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Les mystères du peuple, Tome V

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Rosen-Aër et la Coliberte, le cœur palpitant d'espérance et d'angoisse, se tenaient auprès de la fenêtre serrées l'une contre l'autre. Les apprentis mirent le baril dehors; les ténèbres étaient profondes, l'on ne distinguait pas même la blancheur du bâtiment dont la partie basse servait de cachot à Amael. Bientôt, attiré par lui, le baril disparut dans l'ombre; à mesure qu'il s'éloignait, l'un des apprentis déroulait peu à peu la corde dont le tonneau était entouré; elle devait servir à le ramener, lorsque le fugitif y aurait pris son point d'appui. À ce moment, il se fit un grand silence dans l'atelier; toutes les respirations semblaient suspendues; malgré la nuit, nuit si noire que l'on n'apercevait absolument rien au dehors, tous les regards cherchaient à percer ces ténèbres. Enfin, au bout de quelques minutes d'anxiété, l'apprenti qui, penché à la fenêtre, tenait la corde destinée à ramener le baril, dit au vieillard: – Maître Bonaïk, le prisonnier est sorti de la cave; il s'appuie sur le tonneau, je viens de sentir la corde se raidir.

– Alors, mon garçon, tire à toi… tire doucement sans secousse.

– Il vient, – reprit joyeusement l'apprenti; – le poids du prisonnier pèse maintenant sur le tonneau.

– Grand Dieu! – s'écria Rosen-Aër, – voyez, dans le souterrain, cette lumière… tout est perdu!..

En effet, une vive lueur, produite par la clarté d'une lampe, apparaissant soudain dans l'intérieur de la cave, l'ouverture demi-circulaire du soupirail se dessina lumineuse à travers les ténèbres; cette réverbération, se projetant jusque sur l'eau du fossé, éclaira le fugitif, qui, à demi plongé dans l'onde, se soutenait en s'appuyant des deux mains sur le tonneau flottant. À ce moment, Méroflède, enveloppée de sa mante écarlate à capuchon rabattu, parut au soupirail; elle se cramponnait à deux des barreaux qu'Amael n'avait pas eu besoin de scier pour se frayer un passage… À la vue du fugitif, l'abbesse poussa un hurlement de rage, et cria par deux fois – Berthoald! Berthoald!.. – Puis elle disparut, emportant sa lampe avec elle, de sorte qu'au dehors tout fut de nouveau plongé dans l'obscurité. L'apprenti qui attirait le tonneau, effrayé de l'apparition de l'abbesse, se rejeta vivement en arrière et abandonna la corde de sauvetage… l'orfévre, heureusement, la saisit, et au milieu de l'épouvante de tous, amena le baril jusqu'au bord de la fenêtre en disant: – Sauvons d'abord Amael…

Grâce au tonneau qui flottait presque, à fleur de la croisée, elle fut facilement escaladée par le prisonnier; son premier mouvement, en arrivant dans l'atelier, fut de se jeter au cou de sa mère… Tous deux oubliaient le danger dans un embrassement passionné, lorsque l'on frappa fortement à la porte.

– Malheur à nous… – murmura l'un des apprentis, – c'est l'abbesse!..

– Impossible, – dit l'orfévre; – pour remonter du cachot, faire le tour du cloître, traverser les cours et venir ici, il lui faut plus de dix minutes.

– Bonaïk, – dit au dehors la rude voix de Ricarik, – ouvre à l'instant la porte…

– Oh! que faire! Le réduit au charbon est trop étroit pour y cacher Rosen-Aër et son fils, – murmura le vieillard; et il répondit très-haut en se tournant vers la porte: – Seigneur intendant, nous sommes au moment de la fonte; nous ne pouvons la quitter…

– C'est justement à la fonte que je veux assister! – cria l'intendant. – Ouvre à l'instant…

– Vous, votre fils et Septimine, restez près de la fenêtre, penchez-vous au dehors, vous seriez suffoqués, – dit le vieillard à Rosen-Aër après un instant de réflexion. Et poussant vers la croisée Amael, sa mère et la Coliberte, il dit à l'un des apprentis: – Vide sur le brasier de la forge la boîte remplie de soufre et de bitume…

Le jeune esclave obéit machinalement, et au moment où Ricarik heurtait à la porte à coups redoublés, une fumée sulfureuse, bitumineuse, commençant de se répandre dans l'atelier, devint bientôt si intense, que l'on voyait à peine à deux pas devant soi. Aussi, lorsque le vieillard alla enfin ouvrir la porte à l'intendant, celui-ci, aveuglé, suffoqué par une bouffée de cette épaisse et âcre vapeur, se recula vivement au lieu d'entrer.

– Avancez donc, seigneur intendant, – dit Bonaïk; – c'est l'effet de la fonte à la mode du grand Éloi… Nous n'avons pu vous ouvrir plus tôt, de peur de laisser refroidir les métaux en fusion que nous versions dans le moule… Avancez, cher seigneur, venez donc voir la fonte…

– Va-t'en au diable! – répondit Ricarik en toussant à s'étrangler et reculant au delà du seuil. – Je suis suffoqué, aveuglé…

– C'est l'effet de la fonte, cher seigneur. – Puis avisant le trousseau de clefs à la ceinture de l'intendant, qui, des deux mains, frottait ses paupières endolories par l'âcreté de la fumée, Bonaïk le saisit à la gorge et s'écria: – À moi, mes enfants, il a les clefs des portes!

À l'appel du vieillard, les apprentis et Amael accoururent, se précipitèrent sur l'intendant, étouffèrent ses cris en lui serrant le cou, pendant que Bonaïk, s'emparant du trousseau de clefs, disait: – J'ai les clefs. Entraînez cet homme dans l'atelier, et jetez-le vite dans le fossé; ce sera plutôt fait. Excusez, cher seigneur Ricarik, c'est la fonte…

Les ordres du vieillard furent exécutés malgré la résistance furieuse du Frank… Bientôt l'on entendit le bruit d'un corps tombant dans l'eau… – Et maintenant, – s'écria le vieillard, – venez tous! suivez-moi et courons. L'abbesse du diable ne peut tarder à arriver avec les bandits qui ont ici droit d'asile. – Le vieillard avait à peine fait quelques pas dans le corridor, lorsqu'il vit au loin s'avancer l'esclave portier tenant une lanterne à la main. – Restez cachés dans l'ombre, – dit tout bas l'orfévre aux fugitifs. Et il alla vivement au-devant du portier qui lui cria: – Eh! vieux Bonaïk, est-ce que l'intendant n'est pas dans ton atelier? Je ne sais à quoi il pense; voilà deux heures que le bateau attend son messager…

– Quel bateau?

– Le bateau que Ricarik a fait préparer. Les rameurs attendent le messager.

– Ils n'attendront pas longtemps, car ce messager, c'est moi.

– Toi?..

– Connais-tu ce trousseau de clefs?

– Ce sont celles que l'intendant porte à sa ceinture.

– Il me les a confiées afin que je puisse sortir de l'enceinte du monastère dans le cas où tu ne serais pas à ta loge. Allons vite retrouver le bateau. Marche devant. – Le portier, persuadé par l'accent de sincérité du vieillard, dont la présence d'esprit le sang-froid semblaient augmenter avec les périls, le précéda; mais Bonaïk ralentit son pas, et appelant à voix basse un des apprentis: – Justin, toi et les autres, suivez-moi à distance; la nuit est noire, la lueur de la lanterne du portier vous guidera; mais dès que vous m'entendrez siffler, accourez tous. – Et, s'adressant au portier qui l'avait beaucoup devancé: – Eh! Bernard! ne va pas si vite; tu oublies qu'à mon âge on n'est pas ingambe. Bonaïk, précédé du portier, et suivi de loin, dans les ténèbres, par les fugitifs, arriva ainsi dans la cour extérieure du monastère… Soudain Bernard s'arrêta et prêta l'oreille. – Qu'as-tu? – lui dit le vieil orfévre, – pourquoi rester en chemin?

– Ne vois-tu pas la lumière des torches éclairer la crête du mur de la cour intérieure du monastère? n'entends-tu pas ce tumulte?

– Marche, marche. J'ai autre chose à faire que de m'occuper de ces torches et de ce tumulte; il me faut accomplir au plus tôt le message de Ricarik. Je n'ai pas un instant à perdre, vite, dépêchons-nous.

– Mais il se passe quelque chose d'extraordinaire dans l'intérieur du monastère!

– C'est pour cela que l'intendant m'envoie si précipitamment en message… Hâte-toi, le temps presse…

– Ah! c'est différent, vieux Bonaïk, – répondit Bernard en doublant le pas. Il arriva bientôt à la clôture extérieure dont il ouvrit la porte. À ce moment, le vieillard siffla; le portier, très-surpris, lui dit: – Qui siffles-tu?

– Moi?

– Oui…

– Comment?

– Es-tu sourd? je te demande qui tu siffles?

– Qui je siffle, moi?

– Oui, toi. Voici la porte ouverte. Sors donc, puisque tu es pressé. Mais j'entends des pas; on accourt de ce côté. Qu'est-ce que ces gens-là? – dit Bernard, en haussant sa lanterne. – Il y a deux femmes…

Bonaïk coupa court aux réflexions du portier en criant: – Ôtez la clef de la porte et tirez-la sur vous, le portier restera enfermé. À peine le vieillard eut-il prononcé ces paroles, qu'Amael, les apprentis, Rosen-Aër et Septimine se précipitèrent à travers l'issue ouverte; puis l'un des jeunes esclaves, repoussant rudement Bernard dans l'intérieur de la cour, ôta la clef de la serrure, tira la porte à lui et la ferma en dehors. Bonaïk ramassa la lanterne et cria: – Hé! du bateau!

– Par ici! – répondirent plusieurs voix, – par ici… il est amarré au gros saule.

– Maître Bonaïk, – dit un des apprentis, – nous sommes poursuivis; le portier appelle à l'aide. Voyez ces lueurs; elles apparaissent maintenant dans la cour que nous venons de quitter!

– Il n'y a rien à craindre, mes enfants; la porte est bardée de fer et fermée en dehors; avant qu'on ait eu le temps de la défoncer, nous serons embarqués! – Ce disant, le vieillard continua de se diriger vers le gros saule; remarquant alors un bissac gonflé que Justin, l'un des apprentis, portait sur son dos, il lui dit: – Qu'as-tu dans ce sac?

– Maître Bonaïk, pendant que vous parliez à l'intendant, nous deux Gervais, nous doutant de quelque manigance de votre part, nous avons pris, par précaution, moi, mon bissac, où j'ai mis le restant de nos vivres, et Gervais, l'outre de vin encore à demi pleine.

– Vous êtes de judicieux garçons, car nous aurons à faire une longue route après avoir débarqué. – Le vieillard et ses compagnons arrivèrent bientôt près du gros saule; un bateau y était amarré, quatre esclaves rameurs sur les bancs, le pilote au gouvernail. – Enfin! – dit-il d'un ton bourru: – voilà trois heures que nous attendons; nous sommes transis de froid, et nous allons avoir à ramer pendant plus de deux heures…

 

– Je vais vous donner une bonne nouvelle, mes amis, – répondit l'orfévre aux bateliers. – J'ai amené du monde pour ramer; les rameurs peuvent donc rentrer au monastère; le pilote seul restera pour guider le bateau.

Joyeux et prestes, les esclaves s'élancèrent hors du bateau. Le pilote se résigna, non sans murmurer. Bonaïk fit entrer Rosen-Aër et Septimine dans la barque; Amael et les apprentis s'emparèrent des avirons. Le pilote prit le gouvernail, l'embarcation s'éloigna du rivage, et le vieil orfévre, essuyant son front baigné de sueur, dit avec un grand soupir d'allégement: – Ah! mes enfants! voilà un jour de fonte comme je n'en vis jamais dans l'atelier du grand Éloi!

Le lendemain de la nuit où les fugitifs avaient quitté l'abbaye, ils se reposèrent vers midi, après avoir marché pendant toute la nuit et le commencement de cette journée; ils réparèrent leurs forces, grâce à la précaution des apprentis, dont l'un s'était chargé de l'outre de vin, l'autre du bissac rempli de provisions. Les voyageurs s'étaient assis sur l'herbe, sous un grand chêne au feuillage jauni par l'arrière-saison. À leurs pieds coulait un ruisseau d'eau vive, derrière eux s'élevait une colline qu'ils avaient gravie, puis descendue, en suivant une antique voie romaine, alors délabrée, effondrée; cette voie se prolongeait à une assez grande distance jusqu'au tournant d'un coteau boisé, derrière lequel elle disparaissait. Enfin, à l'extrême horizon se dessinaient les cimes bleuâtres de hautes montagnes, limites et frontières de la Bretagne. Les fugitifs, guidés par l'un des apprentis qui connaissait les environs de l'abbaye, avaient facilement rejoint l'ancienne route romaine; elle conduisait de Nantes aux frontières de l'Armorique, près desquelles César, sept siècles auparavant, avait établi plusieurs camps retranchés, afin de protéger ses colonies militaires. Amael, habitué par le métier de la guerre à évaluer les distances, pensait qu'en marchant jusqu'au soleil couchant, et qu'en se remettant en route, après une heure de repos, il serait possible d'arriver à la fin du jour suivant aux confins de la Bretagne. Septimine était assise auprès de Rosen-Aër et d'Amael; les apprentis, étendus sur l'herbe, terminaient leur frugal repas. Le vieil orfévre, ayant aussi réparé ses forces, tira d'une poche de son sarrau un paquet soigneusement enveloppé d'un morceau de peau. Les jeunes gens suivirent avec curiosité les mouvements du vieillard. À leur grande surprise, il dégagea de cette enveloppe la crosse abbatiale en argent, à la ciselure de laquelle il avait commencé de travailler depuis quelque temps. Dans ce paquet se trouvaient aussi deux burins. Bonaïk, remarquant la physionomie ébahie des apprentis, leur dit: – Cela vous étonne, mes enfants, de me voir emporter de l'abbaye cette crosse d'argent? Vous croyez peut-être que la valeur du métal m'a tenté? Non, non; d'abord cet objet n'a pas grand prix; ensuite, depuis douze ans que je travaille, sans salaire, à l'atelier du monastère, j'aurais bien pu, en m'enfuyant, me payer ainsi de mes peines.

– Sans doute, maître Bonaïk; mais alors pourquoi avoir emporté cette crosse?

– Que voulez-vous, mes enfants, j'aime mon art d'orfévre; je ne trouverai plus à l'exercer pendant le peu de temps que j'ai encore à vivre… J'ai gardé mes deux meilleurs burins, je veux ciseler cette crosse si finement, si purement, qu'en y travaillant un peu tous les jours, j'emploierai à ce travail le restant de ma vie.

– Vous qui nous félicitez d'être des garçons de précaution, maître Bonaïk, parce que nous avions songé à l'outre et aux provisions, votre prévoyance dépasse la nôtre.

– Bon père, et vous, mes amis, – dit Amael en s'adressant au vieil orfévre et aux apprentis, – veuillez vous approcher; ce que j'ai à dire à ma mère, vous l'entendrez aussi; j'ai fait le mal, je dois avoir le courage de l'avouer tout haut…

Rosen-Aër soupira et attendit le récit de son fils avec une curiosité triste et sévère. Septimine, la regardant d'un air presque suppliant, semblait implorer pour Amael l'indulgence de cette mère si justement, si douloureusement irritée.

– Depuis que tout péril a cessé pour moi, – reprit Amael, – ma mère, durant notre longue marche de jour et de nuit, ne m'a pas adressé la parole; elle a refusé l'appui de mon bras, préférant celui de cette pauvre enfant, qui lui a sauvé la vie. La sévérité de ma mère est juste, je ne m'en plains pas, j'en souffre… Puisse le récit sincère de mes fautes, puisse mon repentir me mériter mon pardon!

– Une mère pardonne toujours, – dit Septimine en regardant timidement Rosen-Aër; mais celle-ci répondit d'une voix émue et grave:

– L'abandon de mon fils a, depuis des années, chaque jour déchiré mon cœur; en proie à des angoisses sans cesse renaissantes, tour à tour je m'abandonnais au désespoir ou à une espérance insensée… ces longs tourments, je les pardonne à mon fils; ce que je ne peux lui pardonner, c'est son alliance criminelle avec les oppresseurs de notre race, avec ces Franks maudits, qui ont asservi nos pères et asservissent nos enfants!

– Ma mère, écoutez-moi… Mon crime est grand; mais, je vous le jure, avant de vous avoir revue, je connaissais le remords. Voici la vérité: Il y a dix ans, j'ai quitté notre vallée de Charolles: pourtant j'y vivais heureux auprès de ma famille; mais, que vous dirai-je? je cédai à la curiosité, à un invincible besoin d'aventures, car, selon moi, en dehors de nos limites, un monde tout nouveau devait s'offrir à mes yeux. Un soir donc je partis, non sans verser des larmes.

– Dans mon enfance, – dit le vieillard, – mon père m'a souvent raconté que Karadeuk, l'un de nos aïeux, avait aussi abandonné sa famille pour courir la Bagaudie… Rosen-Aër, que le souvenir de notre aïeul vous rende indulgente pour votre fils!

– Les Bagaudes et les Vagres guerroyaient contre les Romains et contre les Franks, nos oppresseurs, au lieu de s'allier et de combattre avec eux, ainsi que l'a fait mon fils.

– Vos reproches sont mérités, ma mère; la suite de ce récit vous prouvera que, plus d'une fois, je me les suis adressés. Presque au sortir de la vallée, je tombai entre les mains d'une bande de Franks. Ils revenaient d'Auvergne et se rendaient dans le nord; ils me firent esclave. Leur chef me garda pendant quelque temps pour soigner ses chevaux et fourbir ses armes. J'avais l'instinct de la guerre; la vue d'une armure ou d'un beau cheval me passionnait dès l'enfance. Vous le savez, ma mère?

– Oui, vos jours de fête étaient ceux où les colons de la vallée se livraient à l'exercice des armes…

– Emmené esclave par ce chef frank, je ne cherchai pas à fuir; il me traitait avec assez de douceur. Puis, c'était pour moi un plaisir de fourbir ses armes, et, durant la route, de monter ses chevaux de bataille. Enfin, je voyais un pays nouveau. Hélas! bien nouveau, car les terres ravagées, les maisons en ruines, l'effroyable misère des populations asservies que nous traversions, contrastaient cruellement avec l'indépendante et heureuse vie des habitants de notre paisible vallée. Alors, vous me croirez, ma mère, puisque je dis le bien comme le mal, alors, me rappelant notre heureux pays, songeant à vous, à mon père, mes larmes coulaient, mon cœur se brisait; quelquefois j'étais tenté de fuir, de revenir à vous; mais la crainte de recevoir l'accueil que méritait ma faute me retenait.

– C'est si naturel! – dit Septimine qui écoutait ce récit avec un tendre intérêt. – J'aurais éprouvé la même crainte, si j'avais commis la même faute.

– Enfin, – reprit Amael, – après être resté plus d'une année chez ce chef frank, j'étais devenu bon écuyer, je domptais les chevaux les plus fougueux: passé maître dans l'art de fourbir les armes, à force de les fourbir j'avais appris à les manier. Le Frank mourut. Pris par lui, je devais être vendu. Un juif, nommé Mardochée, qui, comme tant d'autres, courait la Gaule pour trafiquer de chair humaine, se trouvait alors à Amiens; il vint visiter les esclaves. Il m'acheta, me disant qu'il me revendrait à un riche seigneur frank, nommé Bodégesil, duk au pays de Poitiers. Il possédait, ajouta le juif, les plus beaux chevaux, les plus belles armures que l'on pût voir… – «En prenant la fuite, tu peux me faire perdre une grosse somme d'argent, – me dit Mardochée, – car je t'ai acheté d'autant plus cher que je savais te revendre un bon prix au seigneur Bodégesil; mais, si tu fuis, tu perdras peut-être une occasion de fortune pour toi; Bodégesil est un généreux seigneur, sers-le fidèlement, il t'affranchira, t'emmènera en guerre avec lui, lorsqu'il sera requis de marcher avec ses hommes, et l'on a vu, dans ces temps de guerre où nous vivons, des affranchis devenir comtes.» – L'ambition m'entra au cœur, l'orgueil m'enivra, je crus aux promesses du juif, je ne cherchai pas à m'échapper; lui-même, pour m'affermir dans cette résolution, me traita de son mieux, me promit même de vous faire parvenir, par un autre juif qui devait aller en Bourgogne, une lettre que je vous écrivis, ma mère…

– Cet homme n'a pas tenu sa promesse, – dit Rosen-Aër. – Aucune nouvelle de vous ne m'est parvenue.

– Ce manque de parole ne me surprend pas. Ce juif était cupide et sans foi. Il me conduisit chez le duk Bodégesil. Ce Frank élevait, en effet, de superbes chevaux dans les immenses prairies de ses domaines; l'une des salles de son burg, ancien château romain, était remplie de splendides armures; mais le juif m'avait menti sur le caractère de ce duk, homme violent et cruel; cependant, dès mon arrivée, frappé de la manière dont je domptai un poulain sauvage, jusqu'alors l'effroi de ses esclaves et de ses écuyers, il me traita moins durement que mes compagnons gaulois ou franks; car, par la vicissitude des temps, vous le savez, ma mère, un grand nombre de descendants des premiers conquérants de la Gaule sont tombés dans la misère, et de la misère dans l'esclavage. Bodégesil se montrait aussi cruel envers ses esclaves, de race germanique comme lui, qu'envers ceux de race gauloise. Toujours à cheval, toujours occupé du fourbissement ou du maniement des armes, je poursuivais une idée qui devait enfin se réaliser. Le renom de Karl, maire du palais, était venu jusqu'à moi; j'avais entendu dire à d'autres Franks, amis de Bodégesil, que Karl, obligé de défendre la Gaule, au nord, contre les Frisons, au midi, contre les Arabes, et se trouvant mal secondé dans ces guerres par les anciens seigneurs bénéficiers et par l'Église qui ne lui donnaient que peu d'argent et peu d'hommes, accueillait favorablement les aventuriers, dont quelques-uns, en combattant bravement sous ses ordres, parvenaient à des fortunes inespérées. J'avais vingt ans, lorsque j'appris que Karl se rapprochait du Poitou afin de repousser les Arabes qui menaçaient d'envahir cette contrée. Ce moment longtemps rêvé par mon ambition arrivait enfin. Un jour, sous prétexte de la fourbir, j'emportai et cachai pièce à pièce la plus belle armure de Bodégesil; je dérobai aussi une épée, une hache, une lance et un bouclier. La nuit venue, j'allai chercher dans les écuries le plus beau et le plus vigoureux des chevaux du duk. Je revêtis l'armure et m'éloignai rapidement du château. Je voulais me rendre auprès de Karl, décidé à cacher mon origine et à me dire fils d'un seigneur de race germanique, afin d'intéresser à mon sort le chef des Franks. Environ à cinq ou six lieues du château, je fus attaqué au point du jour par plusieurs de ces bandits qui infestaient la Gaule. Je me défendis vigoureusement; je tuai deux de ces larrons et dis aux autres: – «Karl a besoin d'hommes vaillants; il leur abandonne une large part du butin. Venez avec moi. Mieux vaut batailler à l'armée que d'attaquer les voyageurs sur les routes; il y a péril égal, mais plus grand profit.» – Ces bandits suivirent mon conseil et m'accompagnèrent; notre petite troupe se grossit en route d'autres gens sans aveu, mais déterminés. La veille de la bataille de Poitiers, nous arrivâmes au camp de Karl; je me donnai à lui comme fils d'un noble frank, mort pauvre, et ne m'ayant laissé pour héritage que son cheval et ses armes. Karl m'accueillit avec sa rudesse habituelle: – «On se bat demain, – me dit-il, – si je suis content de toi et de tes hommes, vous serez contents de moi.» – Le hasard voulut que, dans cette bataille contre les Arabes, je sauvai la vie du chef des Franks en l'aidant à se défendre contre plusieurs cavaliers berbères qui l'attaquaient avec furie, je reçus plusieurs blessures, entre autres, celle-ci… au front. À dater de ce jour, je conquis l'affection de Karl; de la faveur dont il m'a donné tant de preuves depuis cinq ans, je ne vous parlerai pas, ma mère; cette haute fortune était empoisonnée par cette pensée, presque toujours présente à mon esprit: – «J'ai menti! j'ai lâchement renié ma race, par une ambition coupable, je me suis allié aux oppresseurs de la Gaule asservie; je leur ai prêté l'appui de mon épée pour repousser ces Saxons et ces Arabes, ni plus ni moins barbares que les Franks, nos conquérants maudits, eux que j'aide dans l'affermissement de leur conquête, sur notre malheureuse patrie, qu'ils désolent autant par leurs guerres civiles que les Saxons et les Arabes par leurs invasions.» Ce n'est pas tout, ma mère; plusieurs fois, dans ces combats incessants des seigneurs d'Austrasie contre les seigneurs de Neustrie ou d'Aquitaine, guerres impies où les comtes, les duks, les évêques entraînaient leurs colons gaulois comme soldats, j'ai combattu les hommes de ma race… j'ai rougi mon épée de leur sang.

 

– Honte et douleur sur moi! – murmura Rosen-Aër en cachant sa figure entre ses mains, – je suis la mère d'un tel fils!

– Oui, honte et douleur… non sur vous, mais sur moi, ma mère, car je cédais à l'entraînement d'une première faute: je combattais les hommes de ma race, de crainte de paraître lâche aux yeux de Karl, de crainte de démentir mon passé. L'orgueil m'enivrait, lorsque je me voyais honoré par les plus fiers de nos conquérants… moi, fils de ce peuple conquis, asservi! Mais ces moments de vertige passés, j'enviais parfois les plus misérables esclaves; ceux-là, du moins, avaient droit au respect qu'inspire le malheur immérité. En vain j'ai cherché la mort dans les batailles: j'étais condamné à vivre… je trouvais seulement dans l'ivresse du combat, dans les entreprises périlleuses, une sorte d'étourdissement passager. Ah! que de fois j'ai songé avec amertume à la vallée de Charolles, où vivait ma famille!!! Puis, lorsque j'ai appris le ravage de cette contrée par les Arabes, la résistance désespérée de ses habitants… eux, mes parents, mes amis! Lorsque j'ai songé que mon épée, offerte au chef des Franks par une coupable ambition, aurait pu vous défendre ou vous venger, ma mère, vous, dont j'ignorais le sort et qui deviez, comme mon père, avoir, dans cette invasion, trouvé la mort ou l'esclavage!.. Oh! de ce jour, le remords a flétri ma vie!

– Votre père a combattu jusqu'à son dernier soupir pour la liberté, pour celle des siens. Je l'ai vu tomber à mes pieds, mort et percé de coups!.. Et vous? où étiez-vous alors, pendant que votre père défendait, avec l'héroïsme de nos aïeux, son foyer, sa liberté, sa famille, où étiez-vous?.. Auprès du chef des Franks, briguant ses faveurs! ou combattant contre vos frères! – Amael cacha son visage entre ses mains et répondit par un sanglot étouffé.

– Oh! par pitié, ne l'accablez pas! – dit Septimine à Rosen-Aër. – Voyez comme il est malheureux… comme il se repent.

– Rosen-Aër, – ajouta le vieillard, – songez aussi qu'hier, encore favori du chef souverain de la Gaule, et arrivé au comble d'une fortune inespérée, votre fils renonce aujourd'hui à ces faveurs qui l'avaient enivré. Le voici non moins misérable que nous, n'ayant d'autre désir que de retourner vivre d'une vie pauvre et rude, mais libre, dans cette vieille Armorique, berceau de notre commune famille.

– Par Hésus! – s'écria Rosen-Aër, – ces biens, ces terres, ces faveurs, dons maudits de Karl, mon fils les a-t-il volontairement abandonnés? Ne l'avez-vous pas, bon père, tiré de ce cachot où, sans vous, il périssait? Ah! les dieux sont justes! Cette fortune, mon fils la devait à une ambition impie… elle lui a été funeste! Glorifié, enrichi par les Franks, il a été honteusement puni et dépouillé par une femme de leur race!

– Hélas! – s'écria Septimine en fondant en larmes, – croyez-vous qu'Amael, même au comble de la fortune, n'y eût pas renoncé pour vous suivre, vous, sa mère?

– L'homme qui a renié sa patrie, sa race, aurait pu renier sa mère!.. J'ai maintenant l'horrible droit de douter du cœur de mon fils!

– Maître Bonaïk, – s'écria soudain l'un des apprentis avec un accent de frayeur, – voyez donc là-bas, au tournant de la route, ces guerriers… Ils approchent rapidement: dans peu d'instants ils seront près de nous. – À ces mots du jeune garçon, les fugitifs se levèrent; Amael lui-même, oubliant un moment la douleur où le jetait la juste sévérité de sa mère, essuya son visage baigné de larmes et fit quelques pas en avant, afin de s'assurer de la venue des cavaliers.

– Grand Dieu! – s'écria Septimine, – si l'on était à la poursuite d'Amael!.. Bon père Bonaïk, il faut nous cacher dans ce taillis…

– Mon enfant, ce serait risquer de nous faire poursuivre, car maintenant ces cavaliers nous ont vus… notre fuite éveillerait leurs soupçons. D'ailleurs, au lieu de venir du côté de Nantes, ils viennent par une route opposée; ils ne peuvent donc être à notre recherche.

– Maître Bonaïk, – dit un des apprentis, – voici trois de ces guerriers qui pressent l'allure de leurs chevaux en nous faisant de la main signe de venir à eux.

– Un nouveau danger nous menace peut-être! – dit Septimine en se rapprochant de Rosen-Aër, qui, seule, ne s'étant pas levée, semblait indifférente à ce qui se passait autour d'elle. – Hélas! qu'allons-nous devenir?

– Ah! pauvre enfant! – dit Rosen-Aër, – peu m'importe la vie, à cette heure!.. et pourtant le seul espoir de retrouver un jour mon fils l'avait soutenue jusqu'ici ma triste vie!

– Mais il est retrouvé, ce fils si tendrement regretté?

– Non, – répondit la Gauloise avec une morne et sombre douleur, – non, ce n'est plus là mon fils!

Amael, assez inquiet, s'était avancé à la rencontre des trois cavaliers franks qui précédaient un groupe plus nombreux. L'un d'eux, arrêtant son cheval, dit au fils de Rosen-Aër: – Es-tu de ce pays?

– Oui.

– Cette route conduit-elle à Nantes?

– Oui.

– Conduit-elle aussi à l'abbaye de Meriadek?

– Oui, – répondit encore Amael, aussi surpris de cette rencontre que de ces questions.

– Arnulf, – dit le guerrier à l'un de ses compagnons, après avoir interrogé Amael, – va dire au comte Bertchramm que nous sommes en bonne route; je vais désaltérer mon cheval à ce ruisseau.

Le cavalier partit; pendant que ses deux compagnons laissaient leurs chevaux boire quelques gorgées d'eau au courant du ruisseau, Amael, qui n'avait pu cacher son étonnement croissant en entendant nommer le comte Bertchramm, dit aux cavaliers: – Vous êtes des hommes de Bertchramm?

– Oui.

– Que vient-il faire en ce pays?

– Il vient comme messager de Karl, chef des Franks. Mais, dis-moi, avons-nous encore une longue route à faire avant d'arriver à l'abbaye de Meriadek?

– Vous ne pourrez y arriver qu'assez tard dans la nuit.

– On la dit riche, cette abbaye?

– Elle est riche… mais pourquoi cette question?

– Pourquoi? – dit joyeusement le guerrier, – parce que Bertchramm et nous, ses hommes, nous allons prendre possession de cette abbaye, que le bon Karl nous a octroyée.

– Karl vous l'a concédée?

– Cela t'étonne?

– J'avais entendu dire dans le pays que Karl avait donné ce monastère et ses biens à un certain Berthoald.

– Tu connais le comte?

– Oui.

– Alors tu connais l'un des guerriers les plus renommés, les plus vaillants parmi les Franks; il est le favori du bon Karl; c'est tout dire, car il ne choisit ses favoris que parmi les fortes épées.

Pendant cet entretien, les autres cavaliers avaient rejoint ceux qui leur servaient d'avant-garde, l'on voyait s'avancer, au loin, plusieurs chariots ou mulets chargés de bagages, et quelques chevaux conduits en main par des esclaves. À la tête du principal groupe marchait Bertchramm, guerrier à barbe grise, et d'une physionomie rude et stupide. Amael fit quelques pas vers le comte; celui-ci arrêta brusquement son cheval, laissa tomber ses rênes, se frotta les yeux comme s'il ne pouvait croire à ce qu'il voyait, et s'écria en contemplant d'un air ébahi le fils de Rosen-Aër: – Berthoald! le comte Berthoald!