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Les mystères du peuple, Tome IV

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–Si ce Dieu peut ce qu'il veut, Ronan, pourquoi n'empêche-t-il pas mon supplice puisque je ne l'ai pas mérité? S'il peut ce qu'il veut, pourquoi met-il au prix de cruelles souffrances cette éternelle félicité que je ne recherchais pas, ne demandant qu'à vivre dans la paix et l'innocence?..

–Oh! naïve et douce enfant! à qui ne saurait mourir, tu l'apprendrais, – s'écria l'ermite laboureur. – Tu hais justement les méchants qui te condamnent, tu ne leur accordes pas un pardon inique et imbécile; mais libre… tu ne leur rendrais pas le mal pour le mal! tu préférerais ton innocente vie à leur vie souillée de crimes; mais tu saurais mourir pour ceux qui t'ont aimée!.. tu ne vois pas dans la mort par le supplice je ne sais quel marché avec un Dieu tout-puissant, qui, pour quelques heures de torture que des barbares t'imposent, te donnerait une éternité de bonheur! tu prévois la douleur parce que tu t'attends à souffrir dans ta chair! mais l'approche du supplice ne t'inspire pas une lâche épouvante! Non, non; dans ta grandeur naïve tu te résignes doucement, attendant l'heure d'aller revivre auprès de ceux qui t'aimaient.

–Cette enfant a plus de raison et plus de courage que moi qui serais sa mère! Loysik dit vrai, j'apprendrai d'elle à mourir.

–Foi de Vagre! qu'est-ce que la mort, belle évêchesse? changer de vêtements et de logis. Le supplice? deux ou trois heures de souffrance, dont le terme plus ou moins rapproché est du moins certain… Sais-tu, Loysik, ce qui seulement me chagrine à cette heure? c'est de quitter ce monde-ci, laissant notre Gaule bien-aimée… à jamais soumise aux Franks et aux évêques!

–Notre Gaule bien-aimée, à jamais soumise aux Franks et aux évêques! non, non, frère… les siècles sont des siècles pour l'homme… ils sont à peine des heures pour l'humanité dans sa marche éternelle!.. Ce monde où nous vivons nous semble grand… Qu'est-il? roulant confondu parmi ces milliers de mondes étoiles, qui, à cette heure de la nuit, brillent à nos yeux dans l'immensité des cieux! mondes mystérieux où nous allons successivement revivre, âme et corps, jusqu'à l'infini!.. Tiens, mon frère, lors de la conquête de César, nos aïeux esclaves, enchaînés il y a des siècles dans cet ergastule où nous sommes, ont peut-être aussi dit comme toi avec désespoir: – «Notre Gaule bien-aimée est à jamais soumise à la conquête étrangère…» Et pourtant…

–Et pourtant deux siècles et demi ne s'étaient pas écoulés qu'à force d'héroïques insurrections contre les Romains, la Gaule avait pas à pas, au prix du sang de nos pères, reconquis ses droits, ses libertés, son indépendance! lors de l'ère glorieuse de Victoria la Grande! Tu dis vrai, Loysik, tu dis vrai.

–Et la vision prophétique de cette femme auguste? cette vision que nous a transmise dans ses récits notre aïeul Scanvoch, et que notre père nous a si souvent racontée? te la rappelles-tu?

–Oui, dans cette vision, Victoria voyait la Gaule esclave, épuisée, saignante, à genoux, écrasée de fardeau, se traînant sous le fouet des rois franks et des évêques!

–Mais la fin? la fin de cette vision de Victoria la Grande?

–Oh… splendide! rayonnante! la Gaule libre, fière, glorieuse, foulant d'un pied superbe son collier d'esclavage, la couronne des rois et celle des papes de Rome, la Gaule tenait d'une main une gerbe de fruits et de fleurs, de l'autre un étendard surmonté du coq gaulois!

–Eh! que crains-tu donc alors? songe au passé! vois-y la Gaule, courbée d'abord sous la conquête romaine, se relever, par le courage de ses enfants, libre et redoutable!.. Que le passé te donne foi dans l'avenir!.. Cet avenir est lointain peut-être! que nous importe le temps à nous, qui, en ce moment suprême, n'avons plus à mesurer d'ici à demain que les dernières heures de notre vie… Oh! mon frère, j'ai une foi profonde… invincible dans le réveil et l'affranchissement de la Gaule!.. Je te l'ai dit, les siècles sont des siècles pour l'homme; ils sont à peine des heures, des instants, pour l'humanité dans sa marche éternelle!

–Loysik… tu me rassures… tu raffermis ma croyance… oui, je quitterai ce monde les yeux fixés sur cette vision radieuse de la Gaule renaissante!.. Un dernier chagrin me reste… l'incertitude où nous sommes du sort de notre père!

–S'il survit, puisse-t-il ignorer notre fin, Ronan! il nous aimait tendrement… c'était un grand coeur! En temps de guerre nationale, à la tête d'une province soulevée en armes, il eût peut-être été un héros comme le chef des cent vallées, son idole!.. À la tête d'une bande de révoltés… notre père n'a pu être qu'un intrépide chef de Bagaudes ou de Vagres… Tu sais, mon frère, mon éloignement pour ces terribles représailles… si légitimes qu'elles soient… elles ne laissent après elles que ruines et désastres… Mais du moins notre père a toujours vengé les opprimés… les souffrants, et jamais sa vengeance n'a atteint que les méchants…

–Va, Loysik, en ces temps d'épouvantable iniquité la Vagrerie accomplit une mission divine!.. Les puissants du monde écrasent les faibles!.. la Vagrerie frappe les puissants… Qui donc les punirait sans nous, ces puissants? Leurs remords! ils payent, et le clergé les absout de leurs crimes! Leurs victimes! elles n'osent dans leur hébêtement catholique se rebeller contre leurs bourreaux! Non, non, il faut par des exemples terrifier nos maîtres!.. Insensibles à la prière, ils céderont à l'épouvante! Oh! mes Vagres! mes bons Vagres, où êtes-vous! où êtes-vous! pour cent Vagres tués… la Vagrerie, je le sais, n'est pas morte… mais où sont-ils, mes braves compagnons! où sont-ils!

–S'ils vous savaient ici, Ronan, ils tenteraient tout pour vous délivrer… ils vous aiment tant…

–Quelques-uns d'entre eux peut-être, petite Odille, ont survécu au combat des gorges d'Allange; si, comme on le disait, on nous avait conduits à Clermont, nous aurions eu, soit en route, soit dans la ville, quelque chance d'être délivrés par mes compagnons; mais ici dans ce burg, il ne faut pas rêver délivrance, chère enfant… je dis rêver, car voici tes paupières qui de nouveau s'appesantissent…

–C'est vrai, Ronan… est-ce faiblesse… ou sommeil… je ne sais, mes yeux se ferment malgré moi… Oh! je voudrais dormir jusqu'à demain…

–Berce-la sur tes genoux, belle évêchesse, berce-la… comme sa mère la berçait autrefois… et qu'elle s'endorme pour ne plus se réveiller!..

–Dors, pauvre petite… dors sur mes genoux… En te voyant souffrir si douce et si jeune… toi, d'un âge à être ma fille… j'ai compris les douleurs maternelles… Ah! moi aussi, j'aurais été, si le sort l'avait voulu, mère vaillante, épouse dévouée…

Et après un long silence pendant lequel la petite esclave s'endormit tout à fait, Fulvie ajouta:

–Et vous ne savez pas, Ronan… si le veneur a été tué?

–Le dernier moment où je l'ai vu, belle évêchesse, il ajustait du haut d'un chêne… quelque leude à la portée de sa flèche… Est-il à cette heure mort ou vivant? je l'ignore…

–Ah! si j'avais longtemps à vivre, je regretterais toujours que le combat nous ait empêchés, le veneur et moi, de mourir ensemble, selon notre promesse échangée durant cette nuit de folle ivresse… Quand je pense à cette nuit… c'est pour moi comme le souvenir d'un songe à la fois brûlant et honteux… vous devez me mépriser beaucoup… Loysik! et je vous l'avoue, si résolue que je sois à la mort… il me sera cruel d'emporter vos mépris.

–Fulvie! libre aujourd'hui, retrouvant le veneur libre aussi… et vous disant: sois ma femme devant Dieu! que répondriez-vous en toute sincérité?

–Je répondrais: Je serai épouse dévouée, mère vaillante!.. oh! oui… croyez-moi, Loysik… j'agirais comme je dis… je le sais… je le sens… Cet homme à qui je me suis donnée dans cette nuit d'incendie et d'épouvante, après qu'il m'eut arrachée aux flammes, cet homme, je l'aimais déjà pour sa grâce et sa beauté, ainsi que je l'ai aimé ensuite pour son courage et son généreux coeur.

–Je vous crois, Fulvie… Comment alors, en ce moment suprême, pourrais-je vous mépriser?.. ne répareriez-vous pas, si vous le pouviez, votre égarement d'un jour par toute une vie honnête et dévouée?

–Mais, Loysik, cet homme a été mon amant…

–Si votre mari l'évêque s'était autrefois montré pour vous plein de tendresse, et plus tard rempli de fraternelle affection, eussiez-vous cédé à l'entraînement que vous regrettez?

–Jamais!

–Et pourtant de cet homme si méchant, si dédaigneux à votre égard, vous avez eu pitié! oui, lorsqu'il était au pouvoir des Vagres, vous avez été pour lui compatissante; allez, Fulvie, Jésus de Nazareth, dans sa tendre et sage miséricorde, a remis leurs péchés à la femme adultère et à Madeleine, parce qu'elles se repentaient et avaient beaucoup aimé… Comment, moi, vous mépriserais-je?

–Merci, Loysik, de me parler ainsi… Maintenant je ne craindrai plus de rencontrer vos yeux, et si demain mon courage défaille… c'est à votre regard affectueux et serein que je demanderai force et vaillance!

–Frère, – dit Ronan, – ils sont bien gais là-bas! dans le burg!.. Entends-tu leurs clameurs lointaines? Ah! par les os de notre aïeul Sylvest, ils étaient aussi bien gais ces jeunes et brillants seigneurs romains qui, couronnés de fleurs, riaient, insoucieux et cruels, au balcon doré du cirque, pendant que leurs esclaves, voués aux bêtes féroces, attendaient la mort sous les sombres voûtes de l'amphithéâtre, comme cette nuit nous attendons la mort dans ce souterrain… Oui… ils étaient aussi fort gais, ces seigneurs romains! mais du fond de leurs ténèbres les esclaves gaulois, secouant leurs chaînes en cadence, chantaient ces paroles prophétiques:

Coule, coule, sang du captif!-tombe, tombe, rosée sanglante!-germe, grandis, moisson vengeresse!… -A toi, faucheur, à toi, la voilà mûre!-aiguise ta faux! aiguise, aiguise ta faux!

Neroweg fêtait de son mieux Chram, son royal hôte; il avait d'abord hésité à sortir de ses coffres sa vaisselle d'or et d'argent, fruit de ses rapines; il craignait d'exciter la convoitise de Chram et de ses favoris, redoutant quelque vol sournois de la part de ceux-ci, ou de la part de leur maître, quelque demande cupide; mais cédant à sa vanité de barbare, le comte ne put résister au désir d'étaler ses richesses aux yeux de ses hôtes; il exhuma donc de ses coffres ses grandes amphores, ses vases à boire, ses bassins profonds et ses larges plats, le tout en or ou en argent massif, et de formes grecque, romaine ou gauloise, formes variées comme les pilleries dont provenait cette vaisselle. Il y avait encore des coupes de jaspe, de porphyre et d'onyx, enrichies de pierreries; des patères, sortes de cuvettes en bois rare, ornées de cercles d'or, incrustées d'escarboucles. Mais de ces objets précieux les hôtes du comte ne devaient point se servir; ces trésors, entassés sans ordre et comme un tas de butin au milieu de la table immense, devaient seulement réjouir ou faire étinceler d'envie les regards des invités qui ne pouvaient d'ailleurs, vu la distance où ils se trouvaient de ces belles choses, rien dérober. Seuls, le roi Chram et l'évêque Cautin, devant lesquels le comte avait fait étaler en guise de nappe un morceau d'étoffe pourpre, brochée d'or et d'argent, pareil à celui dont étaient momentanément recouverts leurs sièges; seuls, le roi Chram et l'évêque se servaient chacun pour boire d'une grande coupe de jaspe, enrichie de pierreries, ils mangeaient dans un large plat d'or massif, où on leur servait les mets; les autres convives avaient devant eux des plats et des pots à boire, en bois, en étain, en terre ou en cuivre étamé. Le comte, pour faire par son costume honneur au fils de ce roi qu'il songeait à trahir, avait endossé par-dessus son buffle gras et ses chausses crasseuses, une ancienne dalmatique de drap d'argent, brodée d'abeilles d'or, présent fait à son père par le glorieux roi Clovis. Il faut le dire, le vif désir de s'approprier cette superbe dalmatique, tombée lors du partage de la succession paternelle dans le lot d'Ursio, frère de Neroweg, avait quelque peu poussé le comte à ce fratricide expié moyennant de riches donations à l'Église et à l'évêque Cautin. Neroweg portait en outre deux lourds et longs colliers d'or, auxquels il avait ingénieusement ajusté, de maille en maille, des boucles d'oreilles de femme, ruisselantes de pierreries; un paon n'eût pas été plus fier de son plumage que l'était, sous sa dalmatique et ses bijoux volés, ce seigneur frank, au menton rose, aux longues moustaches rousses et à la chevelure fauve retroussée et rattachée au sommet de la tête par un bracelet d'or couvert de rubis (autre invention de parure du seigneur comte), d'où cette rude et inculte crinière retombait derrière son cou comme la queue d'un cheval rouge.

 

L'aspect de la salle était à l'avenant, mélange de luxe, de barbarie et de malpropreté sordide; autour de cette table de bois grossier, seulement recouverte d'un morceau de riche étoffe à la place occupée par Chram et par l'évêque, et ornée en son milieu d'un monceau de vaisselle précieuse; autour de cette table, circulaient des esclaves en guenilles, sous la surveillance du sénéchal, du majordome, du sommelier et autres principaux serviteurs du comte, vêtus de casaques de peau de bête, en toute saison, et sales autant que barbus, hérissés et dépenaillés. Le nombre d'esclaves, portant des flambeaux de cire destinés à éclairer le festin, avait été doublé, et aussi doublé, triplé, quadruplé, le nombre des tonneaux dressés dans les encoignures de la salle; à chaque angle, on voyait trois ou quatre grosses tonnes superposées, l'on eût dit autant de colonnes trapues; les sommeliers pour mettre en perce le tonneau le plus élevé, et y remplir les pots à boire se servaient d'une échelle, mais depuis longtemps les tonnes supérieures étaient vides; le vieux vin de Clermont, qu'elles avaient contenu, égayait et échauffait de plus en plus les convives.

L'évêque Cautin, cédant à son penchant naturel pour la buvaille et la ripaille, voyant par avance Ronan le Vagre, l'ermite laboureur et la belle évêchesse suppliciés le lendemain, le bon Cautin ne se sentait point d'aise, il buvait et rebuvait, chafriolait et discourait, agressif, moqueur, insolent comme un compère qui, avant le repas du matin, avait déjà opéré son petit miracle; le saint homme n'osait, malgré son aversion pour Chram, s'attaquer à lui, moins encore au Lion de Poitiers; le Gaulois renégat rancuneux en diable à l'endroit du miracle matinal, avait plus tard dit à l'homme de Dieu, en lui lançant de véritables regards de lion courroucé: «Tu m'as forcé de descendre de cheval et de m'agenouiller devant toi, je me vengerai, j'attends mon heure.» La victime des railleries sardoniques de l'évêque était Neroweg, assez habituellement stupide et sans réplique.

–Comte, – lui disait Cautin, – ton hospitalité part du coeur, j'en suis certain; mais ton repas est exécrable en son abondance… ce ne sont que viandes et poissons bouillis ou grillés, servis à profusion et sans recherche… vrai festin de barbare vivant de son troupeau, de sa chasse et de sa pêche; on ne trouve ici aucun accommodement délicat et sollicitant la faim; on est repu, voilà tout, c'est pitoyable! j'en prends à témoin sa gloire le roi Chram.

–Notre hôte et ami Neroweg fait de son mieux, – dit Chram, qui, pour ses projets déjà dérangés par la torture de Ronan le Vagre, voulait se ménager le comte. – Devant la cordiale hospitalité de Neroweg je songe peu au festin.

–Moi, j'y songe, glorieux roi, parce que j'ai déjà festiné ici et que je compte y festiner encore, – reprit l'évêque. – Cent fois je l'ai dit au comte; il a de détestables cuisiniers… il est avaricieux… et ne sait point mettre le prix aux choses… Voyons, Neroweg, combien t'a coûté l'esclave chef de tes cuisiniers?

–Il ne m'a rien coûté du tout… mes leudes, en revenant de Clermont, l'ont trouvé sur la route; ils l'ont pris et amené ici garrotté! mais hier il a eu les pieds brûlés par l'épreuve du jugement de Dieu, et ensuite la langue coupée pour ses blasphèmes; il a dû s'en ressentir aujourd'hui et se faire aider par d'autres esclaves moins habiles que lui pour préparer ce festin.

–Je comprends, à la rigueur, qu'ayant eu la langue coupée, il n'ait pu goûter ses sauces, mais ce n'en est pas moins un pitoyable cuisinier… cela ne m'étonne pas, un cuisinier ramassé par hasard sur le grand chemin… qu'attendre d'un pareil rebut! quand je pense que le mien, qui n'est point parfait, m'a coûté cent sous d'or… c'est vraiment une peste que de mauvais cuisiniers; ils gâtent les meilleures choses… ainsi par exemple: voici des grues… des grues! gibier succulent, esculent par excellence lorsqu'il est congrûment accommodé… or, comment cet âne de cuisinier nous les sert-il, ces grues? bouillies à l'eau! des grues bouillies à l'eau!

–Allons, patron, calme-toi, une autre fois on les fera rôtir…

–Rôtir!.. mais malheureux comte, c'est encore plus criminel! des grues rôties!..

–Ni bouillies, ni rôties, comment donc faire alors?..

–Veux-tu le savoir?

–Oui…

–Écoutez ici, majordome, et vous donnerez cette recette au cuisinier, si tant est qu'il soit capable et digne de l'exécuter…

–Oh! saint évêque! le fouet aidant… il faudra bien que le cuisinier exécute la recette.

–Or donc, majordome, cette recette, la voici; je déclare humblement et véridiquement que je ne suis point l'auteur de cette manière d'accommoder les grues; je l'ai lue et apprise dans les écrits d'Apicius, célèbre gourmet romain, mort, hélas! il y a de longues années, mais son génie vivra tant que vivront les grues!..

–Voyons, patron… voyons ta recette…

–Or donc: vous lavez et parez votre grue, et la mettez dans une marmite de terre avec de l'eau, du sel et de l'anet

–Eh bien! c'est ce qu'a fait le cuisinier; il a fait bouillir la grue avec de l'eau et du sel…

–Mais laisse-moi donc achever! barbare, et tu verras que cet âne paresseux s'est arrêté au commencement du chemin, au lieu de le poursuivre jusqu'au bout… Donc, vous laissez réduire de moitié l'eau où a commencé de cuire votre grue, puis vous la mettez ensuite (la grue) dans un chaudron avec de l'huile d'olive, du bouillon, un bouquet d'origan et de coriandre; quand votre grue sera sur le point d'être cuite, ajoutez-y du vin, mélangé de miel et de livèche, quelque peu de cumin, un scrupule de benjoin, un atome de rüe et un peu de carvi broyé dans le vinaigre; usez ensuite d'amidon pour épaissir honnêtement votre sauce; elle doit être alors d'un joli brun doré; vous la versez sur votre grue après avoir gracieusement placé le volatile au milieu d'un grand plat, le col gentiment arrondi et tenant dans son bec un bouquet de fenouil vertAA. Maintenant je le demande à sa gloire le roi Chram; je le demande à nos clarissimes convives… y a-t-il le moindre rapport entre une grue ainsi accommodée et cette chose sans forme, sans couleur, sans saveur, qui semble noyée dans ce bassin d'eau grasse?

–Si Dieu le Père avait besoin d'un cuisinier il te choisirait, sensuel évêque, – dit le Lion de Poitiers, – tu ne dérogerais pas à cuisiner au paradis.

À cette impiété le saint homme fît la grimace, se souvenant sans doute d'avoir cuisiné, non point en paradis, mais en Vagrerie; il remplit la coupe et la vida d'un trait, en regardant de travers le favori du roi Chram.

–Allons, comte Neroweg, – dit Spatachair, – à tout péché miséricorde, une autre fois tu nous donneras un festin plus délicat… et ta femme, dont tu ne seras pas toujours jaloux, et pour cause, présidera le banquet.

–Et foi de Lion de Poitiers, je ne lui serrerai pas trop fort les genoux sous la table.

–Lors de ce festin-là, Neroweg, – ajouta Imnachair, malgré les vains coups d'oeil de Chram pour mettre un terme à l'insolence de ses favoris, – lors de ce festin-là tu ne nous feras pas comme aujourd'hui manger et boire dans le cuivre et dans l'étain, tandis que tu étales à nos yeux éblouis ta vaisselle d'or et d'argent au milieu de la table… hors de notre portée… ne dirait-on pas que tu nous prends pour des larrons?

–Neroweg offre l'hospitalité comme il lui convient, – reprit d'un air sourdement courroucé Sigefrid, un des leudes du comte; – ceux qui mangent la viande et boivent le vin d'ici… sont mal venus à se plaindre des pots et des plats…

–Nous reproche-t-on, à nous hommes du roi, ce que nous buvons et mangeons dans ce burg?

–Ce serait un audacieux reproche, car j'étais rassasié, moi, avant d'avoir touché à ces grossières montagnes de victuailles!

–Et de plus ce serait une insulte, – s'écria un autre des convives. – Or d'insulte, nous n'en souffrirons pas… nous sommes ce que nous sommes… nous autres de la truste royale!

–Vous croyez-vous donc au-dessus de nous, parce que nous sommes leudes d'un comte? Nous pourrions alors mesurer la distance qui nous sépare… en mesurant la longueur de nos épées.

–Ce ne sont pas les épées qu'il faut mesurer… c'est le coeur…

–Ainsi, nous, fidèles de Neroweg, nous avons le coeur moins grand que le vôtre… Est-ce un défi?

–Défi, si vous voulez, épais rustiques…

–L'épais rustique vaut mieux que le guerrier de cour efféminé! Vous allez le voir tout à l'heure si vous voulez…

–Donc, nous verrons cela… Six contre six… ou plus, s'il vous convient…

–Cela nous convient!..

Cette altercation, commencée à l'un des bouts de la table, entre ces Franks avinés, n'avait pas débuté sur un ton très-élevé; mais elle finit avec un tel éclat d'emportement, que Chram, l'évêque et le comte s'empressèrent de s'interposer, afin de ramener la paix entre les convives; ceux-ci, fort animés par le vin, l'orgueil et l'envie, s'apaisèrent d'assez mauvaise grâce, en échangeant des coups d'oeil encore provocants et farouches.

Karadeuk et son ours, précédés du majordome, se trouvaient au seuil de la salle du festin lors de cette dispute promptement calmée. Le majordome, s'étant approché de son maître, lui dit:

–Seigneur comte?

–Que veux-tu?

–Le bateleur, son ours et son singe sont là.

–Quoi, comte, tu as ici des ours?

–Chram, c'est un bateleur voyageant avec ses bêtes… J'ai pensé que peut-être ce divertissement te plairait après le festin, j'ai ordonné d'amener cet homme.

–Qu'il vienne, comte, qu'il vienne… Tu nous donnes un régal vraiment royal!

La nouvelle de ce divertissement, accueillie avec joie par tous les Franks, leur fit oublier leur querelle et leurs défis échangés: les uns se levèrent, d'autres montèrent sur leurs bancs pour voir des premiers entrer l'homme, l'ours et le singe. Lorsque Karadeuk parut enfin, des éclats de rire germaniques retentirent d'une force à ébranler la salle, non que l'aspect du vieux Vagre fût réjouissant; mais rien ne se pouvait imaginer de plus grotesque que l'amant de l'évêchesse sous la peau de l'ours; il s'avançait pesamment, vêtu de sa casaque à capuchon rabattu, et semblait ébloui de la lumière des torches, quoique ces vingt flambeaux ne jetassent qu'une clarté vacillante et douteuse dans cette salle immense. Grâce à cette lumière peu éclatante, et à l'ample casaque dont le Vagre était à demi enveloppé, son apparence ursine était parfaite. De plus, afin d'éloigner les curieux, Karadeuk, raccourcissant dès son entrée la chaîne dont il conduisait l'animal, s'écria:

 

–Seigneurs, n'approchez pas à la portée de la dent de cet ours, il est sournois et féroce…

–Bateleur, veille sur ta bête; si elle avait le malheur de blesser quelqu'un ici, je la ferais couper en quatre quartiers, et tu recevrais pour ta part cinquante coups de fouet sur l'échine!

–Seigneur comte, ayez pitié de moi, pauvre vieux homme, je n'ai que mes animaux pour gagner ma vie… j'ai supplié vos nobles et nobilissimes hôtes de ne point trop s'approcher de mon ours…

–Avance, avance, que je le voie de près, ce plaisant compagnon; il n'osera point, je suppose, me griffer, moi, le fils du roi Clotaire…

–Oh! très-glorieux prince! – dit Karadeuk du ton le plus respectueux, – ces malheureux animaux privés d'intelligence ne peuvent point distinguer entre les seigneurs du monde et les humbles!

–Avance, avance, plus près encore…

–Très-glorieux roi, prenez garde… il y aurait moins de danger à considérer de près le singe… je peux le tirer de sa cage.

–Oh! des singes… je suis peu curieux de cette maligne engeance, puisque j'ai des pages… Ah! ah! ah! le réjouissant compère, avec sa casaque… vois donc, Imnachair, comme il a l'air pantois et grognon… il ressemble au Lion de Poitiers en robe du matin, lorsque ce digne ami a passé une nuit sans s'enivrer ou sans violenter de femme…

–Que veux-tu, Chram? je regarde comme perdues toutes les nuits que je n'emploie pas… à ton exemple.

–Lion, tu es injuste… je suis devenu tempérant et chaste.

–Par épuisement… ô roi pudique! ô roi sobre!

–Plains-moi donc alors, au lieu de m'accuser… Ah çà, bateleur, que fait ton ours? est-il savant?

–Si vous l'ordonnez, glorieux roi, cet animal va se mettre à cheval sur mon bâton, et moi le tenant toujours à la chaîne, il fera ainsi, galopant avec grâce, le tour de la salle.

–Voyons d'abord ceci…

–Attention, Mont-Dore!

–Comment l'appelles-tu?

–Mont-Dore, glorieux roi… je l'ai ainsi nommé, parce que je l'ai pris tout jeune sur l'un des pics du Mont-Dore…

–Je ne m'étonne plus si ton ours est féroce; il est né dans l'un des plus fameux repaires de ces Vagres maudits! de ces hommes errants, loups, têtes de loups, qui ne hantent que les rochers, les bois et les cavernes! Mais, aussi vrai que nous avons fait torturer ce matin un de ces Vagres, nous les exterminerons tous comme Neroweg a exterminé l'autre jour cette bande réfugiée dans les gorges d'Allange!

–Des Vagres, glorieux roi! que le Tout-Puissant nous délivre de ces maudits! qu'il me fasse la grâce de n'en jamais rencontrer que cloués à un gibet, comme le seul et le dernier que j'ai vu, je l'espère, car c'est là une terrible vision!..

–Et où l'as-tu vu, ce Vagre, au gibet?

–Vers les frontières du Limousin; on avait écrit sur la potence: «Celui-ci est Karadeuk le VagreAinsi seront traités ses pareils!»

–Karadeuk! ce vieux bandit… qui, avec sa bande endiablée, a si longtemps ravagé l'Auvergne et le Limousin!..

–Pillant les burgs et les maisons épiscopales! massacrant les Franks! soulevant les esclaves!..

–Digne exemple, suivi par la bande de Ronan, cet autre chien enragé qui sera supplicié demain…

–On serait ainsi enfin délivré de ce Karadeuk; on le croyait courant ailleurs la Vagrerie; mais on redoutait son retour.

–O glorieux roi! il ne reviendra pas… à moins que ce scélérat ne descende de son gibet… et c'est peu probable; car lorsque je l'y ai vu accroché, son cadavre était à demi déchiqueté par les corbeaux, et il avait les mains et les pieds coupés…

–Es-tu certain d'avoir lu le nom de Karadeuk sur la potence?.. Ce serait véritablement une grande délivrance pour le pays…

–Glorieux roi, ce nom, qui n'est pas un nom de nos contrées, m'a frappé; voilà pourquoi je l'ai retenu.

–C'est un nom breton, – dit l'évêque Cautin, – un nom de ce pays hérétique et damné qui, à cette heure, s'opiniâtre à braver l'autorité, les ordres de nos conciles. Ah! Chram, les rois franks n'auront-ils donc jamais le pouvoir ou la volonté de réduire à l'obéissance cette sauvage Armorique? ce foyer d'idolâtrie druidique, la seule province de la Gaule qui ait, jusqu'aujourd'hui, pu résister aux armes du pieux roi Clovis, ton aïeul, et de ses dignes fils et petits fils.

–Évêque, tu en parles fort à ton aise… Plusieurs fois Clovis et les rois franks, mes ancêtres, ont envoyé leurs meilleurs guerriers à la conquête de cette terre maudite, et toujours nos troupes ont été anéanties au milieu des marais, des rochers et des forêts de l'Armorique… Non, ce ne sont pas des hommes, ces Bretons indomptables!.. ce sont des démons!.. Ah! si toutes les Gaules avaient été peuplées de cette race infernale, rebelle à l'Église catholique, à cette heure, la plus grande partie de la Gaule ne serait pas en notre pouvoir! Mais, qu'as-tu donc, bateleur?

–Moi, glorieux roi?

–Une larme a coulé sur ta barbe grise…

–S'il n'en a coulé qu'une, c'est que les yeux des vieillards sont avares de larmes…

–Et pourquoi aurais-tu pleuré davantage?

–O roi! j'aurais pleuré toutes les larmes de mon corps sur ces Bretons, Gaulois comme moi, que leur détestable idolâtrie druidique voue aux flammes éternelles, comme le disait le saint évêque: malheureux aveugles, qui ferment les yeux à la divine lumière de la foi! malheureux rebelles, qui osent tourner leurs armes contre nos bons seigneurs et maîtres, les rois franks, à qui nos bienheureux évêques nous ordonnent d'obéir au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… O prince! je vous le répète, si les yeux d'un vieillard étaient moins avares de larmes, elles couleraient à flots sur l'égarement de ces malheureux!..

–Bateleur! tu es un pieux homme, – dit Cautin, – agenouille-toi et baise ma main…

–Saint évêque! bénie soit la précieuse faveur que vous m'accordez… que je la rebaise encore, cette main sacrée.

–Relève-toi et aie confiance dans le Seigneur et dans la sainte Trinité; ces damnés Bretons, idolâtres et rebelles, ne sauraient longtemps échapper aux châtiments célestes et terrestres qui les attendent.

–Oh non! et aussi vrai que les ciseaux n'ont jamais touché ma chevelure, moi, Chram, fils de Clotaire, roi de France… je n'aurai ni cesse ni trêve tant que ces démons armoricains ne seront pas écrasés dans leur sang! depuis trop longtemps ils bravent nos armes!..

–Que le Tout-Puissant entende tes voeux, grand prince! et qu'il m'accorde, à moi pauvre vieux homme, assez de jours pour assister à la soumission de cette Bretagne si longtemps indomptée!

–Et maintenant, bateleur, à ton ours, car nous l'oublions trop, ce compère, né dans l'un des repaires de ces Vagres maudits!..

–Quoi d'étonnant? Glorieux roi, ces maudits ne sont-ils pas loups? ours et loups n'ont-ils pas la même tanière?.. Allons, Mont-Dore, debout, debout, mon garçon, montrez votre savoir-faire au saint évêque, ici présent, à l'illustre roi Chram, au clarissime comte et à la noble assistance… Prenez ce bâton… ce sera votre monture, donc à cheval et galopez autour de cette table de votre meilleure grâce… et de votre air le moins lourdaud… Allons, Mont-Dore… à cheval… ce coursier-là ne vous emportera point malgré vous… place… place, s'il vous plaît, nobles seigneurs!.. et surtout ne vous approchez pas trop… allons, Mont-Dore, au galop, mon hardi cavalier!