanique, leurs habits de fourrures malgré la chaleur du climat; ailleurs c'étaient des Arabes portant robes et turbans de couleurs variées; de temps à autre, les cris des prêtres musulmans, appelant les croyants à la prière du haut des mosquées, se joignaient aux tintements des cloches des basiliques, appelant les catholiques à la prière. – Chiens de chrétiens! – disaient les Arabes ou Gaulois musulmans. – Maudits païens! damnés renégats! – répondaient les catholiques; et chacun s'en allait, paisiblement d'ailleurs, exercer son culte. Mahomet, beaucoup plus tolérant que ces évêques de Rome qui faisaient massacrer, au nom du Seigneur, les Gaulois ariens par les Franks de Clovis, Mahomet ayant dit dans le Koran: —Ne faites aucune violence aux hommes à cause de leur foi.

Abd-el-Kader, l'un des plus vaillants chefs des guerriers d'Abd-el-Rhaman, lors du vivant de cet émir, tué depuis cinq ans dans les plaines de Poitiers, où il livra une grande bataille à Karl-Martel (ou marteau), Abd-el-Kader, après avoir ravagé et pillé le pays et les églises de Tours et de Blois, occupait une des plus belles maisons de la cité de Narbonne, depuis la conquête arabe; il avait fait accommoder cette demeure à la mode orientale, boucher les fenêtres extérieures, et planter de lauriers-roses la cour intérieure, au milieu de laquelle jaillissait une fontaine d'eau vive: son sérail occupait une des ailes de cette maison; dans l'une des chambres de ce harem, tapissée d'une riche tenture, entourée de divans de soie et éclairée par une fenêtre garnie d'un treillis doré, se trouvait une femme encore d'une beauté rare, quoique elle eût environ quarante ans. Il était facile de reconnaître, à la blancheur de son teint, à la couleur blonde de ses cheveux, à l'azur de ses yeux, qu'elle n'était pas de race arabe; on lisait sur ses traits pâles, attristés, l'habitude d'un chagrin profond; le rideau qui fermait la porte de la chambre où elle se tenait se souleva et Abd-el-Kader entra; ce guerrier, au teint basané, avait environ cinquante ans; sa barbe et sa moustache grisonnaient; sa figure, calme, grave, avait une expression de dignité douce. Il s'avança lentement vers la femme et lui dit: —Rosen-Aër, nous nous voyons peut-être aujourd'hui pour la dernière fois…

La matrone gauloise parut surprise et répondit: – Si je ne dois plus vous revoir, je vous regretterai; je suis votre esclave; mais vous avez été compatissant et généreux envers moi. Jamais je n'oublierai qu'il y a six ans, lorsque les Arabes ont envahi la Bourgogne, et sont venus ravager la vallée de Charolles, où ma famille vivait libre, paisible, heureuse, depuis plus d'un siècle, vous m'avez respectée: prise par vos soldats et conduite à votre tente, je vous ai déclaré qu'à la moindre violence je me tuerais… vous m'avez crue, depuis vous m'avez toujours dignement traitée en femme libre et non pas en esclave…

– La miséricorde est le partage des croyants, – dit notre Koran; je n'ai fait qu'obéir à la voix du prophète; mais toi, Rosen-Aër, peu de temps après avoir été amenée ici captive, lorsque Ibrahim, mon dernier né, a failli mourir, ne m'as-tu pas demandé à lui donner les soins d'une mère? ne l'as-tu pas veillé durant de longues nuits comme s'il eût été ton propre fils? Aussi, par récompense, et pour accomplir ces paroles du Koran: —Délivrez vos frères de l'esclavage, – je t'ai offert la liberté.

 

– Qu'en aurais-je fait? où serais-je allée?.. J'ai vu tuer sous mes yeux mon frère, mon mari, dans leur résistance désespérée contre vos soldats, lors de l'attaque de la vallée de Charolles, et déjà, en ce triste temps, je pleurais mon fils Amael, disparu depuis six années, je le pleurais, hélas! comme je le pleure encore chaque jour.

Rosen-Aër, en disant ces mots, ne put retenir ses larmes; elles inondèrent son visage. Abd-el-Kader la regarda tristement et reprit: – Ta douleur de mère m'a souvent touché; je ne peux malheureusement ni te consoler ni te donner quelque espoir. Comment retrouver ton enfant disparu si jeune, car il avait, m'as-tu dit, quinze ans à peine?

– Oui, et maintenant il en aurait vingt-cinq; mais, – ajouta Rosen-Aër en essuyant ses larmes, – ne parlons plus de mon fils; il est à jamais perdu pour moi… Pourquoi m'avez-vous dit que nous nous voyions peut-être aujourd'hui pour la dernière fois?

– Karl-Martel, le chef des Franks, s'avance à marches forcées à la tête d'une armée formidable pour nous chasser des Gaules. Hier, nous avons été instruits de son approche; dans deux jours peut-être les Franks seront sous les murs de Narbonne. Abd-el-Melek, notre nouvel émir, venu d'Espagne, pense, et je partage cet avis, que nos troupes doivent aller à la rencontre de Karl… Nous partons; la bataille sera sanglante: peut-être Dieu voudra-t-il m'envoyer la mort dans ce combat; voilà pourquoi je viens te dire: Rosen-Aër, il se peut que nous ne nous voyions plus… Si tel est le dessein de Dieu, que deviendras-tu?

– Vous le savez, la mort de mon époux et de mon frère m'a brisée; un espoir insensé de retrouver mon enfant me rattache seul à la vie… Plus d'une fois vous m'avez généreusement offert, non-seulement la liberté, mais de l'or, mais un guide pour voyager à travers les Gaules à la recherche de mon fils; mais le courage, mais la force m'ont manqué, ou plutôt ma raison m'a démontré la folie d'une pareille entreprise au milieu des guerres civiles qui désolent ce malheureux pays… Aussi mes jours se passent à gémir sur la vanité de mes espérances, et cependant à espérer malgré moi; si je ne dois plus vous revoir, si je dois quitter cette maison, où j'ai du moins pu pleurer en paix, à l'abri des hontes et des misères de l'esclavage, j'ignore ce que je deviendrai: si ma triste vie m'est trop pesante… je m'en délivrerai…

– Je ne veux pas que toi, qui as été une seconde mère pour mon fils, tu te désespères ainsi. Rosen-Aër, voici ce que je crois sage: Pendant mon absence, tu quitteras Narbonne.

– Pourquoi cela?

– Nous allons à la rencontre des Franks; notre armée est vaillante, mais la volonté de Dieu est immuable; ils peuvent nous vaincre, nous poursuivre, mettre le siége devant cette ville et la prendre. Alors, toi, ainsi que tous les habitants, vous serez exposés au sort de ceux qui se trouvent dans une ville enlevée d'assaut: ce sort, c'est la mort ou l'esclavage. Pour ne pas t'exposer à ces maux, je t'offre de te faire conduire à quelques lieues d'ici, dans un lieu écarté, chez l'un des colons gaulois qui cultivent mes terres.

– Vos terres! – reprit Rosen-Aër avec amertume, – dites plutôt celles dont vos guerriers se sont emparés par la force et la violence.

– Telle a été la volonté de Dieu…

– Ah! pour vous et votre race, Abd-el-Kader, je souhaite que la volonté de Dieu vous épargne la douleur de voir un jour les champs de vos pères à la merci des conquérants!

– Les desseins de Dieu sont à lui… l'homme se soumet. Si Dieu veut que dans la prochaine bataille contre Karl-Martel nous soyons victorieux, tu reviendras ici à Narbonne; si nous sommes vaincus, si je suis tué dans le combat, si nous sommes chassés des Gaules, tu n'auras rien à craindre, je l'espère, dans la solitude où je t'envoie. Le colon est, comme toi, de race gauloise; il est honnête homme. Tu resteras près de lui et de sa famille… Voici un petit sac de pièces d'or; tu vivrais jusqu'à cent ans, que tu ne seras jamais à charge à ce colon, et tu te souviendras de moi comme d'un homme humain.

– Je me souviendrai de vous, Abd-el-Kader, comme d'un homme généreux, malgré le mal que votre race a fait à la mienne.

– Dieu nous a envoyés ici pour faire triompher la religion prêchée par Mahomet, la seule vraie.

– Les évêques disent aussi leur religion la seule vraie.

– Qu'ils le prouvent… nous les laissons libres de prêcher leurs croyances. La foi musulmane, depuis un siècle à peine qu'elle a été proclamée, a déjà soumis l'Orient presque tout entier, l'Espagne et une partie de la Gaule… Nous sommes, je te le répète, les instruments de la volonté divine. Si elle veut que je meure dans la prochaine bataille, nous ne nous reverrons plus; si, malgré ma mort, nos armes triomphent, mes fils, s'ils me survivent, prendront soin de toi… Ibrahim te vénère comme sa mère.

– Quoi! lui si jeune, vous l'emmenez à la guerre?

– L'adolescent qui peut dompter un cheval et tenir un sabre est en âge de se battre… Ainsi, tu acceptes mes offres, Rosen-Aër?

– Je les accepte… J'aurais horreur de tomber aux mains des Franks! Triste temps que le nôtre! l'on n'a que le choix de la servitude. Heureux du moins ceux qui, comme moi, rencontrent des cœurs compatissants.

– Fais donc tes préparatifs de voyage… Moi-même je vais partir dans une heure à la tête d'une partie de nos troupes; je reviendrai te chercher, et nous quitterons ensemble cette maison, toi, pour aller chez le colon, moi, pour aller à la rencontre de l'armée des Franks.

Lorsque Abd-el-Kader revint chercher Rosen-Aër, il avait revêtu son costume de bataille: il portait une cuirasse d'acier brillant, un turban rouge enroulé autour de son casque doré; à son côté pendait un cimeterre d'un merveilleux travail: le fourreau, d'or massif ainsi que la poignée, était orné d'arabesques, de corail et de diamants. Le guerrier arabe dit à Rosen-Aër avec une émotion contenue: – Permets que je t'embrasse comme ma fille.

Rosen-Aër tendit son front en répondant à Abd-el-Kader: – Je fais des vœux pour que vos enfants conservent longtemps leur père.

L'Arabe et la Gauloise quittèrent ensemble le harem. À l'extérieur de la maison, ils trouvèrent les cinq fils du vieillard: Abd-Allah, Hasem, Abul-Casem, Mohamed et Ibrahim, son dernier né, tous armés et à cheval, portant par-dessus leurs armes de longs et légers manteaux de laine blanche à houppes noires. Le plus jeune de la famille, adolescent de quinze ans au plus, descendit de cheval en voyant Rosen-Aër, alla lui prendre la main, la baisa respectueusement et lui dit: – Tu as été pour moi une mère, permets que je te salue comme un fils.

La matrone gauloise répondit les larmes aux yeux en songeant à son fils Amael, qui avait aussi quinze ans lorsqu'il disparut de la vallée de Charolles: – Que Dieu te protége, toi, qui, si jeune encore, vas courir les danger de la guerre!

– Croyants, lorsque vous marchez à l'ennemi soyez inébranlables, dit le prophète, – reprit l'adolescent d'une voix grave et douce. – Nous allons guerroyer contre ces Franks, maudits infidèles! Je combattrai vaillamment sous les yeux de mon père… Dieu a marqué le terme de notre vie!

Et le jeune Arabe, après avoir de nouveau respectueusement baisé la main de Rosen-Aër, l'aida à monter sur une mule amenée par un esclave noir qui la tenait par la bride. Alors on entendit au loin le bruit guerrier des clairons. Abd-el-Kader fit de la main et du regard un dernier adieu à Rosen-Aër; puis l'Arabe, dont l'âge n'avait pas affaibli la vigueur, s'élança sur son cheval, et partit bientôt au galop suivi de ses cinq fils. Pendant un moment encore, la Gauloise suivit des yeux les longs manteaux blancs que soulevait la course rapide de l'Arabe et de ses fils; puis, lorsqu'ils eurent disparu à ses yeux, dans un nuage de poussière, Rosen-Aër dit à l'esclave noir de diriger la mule vers la porte de Narbonne, afin de gagner la campagne et la demeure du colon.