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Les mystères du peuple, Tome V

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Berthoald, en quittant le couvent de Saint-Saturnin, s'était mis en route avec ses hommes, afin de se rendre à l'abbaye de Meriadek, généreux don de Karl-Marteau. La marche de cette troupe de Franks avait été retardée par la rupture de deux ponts, qu'ils trouvèrent à demi démolis sur leur route, et par la dégradation des chemins, où plusieurs fois s'embourbèrent les chariots qui contenaient la part du butin de ces guerriers, ainsi que plusieurs esclaves arabes et gauloises, prises par eux dans les environs de Narbonne, lors du siége de cette ville.

Le surlendemain du jour où Broute-Saule avait été livré aux serres de l'épervier, Berthoald et ses hommes arrivèrent enfin non loin de Nantes. Le soleil baissait, la nuit approchait. Le jeune chef, à cheval, devançait de quelques pas ses compagnons. Parmi ceux-ci, plusieurs nouveaux venus de Germanie, lors des incessantes recrues faites par Karl-Marteau au delà du Rhin, avaient l'air aussi farouches, aussi sauvages que les premiers soldats de Clovis; comme ceux-là, ils étaient vêtus de peaux de bêtes, et portaient leurs cheveux reliés au sommet de la tête, ainsi que les portait, il y avait plus de deux siècles, Neroweg, un des leudes du roi des Franks; les autres guerriers étaient casqués et cuirassés. Berthoald se montrait réservé, presque hautain avec les hommes de sa bande; entre eux, ils lui reprochaient sa froideur, sa fierté; mais l'ascendant de son brillant courage, dont ils lui avaient vu donner tant de preuves éclatantes, sa force physique redoutable, sa rare dextérité à manier les armes, la promptitude de ses expédients de guerre, enfin la haute faveur dont il jouissait auprès de Karl, imposaient à ces farouches guerriers. Berthoald chevauchait donc seul à la tête de sa troupe. Souvent, depuis son départ de l'abbaye de Saint-Saturnin, il était devenu rêveur en se rappelant la charmante image de Septimine la Coliberte; il songeait à cette jeune fille, lorsque Richulf, l'un des guerriers franks, rejoignant le jeune chef, lui dit: – D'après les renseignements que nous avons pris en route, nous devons être dans le voisinage de Nantes; notre abbaye doit se trouver non loin d'ici… Voilà des esclaves travaillant aux champs; si nous les interrogions?

Berthoald, sortant de sa rêverie, fit un signe de tête affirmatif à son compagnon: tous deux pressèrent l'allure de leurs chevaux.

– Moi, – dit en chevauchant Richulf, espèce de géant germain, au ventre énorme, – moi, je ris d'avance de la figure de l'abbé de notre couvent, lorsque nous allons lui dire: Nous sommes ici par la grâce du bon Karl; cède-nous la place et ouvre-nous ta cave et ton garde-manger.

Berthoald, étant arrivé auprès des esclaves, dit à l'un d'eux: – L'abbaye de Meriadek est-elle loin d'ici?

– Non, seigneur; la route de traverse que vous voyez là-bas, bordée de peupliers, y conduit.

– Est-ce un abbé ou une abbesse qui est à la tête de cette abbaye?

– C'est notre sainte dame Méroflède.

– Une abbesse! – reprit Berthoald un peu surpris. Puis, souriant, il ajouta: – Est-elle jeune et jolie, l'abbesse Méroflède?

– Seigneur, je ne sais… je ne l'ai jamais vue que de loin, enveloppée dans ses voiles.

– Si elle s'enveloppe dans ses voiles, elle doit être vieille et laide en diable, – reprit Richulf en hochant la tête. – Mais, réponds, esclave: les terres de l'abbaye sont-elles fertiles? Y a-t-il de nombreux troupeaux de porcs? moi, j'aime fort le porc!

– Les terres de l'abbaye sont très-fertiles, seigneur… les troupeaux de porcs et de moutons très-nombreux. Il y a deux jours, nous avons porté nos redevances à l'abbaye, les colons leur argent, et c'est à peine si le vaste hangar du monastère pouvait contenir le bétail et les provisions de toutes sortes.

– Berthoald, – dit le Frank, – Karl-Marteau nous a généreusement partagés; mais nous arrivons deux jours trop tard: les redevances sont payées, peut-être consommées; nous ne trouverons plus de porcs…

Le jeune chef ne parut pas partager les appréhensions de son compagnon, et dit à l'esclave: – Ainsi, pauvre homme, cette route bordée de peupliers conduit à l'abbaye de Meriadek?

– Oui, seigneur; dans une demi-heure vous y serez.

– Merci de tes renseignements, – dit Berthoald à l'esclave.

Et il se préparait à rejoindre les autres guerriers, lorsque Richulf, riant d'un gros rire, reprit: – Par ma barbe, je n'ai jamais vu quelqu'un plus doux que toi envers ces chiens d'esclaves, Berthoald.

– Il me plaît d'agir ainsi…

– Soit… Aussi es-tu un homme étrange en ce qui touche les esclaves; on dirait qu'ils te font mal à voir… car enfin, depuis Narbonne, nous traînons à notre suite dans des chariots une vingtaine de femmes esclaves, notre part du butin; il y en a parmi elles de très-jolies, tu n'as jamais voulu seulement t'approcher des chariots pour regarder les femmes… elles t'appartiennent cependant autant qu'à nous.

– Je vous ai dit cent fois que je ne prétendais à aucune part sur ce lot de chair humaine, – reprit impatiemment Berthoald. – La vue seule de ces pauvres créatures me serait pénible. Vous n'avez pas voulu leur rendre la liberté… ne me parlez plus d'elles…

– Leur rendre la liberté! tandis qu'après nous en être amusé durant la route, nous pouvons les vendre au moins quinze à vingt sous d'or chacune; car durant notre halte aux environs du monastère de Saint-Saturnin, un juif, qui était venu les visiter et les estimer, nous a dit que…

– C'est assez… c'est trop parler du juif et des esclaves! – s'écria Berthoald en interrompant Richulf; et voulant mettre terme à un entretien qui lui semblait pénible, il approcha ses éperons des flancs de son cheval afin de rejoindre les autres guerriers franks, et leur cria de loin en tâchant de sourire: – Compagnons, bonne nouvelle! notre abbaye est riche, fertile, et nous venons succéder à une abbesse, est-elle jeune ou vieille, laide ou jolie, je ne sais… Avant une heure nous la verrons.

– Vive Karl-Marteau! – dit un des guerriers, – il n'y a pas d'abbesse sans nonnes… nous rirons avec les nonnains.

– Moi, j'aurais préféré quelque abbé batailleur à déposséder; mais je me console en pensant que nous allons être maîtres de nombreux troupeaux de porcs.

– Toi, Richulf, tu ne penses qu'aux horions et aux jambons!

En causant ainsi gaiement, les guerriers prennent et suivent l'avenue bordée de peupliers. Enfin on aperçoit au loin l'abbaye, bâtie au milieu d'une sorte de presqu'île, où l'on arrivait de ce côté par une étroite chaussée pratiquée entre deux étangs.

– Beau bâtiment! vois donc, Berthoald.

– Vastes dépendances! Et ces grands bois à l'horizon, sans doute ils dépendent de notre abbaye…

– Ils doivent être giboyeux. Nous chasserons le cerf, le daim, le sanglier… Vive Karl-Marteau!

– Et les étangs, qui là-bas s'étendent de chaque côté de la route, ils doivent être poissonneux… nous pêcherons; j'aime fort la pêche. Vive le bon Karl!

– Ne trouvez-vous pas, compagnons, que cette abbaye a une certaine mine guerrière avec ses bâtiments élevés, les contreforts de ses murailles, ses rares fenêtres, et ces étangs qui l'entourent comme une défense naturelle?

– Tant mieux, Berthoald! nous serons là retranchés comme dans une forteresse; et s'il plaisait aux successeurs du bon Karl, ou à ces fantômes de rois, descendance énervée de Clovis, de vouloir nous déposséder à notre tour, ainsi que nous allons déposséder cette abbesse, nous prouverions que nous portons des chausses et non des jupes.

– Oui, oui… nos cierges sont des lances, nos bénédictions des coups d'épée…

– Hâtons nos chevaux de l'éperon, car le jour baisse et j'ai grand'-faim… Foi de Richulf, deux jambons et une montagne de choux ne me rassasieront pas.

– Aiguise tes dents, gros glouton! moi je propose d'inviter au festin l'abbesse et ses nonnes.

– Moi, je propose d'inviter celles qui seront jeunes et jolies à partager avec nous le séjour de l'abbaye.

– Quoi! les inviter! Sigewald… il faut, par ma barbe! les forcer à rester avec nous tant qu'elles nous plairont… Le bon Karl rira du tour. Si l'évêque de Nantes se plaint, nous lui dirons de venir chercher ses brebis, et nous le recevrons à la pointe de nos piques.

– Au diable l'évêque de Nantes! le temps des tonsurés est passé, celui des soldats est venu… nous serons maîtres chez nous!

Pendant que ses compagnons se livraient à cette joie grossière, Berthoald, silencieux et pensif, les précédait. Karl l'avait revêtu de la haute dignité de comte; il traînait à sa suite, dans les chariots, un riche butin. La donation de l'abbaye lui assurait de grands biens, cependant le jeune chef paraissait soucieux; un sourire amer et douloureux effleurait parfois ses lèvres. Le soleil venait de disparaître derrière la forêt qui bornait l'horizon. Les cavaliers franks cheminaient sur l'étroite chaussée de chaque côté de laquelle deux étangs immenses s'étendaient à perte de vue. Au bout de quelques instants, Richulf dit au jeune chef: – Je ne sais si le crépuscule embrouille ma vue, mais est-ce que la chaussée ne te paraît pas là-bas comme coupée par un amoncellement de terre?

– Voyons cela de plus près, – répondit Berthoald en mettant son cheval au galop. Richulf et Sigewald le suivirent; bientôt tous trois se trouvèrent en face d'une large et profonde coupure pratiquée dans la chaussée, coupure remplie d'eau par la jonction des deux étangs à cet endroit. Au delà de cette tranchée s'élevait une sorte de parapet de terre, renforcé de pieux énormes. Cet obstacle était considérable, la nuit baissait de plus en plus, et de chaque côté les deux lacs s'étendaient à perte de vue. Berthoald se retourna fort surpris vers ses compagnons non moins étonnés que lui, et leur dit: – Que signifie cela? Ce retranchement a, comme l'abbaye, une mine tout à fait guerrière.

– Ces terres ont été fraîchement remuées, l'écorce de ces pieux est encore fraîche, ainsi que la feuillée de cette espèce de haie qui couronne ce parapet… Pourquoi diable ces préparatifs de défense?

 

– Par le marteau de Karl! – dit Berthoald, – voici une abbesse bien versée dans l'art des retranchements! mais il doit y avoir une autre route pour se rendre à l'abbaye, et… – Berthoald ne put achever ses paroles; une volée de pierres, vigoureusement lancées par des frondeurs embusqués derrière la haie qui couronnait le parapet, atteignirent les trois guerriers: leurs casques et leurs cuirasses amortirent le choc; mais le jeune chef fut assez rudement contus à l'épaule, et le cheval de Richulf, arrêté au bord de la chaussée, atteint à la tête, se cabra si violemment, qu'il se renversa sur son cavalier, tous deux tombèrent dans l'étang, si profond en cet endroit, que, pendant un instant, cheval et cavalier disparurent complétement; mais bientôt le Frank surnagea, parvint à se cramponner au rebord de la chaussée et à y remonter, non sans peine et ruisselant d'eau, tandis que son cheval éperdu s'éloignait en nageant vers le milieu de l'étang, où, épuisé de fatigue, il se noya.

– Trahison! – s'écria Berthoald en tirant vainement son épée, car cette profonde coupure remplie d'eau avait vingt pieds de large; et pour la combler, selon l'art de la guerre, il eût fallu aller au loin couper cinq ou six cents fascines et commencer un véritable siége; de plus, la nuit s'assombrissait de plus en plus. Tandis que le jeune chef se consultait avec ses compagnons sur cette occurrence imprévue, une voix, sortant de derrière la haie dont était couronné le retranchement, dit: – Cette volée de pierres est une pluie de roses en comparaison de ce qui vous attend si vous tentez de forcer ce passage.

– Qui que tu sois, tu payeras cher cette attaque! – s'écria Berthoald. – Nous venons ici par ordre de Karl, chef des Franks, qui m'a fait don, à moi, Berthoald, ainsi qu'à mes hommes, de l'abbaye de Meriadek.

– Et moi, – reprit la voix, – je te fais don, en attendant mieux, de cette volée de pierres.

– Prends garde! – s'écria Berthoald, – tous mes compagnons ne sont pas là; ils nous suivent à quelque distance. Nous ne pourrons ce soir forcer le passage; mais nous camperons cette nuit sur cette chaussée; demain, au point du jour, nous enlèverons ce retranchement; or, je t'en préviens, songes-y, l'abbesse de ce couvent et ses nonnes seront traitées comme on traite les femmes en ville conquise…

– Notre sainte dame Méroflède se rit de tes menaces; de plus, elle a chrétiennement pitié de toi et de tes compagnons, – répondit la voix; – l'abbesse consent à te recevoir, toi, chef de ces bandits; mais seul, dans le couvent… tes compagnons camperont cette nuit sur la levée; demain, au point du jour, tu viendras les rejoindre; quand tu leur auras raconté ce que tu as vu dans le monastère, et de quelle façon l'on se dispose à vous recevoir, vous reconnaîtrez que vous n'avez rien de mieux à faire que de retourner promptement guerroyer auprès de Karl, ce païen, aussi païen que les Arabes, qui continue de donner aux brigands de son armée les biens sacrés de l'Église de Dieu!

– Oh! je châtierai ton insolence!

– Mon cheval est noyé, – ajouta Richulf en fureur; – l'eau ruisselle sous mon armure, je suis transi, j'ai le ventre vide, et nous passerions la nuit ainsi!

– Assez de vaines paroles, décide-toi, – reprit la voix. – Si tu acceptes mon offre, toi, chef de ces hommes, on va jeter, du haut de ce retranchement, une longue planche, et pour peu que tu aies le pied sûr, tu traverseras ainsi la tranchée; je te conduirai à l'abbaye; demain, tu rejoindras tes compagnons, et que le diable qui vous a amenés vous remmène!

Durant ce débat, les autres Franks, compagnons de Berthoald, et plus tard les chariots et les bagages, s'engageant sans défiance sur l'étroite chaussée, avaient rejoint le jeune chef. Il leur raconta ce qui venait de se passer, leur montrant la coupure et le retranchement, en ce moment infranchissables. Les nouveaux bénéficiers de l'abbaye, d'abord non moins interdits, puis non moins furieux que Berthoald, éclatèrent en menaces et en imprécations contre l'abbesse; mais la nuit était venue, il fallut songer à camper sur la chaussée; il fut aussi convenu que Berthoald se rendrait seul à l'abbaye, et que le lendemain, au point du jour, selon son rapport, ses compagnons aviseraient, très-décidés d'ailleurs à recourir à la force; enfin, ils recourraient encore à la force dans le cas où Berthoald, victime d'une trahison, ne reparaîtrait pas. Quant à lui, insoucieux du danger, il insista pour se rendre au monastère, cédant autant à son esprit d'aventure qu'à sa curiosité de voir cette abbesse guerrière. Ainsi que Ricarik (car c'était lui) l'avait offert à Berthoald, une planche fut poussée horizontalement du dedans du retranchement, puis elle bascula et s'abaissa, de sorte que l'une de ses extrémités reposait sur la levée, l'autre sur le faîte du parapet, où elle était solidement maintenue. Berthoald confia son cheval à l'un de ses compagnons, et d'un pas ferme et léger s'aventura sur la planche. – Que personne de vous ne s'avise de vouloir suivre votre chef, – dit Ricarik; – la planche est trop faible pour supporter le poids de deux hommes, je la ferais d'ailleurs tomber dans le fossé.

Après le passage de Berthoald, la planche fut retirée; le jeune chef, contraignant sa colère, suivit l'intendant, tandis qu'une douzaine de frondeurs, colons et esclaves, requis par ordre de l'abbesse pour être de guet, gardaient la tranchée à la faible clarté de cette nuit étoilée. Berthoald vit deux chevaux de l'autre côté du retranchement. Ricarik lui fit signe d'enfourcher une de ces deux montures, enfourcha l'autre, et partit en avant. Le jeune chef suivait son guide en silence, éprouvant non moins de courroux que de curiosité à l'égard de cette abbesse batailleuse, si peu résignée à céder la place aux nouveaux bénéficiers. En deux autres endroits, Berthoald trouva une chaussée coupée et retranchée, mais praticable, grâce à des ponts volants. Bientôt il arriva non loin de la première clôture de l'abbaye, formée de madriers solidement reliés les uns aux autres et plantés à peu de distance de la berge des étangs qui, environnant l'espace où s'élevaient les bâtiments de l'abbaye, faisaient de ce vaste terrain couvert de constructions une sorte de presqu'île à laquelle, de ce côté, l'on ne pouvait arriver que par la chaussée mise récemment en état de défense; derrière le monastère une langue de terre, rejoignant la forêt, dont la cime bornait l'horizon, offrait un autre passage. Berthoald remarqua en dedans de la clôture de vives lueurs projetées sans doute par des torches. L'intendant prit un cornet de cuivre suspendu à l'arçon de sa selle, sonna quelques appels; aussitôt une porte bardée de fer, faisant face à la jetée, s'ouvrit. Berthoald, précédé de son guide, entra dans l'une des cours de l'abbaye: là, il se trouva en face de l'abbesse à cheval, entourée de plusieurs esclaves portant des torches. Méroflède avait à demi rabattu sur son front le capuchon de sa mante écarlate; à son côté pendait un couteau de chasse à fourreau d'acier et à poignée d'or. Berthoald resta saisi d'étonnement à l'aspect de cette femme ainsi éclairée à la lueur des flambeaux; son costume à la fois monastique et guerrier faisait valoir la souple et grande taille de l'abbesse. Le jeune chef la trouva belle, autant qu'il en put juger à travers l'ombre que projetait sur ses traits son camail à demi rabattu.

– Je sais qui tu es: tu te nommes Berthoald, – dit Méroflède d'une voix vibrante et mâle comme celle d'un homme; – tu viens prendre possession de mon abbaye?

– Oui, cette abbaye m'a été donnée à moi et à mes compagnons de guerre par une charte écrite de la main de Karl, chef des Franks. Cette charte, je l'apporte.

Méroflède se prit à rire d'un air dédaigneux, et malgré l'ombre qui voilait ses traits, ce rire découvrit aux yeux de Berthoald des dents blanches comme des perles; mais l'abbesse, donnant un léger coup de talon à son cheval, dit au jeune homme: – Suis-moi…

Au moment où le cheval de Méroflède se mit en marche, Broute-Saule, sans doute guéri du becquetage de l'épervier, mais non plus vêtu de haillons, portant au contraire une élégante tunique verte, des chausses de daim, des bottines de cuir et un riche bonnet de fourrure, Broute-Saule se tint auprès de la monture de l'abbesse; ainsi placé entre elle et Berthoald, le jeune voleur d'épervier, attentif aux moindres mouvements de Méroflède, la couvait d'un œil ardent et jaloux; de temps à autre, il jetait un regard inquiet sur le jeune chef. Les esclaves, porteurs de flambeaux, s'étaient mis en marche pendant que l'abbesse, entrant dans une des cours intérieures du couvent, montrait au jeune chef une cinquantaine de colons rangés en bon ordre et armés d'arcs et de frondes.

– Cette enceinte, – dit Méroflède à Berthoald, – te paraît-elle suffisamment gardée? Réponds, vaillant capitaine?

– Pour moi et pour mes hommes, un frondeur ou un archer n'est pas plus dangereux qu'un chien qui aboie de loin. On laisse siffler les traits, bruire les pierres, et l'on arrive à longueur d'épée. Demain, au point du jour, tu verras ceci, dame abbesse… si tu t'opiniâtres à défendre ce monastère.

Méroflède se prit encore à rire et reprit: – Si tu aimes à te battre de près, tu trouveras tout à l'heure de quoi satisfaire tes goûts.

– Non pas tout à l'heure! – s'écria Broute-Saule en regardant Berthoald d'un air de haineux défi, – si tu veux combattre à l'instant… ici, dans cette cour, à la clarté des torches et sous les yeux de notre sainte abbesse, je suis prêt, quoique je n'aie, moi, ni casque ni cuirasse.

Méroflède donna familièrement un coup de houssine sur le bonnet de Broute-Saule et lui dit en souriant: – Tais-toi.

Berthoald sourit, ne répondit rien à la provocation de l'ardent jouvenceau, et continua de suivre l'abbesse, qui, sortant de cette seconde enceinte, se dirigea vers un vaste bâtiment d'où partaient des cris confus; elle se baissa sur son cheval et dit deux mots à l'oreille de Broute-Saule; celui-ci parut hésiter à obéir et à s'éloigner de l'abbesse; alors elle lui dit d'une voix impérieuse et dure: – M'as-tu entendue?

– Sainte dame…

– Obéiras-tu? – dit impétueusement Méroflède; et, frappant Broute-Saule de sa houssine, elle ajouta: – Va donc, vil esclave!

Broute-Saule tressaillit, ses traits devinrent d'une pâleur livide et ses regards féroces s'arrêtèrent, non sur Méroflède, mais sur Berthoald, fort indifférent à ce démêlé. Cependant le jeune esclave, après un violent effort sur lui-même, se résigna et courut accomplir l'ordre de Méroflède. Bientôt après, une centaine d'hommes à figures sinistres, déterminées, vêtus de haillons, sortirent en tumulte du bâtiment, se rangèrent à peu près en haie en agitant des lances, des épées, des haches, et criant: – Vive notre sainte abbesse Méroflède! – Plusieurs femmes, mêlées parmi ces hommes, criaient non moins bruyamment: – Vive l'abbesse!

– Toi qui viens prendre possession de ce monastère, – dit Méroflède au jeune chef avec un sourire sardonique, – sais-tu ce que c'est que le droit d'asile?

– Je le sais… tout criminel réfugié dans une église est à l'abri de la justice des hommes.

– Tu es un vrai trésor de science, digne de porter la crosse et la mitre, toi qui viens me déposséder de cette abbaye! Or donc, ces bonnes gens que tu vois là sont la fleur des bandits du pays; le plus innocent a commis un meurtre ou deux. Apprenant ta venue, je leur ai offert de quitter de nuit l'asile de la basilique de Nantes, leur promettant asile dans la chapelle de l'abbaye et la tolérance du bon vieux temps où l'on menait si joyeuse vie dans les saints asiles. S'ils sortent d'ici, le gibet les attend; c'est te dire avec quelle rage ils défendront le monastère contre toi et tes hommes, qui ne conserveriez pas chrétiennement ici de pareils hôtes, tandis que moi je les nourris et les héberge. Tu le vois, jeune homme, donner une abbaye est facile, en prendre possession est difficile. Je ne te parle pas des nombreux esclaves qui m'obéissent au nom du Seigneur, et que je compte armer. Maintenant tu connais les forces dont je dispose, rentrons au monastère; après ta longue route, tu dois être fatigué. Je t'offre l'hospitalité; tu souperas avec moi… ce n'est point canonique, je le sais; mais nous sommes à peu près en temps de guerre, et la guerre a ses licences… Demain, au point du jour, tu rejoindras tes compagnons; tu dois être homme de bon conseil, tu engageras donc ta bande à se mettre en quête d'une autre abbaye, et tu les guideras dans cette recherche.

– Je vois avec plaisir, sainte abbesse, que la solitude et les austérités du cloître n'ont pas altéré l'humeur joviale que tu parais posséder.

 

– Ah! tu me crois d'humeur joviale?

– Ne dis-tu pas avec un sérieux fort plaisant, que moi et mes hommes, qui depuis la bataille de Poitiers guerroyons contre les Arabes, les Frisons et les Saxons, nous tournerons casaque devant cette poignée de meurtriers et de larrons, renforcés de pauvres colons qui ont quitté la charrue pour la lance, et la pioche pour la fronde!

– Guerrier fanfaron! – s'écria Broute-Saule, qui était revenu prendre sa place à la tête du cheval de Méroflède, – veux-tu que nous prenions chacun une hache? nous nous mettrons nus jusqu'à mi-corps, et tu verras si les hommes d'ici sont des lâches!

– Tu me parais, toi, un vaillant garçon, – reprit Berthoald en souriant; – si tu veux rester avec nous dans l'abbaye, tu y trouveras ta place.

Broute-Saule allait répondre… Méroflède lui coupa la parole et dit à Berthoald: – D'ici à demain matin, nous ferons trêve… Tu dois être fatigué; on va te conduire au bain, cela te délassera, après quoi nous souperons; je ne te donnerai pas un festin pareil à ceux que sainte Agnès et sainte Radegonde donnaient à leur poète favori l'évêque Fortunat, dans leur abbaye de Poitiers; mais enfin tu ne jeûneras point. Puis s'adressant à Ricarik: – Tu as mes ordres, suis-les.

Méroflède, en parlant ainsi, s'était rapprochée de la porte intérieure de l'abbaye. D'un bond léger, elle descendit de sa monture et disparut dans le cloître après avoir jeté la bride de son cheval à Broute-Saule; le jouvenceau la suivit d'un regard presque désespéré, puis il regagna lentement les écuries, après avoir montré de loin le poing à Berthoald. Celui-ci, de plus en plus frappé des étrangetés de cette abbesse, demeurait pensif, lorsque Ricarik, l'arrachant à sa rêverie, lui dit, en lui montrant deux esclaves: – Descends de cheval, ces esclaves te conduiront au bain; ils t'aideront à te désarmer, et comme tes bagages ne sont pas ici, ils te donneront de quoi te vêtir convenablement, des chausses et une robe toute neuve que je n'ai jamais portée; tu endosseras ces vêtements, si tu préfères quitter ta coquille de fer; puis je te viendrai quérir pour souper avec notre sainte dame.

Une demi-heure après, Berthoald, sortant du bain et conduit par Ricarik, entrait dans l'appartement de l'abbesse.

Lorsque Berthoald parut dans la salle où l'attendait Méroflède, il la trouva seule; elle avait quitté ses vêtements noirs pour revêtir une longue robe blanche; un léger voile cachait à demi les tresses de son épaisse chevelure d'un roux ardent et doré: un collier et des bracelets de pierreries ornaient son cou et ses bras nus. Les Franks ayant conservé l'habitude, jadis introduite en Gaule par les Romains, d'entourer leurs tables d'espèces de lits; l'abbesse, à demi couchée sur un long et large siége à dossier garni de coussins, fit signe au jeune chef de s'asseoir auprès d'elle. Berthoald obéit, de plus en plus frappé de l'étrange beauté de Méroflède. Un grand feu flambait dans l'âtre; une riche vaisselle d'argent brillait sur la table recouverte de lin brodé; des amphores, précieusement ciselées, se dressaient à côté des coupes d'or; les plats contenaient des mets appétissants; un candélabre, où brûlaient deux petits cierges de cire, éclairait à peine cette salle immense, qui, par l'insuffisance du luminaire, devenant presque obscure à quelques pas des deux convives, était plongée dans les ténèbres à ses deux extrémités. Le lit s'adossait à une muraille boisée, deux portraits y étaient suspendus, l'un, grossièrement peint sur un panneau de chêne, à la mode de Byzance, représentait un guerrier frank, barbarement accoutré, ainsi que se vêtissaient, trois siècles auparavant, les leudes de Clovis, ces premiers conquérants des Gaules; au-dessous de cette peinture on lisait: Gonthramm Neroweg. À côté de ce portrait on voyait celui de l'abbesse Méroflède, enveloppée de ses longs voiles noirs et blancs; elle tenait d'une main sa crosse abbatiale, de l'autre, une épée nue. Cette image, beaucoup plus petite que la première, était peinte sur parchemin, à la façon des miniatures dont on ornait alors les livres saints. Berthoald aperçut ces deux portraits au moment où il allait s'asseoir aux côtés de l'abbesse. À cette vue, il tressaillit, resta un moment frappé de surprise; puis reportant tour à tour ses yeux de Gonthramm Neroweg sur Méroflède, il semblait comparer la ressemblance qui existait entre eux, ressemblance évidente en cela que, comme Neroweg, Méroflède avait la chevelure rousse, le nez en bec d'aigle, et les yeux verts. Le jeune chef ne put cacher son étonnement. L'abbesse lui dit: – Qu'as-tu à contempler ainsi le portrait de l'un de mes aïeux, mort il y a plusieurs siècles?

– Ainsi… tu es de la race des Neroweg?

– Oui, et ma famille habite encore ses grands domaines de l'Auvergne, conquis par l'épée de mes ancêtres, ou octroyés par dons royaux… Mais assez parlé du passé, gloire aux morts, joie aux vivants! Sieds-toi là, et soupons… Je te semble une étrange abbesse? mais, par Dieu! je vis comme les abbés et les évêques, sinon qu'ils soupent avec de jolies jouvencelles, et que moi je soupe ce soir avec un brave et beau soldat… T'en plaindrais-tu? – Et soulevant d'un poignet viril une des lourdes amphores d'argent, elle remplit jusqu'au bord la coupe d'or placée près d'Amael; puis après y avoir seulement mouillé ses lèvres rouges et charnues, elle la tendit au jeune chef et lui dit résolument: – Buvons à ta bienvenue dans ce couvent!

Berthoald garda un moment la coupe entre ses mains, et tout en jetant un dernier regard sur le portrait de Neroweg, il sourit d'un air sardonique, réfléchit un instant, attacha sur l'abbesse un regard non moins hardi que ceux qu'elle lui jetait, et reprit: – Buvons, belle abbesse! – Et d'un trait, vidant la large coupe, il ajouta: – Buvons à l'amour!..

– Soit, buvons à l'amour, le dieu du monde! comme disaient les païens, – répondit Méroflède en remplissant sa coupe d'un vin contenu dans une petite amphore de vermeil. Versant alors de nouveau à boire au jeune chef, qui la couvait d'un œil étincelant, elle ajouta: – J'ai bu selon tes vœux; maintenant, bois aux miens!

– Quels qu'ils soient, sainte abbesse; cette coupe fût-elle remplie de poison, je la viderai, je le jure par ton beau bras aussi blanc que la neige!

– Alors, – dit l'abbesse en jetant un regard pénétrant sur le jeune homme, – buvons au juif Mardochée!

Berthoald portait la coupe à ses lèvres; mais au nom du juif il frissonna, posa brusquement le vase d'or sur la table, ses traits s'assombrirent, et il s'écria presque avec effroi: – Le juif Mardochée!..

– Allons, par Vénus! la patronne des amoureux, ne tremble pas ainsi, mon vaillant!

– Boire au juif Mardochée, moi!..

– Tu m'as dit: Buvons à l'amour… j'ai bu, j'y boirai encore, si tu veux, – ajouta l'abbesse en regardant fixement Berthoald; – tu m'as juré par la blancheur de ce bras, – et elle releva davantage encore sa large manche, – tu m'as juré de boire selon mes vœux, accomplis ta promesse!

– Femme! – reprit Berthoald avec impatience et embarras, – qu'est-ce que ce juif? pourquoi veux-tu que je…

– Ah! ah! ah! – fit Méroflède en riant aux éclats et interrompant le jeune chef, – moi, qui te croyais un brave! tu te troubles pour si peu?.. Sais-tu pourquoi je veux boire au juif Mardochée?..

– Non.

– Écoute-moi… Si Mardochée ne t'avait pas vendu comme esclave au seigneur Bodégésil, tu n'aurais pas, une nuit, volé le cheval et l'armure de ton maître pour courir les aventures en te donnant à ce Karl endiablé, toi, Gaulois de race asservie, pour noble de race franque, et fils d'un bénéficier dépossédé… Karl, dont tu es devenu un des meilleurs capitaines, ne t'aurait pas octroyé cette abbaye. Donc tu ne serais pas ici à côté de moi, à cette table, où nous buvons ensemble à l'amour… Voilà pourquoi, mon vaillant, je vide cette coupe en mémoire de ce juif immonde! – Et elle la vida. – Maintenant, boiras-tu au juif?