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Les mystères du peuple, Tome IV

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–Non, non, – reprit l'autre vieille en se frappant à grands coups la poitrine, – tu ne veux pas nous commander un péché mortel… c'est le martyre que tu veux…

–Et de là-haut tu nous béniras, Saint-Cautin, grand Saint-Cautin! glorieux martyr!

–Évêque, tu entends ces pauvres vieilles? tu as semé, tu récoltes… Allons, mes Vagres, haut la corde!

L'ermite s'interposait encore, afin de protéger le prélat, lorsque quelques Vagres, montés sur les chariots, et regardant au loin, s'écrièrent:

–Des leudes! des guerriers franks!..

–Ils sont sept ou huit à cheval, et conduisent plusieurs hommes garrottés, des esclaves sans doute… Allons, mes Vagres, mort aux leudes! liberté aux esclaves!..

–Mort aux leudes! liberté aux esclaves!.. – crièrent les Vagres en courant aux armes.

–Les Franks! ils vont me reprendre et me reconduire au burg du comte, – s'écria la petite Odille toute tremblante. – Ronan, ayez pitié de moi!

–Les leudes, te prendre, pauvre enfant! il n'en restera pas un seul pour t'emporter.

–Ronan, pas d'imprudence, – reprit l'ermite; – ces cavaliers peuvent être les éclaireurs d'une troupe plus nombreuse. Détache éclaireurs contre éclaireurs, et garde ici le gros de ta troupe, retranché derrière les chariots.

–Moine, tu as raison… Tu as donc fait la guerre?

–Un peu… de çà, de là, dans l'occasion, pour défendre les faibles contre les forts…

–Des guerriers franks! – s'écria Cautin en joignant les mains d'un air triomphant, – des amis! des alliés! je suis sauvé… À moi, chers frères en Christ! à moi, mes fils en Dieu!.. délivrez-moi des mains des Philistins! à moi, mes…

Ronan ayant soudain tiré la corde restée pendante au cou du saint homme, l'interrompit net en serrant le noeud coulant.

–Évêque, pas de cris inutiles, – dit l'ermite; – et toi, Ronan, pas de violence, je t'en prie… ôte cette corde du cou de cet homme.

–Soit; mais ce sera pour lui lier les mains, et s'il me rompt davantage les oreilles, je l'assomme…

–Les cavaliers franks s'arrêtent à la vue des chariots, – s'écria un Vagre; – ils semblent se consulter.

–Notre conseil à nous ne sera point long. Ces Franks sont sept à cheval, que six Vagres me suivent, et, foi de Ronan, il y aura tout à l'heure en Gaule sept conquérants de moins!

–Nous voilà six… marche.

Parmi les six Vagres était le Veneur… L'évêchesse, le voyant examiner la monture de sa hache, sauta du chariot à terre, et, l'oeil brillant, les narines gonflées, la joue en feu, retroussant la manche droite de sa robe de soie, elle mit ainsi à nu, jusqu'à l'épaule, son beau bras, aussi blanc que nerveux, et s'écria:

–Une épée! une épée!..

–Qu'en feras-tu, belle évêchesse en Vagrerie?

–Je me battrai près de mon Vagre! je me battrai… comme nos mères des temps passés!

–Marchons, ma Vagredine! Si tes beaux bras sont aussi forts pour la guerre que pour l'amour, malheur aux Franks!

Et l'évêchesse, prenant virilement une épée, comme une Gauloise des siècles passés, courut gaiement à l'ennemi au bras de son Vagre. En passant devant l'évêque elle lui dit:

–Pendant douze ans tu m'as fait maudire la vie… je vais peut-être mourir… je te pardonne…

–Tu me pardonnes, scélérate impudique! lorsque c'est toi qui devrais, le front dans la poussière, me demander grâce pour tes énormités!

Cautin parlait encore que la Vagredine et le Vagre étaient déjà loin.

–Petite Odille, attends-moi; ces Franks tués, je reviens, – dit Ronan à la jeune fille, qui, toute pâle, le retenant de ses deux mains, le regardait de ses grands yeux bleus pleins de larmes. – Ne tremble pas ainsi… pauvre enfant!

–Ronan, – murmura-t-elle en étreignant plus vivement encore le bras du Vagre, – je n'ai plus ni père ni mère; tu m'as délivrée du comte et de l'évêque, tu as bon coeur, tu es plein de compassion pour le pauvre monde, tu me traites avec une douceur de frère; cette nuit, je t'ai vu pour la première fois, et pourtant il me semble qu'il y a déjà longtemps, longtemps que je te connais…

Puis elle saisit les deux mains du Vagre, les baisa et ajouta tout bas, les lèvres palpitantes:

–Et ces Franks, s'ils te tuaient?..

–S'ils me tuaient, petite Odille?..

Se retournant alors vers l'ermite, qu'il désigna du regard à la jeune fille, il ajouta:

–Si les Franks me tuent, ce bon moine laboureur veillera sur toi.

–Je te le promets, mon enfant; je te protégerai.

–Petite Odille, – reprit Ronan presque avec embarras, lui pourtant d'ordinaire aussi timide… qu'on l'est en Vagrerie, – un baiser sur ton front… ce sera le premier et le dernier peut-être…

L'enfant pleurait en silence; elle tendit son front de quinze ans à Ronan; il y posa ses lèvres, et, l'épée haute, partit en courant… À peine fut-il éloigné des chariots, que l'on entendit les cris des Vagres attaquant les leudes. Odille, à ces cris, se jeta, sanglotante, éperdue, dans les bras de l'ermite, cachant sa figure dans son sein, et s'écria:

–Ils vont le tuer… ils vont le tuer…

–Courage, Franks… courage, mes fils en Dieu! – hurlait Cautin garrotté à la roue d'un chariot; – exterminez ces Moabites… et surtout exterminez ma diablesse de femme, cette grande impudique à robe orange, à écharpe bleue et aux bas rouges brodés d'argent… je vous la signale… pas de merci pour cette Olliba! coupez-la en morceaux si vous pouvez!

–Évêque, évêque… tes paroles sont inhumaines… Rappelle-toi donc toujours la miséricorde de Jésus envers Madeleine et la femme adultère, – dit l'ermite, tandis qu'Odille, la figure toujours cachée dans le sein de ce vrai disciple du jeune homme de Nazareth, murmurait:

–Ils vont tuer Ronan… ils vont le tuer…

–Me voici revenu… les Franks ne m'ont pas tué, petite Odille, et les gens qu'ils emmenaient sont délivrés.

Qui parlait ainsi? c'était Ronan. Quoi? déjà de retour? oui, les Vagres font vite et bien. D'un bond, Odille fut dans les bras de son ami.

–J'en ai tué un… il allait tuer mon Vagre! – s'écria l'évêchesse aussi revenant… Et, jetant là son épée sanglante, le regard étincelant, le sein demi-couvert par ses longues tresses noires, désordonnées comme ses vêtements par l'action du combat, elle dit au Veneur:

–Es-tu content?

–Forts pour l'amour, forts pour la guerre, sont tes bras nus, ma Vagredine! – répondit le joyeux garçon. – Maintenant, un coup à boire de ta belle main!

–Boire à ma barbe ce vin qui fut le mien! courtiser devant moi cette femme effrontée qui fut la mienne! – murmura l'évêque, – voilà qui est monstrueux! voilà qui est le signe précurseur des calamités effroyables qui se répandront sur la terre…

Trois des Vagres avaient été blessés: l'ermite les pansait avec tant de dextérité, qu'on pouvait le croire médecin; il se relevait pour aller de l'un à l'autre des blessés, lorsqu'il vit s'avancer vers lui les gens que les leudes emmenaient, et qui venaient d'être délivrés par les hommes de Ronan. Ces malheureux, un instant auparavant prisonniers, étaient couverts de haillons; mais la joie de la délivrance brillait sur leurs traits. Conviés par leurs libérateurs à boire et à manger pour réparer leurs forces, ils venaient s'acquitter et s'acquittèrent au mieux de ce soin, grâce aux provisions de la villa épiscopale. Pendant qu'ils dégonflaient les outres et faisaient disparaître le pain et le jambon, le moine dit à l'un d'eux, homme encore robuste, malgré sa barbe et ses cheveux gris:

–Frères, qui êtes-vous? d'où venez-vous?

–Nous sommes colons et esclaves, autrefois propriétaires et laboureurs des terres nouvelles que le fils de Clovis a ajoutées en bénéficesN aux terres saliques ou terres militairesO que le comte frank Neroweg tenait déjà de son père par le droit de la conquête.

–Ainsi le comte vous a dépouillés de vos champs?

–Plût au ciel! bon ermite.

–Comment?

–Le comte nous les a laissés, au contraire; il y a même ajouté deux cents arpents, le maudit! deux cents arpents appartenant à mon voisin Féréol, qui s'était enfui de peur des Franks.

–On double ton bien, frère et tu te plains?

–Si je me plains!.. Ignores-tu donc comment les choses se passent en Gaule? Voici ce qu'autrefois m'a dit le comte: «-Mon glorieux roi m'a fait comte en ce pays, et m'a donné de plus à bénéfice, qui deviendra, je l'espère, héréditaire, comme mes terres militaires, ces domaines-ci, avec leur bétail, leurs maisons et leurs habitants… Tu cultiveras pour moi les champs qui t'appartiennent; j'y ajouterai même de nouveaux guérets: tu deviens mon colon; tes laboureurs, mes esclaves, tous vous travaillerez à mon profit et à celui de mes leudes; vous leur fournirez, ainsi qu'à moi, selon tous nos besoins; vous aiderez mes esclaves maçons et charpentiers à la bâtisse d'un nouveau burg que je veux à la mode germanique: vaste, commode et suffisamment retranché au milieu d'un ancien camp romain que j'ai remarqué; vos chevaux et vos boeufs, devenus les miens, charrieront les pierres et les poutres trop lourdes pour être portées à dos d'homme. De plus, toi, mon colon, tu me payeras, pour ta part, cent sous d'or par an, sur lesquels j'en donnerai dix en présent au roi lorsque chaque année j'irai lui rendre hommage. – Cent sous d'or! m'écriai-je; mes terres et celles de mon voisin Féréol ne rapportent pas cette somme bon an mal an… comment veux-tu que je te la paye, et qu'en outre je te nourrisse, toi, tes leudes, tes serviteurs, et que de plus je vive, moi, ma famille et mes laboureurs, devenus tes esclaves?» – À cela le comte m'a répondu en me menaçant de son bâton: – «J'aurai mes cent sous d'or tous les ans… sinon je te fais couper les pieds et les mains par mes leudes…»

–Pauvre homme! – dit tristement l'ermite. – Et comme tant d'autres tu as consenti à ce servage?

 

–Que faire? comment résister au comte et à ses leudes? je n'avais autour de moi que quelques laboureurs, et les prêtres leur prêchent la soumission à nos conquérants, larrons sanguinaires qui, l'épée haute, nous viennent dire: «Les champs de vos pères, fécondés par leur travail et le vôtre, sont à nous… et pour nous vous les cultiverez?» Oui, que faire? résister? impossible… fuir? c'était aller au-devant de l'esclavage dans une autre province, puisque toutes sont envahies par les Franks. Et puis, j'avais alors une jeune femme… la servitude ou la vie errante m'effrayait plus encore pour elle que pour moi… enfin je tenais à ce pays, à ces champs où j'étais né; il me semblait horrible de les cultiver pour un autre, et pourtant je préférais ne pas les abandonner… Moi et mes laboureurs, devenus esclaves du comte, eux qui trouvaient autrefois dans leur travail une existence heureuse et paisible, nous nous sommes résignés. Misère atroce! labeur incessant! telle fut notre vie… Je parvenais, à force de travail, de privations, à subvenir aux besoins de Neroweg et de ses leudes, et à faire produire à mes terres soixante-dix à quatre-vingts sous d'or par année… Deux fois le comte me fit mettre à la torture pour me forcer à lui donner les cent sous d'or qu'il voulait… Je ne possédais pas un denier au delà de ce que je lui remettais: j'en fus pour la torture, lui pour sa cruauté…

–Et jamais, – dit Ronan, – il ne t'est venu à l'idée de choisir une belle nuit noire pour mettre le feu au burg, et, aidé de tes laboureurs, de massacrer le comte et ses leudes?

–Mais, encore une fois, et les prêtres? ne persuadent-ils pas aux esclaves que plus leur sort est atroce, plus ils auront de part au paradis? ne les menacent-ils pas de peines effroyables s'ils osent se révolter contre les Franks?.. Je ne pouvais donc compter sur mes compagnons d'esclavage, hébétés par la peur du diable, et énervés par la misère… puis, je te l'ai dit, j'avais de jeunes enfants, et leur mère, accablée de chagrin, était très maladive; enfin, cette année, la pauvre créature heureusement est morte. Mes fils étaient devenus des hommes: eux et moi, ainsi que quelques autres esclaves, las de souffrir, las de travailler de l'aube au soir, pour le comte et ses leudes, nous avons fui ses domaines… Nous étions allés nous réfugier sur les terres de l'évêque d'Issoire: c'était quitter un servage pour un autre; mais nous espérions que le prélat serait peut-être moins méchant maître que le comte. Celui-ci tenait à moi, qui avais tant d'années durant fait rendre à nos terres, et à son profit, tout ce qu'elles pouvaient produire. Sachant notre refuge, il a fait monter quelques leudes à cheval, ils sont venus nous réclamer à l'évêque d'Issoire; celui-ci nous a rendus, ses gens nous ont garrottés… Les leudes nous ramenaient pour nous forcer à cultiver nos champs, ces bons Vagres ont tué les Franks, et nous ont délivrés… Aussi, par ma foi, Vagres nous serons, moi, mes fils et ces esclaves que voilà, si vous voulez de nous, braves coureurs de nuit! Nous avons, nous aussi, de rudes souffrances à venger! vous nous verrez à l'oeuvre contre les Franks et les évêques…

–Oui, oui! – crièrent ses compagnons, – mieux vaut à cette heure, en Gaule, courir la Vagrerie que labourer le champ de nos pères sous le bâton d'un comte frank et de ses leudes.

–Évêque, évêque! – dit Ronan au prélat, qui avait écouté ceci, – voilà ce que tes alliés, tes complices ont fait de notre vieille Gaule, jadis si féconde! si glorieuse; mais par la torche de l'incendie! par le sang du massacre! je le jure! viendra l'heure où prélats et seigneurs ne régneront plus que sur des ruines fumantes et des ossements blanchis… Allons, nos nouveaux frères en Vagrerie, soyez, comme nous, Hommes errants, Loups, Têtes de loups! Comme nous, vous vivrez en loups, et en joie, l'été, sous la verte feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes… Debout, mes bons Vagres! debout, le soleil monte; nous avons là, dans nos chariots, du butin à distribuer sur notre passage… En route, petite Odille, en route, belle évêchesse! pillons les seigneurs, et largesse! largesse au pauvre monde! conservons seulement de quoi faire cette nuit grand gala dans les gorges d'Allange, sous le dôme des vieux chênes!.. En route! nous avons un évêque pour cuisinier, nous festoierons en princes… et demain, la dernière outre vidée, en chasse, mes Vagres! en chasse! tant qu'il restera en Gaule un burg de Franks et une maison épiscopale!..

Et la troupe se remit en marche au bruit du chant des Vagres… Lorsque, au soleil couché, ils arrivèrent aux gorges d'Allange, l'un de leurs repaires, tout le butin emporté de la villa épiscopale avait été distribué sur la route aux pauvres gens… il ne restait dans les chariots que quelques matelas pour les femmes, les vases d'or et d'argent pour boire le vin de l'évêque, et des provisions suffisantes pour le grand gala de la nuit… Les huit paires de boeufs des chariots devaient être le rôti de ce festin gigantesque; car sur sa route la troupe des Vagres s'était encore recrutée d'esclaves, d'artisans, de laboureurs et de colons, tous réduits à la rage de la misère, sans compter bon nombre de jolies filles, curieuses de courir un peu la Vagrerie!

CHAPITRE II

Un festin en Vagrerie. – Meurtres de Clotaire, nouveau roi d'Auvergne, et miracles faits en sa faveur. – La ronde des Vagres. – Karadeuk le Bagaude. – Loysik l'ermite. – Comment l'évêque Cautin est miraculeusement enlevé au ciel par des Séraphins et comment il descend fort promptement de l'empirée. – Le comte Neroweg et ses leudes. – Attaque des gorges d'Allange.

Quels beaux festins l'on festoie en Vagrerie! daims, cerfs, sangliers, tués la veille par les Vagres dans la forêt qui ombrage les gorges d'Allange, ont été, comme les boeufs des chariots, dépecés et grillés au four… Quoi! un four en pleine forêt? un four capable de contenir boeufs, daims, cerfs et sangliers? Oui, le bon Dieu a creusé pour les bons Vagres plusieurs de ces fours dans les gorges profondes de l'Allange, volcan éteint comme les autres volcans de l'Auvergne… N'est-ce point un véritable four que cette grotte cintrée, profonde, où un homme peut se tenir debout? donc, remplissez cette grotte de bois sec, un ou deux chênes morts vous suffisent; mettez le feu à ce bûcher; il se consume, devient brasier: sol, parois, voûte de lave, tout rougit bientôt, et l'on enfourne dans cette bouche ardente comme celle de l'enfer, daims, cerfs, sangliers entiers et boeufs dépecés; après quoi l'on referme l'ouverture de la grotte avec des pierres de lave sous une montagne de cendre brûlante chaude… quatre ou cinq heures après, boeufs et venaison cuits à point, fumants, appétissants, sont servis sur la table. Quoi! aussi des tables en Vagrerie? certes, et recouvertes du plus fin tapis vert; quelle table? quel tapis? la pelouse d'une clairière de la forêt; et pour siéges, encore la pelouse; pour tentures, les grands chênes; pour ornements, les armes suspendues aux branches; pour dôme, le ciel étoilé; pour lampadaire, la lune en son plein; pour parfums, la senteur nocturne des fleurs sauvages; pour musiciens, les rossignols.

Plusieurs Vagres, placés en vedette sur la lisière de la forêt, aux abords des gorges d'Allange, veillent à ce que la troupe ne soit pas surprise, dans le cas où, apprenant le sac et l'incendie de la villa, les comtes et ducs franks du pays, craignant une attaque sur leurs burgs, se seraient mis, avec leurs leudes, à la poursuite des Vagres.

L'évêque Cautin, malgré son courroux, se surpassa comme cuisinier: la faim lui était venue en cuisinant pour les autres, de sorte que chrétiennement il cuisina aussi pour sa large panse; on parla longtemps en Vagrerie de certaine sauce, dont le saint homme remplit un grand chaudron (chaudron épiscopal emporté de la villa), dans lequel chacun trempait sa grillade de boeuf ou de venaison, sauce appétissante composée de vieux vin et d'huile aromatisée avec le thym et le serpolet des bois; on la trouva délectable, et l'évêchesse, mordant de ses belles dents blanches à la grillade de son Vagre, disait:

–Je ne m'étonne plus si celui qui fut mon mari se montrait si implacable pour ses esclaves-cuisiniers, qu'il faisait fouailler au moindre oubli… le seigneur évêque cuisinait mieux qu'eux tous; il pouvait se montrer difficile.

Deux convives prenaient peu de part au festin: l'ermite laboureur et la jeune esclave, assise à côté de Ronan; celui-ci mangeait valeureusement, mais le moine rêvait en regardant le ciel, et la petite Odille rêvait… en regardant Ronan… Les vases d'or et d'argent, sacrés ou non, circulaient de main en main; les outres se dégonflaient à mesure que le ventre des buveurs gonflait: gais propos, éclats de rire, baisers pris et rendus entre Vagres et Vagredines, tout était liesse et fous ébats; parfois, cependant, pour quelque fin minois, éclatait une dispute entre deux compagnons, ni plus ni moins que dans les anciens festins gaulois; alors on décrochait les épées des arbres, sans haine, mais par simple outre-vaillance.

–À toi ce coup-ci…

–À toi celui-là…

–Frappe…

–Riposte…

–Je suis blessé!

–Je suis mort!..

Le blessé, on le pansait; le mort, on le couvrait de feuillage… Honneur aux braves qui vont renaître ailleurs, et vivent les festins en Vagrerie!! L'on entendait encore çà et là des propos joyeux, étranges, ou d'une gaieté sinistre; ces propos peignaient les choses, les hommes, les misères de la Gaule conquise, mieux que ne le feront jamais les légendaires, si jamais ce siècle de fer trouve des légendaires…

–Ah! le bon temps! – disait Dent-de-Loup en rongeant l'ivoire de son second cuisseau de daim; ce garçon préférait le daim à toute autre viande. – Ah! le bon temps que ce temps de désordre! de pillage! de batailles de grand'route! de siége de burgs et de maisons épiscopales! ah! le bon temps que nous font les rois franks!..

–Ronan l'a dit: Le feu est à la vieille Gaule… dansons, buvons sur ses décombres… et faisons l'amour dans la cendre des palais!..

–Oh! grand évêque! oh! béni sois-tu, grand Saint-Rémi! qui, dans la basilique de Reims, au milieu de l'encens et des fleurs, il y a cinquante ans et plus, as baptisé Clovis, fils soumis de l'Église de Rome! Béni sois-tu, grand Saint-Rémi! tu as baptisé l'esclavage, le pillage, l'incendie, le viol et le massacre!..

–Et toi, saint évêque de Tours, lorsque Clovis, ce royal meurtrier, encensé par tes diacres, est sorti de ta basilique, enrichie des dons splendides de ce conquérant, de ta basilique où il venait de ceindre le diadème d'or et de revêtir la pourpre souveraine, cette pourpre, c'était le sang des derniers Gaulois valeureux! cette couronne, c'était l'or de la Gaule… et toi, grand saint évêque! toi et ton clergé vous chantiez: Hosanna! hosanna! devant ce pillard, ce massacreur de notre pauvre patrie conquise!..

–Où est-elle? où est-elle, la fière et virile Gaule du chef des cent vallées, des Sacrovir, des Vindex, des Civilis, des Victoria?

–Qui a hérité de la vaillance de la Gaule? les Vagres… Loups et Têtes de loups! puisque eux seuls ils luttent contre les barbares…

–Et nous sommes traqués comme bêtes de forêt…

–Mais qui s'y frotte est mordu; nous avons l'ongle aigu, la dent tranchante…

–Et ils nous appellent des pillards…

–Des meurtriers…

–Des sacrilèges…

–Frères, nous accuser ainsi, n'est-ce point manquer de respect à nos glorieux et nouveaux maîtres, rois, ducs et comtes franks? nous les imitons de notre mieux: ils tuent, nous tuons; ils pillent, nous pillons; ils violent… non, nous ne violons pas, assez de jolies filles nous arrivent en Vagrerie… voyez plutôt ces gaies commères…

–Aussi vrai que je m'appelle Florence, aussi vrai que j'ai vingt ans, la jambe fine et la taille cambrée, j'aime mieux donner à un joyeux Vagre ce que me ravirait un Frank ou un tonsuré!..

–Moi aussi!

–Moi aussi!

–Mes soeurs, mes soeurs! sinistre est le temps où nous vivons! – dit l'évêchesse en déroulant au vent de la nuit sa longue chevelure noire. – Jours de sanglantes fureurs! jours de débauche effrénée: le concubinage, l'adultère, l'inceste sur le trône et sur l'autel!.. jours d'ardent vertige, où l'on court au mal avec une joie farouche… Saintes vertus de nos mères! chaste tendresse! fier et pudique amour! où vous trouver aujourd'hui? est-ce chez la femme esclave, violentée par les maîtres de son corps?.. Est-ce chez la femme libre? quand sous ses yeux le foyer domestique devient un lupanar? Oh! mes soeurs, mes soeurs! fermons les yeux, vivons vite et mourons jeunes… c'est le bel âge pour mourir… Veux-tu mourir, mon Vagre?

–Quand, ma Vagredine?

 

–Demain, aux premiers rayons du soleil; demain, à l'heure où les oiseaux s'éveillent, dis, veux-tu mourir? ta main dans la mienne, nous partirons ensemble pour ces mondes inconnus, où nos aïeux, plutôt que de se quitter, s'en allaient vaillamment ensemble pour revivre ensemble!

–Es-tu déjà si lasse d'amour, ma belle évêchesse?

–Mon Vagre, craindrais-tu la mort?

–Je ne crains qu'une chose: la vie sans toi…

–À demain donc… la mort ensemble!

–Et vive l'amour jusqu'à demain! En attendant, un beau baiser, ma Vagredine?

Le Veneur prend le baiser, pendant que son voisin, grave comme un homme entre deux vins, dit d'une voix magistrale:

–Frères, j'ai une idée…

–Ton idée, Symphorien, semble être de vider complétement cette amphore…

–Oui, d'abord… puis de vous démontrer logicèà priori

–Au diable le langage romain!

–Frères, pour être Vagre l'on n'en est pas moins souvent fort versé dans les belles lettres et la philosophie… J'enseignais la rhétorique aux jeunes clercs de l'évêque de Limoges; je fus mandé, pour le même office, par l'évêque de Tulle. En traversant les mont Jargeaux pour me rendre d'une ville à l'autre, j'ai été pris dans ces montagnes par une bande de mauvais Vagres, car il y a de bons et de mauvais Vagres.

–Comme il y a de laides femelles et de jolies femmes.

–Cesdits Vagres m'ont vendu à un marchand d'esclaves, lequel m'a revendu à l'évêque de…

–Au diable le rhétoricien… le voici voyageant par monts et par vaux!

–C'est souvent l'effet de la rhétorique de vous entraîner ainsi à travers les plaines de l'imagination… Mais je reviens à ce que je veux vous prouver logicè… c'est ceci: Que nous n'avons point à prendre souci des leudes et bandes armées qui peuvent nous poursuivre, parce que logicè… le Seigneur Dieu fera un miracle en notre faveur pour nous débarrasser de nos ennemis.

–Un miracle en notre faveur… à nous, Vagres? Sommes-nous donc si bien avec le ciel?

–Nous y sommes d'autant mieux, que nous agissons davantage en loups, en vrais loups… Aussi, logicè, le Seigneur nous délivrera-t-il de nos ennemis par des miracles… Et ce, je vais vous le prouver.

–À la preuve, docte Symphorien… à la preuve!

–M'y voici… Et d'abord, frères, dites-moi sous quelle royale griffe est tombée cette belle terre d'Auvergne?

–Sous la griffe de Clotaire, le dernier et digne fils du glorieux roi Clovis… puisque ayant récemment épousé la veuve de son petit-neveu Théodebald, ce Clotaire possède un double droit sur la province d'Auvergne… le voici donc, cette année 558, seul roi de toute la Gaule conquise.

–Or ce Clotaire est l'épouseur du genre humain… Qui n'a-t-il pas épousé? qui n'épousera-t-il pas? Les évêques l'ont marié autant de fois qu'il lui a plu, et du vivant de la plupart de ses femmes; ils l'ont marié à Gundioque, femme de son propre frère; ils l'ont marié à Radegonde, à Ingonde, et quinze jours après, à la soeur de celle-ci, nommée Aregonde; ils l'ont marié à Chemesne, à bien d'autres encore, et en dernier lieu à cette Wultrade, veuve de son petit-neveu Théodebald; mais ce sont là des peccadilles…

–Docte et doctissime Symphorien, tu nous a promis de nous prouver logicè que le Seigneur Dieu ferait des miracles en notre faveur… et ta rhétorique nous parle de cet épouseur éternel…

-Ma rhétorique pose les principes… vous allez en voir tout à l'heure les conséquences… ergo, je pose cette autre prémisse, encore nécessaire: que ce Clotaire a commis, entre plusieurs crimes, un forfait devant lequel Clovis lui-même eût peut-être reculé… La chose se passait à Paris, en 533, dans le vieux palais romain 3 habité par les rois franks… Or, écoutez…

–Nous écoutons, docte Symphorien; il est doux d'entendre les louanges de ses rois.

–Il y a donc environ vingt-cinq ans de cela… Clovis était, depuis longtemps, allé droit au paradis, sur la foi des évêques… après avoir partagé la Gaule entre ses quatre fils: Thierri, Childebert, Clodomir et ce Clotaire, aujourd'hui roi de toutes les provinces conquises… Clodomir étant mort plus tard, laissa trois enfants; ils furent recueillis par leur grand'mère, la veuve de Clovis, la vieille reine Clotilde; elle faisait élever près d'elle ses petits-fils, attendant qu'ils fussent en âge d'hériter du royaume de leur père. Un jour qu'elle était venue à Paris, Childebert, qui résidait en cette ville, envoya secrètement un affidé à notre doux Clotaire pour lui dire ceci: «Clotilde, notre mère, garde auprès d'elle les enfants de notre frère, et elle veut qu'ils aient son royaume… viens donc promptement à Paris, afin que nous prenions ensemble conseil sur ce qu'il faut faire d'eux: savoir s'ils auront les cheveux coupés pour être comme le reste du peuple, ou si nous les tuerons, afin de partager entre nous le royaume de leur père, notre frèreA…»

–Voilà qui commence tendrement.

–C'est la fraternité franque.

–Quel est le Vagre qui méditerait de tuer le fils de son propre frère?

–Il n'en est pas un…

–On nous appelle Loups, et les loups ne se dévorent pas entre eux…

–Et ces enfants, qu'ils voulaient égorger, docte Symphorien, étaient-ils jeunes?

–L'un avait dix ans, l'autre sept…

–Pauvres petites créatures… les tuer ainsi lâchement!..

–Je poursuis mon récit: «Clotaire arrive à Paris, se concerte avec son frère, et tous deux vont dire à la vieille reine Clotilde: Envoie-nous tes petits-fils pour que nous les déclarions devant le peuple héritiers du royaume de leur pèreB.»

–Ah! ces rois franks, toujours aussi rusés que féroces! car c'était un leurre, n'est-ce pas, docte Symphorien?

–Tu vas voir…

«La veuve de Clovis, toute joyeuse, envoya les petits-fils à leurs oncles, en disant à ces enfants: – Je croirai n'avoir pas perdu mon fils, votre père, si je vous vois lui succéder dans son royaume. – A peine arrivés chez leurs oncles, les enfants sont arrêtés et séparés de leurs esclaves et de leurs gouverneurs. Aussitôt, Clotaire et Childebert envoient un émissaire à leur mère; il portait d'une main des ciseaux, de l'autre une épée nue; il dit à la vieille reine Clotilde: – Très-glorieuse reine, nos seigneurs tes fils désirent connaître ta volonté à l'égard de tes petits-fils… veux-tu qu'ils soient tondus (c'est-à-dire enfermés dans un couvent) ou veux-tu qu'ils soient égorgés?.. – S'ils doivent renoncer au trône de leur père! – s'écria la vieille reine indignée, – j'aime mieux les voir morts que tondus… – L'émissaire revint dire aux deux rois: – Vous avez l'aveu de la reine pour achever l'oeuvre commencée… – Aussitôt le roi Clotaire prend le plus âgé par les bras, le jette contre terre, et lui enfonce un couteau sous l'aisselle.»

–Pauvre cher petit! – murmura Odille en fondant en larmes; – il a dû mourir en appelant sa mère…

–Le royal boucher qui le mettait ainsi à mort savait le bon endroit pour enfoncer son couteau, – dit Ronan. – C'est ainsi qu'on tue les jeunes torins… Continue, docte Symphorien.

«-Aux cris de l'enfant, son petit frère se jette aux pieds de Childebert, et s'attachant à lui de toutes ses forces, il s'écrie: – Mon oncle! mon bon oncle! viens à mon secours… fais que je ne sois pas tué comme mon frère!» – Childebert, un moment ému, dit à Clotaire: «-Accorde-moi la vie de cet enfant?» – Mais Clotaire, furieux, lui répondit: «-Ou repousse l'enfant de tes genoux, ou tu vas mourir à sa place… C'est toi qui m'as mis dans cette affaire… et voilà que tu manques de parole?..»

–Ce bon Clotaire avait raison, – dit Ronan: – comploter le meurtre de ces enfants, et reculer devant leur sang, c'était faire injure à la noble race du glorieux Clovis; mais ce lâche Childebert s'est, pour l'honneur de sa royale famille, ravisé, je l'espère, docte Symphorien?

–En pouvait-il être autrement? «Childebert repoussa l'enfant de ses genoux, le jeta vers Clotaire, qui lui enfonça, comme à l'autre, un couteau sous l'aisselle et le tua… Les deux rois firent ensuite mettre à mort les esclaves et les gouverneurs des deux enfants, dont ils se partagèrent le royaumeC.»

3On voit encore aujourd'hui, rue de la Harpe, les thermes de ce palais parfaitement conservés; nous engageons nos lecteurs à visiter cette curieuse antiquité.