Kostenlos

Les mystères du peuple, Tome V

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Bonaïk vit alors la pâle figure d'Amael encadrée de ses longs cheveux ruisselants d'eau, apparaître entre les barreaux. Le vieillard lui fit signe de disparaître de nouveau, en disant à voix basse, et comme s'il avait pu être entendu par le prisonnier: – Et maintenant, cachez-vous, cachez-vous, et attendez! – Se retournant alors vers Rosen-Aër: – Votre fils m'a compris; mais, je vous en supplie, du calme… pas d'imprudence. – Allant ensuite à son établi, où se trouvaient plusieurs morceaux de parchemin, dont il se servait pour dessiner les modèles de ses orfévreries, il écrivit ces mots: – «Si l'eau n'a pas tellement envahi le souterrain que vous puissiez y rester sans danger jusqu'à la nuit, donnez trois secousses à la cordelle au bout de laquelle sera attachée la pierre qui aura ce billet pour enveloppe; en ce cas, cette cordelle nous servira de moyen de communication; lorsque vous la verrez s'agiter, préparez-vous à recevoir un nouvel avis: jusque-là, ne paraissez pas au soupirail. Votre mère espère comme nous vous sauver. Courage et confiance!»

Ces mots écrits, l'orfévre enveloppa un caillou avec ce parchemin, heureusement, de sa nature, imperméable, lia le tout au moyen de la corde, au milieu de laquelle il attacha un petit morceau de fer afin de la faire plonger dans l'eau, et de rendre ainsi invisible ce moyen de correspondance entre l'atelier et le souterrain; puis il lança dans le soupirail la pierre, à laquelle était attachée la cordelle, dont il garda l'extrémité dans sa main. Quelques moments après, trois secousses données à cette corde annoncèrent à Bonaïk qu'Amael pouvait rester jusqu'au soir sans danger dans sa prison, et qu'il exécuterait les recommandations du vieillard. Cette espérance ranima l'espoir de Rosen-Aër, et, dans l'élan de sa reconnaissance, elle prit les mains de l'orfévre en lui disant: – Bon père, vous le sauverez, n'est-ce pas? vous le sauverez?

– J'y tâcherai, pauvre femme! mais laissez-moi rassembler mes esprits… À mon âge, voyez-vous, de pareilles émotions sont rudes; il faut, pour réussir, agir avec prudence et réflexion. Aussi vais-je réfléchir, l'entreprise est difficile…

Pendant que l'orfévre pensif, accoudé sur son établi, appuyait son front dans sa main, et que les apprentis demeuraient silencieux et inquiets, Rosen-Aër, rappelant ses souvenirs, dit à Septimine: – Mon enfant, vous avez dit que mon fils avait été bon pour vous comme un ange du ciel… où l'avez-vous donc connu?

– Près de Poitiers, au couvent de Saint-Saturnin… Ma famille et moi, touchées de compassion pour un jeune prince, un enfant, retenu prisonnier dans ce monastère, nous avons voulu favoriser l'évasion de ce pauvre petit; tout a été découvert; on voulait me châtier d'une manière honteuse, infâme! – ajouta la Coliberte en rougissant encore à ce souvenir. – On voulait me vendre, me séparer de mon père, de ma mère… Alors, votre fils, favori de Karl, le chef des Franks…

– Mon fils!

– Oui, le seigneur Berthoald.

– Berthoald?

– Hélas! ainsi s'appelle celui qui est renfermé dans ce souterrain…

– Mon fils Amael, portant le nom de Berthoald! mon fils, favori du chef dès Franks! – s'écria Rosen-Aër, frappée de stupeur. – Mon fils, élevé dans l'horreur des conquérants de la Gaule, ces oppresseurs de notre race! mon fils, favori de l'un d'eux! non, non… tes souvenirs te trompent…

– Mes souvenirs me tromper… Oh! je vivrais cent ans, que jamais je n'oublierai ce qui s'est passé au couvent de Saint-Saturnin, la touchante bonté du seigneur Berthoald envers moi, qu'il ne connaissait pas. N'a-t-il pas obtenu de Karl ma liberté, celle de mon père et de ma mère? N'a-t-il pas été assez généreux pour me donner de l'or afin de subvenir aux besoins de ma famille?

– Ma raison se perd à chercher le secret de ce mystère; la troupe de guerriers qui nous emmenaient esclaves, s'est en effet arrêtée à l'abbaye de Saint-Saturnin, – reprit Rosen-Aër avec angoisse; et elle ajouta: – Mais si celui-là, que tu appelles Berthoald, a obtenu ta liberté du chef des Franks, comment es-tu esclave ici, pauvre enfant?

– Le seigneur Berthoald s'est fié à la parole de Karl, et Karl s'est fié à la parole du supérieur du couvent; mais après le départ du chef des Franks et de votre fils, l'abbé, qui m'avait déjà vendue à un juif, a maintenu le marché… En vain j'ai imploré les guerriers que Karl avait laissés au monastère pour en prendre possession et garder le petit prince, mes prières ont été vaines; j'ai été séparée de ma famille. Le juif a gardé l'or que votre fils m'avait donné généreusement, et m'a emmenée en ce pays; il m'a vendue à l'intendant de cette abbaye, qui a été octroyée par Karl au seigneur Berthoald, ainsi que je l'ai appris au couvent de Saint-Saturnin.

– Cette abbaye octroyée à mon fils!.. lui, compagnon de guerre de ces Franks maudits! lui, traître! lui, renégat! Oh! si tu dis vrai, honte et malheur sur mon fils!..

– Traître! renégat! le seigneur Berthoald! lui, le plus généreux des hommes! lui, qui m'eût arrachée à l'esclavage sans la cruauté de l'abbé, qui m'a livrée au juif Mardochée.

– Ce juif s'appelait ainsi?

– Vous le connaissez?

– Écoute, pauvre enfant, et tu comprendras ma douleur… Après une grande bataille livrée près de Narbonne contre les Arabes, j'ai été prise par les guerriers de Karl: le butin, les esclaves ont été tirés au sort; on nous a dit, à moi et à mes compagnes, que nous appartenions au chef Berthoald et à ses hommes.

– Vous… esclave de votre fils? Mais il l'ignorait, mon Dieu!

– Oui, de même que j'ignorais que mon nouveau maître Berthoald… fût mon fils Amael.

– Durant ce voyage du Languedoc ici, votre fils, ne vous a pas vue?

– Nous étions huit ou dix femmes esclaves dans chaque chariot couvert; nous suivions l'armée de Karl. Parfois les hommes du chef Berthoald venaient nous voir, et… mais je n'offenserai pas ta pudeur, pauvre enfant, en te racontant ces violences infâmes! – ajouta Rosen-Aër en frémissant à ces souvenirs de dégoût et d'horreur. – Mon âge m'a préservée d'une honte à laquelle j'aurais d'ailleurs échappé par la mort… Mon fils n'a jamais pris part à ces immondes orgies mêlées de cris, de larmes et de sang; car on frappait jusqu'au sang les malheureuses qui voulaient échapper à ces outrages. Nous sommes ainsi arrivées jusqu'aux environs du couvent de Saint-Saturnin; là, nous avons fait une halte de quelques heures. Le juif Mardochée se trouvait alors dans ce monastère; apprenant sans doute qu'à la suite de l'armée il y avait des esclaves à acheter, il s'est rendu près de nous, accompagné de quelques hommes de la bande de Berthoald. Tu as été vendue, pauvre enfant, tu sais l'horrible examen que vous font subir ces marchands de chair gauloise?

– Oui, oui, cette honte, je l'ai subie devant les moines de Saint-Saturnin lorsqu'ils m'ont vendue au juif, – répondit Septimine en cachant dans ses mains son visage, empourpré de confusion. Rosen-Aër poursuivit: – Des femmes, des jeunes filles, malgré leurs prières, leur résistance, ont été dépouillées de leurs vêtements et profanées, souillées par les regards des hommes qui voulaient nous vendre et nous acheter! À cette honte, mon âge n'a pu me soustraire… – Et, fondant en larmes et tordant ses mains avec désespoir, la mère d'Amael ajouta en gémissant: – Et voilà ces Franks dont mon fils est le compagnon de guerre! Il s'unit avec eux! combat avec eux! possède comme eux des esclaves de sa race! et parmi ces esclaves, ainsi outragées, il a sa mère! justice du ciel! sa mère!

– Oh! c'est horrible! mais il ignorait cela… et puis, comment, lui, étant de notre race, s'est-il réuni aux Franks?

– Cette indignité confond ma raison, révolte mon cœur. À l'âge de quinze ans, mon fils a disparu de la vallée de Charolles, où nous vivions libres et heureux… Que s'est-il passé depuis? je l'ignore…

En entendant prononcer le nom de la vallée de Charolles, Bonaïk, jusqu'alors pensif, tressaillit, puis prêta l'oreille à la suite de l'entretien de la Coliberte et de la mère d'Amael, qui reprit: – Revenons à ce juif, il a peut-être le secret de la vie de mon fils.

– Ce juif… et comment?

– Malgré ma douleur, lorsque ce juif vint nous marchander, je subis le sort commun, je fus dépouillée de mes vêtements… Ah! pour la sainteté de mon nom de mère, que mon fils ignore toujours ma honte! cette pensée serait l'éternel et juste remords de sa vie, s'il doit vivre… – ajouta Rosen-Aër à voix basse, afin de n'être entendue que de Septimine. – Pendant que je subissais donc le sort de mes compagnes d'esclavage… le juif remarqua sur mon bras gauche ces deux mots tracés en caractères ineffaçables: Brenn-Karnak.

– Brenn-Karnak!– reprit la Coliberte d'une voix plus élevée; aussi fut-elle entendue par le vieillard. – Quels sont ces noms? pourquoi étaient-ils tracés sur votre bras?

– Cet usage, depuis plusieurs générations, a été adopté parmi nous, car, hélas! en ces temps de troubles, de guerres continuelles, les familles sont exposées à être séparées, dispersées au loin, et un signe indélébile peut les aider à se reconnaître. – À peine Rosen-Aër avait-elle prononcé ces mots, que s'approchant d'elle, Bonaïk, ému, troublé, s'écria: – Vous êtes de la race de Joël, le brenn de la tribu de Karnak?

– Oui, bon père; mais d'où savez-vous?..

– Vous habitiez en Bourgogne la vallée de Charolles? jadis concédée à Loysik, frère de Ronan, par le roi Clotaire Ier?

– Mais encore une fois, bon père, comment savez-vous cela? – Le vieillard releva la manche de son sarrau, et, du doigt, montra ces deux mots: Brenn-Karnak, tracés sur son bras. – Vous aussi? – s'écria Rosen-Aër, – vous aussi… de la famille de Joël?..

– L'un de mes aïeux était Kervan, frère de Ronan.

– Votre famille habitait en Bretagne, près de Karnak?

– Oui, et mon frère Allan ou ses enfants n'ont sans doute pas quitté le berceau de notre race.

 

– Et comment êtes-vous tombé en esclavage?

– Notre tribu, passant la frontière, est venue, selon la coutume immémoriale, vendanger en armes les vignes des Franks, vers le pays de Rennes. J'avais quinze ans, j'accompagnais mon père dans cette expédition; une troupe de Franks nous a attaqués; pendant le combat, j'ai été séparé de mon père, puis emmené esclave au loin. Revendu d'un maître à un autre, le hasard m'a conduit en ce pays où je suis depuis douze ans. Hélas! souvent mes yeux se sont tournés vers les frontières de notre vieille et bien-aimée Bretagne, toujours libre! mais mon grand âge, l'habitude d'un métier qui me plaît et me console, m'ont empêché de songer à une évasion. Ainsi, nous sommes parents!.. Ce malheureux qui est là, près de nous, captif, est de notre sang?.. Mais comment était-il devenu le chef de cette troupe de Franks que l'inondation vient d'engloutir?

– Je racontais à cette pauvre enfant qu'un juif, marchand d'esclaves, ayant vu sur mon bras ces deux mots: Brenn-Karnak, parut surpris, et me dit: – «N'as-tu pas un fils âgé de vingt-quatre ans, qui porte, comme toi, ces deux mots tracés sur son bras? – » Malgré l'horreur que m'inspirait ce juif, ces mots ranimèrent en moi l'espérance de retrouver mon fils: – Oui, – ai-je répondu; – depuis dix ans mon fils a disparu des lieux que j'habitais. – «Et tu habitais la vallée de Charolles?» – m'a demandé le juif. – Tu connais donc mon fils? – me suis-je écriée; mais, cet homme, sans me répondre, s'est éloigné avec un sourire cruel…

– Et depuis, – reprit Septimine, – ne l'avez-vous jamais revu?

– Jamais! Les chariots se sont remis en route pour ce pays, où je suis arrivée avec mes compagnes d'esclavage. Toutes ont dû périr par l'inondation de cette nuit, et sans le dévouement de cette courageuse enfant, je perdais aussi la vie…

– Le juif Mardochée, – reprit le vieil orfévre en réfléchissant, – ce marchand de chair gauloise, grand ami de l'intendant Ricarik, est venu depuis peu de jours fort souvent ici; il se trouvait au couvent de Saint-Saturnin lors de la donation de cette abbaye à votre fils et à ses hommes; il aura, sans nul doute, pris les devants afin d'avertir l'abbesse, aussi a-t-elle fait ses préparatifs de défense contre les guerriers qui venaient la déposséder.

– Le juif a, en effet, voyagé très-rapidement depuis son départ du couvent de Saint-Saturnin, d'où il m'a emmenée, – reprit Septimine. – Nous n'étions que trois esclaves et lui dans un petit chariot léger, attelée de deux chevaux. Il a dû arriver ici deux ou trois jours avant la troupe du seigneur Berthoald, retardée dans sa marche par ses nombreux bagages.

– Ainsi, le juif aura prévenu Méroflède, lui révélant sans doute que le prétendu chef frank Berthoald était de race gauloise, – reprit Bonaïk; – de là cette vengeance de l'abbesse, qui a fait jeter votre fils dans ce souterrain, croyant sans doute l'exposer à une mort certaine. Il s'agit maintenant de le sauver, vous aussi, nous aussi; car rester en ce couvent après l'évasion de votre fils, ce serait exposer à la vengeance de l'abbesse ces pauvres apprentis et Septimine.

– Oh! bon père! comment faire? – reprit Septimine en joignant les mains. – Personne ne peut entrer dans ce bâtiment au-dessous duquel est enfermé le seigneur Berthoald…

– Nomme-le Amael, mon enfant, – reprit Rosen-Aër avec amertume. – Ce nom de Berthoald me rappelle sans cesse une honte que je voudrais oublier…

– Tirer Amael de ce souterrain n'est point chose impossible, – reprit l'orfévre en hochant la tête. – J'ai réfléchi là-dessus tout à l'heure, et nous avons, je crois, quelques chances de succès.

– Mais, bon père, – dit Rosen-Aër, – et les barreaux de la fenêtre de cet atelier? ceux du soupirail de la cave où est enfermé mon fils? enfin ce large et profond fossé? que d'obstacles!

– Ces obstacles ne sont pas les plus difficiles à surmonter. Supposons la nuit venue, Amael délivré nous a rejoint, que faire?

– Quitter l'abbaye, – dit Septimine; – fuir tous…

– Et par quel moyen, mon enfant? Ignores-tu qu'à la chute du jour la porte de la jetée est fermée? Le gardien veille; puis, eût-on franchi cette porte, l'inondation couvre la chaussée; il faudra deux ou trois jours pour que les eaux se soient retirées tout à fait; d'ici là, cette abbaye restera environnée d'eau comme une île.

– Maître Bonaïk, – reprit un des jeunes apprentis, – et les bateaux de pêche?

– Où sont-ils amarrés d'ordinaire, mon garçon?

– Du côté de la chapelle.

– Il faudrait donc, pour y arriver, traverser la cour intérieure du cloître, et la porte est chaque soir verrouillée intérieurement!

– Hélas! – dit Rosen-Aër, – faut-il renoncer à tout espoir?

– Jamais il ne faut désespérer. Occupons-nous d'abord d'Amael. Quoi qu'il lui arrive, une fois hors du souterrain, son sort ne pourra guère empirer. Maintenant, mes enfants, un dernier mot, – ajouta l'orfévre en s'adressant aux apprentis. – Ce que nous allons tenter est grave; il y va de votre vie et de la nôtre… Vous n'avez pas à hésiter: il faut nous seconder ou nous trahir. Nous trahir serait une méchante action, cependant vous n'avez d'autre intérêt à cette évasion que l'espoir incertain de recouvrer votre liberté. Voulez-vous nous trahir? dites-le franchement, tout de suite… alors je n'entreprendrai rien, le sort de cette digne femme et de son fils s'accomplira… Si, au contraire, avec notre aide, nous parvenons à sauver Amael et à sortir de cette abbaye, voici mon projet: Il y a, dit-on, près de quatre journées de marche d'ici aux limites de l'Armorique, seule terre libre de la Gaule aujourd'hui. Nous tâcherons d'y arriver; une fois en Bretagne, nous n'aurons rien à craindre, nous prendrons la route de Karnak; nous y trouverons mon frère ou ses descendants, notre tribu vous accueillera comme des enfants de la famille; d'apprentis orfévres, vous deviendrez apprentis laboureurs, à moins que vous ne préfériez continuer votre métier dans quelques villes de Bretagne; non plus en artisans esclaves, mais en artisans libres. Réfléchissez mûrement, et décidez-vous: la journée s'avance, le temps est précieux.

Justin, l'un des apprentis, après s'être consulté à voix basse avec ses compagnons, répondit au vieillard: – Notre choix n'est pas douteux, maître Bonaïk; nous tâcherons, comme vous, de rendre un fils à sa mère; quoi qu'il arrive, nous partagerons votre sort!

– Merci, oh! merci, généreux enfants! – dit Rosen-Aër les yeux remplis de larmes. – Hélas! je ne peux vous offrir que la reconnaissance d'une mère!..

– Et maintenant, – reprit vivement l'orfévre, qui parut retrouver la vivacité de sa jeunesse, – assez de paroles, agissons! Deux d'entre vous vont s'occuper de scier les barreaux de la fenêtre de l'atelier, mais sans les faire tomber.

– C'est entendu, père Bonaïk, – dit Justin; – les barreaux resteront en place… il ne faudra plus qu'un coup de lime pour les mettre à bas.

– Bon; il n'y a, du reste, pas à craindre d'être vu au dehors: le corps du bâtiment qui nous fait face est dépourvu de croisées donnant de notre côté.

– Mais les barreaux du soupirail de la cave où est enfermé mon fils?..

– Il les sciera au moyen de cette lime lancée dans son cachot, enveloppée d'un nouveau billet, dans lequel je vais écrire à Amael ce qu'il doit faire. – Et le vieillard, s'asseyant à son établi, écrivit les lignes suivantes, que la Coliberte, penchée derrière lui, lisait à mesure et tout haut: – «Avec cette lime, vous scierez les barreaux du soupirail sans les détacher complétement; la nuit venue, vous les enlèverez. Trois secousses données à la cordelle dont vous avez l'un des bouts, nous avertiront que vous êtes prêt. Alors, vous attirerez vers le soupirail un baril vide que nous aurons attaché à l'extrémité de la cordelle.»

– Oh! – s'écria Septimine, – je comprends maintenant pourquoi vous avez demandé ce baril!

– Quoi! – reprit Rosen-Aër, non moins étonnée que la jeune fille, – vous avez eu, bon père, assez de présence d'esprit pour songer à l'instant même à ce moyen d'évasion?

– Il fallait y songer alors… ou point du tout, mes enfants, – répondit le vieil orfévre en continuant d'écrire.

– Et nous autres, qui sommes du métier pourtant, nous croyions bonnement qu'il s'agissait de la fonte, – reprit Justin. – Quel bon tour! C'est ce méchant Ricarik qui aura lui-même fourni la corde et le baril!

– «Lorsque le baril sera près du soupirail,» – reprit Septimine en continuant de lire ce qu'écrivait le vieillard, – «vous saisirez fortement, de vos deux mains, une corde dont ce tonneau sera entouré; puis, y prenant votre appui, vous vous mettrez à l'eau, vous le pousserez devant vous, et nous l'attirerons doucement jusqu'à la fenêtre, qu'il vous sera très-facile alors d'escalader avec notre aide.»

– Oh! bon père, – dit Rosen-Aër avec attendrissement, – il est sauvé!

– Hélas! non, pas encore, pauvre femme! Je vous l'ai dit: le tirer de ce souterrain est possible; mais ensuite il faudra sortir de ce maudit couvent… Enfin, nous essayerons. – Et il se remit à écrire ces dernières lignes, aussi lues tout haut par Septimine: – «Il se peut que vous sachiez nager; mais pas d'imprudence! les meilleurs nageurs se noient; réservez vos forces afin de pouvoir aider votre mère à fuir de cette abbaye. Lorsque vous aurez lu ce parchemin, déchirez-le, ainsi que le premier, en petits morceaux, jetez-les dans le coin le plus obscur de votre cachot, car il est possible que l'on vienne vous retirer de ce souterrain avant ce soir.»

– Ô mon Dieu! – dit Rosen-Aër en joignant les mains avec douleur, – nous n'y avions pas songé; ce malheur est possible.

– Hélas! il faut tout prévoir, – reprit le vieillard en terminant d'écrire ce qui suit: – «Ne désespérez pas, et confiez-vous en Hésus, le Dieu de nos pères!»

– Ah! – murmura douloureusement Rosen-Aër, – la foi de ses pères, les enseignements de sa famille! les souffrances de sa race! la haine de l'étranger… il a tout oublié!

– Mais la vue de sa mère lui aura tout rappelé, – répondit le vieillard. – Et il donna une secousse à la cordelle pour avertir Amael; celui-ci répondit de la même manière à ce signal. Alors, Bonaïk, enveloppant la lime dans le parchemin, la lança de l'autre côté du fossé, visant de nouveau avec justesse le soupirail de la cave au fond duquel elle tomba. Amael, après avoir pris connaissance des nouvelles instructions du vieillard, parut derrière les barreaux. Ses regards avides semblaient demander la présence de sa mère. – Il vous cherche des yeux, – dit, sans pouvoir retenir ses larmes, la Coliberte à Rosen-Aër; – ne lui refusez pas cette consolation!

La matrone gauloise soupira, et, s'appuyant sur Septimine, fit deux pas vers la croisée; alors, d'un air solennel et résigné, elle leva un doigt vers le ciel, comme pour dire à son fils de se confier au dieu de ses pères. Amael, à la vue de sa mère et de Septimine, dont la douce image lui était toujours restée présente depuis leur première entrevue au couvent de Saint-Saturnin, joignit ses mains avec force, et ses traits exprimèrent à la fois résignation, respect, reconnaissance.

– Et maintenant, mes enfants, – dit l'orfévre aux jeunes esclaves, – prenez vos limes et sciez les barreaux; moi et l'un de vous, nous allons mettre le creuset sur le brasier, y fondre les métaux. Ricarik peut venir, il faut qu'il nous croie occupés de notre fonte. La porte est fermée en dedans: vous, Rosen-Aër, restez près de l'entrée du caveau, afin de pouvoir vous y cacher dans le cas où ce maudit intendant reviendrait ici, ce qui est peu probable, car, sa tournée du matin finie, nous ne le revoyons, Dieu merci, presque jamais dans la journée; mais la moindre imprudence pourrait nous perdre tous!

La nuit est venue, l'abbesse Méroflède, vêtue de ses habits religieux, est à demi couchée sur le lit de la salle du festin, où, la veille, Amael s'est assis près d'elle: le pâle visage de cette femme est sinistre, pensif. Ricarik, assis devant la table éclairée par un flambeau de cire, vient d'écrire une lettre sous la dictée de l'abbesse: – Madame, – lui dit-il, – vous n'avez plus qu'à apposer votre signature sur cette missive à l'évêque de Nantes. – Et comme Méroflède ne répondait pas, absorbée qu'elle était dans ses pensées, l'intendant reprit d'une voix plus haute: – Madame, j'attends votre signature.

Alors, Méroflède, le front appuyé sur sa main, l'œil fixe, le sein palpitant, dit à l'intendant d'une voix lente et creuse: – Lorsque ce matin tu es allé le revoir dans ce cachot, que t'a-t-il dit?

– De qui parlez-vous, madame?

– Eh! de qui te parlerai-je, sinon de Berthoald?

– Il est, madame, resté muet et sombre.

 

L'abbesse se leva brusquement, marcha çà et là avec agitation; faisant ensuite un violent effort sur elle-même, elle dit à l'intendant:

– Va chercher Berthoald!

– Madame…

– Obéiras-tu!..

– Mais le messager que vous avez demandé attend cette lettre pour l'évêque de Nantes: le bateau est prêt avec quatre rameurs.

– Que me fait l'évêque de Nantes et ton bateau? Va me chercher Berthoald…

– J'obéis.

Ricarik se dirigea lentement vers l'entrée de la salle; il allait disparaître derrière le rideau, lorsque Méroflède, après une violente hésitation, lui cria: – Non… reviens! – Et, se laissant tomber sur son lit en cachant sa figure entre ses mains, l'abbesse poussa des gémissements douloureux qui ressemblaient aux hurlements d'une louve blessée. L'intendant se rapprochant attendit, silencieux, que la crise violente à laquelle Méroflède était en proie fût calmée. Au bout de quelques instants l'horrible femme se releva, la joue en feu, l'œil étincelant, la lèvre dédaigneuse, s'écriant: – Je suis trop lâche! Oh! cet homme! cet homme! il me payera cher ce qu'il me fait souffrir! – Et après s'être encore promenée avec agitation, elle parut se calmer, se rejeta sur le lit, et dit à l'intendant: – Relis-moi cette lettre… j'étais folle…

L'intendant lut ce qui suit: – «Méroflède, servante des servantes du Seigneur, à son très-cher père en Christ, Arsène, évêque du diocèse de Nantes, salut respectueux. Très-cher père, le Seigneur, par un éclatant miracle, nouvelle preuve de sa prédilection pour les humbles vierges qui vivent de sa foi et de parole, vient de montrer quels terribles châtiments il réserve aux impies qui l'outragent en la personne de ses pauvres filles. Karl, chef des Franks, contempteur de toutes les lois divines, désolateur de l'Église, dévastateur de ses biens sacrés, persécuteur des fidèles, avait eu la sacrilége audace d'octroyer à une bande de ses hommes de guerre la possession de cette abbaye-ci, patrimoine de Dieu; le chef de ces aventuriers m'a sommée outrageusement d'avoir à quitter ce monastère, ajoutant que si je n'obéissais, il nous attaquerait de vive force au point du jour. Ces maudits, fils aînés de Satan, pour être plus à portée d'accomplir leur œuvre de damnation éternelle, ont campé la nuit dernière aux approches de l'abbaye, menaçant moi et mes chères filles en Christ, d'un sort épouvantable. Mais l'œil du Seigneur veillait sur nous autres, faibles brebis; il a su nous défendre contre les loups ravisseurs. Cette nuit, par la vengeresse volonté du Tout-Puissant, les cataractes du ciel se sont ouvertes avec un fracas effrayant; un déluge non moins formidable que celui qui a couvert la terre en punition des crimes des premiers hommes, est venu fondre sur les suppôts du démon et de Karl le maudit, qui, dans l'ombre de la nuit, attendaient l'aurore pour profaner la sainte retraite des vierges du Seigneur. Les flots des étangs, ainsi miraculeusement gonflés, ont englouti ces sacriléges, pas un n'a échappé au châtiment céleste! Prodige effrayant! ces eaux, jusqu'alors limpides, sont devenues tout à coup bitumineuses et bouillantes par l'immersion des âmes infernales qu'elles engouffraient. Des lueurs rouges et sulfureuses ont, pendant un instant, sillonné la profondeur des ondes, comme si une bouche de l'enfer se fût ouverte pour recevoir sa détestable proie. La justice du Seigneur accomplie, les eaux redevenues calmes, limpides, sont rentrées paisiblement dans leur lit, de même qu'elles se sont retirées après le déluge; de même encore qu'après le déluge, le ciel étant redevenu serein, la blanche colombe de paix et d'espérance est sortie de l'arche sainte, cette lettre, ô mon vénérable père en Christ, ira vers toi t'apprendre ce récent et prodigieux miracle, afin que, si tu le juges à propos, tu le fasses connaître dans toute l'étendue de ton diocèse; cette nouvelle et éclatante preuve de la toute-puissance du Seigneur devant édifier, réconforter, consoler, délecter les âmes pieuses et terrifier les impies. Je termine en te demandant ta bénédiction apostolique.» Après avoir lu cette lettre, Ricarik dit à l'abbesse: – Et maintenant, madame, veuillez signer.

Méroflède prit la plume, écrivit au bas de l'épître: —Méroflède, abbesse de Meriadek.– Après quoi elle ajouta avec un sourire sardonique: – Le miracle me semble suffisamment justifié; l'évêque de Nantes est habile homme, il saura faire valoir la chose; dans cent ans encore l'on parlera du prodige insigne qui a protégé les vierges saintes du couvent de Meriadek… Ah! – reprit Méroflède d'un air sinistre en appuyant son front brûlant entre ses mains, – je rirais bien si je n'avais l'enfer dans l'âme!

– Quoi! madame, toujours ce Berthoald?

– Oui, malheur à moi! Oh! ce que j'éprouve pour lui est un mélange de mépris, de haine et de frénésie amoureuse… Cela m'épouvante… Jamais, non, jamais jusqu'ici je n'ai ressenti ce que je ressens à cette heure pour cet homme!

– Il est pourtant un moyen, madame, de vous délivrer de ces angoisses… Ce moyen, je vous l'ai proposé…

– Prends garde! ta vie me répond de la sienne!

– Mais quels sont vos desseins?

– Est-ce que je le sais… tantôt je veux lui faire souffrir mille morts, tantôt tomber à ses genoux, lui demander grâce… tantôt… mais, tiens, je te l'ai dit, je suis folle… folle! – Et l'horrible créature se tordit en hurlant sur le lit, mordant les coussins ou les déchirant de ses ongles avec une sorte de furie sauvage; puis, se relevant soudain, les yeux à la fois humides de larmes et étincelants de passion, elle dit à Ricarik: – Où est la clef du cachot de Berthoald?

– Elle est dans ce trousseau, – répondit l'intendant en montrant plusieurs clefs pendues à sa ceinture.

– Donne-moi cette clef.

– Quoi! vous voulez?..

– Donne… donne…

– La voici, – dit l'intendant en détachant du trousseau une grosse clef de fer. Méroflède prit la clef, la regarda en silence, et resta quelques instants rêveuse.

– Madame, – reprit Ricarik, – je vais faire partir le messager qui attend votre lettre pour l'évêque de Nantes.

– Va, va… porte cette lettre et reviens.

– J'irai aussi jeter un coup d'œil dans l'atelier du vieil orfévre… il doit fondre aujourd'hui le grand vase d'argent.

– Eh! que m'importe! je ne songe plus au vase d'argent!

– Moi, j'y songe, madame. Je ne sais pourquoi il m'est venu quelque doute à l'esprit; il m'a semblé, ce matin, remarquer certain embarras sur les traits de ce rusé vieillard; il m'a prévenu qu'il s'enfermerait toute la journée; il complotte peut-être avec ses apprentis de dérober une partie du métal. Il m'a prévenu que la fonte ne commencerait guère qu'à la nuit; voici la nuit, je veux assister à la fonte, puis je reviendrai, madame. Vous n'avez pas d'autres ordres à me donner?

Méroflède resta plongée dans ses rêveries, tenant dans sa main la clef du cachot d'Amael; après quelques moments de silence, et sans lever ses yeux toujours fixés sur le sol, elle dit à l'intendant:

– En sortant d'ici tu diras à Madeleine de m'apporter ma mante et une lampe allumée.

– Votre mante, madame? Vous voulez donc sortir? Serait-ce pour aller trouver Berthoald dans son cachot?..

Méroflède interrompit l'intendant en frappant du pied avec colère, et d'un geste impérieux lui montra la porte.

Bonaïk, ses apprentis, Rosen-Aër et Septimine, enfermés depuis le matin dans l'atelier, avaient impatiemment attendu la nuit; tout était préparé pour l'évasion d'Amael lorsque le jour tomba: la lueur du brasier de la forge et du fourneau éclairait seule l'atelier; les barreaux des fenêtres venaient d'être enlevés.

– Vous êtes jeunes et vigoureux, – dit le vieillard aux esclaves apprentis; – à défaut d'autres armes, les barres de fer enlevées de la croisée pourront vous servir; déposez-les dans un coin. Maintenant, passez le baril par la fenêtre, et attachez à l'un des cercles cette cordelle, dont l'un des bouts est aux mains d'Amael; il est prêt, car il vient de répondre à notre signal.