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Les mystères du peuple, Tome IV

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Si grande était la curiosité des Franks, que leur cruelle envie de voir danser l'esclave sur des fers rougis au feu était certainement combattue par le désir d'assister à un surprenant miracle. À peine le dernier des socs fut-il déposé sur le sol, que Neroweg, de crainte de les voir refroidir, dit précipitamment à Justin:

–Vite… vite… marche là-dessus!..

–Va, mon cher fils, et ne crains rien!..

–Oh! je ne redoute rien, mon bon père, – répondit le cuisinier d'une voix inspirée; – puis, croisant ses bras sur sa poitrine, il s'écria plein de ferveur: – Seigneur Dieu! tu lis dans les coeurs, tu as déjà témoigné de mon innocence… donne en faveur de ton pauvre serviteur une nouvelle preuve de ta justice infaillible… Ordonne à ces fers ardents d'être aussi doux à mes pieds que si je foulais un tapis de verdure et de fleurs.

–Dépêche… dépêche… Assez de paroles… les fers refroidissent…

–Qu'importe, seigneur comte!.. ces fers ne sauraient jamais être brûlants pour moi…

Et le Gaulois, le front rayonnant de sérénité, le regard levé vers le ciel, s'avança d'un pas ferme vers les coutres de charrue. Pendant le court espace de temps qui s'écoula jusqu'au moment où l'accusé s'exposa au jugement de Dieu, le comte, son clerc et l'assistance, dominés par l'imperturbable confiance de l'esclave, s'entre-regardèrent, et Neroweg dit à demi-voix aux leudes de son tribunal:

–Il faut que le cuisinier soit vraiment innocent du larcin.

–Va, mon fils en Dieu… – cria le clerc au moment où Justin levait le pied pour le poser sur le premier des coutres, – la justice de l'Éternel est infaillible… Tu l'as dit, c'est un tapis de verdure et de fleurs que tu vas fouler.

À peine eut-il posé le pied sur le fer ardent, que notre fervent catholique poussa un cri terrible; la douleur fut si atroce que, trébuchant, il tomba en avant sur les genoux et sur les mains. Roulant ainsi au milieu des fers ardents, il se fit de nouvelles et profondes brûlures; puis, pour échapper à cette torture, il s'élança d'un bond désespéré, en rugissant de souffrance, et alla tomber à dix pas de là, auprès de son compagnon garrotté.

–Vive l'infaillible jugement du Seigneur! – s'écrièrent les leudes, frappés d'admiration. – Vive le Christ!

–Je le disais bien, – ajouta le comte, – ces deux larrons se sont entendus pour voler mon écuelle… Demain ils auront tous deux l'oreille coupée et seront mis à la torture jusqu'à ce qu'ils aient avoué où ils ont caché leur larcin…

–Tais-toi, comte!.. – s'écria Justin en rugissant de douleur et de rage. – Les larrons, les pillards, c'est toi et tes hommes… J'aurais volé l'écuelle, que je n'aurais fait que voler un voleur… mais je ne l'ai pas volée… aussi vrai que je renie ce dieu menteur qui me condamne.

–Malheureux!.. blasphémer!.. renier Dieu!.. Moi, son serviteur, je t'ordonne en son nom de…

–Tais-toi, prêtre… tu ne me tromperas plus… Ta religion n'est que mensonge et fourberie, puisque ton dieu témoigne contre les innocents… Oh! que je souffre!.. que je souffre!..

–Ces souffrances sont les peines anticipées de l'enfer, où tu brûleras éternellement, larron sacrilége!.. Dieu prouve ton crime, et tu as l'audace de te révolter contre son jugement!..

–Tais-toi, clerc… Non, ton dieu n'existe pas, ou s'il existe, il est méchant et menteur, comme les imposteurs qui se disent ses prêtres!..

–Scélérat!.. tu veux donc attirer sur cette maison le courroux du ciel! Ah! seigneur comte… je tremble des malheurs qui nous menacent si cet audacieux impie continue ses blasphèmes.

Neroweg n'avait pas attendu l'observation de son clerc pour s'épouvanter des sacriléges paroles de l'esclave gaulois, et pâle, tremblant, il frémissait à cette pensée qu'appelé par les effrayants blasphèmes du condamné, le diable pouvait soudain paraître pour emporter ce scélérat, et, par occasion, l'emporter peut-être aussi, lui, Neroweg, pour payement de quelque restant de compte infernal non réglé avec le bienheureux évêque Cautin; aussi le comte s'écria-t-il, frappé d'une idée subite:

–Forgeron, tes tenailles sont encore dans le brasier et toutes rouges?..

–Oui, seigneur comte.

–Ce maudit ne blasphèmera plus et ne risquera pas ainsi d'attirer le diable dans mon burg… Qu'on saisisse ce sacrilége et qu'on lui coupe la langue avec le tranchant des tenailles… Dis, clerc, crois-tu le Seigneur suffisamment apaisé par ce châtiment?.. Crois-tu que le diable, n'entendant plus ces effrayants blasphèmes, n'aura plus occasion de venir ici?

–Je crois, seigneur comte, qu'il n'y a pas de supplice assez terrible pour ce maudit!.. Nier Dieu et traiter ses ministres d'imposteurs!..

–Veux-tu, clerc, que je le fasse écarteler pour conjurer plus sûrement la présence du démon dans mon burg?..

–Le châtiment que tu lui infliges suffit… Ce damné sera ainsi puni par là où il aura péché… Sa langue scélérate a blasphémé; elle ne blasphémera plus…

–Mais crois-tu ce châtiment suffisant?.. Dis toute la vérité, clerc… Cet esclave est mon meilleur cuisinier, mais je n'hésiterais à le faire écarteler si tu regardes cela comme nécessaire à cause du démon?..

–Non, te dis-je, noble comte, ce châtiment suffira… Nous ne voulons point d'ailleurs la mort du pécheur… En lui retranchant sa langue blasphématrice, les tenailles, du même coup, feront la plaie et la cicatriseront par la brûlure.

–Si tu crois le châtiment suffisant, clerc, je le préfère, car cet esclave est excellent; mais un cuisinier n'a pas besoin de sa langue pour cuisiner.

L'esclave gaulois eut donc la langue tranchée avec les tenailles rougies au feu; après quoi, le comte, assez rassuré sur la diabolique apparition qu'il redoutait toujours, voulut néanmoins s'étourdir complétement sur ses appréhensions en vidant plusieurs coupes. Il rentra donc dans la salle du festin avec ses leudes, avant d'aller retrouver sa femme dans son gynécée, pour y passer la nuit.

Godégisèle, pendant que son seigneur et maître Neroweg buvait encore avec ses leudes, Godégisèle, la cinquième femme du comte, retirée, selon la coutume, dans sa chambre, filait sa quenouille, au milieu de ses esclaves, à la clarté d'une lampe de cuivre. Godégisèle, toute jeune encore, était délicate et frêle; elle avait le teint d'une blancheur de cire, ses longs cheveux, d'un blond pâle, tressés en nattes et à demi couverts de son obbon (ainsi que les Franks appellent cette sorte de calotte d'étoffe d'or et d'argent), tombaient sur ses épaules nues, ainsi que ses bras. Son état de grossesse avancée donnait à ses traits doux et tristes une expression de souffrance. Godégisèle portait le costume des femmes franques de haute condition: une longue robe décolletée, à manches ouvertes et flottantes, serrée par une écharpe à sa taille, alors déformée; ses bras étaient ornés de bracelets d'or, enrichis de pierreries, et autour de son cou s'arrondissait un large collier d'or, piqué de rubis, nommé murêne, du nom d'un poisson qui, lorsqu'il est pris, se cintre, de sorte que sa tête touche à sa queue. Une chose rendait ce costume étrange; bien que Godégisèle fût de frêle et petite taille, la riche robe dont elle était vêtue semblait faite pour une femme très-grande et très-forte. Une vingtaine de jeunes esclaves, misérablement habillées, assises à terre sur la feuillée dont le sol était jonché, entouraient la femme du comte, siégeant sur un escabel à bras, recouvert d'un tapis brodé d'argent; plusieurs, parmi les esclaves, étaient jolies: les unes, ainsi que leur maîtresse, filaient leur quenouille; d'autres s'occupaient de travaux d'aiguille; parfois elles causaient entre elles à voix basse, en langue gauloise, que leur maîtresse, d'origine franque, comprenait difficilement. L'une d'elles, nommée Morise, belle jeune fille à cheveux noirs, vendue à dix ans à un noble frank, parlait couramment l'idiome des conquérants, et Godégisèle s'entretenait de préférence avec elle. En ce moment elle lui disait d'une voix craintive, cessant de filer sa quenouille, qu'elle tenait posée en travers sur ses genoux:

–Ainsi, Morise, tu l'as vu tuer?..

–Oui, madame… Elle portait ce jour-là cette même robe verte, à fleurs d'argent, que vous portez maintenant, et aussi le beau collier et les riches bracelets que vous portez.

Godégisèle frissonna et ne put s'empêcher de jeter un regard effaré sur ses bracelets et sur sa robe, deux fois trop large pour elle.

–Et… à propos de quoi l'a-t-il tuée, Morise?..

–Ce soir-là il avait bu encore plus que de coutume… il est entré ici, où nous sommes, tout trébuchant… C'était l'hiver… il y avait du feu dans ce foyer.. Sa femme Wisigarde était assise au coin de la cheminée… Le seigneur comte avait alors parmi nous pour favorite une lavandière nommée Martine… Il se tenait ce soir-là, je vous l'ai dit, madame, à peine sur ses jambes… Il se mit à dire à Martine: «Viens nous coucher… et toi, Wisigarde,» – ajouta-t-il en s'adressant à sa femme, – «prends la lampe et éclaire-nous.»

–C'était pour Wisigarde beaucoup de honte.

–D'autant plus, madame, qu'elle avait le coeur fier, le caractère impétueux… Elle nous battait à la journée, souvent nous mordait et non moins souvent querellait violemment le seigneur comte.

–Quoi, Morise! elle osait le quereller?..

–Oh! rien ne l'intimidait celle-là!.. rien!.. Quand elle était en furie, elle rugissait et grinçait des dents comme une lionne.

–Quelle terrible femme!..

–Enfin, madame, ce soir-là, au lieu d'obéir à la fantaisie du seigneur comte et de prendre la lampe pour le conduire jusqu'à son lit, lui et Martine, Wisigarde se mit à les injurier tous deux et à leur reprocher leur débauche.

–Lui, si colère! elle bravait la mort!.. Je n'ai pas une goutte de sang dans les veines!..

–Alors, madame, j'ai vu, comme je vous vois, les yeux du comte devenir sanglants et l'écume blanchir ses lèvres… Il s'est élancé sur sa femme, lui a donné un coup de poing sur le visage, puis d'un coup de pied dans le ventre il l'a renversée à terre… Elle, aussi furieuse que lui, ne cessait de l'injurier et même tâchait de le mordre, lorsque, après l'avoir jetée à terre, il s'est mis à deux genoux sur sa poitrine… Finalement, il lui a tant serré le cou entre ses deux grosses mains, qu'elle est devenue violette, et il l'a étranglée… et puis après, il s'est en allé coucher avec Martine.

 

–Morise, il m'en arrivera quelque jour autant.

Et Godégisèle, frémissant de tout son corps, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et sa quenouille à ses pieds.

–Oh! madame, il ne faut pas ainsi vous alarmer… Tant que vous serez grosse vous n'aurez rien à craindre… le seigneur comte ne voudrait pas tuer du même coup sa femme et son enfant.

–Mais quand je l'aurai eu mis au monde, cet enfant? je serai tuée comme Wisigarde!

–Cela dépendra, madame, de l'humeur du seigneur comte… Peut-être aussi vous répudiera-t-il et vous renverra chez vos parents, comme il a renvoyé ses autres femmes qu'il n'a pas étranglées.

–Ah! Morise!.. plût au ciel que monseigneur le comte me renvoyât dans ma famille!.. Pourquoi faut-il que Neroweg m'ait vue lors du voyage qu'il a fait à Mayence!.. Pourquoi le brin de paille qu'il a jeté sur ma poitrine, en me prenant pour femme, n'a-t-il pas été un poignard acéré!.. Je serais morte du moins au milieu des miens…

–Quel brin de paille, madame?

–N'est-ce donc pas aussi l'usage en ce pays-ci, que l'homme, en témoignage de ce qu'il épouse une fille libre, lui prenne la main droite, et, de la gauche, lui jette un brin de paille dans le seinL?

–Non, madame.

–Tel est l'usage en Germanie… Hélas! Morise, je te le répète, pourquoi ce brin de paille n'a-t-il pas été un poignard!.. Je serais morte sans agonie… Et maintenant que je sais le meurtre de Wisigarde, ma vie ne sera plus qu'une agonie…

–Madame, il fallait refuser d'épouser le comte.

–Je n'ai pas osé, Morise… Oh! il me tuera! il me tuera!..

–Pourquoi voulez-vous, madame, qu'il vous tue?.. Vous ne soufflez mot, quoi qu'il dise et fasse… Il abuse de nous autres esclaves, puisqu'il est le maître… vous ne vous plaignez de rien, vous ne mettez jamais le pied hors du gynécée, sinon pour faire une promenade d'une heure le long des fossés du burg… Encore une fois, madame, pourquoi voulez-vous qu'il vous tue?..

–Quand il est ivre il ne raisonne pas.

–C'est vrai… il n'y a que ce danger.

–Mais ce danger est de tous les jours, puisque tous les jours il s'enivre.

–Que faire à cela?..

–Ah! pourquoi suis-je venu en ce lointain pays des Gaules… où je suis comme une étrangère?..

Et après être restée longtemps rêveuse et de plus en plus attristée:

–Morise?

–Madame.

–Vous ne me haïssez pas, vous autres?

–Non, madame; vous n'êtes pas méchante comme Wisigarde… vous ne nous battez pas et ne nous mordez jamais.

–Morise…

–Madame… Mais quoi! vous gardez le silence et vous voici rouge comme braise, vous toujours si pâle!..

–C'est que je n'ose te dire… Enfin, écoute-moi, tu es… tu es… l'une des favorites de monseigneur le comte…

–Il le faut bien… sinon de gré, du moins de force… Malgré ma répugnance, j'aime encore mieux partager son lit quand il l'ordonne, que d'être hachée de coups de fouet ou d'aller tourner la meule du moulin… et puis ainsi, je suis employée aux travaux de la maison; c'est un métier moins rude que d'être esclave des champs… on a moins de mal et la nourriture est moins mauvaise.

–Je sais… je sais… Aussi, je ne te blâme pas, Morise; mais réponds-moi sans mentir: lorsque tu es avec monseigneur le comte, tu ne cherches pas à l'irriter contre moi?.. Hélas! on a vu des esclaves faire ainsi tuer leur maîtresse, et ensuite devenir les femmes de leur seigneur.

–J'ai tant d'aversion pour lui, madame, que, je vous le jure, je ne desserre les dents qu'afin de répondre oui ou non s'il m'interroge… D'ailleurs, comme le soir presque toujours il est ivre quand il m'emmène d'ici, c'est à peine s'il me parle… Je n'ai donc ni le loisir ni l'envie de lui dire du mal de vous.

–C'est bien vrai, Morise, c'est bien vrai?..

–Oh! oui, madame…

–Je voudrais te faire quelques petits présents, mais monseigneur ne me donne jamais d'argent; il le tient sous clef dans ses coffres, et pour morghen-gab, présent du matin que dans notre pays le mari fait à son épousée, le comte m'a donné les vêtements et les bijoux de sa quatrième femme Wisigarde… Chaque jour il me demande à les voir, et il les compte… Je n'ai donc rien à te donner, Morise, que ma bonne amitié, si tu me promets de ne pas irriter monseigneur contre moi.

–Il faudrait que j'aie le coeur méchant pour agir ainsi.

–Ah! Morise!.. je voudrais être à ta place.

–Vous, la femme d'un comte, désirer être esclave!..

–Il ne te tuera pas, toi!..

–Bah! il me tuera comme une autre, si l'envie de me tuer lui prend… et au moins vous, madame, en attendant, vous avez de belles robes, de riches parures, des esclaves pour vous servir… et puis enfin, vous êtes libre.

–Je ne sors pas du burg.

–Parce que vous ne le voulez pas… Wisigarde montait à cheval et chassait… Il fallait la voir sur sa haquenée noire, avec sa robe de pourpre, son faucon sur le poing!.. Au moins, si elle est morte jeune, elle n'a pas perdu son temps à se chagriner, celle-là… Au lieu que vous, madame, vous filez votre quenouille, vous regardez le ciel par votre fenêtre ou vous pleurez… quelle vie!

–Hélas! c'est que je pense toujours à mon pays, à mes parents qui sont si loin… si loin de ce pays des Gaules, où je suis étrangère.

–Wisigarde ne se donnait pas tant de chagrin… elle buvait et mangeait presque autant que le comte.

–Il m'avait toujours dit, à moi et à mon père, qu'elle était morte par accident… Ainsi, tu dis, Morise, que c'est là, là qu'il l'a tuée?..

–Oui, madame… d'un coup de pied il l'a renversée ici, près de ce poteau… et puis alors…

–Qu'as-tu?

–Madame, madame… entendez-vous?

–Quoi donc?

–On marche dans la chambre du seigneur comte.

–Ah! c'est lui!..

–Oui, madame, c'est son pas.

–Oh! j'ai peur!.. j'ai peur!..

C'était Neroweg… Ses dernières libations faites pour s'étourdir sur sa crainte du diable, l'avaient plongé dans une ivresse à peu près complète; aussi, entra-t-il chez sa femme trébuchant sur ses jambes avinées. À l'aspect de leur maître, les esclaves se levèrent craintives; Godégisèle tremblait si fort, qu'elle put à peine se soulever de dessus son escabeau, tant elle se sentait faible. Le comte s'arrêta un instant au seuil de la porte, une main appuyée à l'un des chambranles et balançant légèrement son corps d'avant en arrière, tout en promenant sur les esclaves intimidées un regard demi-hébêté, demi-luxurieux; enfin, après un hoquet, il dit à la confidente de sa femme:

–Morise, viens…

Et regardant Godégisèle, il ajouta:

–Tu es bien pâle… tu as l'air troublé… Pourquoi es-tu si pâle, toi?..

La pauvre créature se souvenait sans doute que la nuit où il avait étranglé sa dernière femme, le comte avait dit aussi à une esclave: Viens! de sorte que les paroles de Neroweg, la troublant et l'effrayant davantage encore, Godégisèle ne put que murmurer presque sans savoir ce qu'elle disait:

–Monseigneur!.. monseigneur!..

–Quoi? qu'as-tu?.. Réponds, – reprit brutalement le comte.

–Voudrais-tu te révolter parce que j'ai dit à cet esclave: viens?..

–Non… oh! non!.. monseigneur n'est-il pas ici le maître, et moi, Godégisèle, son humble servante?..

Et perdant tout à fait la tête, cette malheureuse déjà se voyant étranglée comme Wisigarde, parce que celle-ci avait refusé d'éclairer son mari et sa maîtresse jusqu'à la couche conjugale, se hâta de balbutier:

–Et même… si monseigneur le désire… je vais l'éclairer, avec cette lampe, jusqu'à son lit.

–Ah! madame! – lui dit tout bas Morise, – quelle mauvaise parole que celle-là!.. C'est rappeler au comte la cause du meurtre de son autre femme.

Neroweg, aux paroles de Godégisèle, tressaillit, s'avança brusquement vers elle d'un air défiant; puis, la saisissant par le bras:

–Pourquoi parles-tu de m'éclairer avec cette lampe?

–Grâce! monseigneur!.. ne me tuez pas!..

Et elle tomba à genoux.

–Ne tuez pas votre servante comme vous avez tué Wisigarde!..

Soudain le comte devint aussi pâle que sa femme, et s'écria, frappé d'une terreur que redoublait son ivresse:

–Elle sait que j'ai tué Wisigarde!.. elle me dit les mêmes mots qui me l'ont fait tuer!.. C'est l'oeuvre du malin esprit!.. Je m'en souviens, l'évêque Cautin m'a dit que Wisigarde étant morte sans l'assistance d'un prêtre, pouvait revenir la nuit me tourmenter sous forme de fantôme!.. Elle va peut-être m'apparaître cette nuit, puisque ma femme a prononcé ces mêmes mots qui m'ont fait étrangler l'autre! C'est un avertissement du ciel ou de l'enfer!

Et s'adressant à Morise:

–Mon clerc! mon clerc!.. cours le chercher!.. Il priera près de moi toute la nuit… il ne me quittera pas… Le fantôme de Wisigarde n'osera pas approcher, un prêtre étant là… Et puis cet esclave qui a blasphémé, il peut attirer le diable dans le burg!.. Oh! j'ai eu tort de ne pas faire couper en quartiers ce maudit cuisinier!.. Non, ce n'est pas assez d'avoir arraché la langue à ce sacrilége!

Son épouvante augmentant pendant que Morise courait chercher le clerc et que Godégisèle, demi-morte de frayeur et toujours agenouillée, s'adossait au poteau, se sentant défaillir; le comte se jeta aussi à genoux et s'écria, se frappant la poitrine:

–Seigneur Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!.. J'ai beaucoup payé à mon patron, l'évêque Cautin, pour la mort de mon frère et de ma femme Wisigarde!.. Je payerai beaucoup encore, afin que l'on prie pour Wisigarde et que la nuit elle ne vienne pas me tourmenter sous forme de fantôme!.. Dès demain je ferai bâtir la chapelle dans les gorges d'Allange, en mémoire du miracle du bienheureux évêque Cautin, mon patron, et je ferai aussi rebâtir sa villa… Seigneur! bon seigneur Dieu! ayez pitié d'un pauvre pécheur!.. Délivrez-moi cette nuit de la présence du diable et du fantôme de ma femme Wisigarde!..

Et voilà ce fervent catholique à genoux, hébêté par la terreur et par l'ivresse, se frappant avec furie la poitrine, attendant, plein d'une anxiété terrible, l'arrivée de son clerc.

D'après cette journée d'un noble comte dans son burg, voyez qu'elle est humaine, généreuse, éclairée, cette race des conquérants de la vieille Gaule! Quel tendre attachement ils ont pour leurs femmes! quel respect pour les doux liens de la famille et pour la sainteté du foyer domestique!.. Ô nos mères! viriles matrones vénérées de nos aïeux! fières Gauloises d'autrefois qui siégiez à côté de vos époux dans ces conseils solennels de l'État, où l'on décidait de la paix ou de la guerre! mâles et austères éducatrices! épouses chéries, vaillantes guerrières! vierges saintes! femmes empereurs!.. Ô Margarid, Hêna, Méroë, Loyse, Geneviève, Ellèn, Sampso, Victoria la Grande, réjouissez-vous! réjouissez-vous d'avoir quitté ce monde-ci pour les mondes mystérieux où l'on va perpétuellement revivre!.. Réjouissez-vous dans la fierté de votre coeur!.. Quelle indignation! quelle honte! quelle douleur pour vos âmes de voir vos soeurs, quoique de races différentes et ennemies; de voir des femmes, épouses de rois, de seigneurs, de guerriers, traitées, bonnes ou méchantes, avec autant de mépris ou de férocité, par leurs maîtres barbares, que si elles étaient leurs esclavesM!

Oui, les voilà ces Franks appelés à la curée de la Gaule par leurs complices, nos saints évêques!.. les voilà, ces conquérants patronés, choyés, caressés, flattés, bénis par les prêtres du jeune homme de Nazareth, par tes prêtres, ô divin Christ! toi qui n'avais que des paroles de tendre et adorable miséricorde, même pour la femme adultère… même pour la courtisane repentie!..

Mais, bah! renions la vieille Gaule! renions les mâles et douces vertus de nos mères!.. Vivent nos conquérants! vivent leurs adultères, vive leur concubinage! vive leur ivrognerie! vive leur rapine! vivent leurs meurtres et surtout vivent nos évêques!.. Et comme le dit le début de la loi des Franks saliens, nos conquérants:

«Vive celui qui aime les Franks! que le Christ maintienne leur puissance, qu'il remplisse leurs chefs des clartés de sa grâce! qu'il protège l'armée, qu'il fortifie la foi, qu'il accorde paix et bonheur à ceux qui les gouvernent, sous les auspices de notre seigneur Jésus-Christ!»

 

Et moi, foi de Vagre converti, j'ajouterai à cette pieuse antienne franque cette antienne non moins catholique, apostolique et romaine:

«-Ô seigneur Dieu! grâces vous soient rendues d'avoir, dans votre toute-puissante volonté, dans votre paternelle mansuétude, envoyé de tels conquérants en Gaule! Quelle rare et sainte fortune pour notre salut, qui ne se peut faire qu'à force de honte, de lâcheté, de bassesse, d'esclavage, de misère, de larmes et de sang! Ô Dieu bon, trois fois, cent fois, mille fois bon, et toujours bon. Amen.»

Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous!.. Cette nuit qui finit, au lieu de la passer entre les bras d'une de vos esclaves, vous l'avez passée, de peur du diable, à genoux près de votre clerc et répétant, d'une lèvre hébêtée, les prières que disait le saint homme, tombant de sommeil; car après boire il eût préféré son lit. Rassuré par les premières clartés de l'aube, heure close pour les démons, vous vous êtes endormi sur votre couche, garnie de peaux d'ours, trophées de votre chasse… Seigneur comte Neroweg, réveillez-vous donc!.. Voici votre roi, ou plutôt l'un des cinq fils de votre bon roi Clotaire, vous savez? ce doux prince qui tue les petits enfants à coups de couteau sous l'aisselle?.. Ce grand Clotaire est aujourd'hui seul roi de toute la Gaule; les autres fils et petits-fils du pieux Clovis, qui saintement repose dans la basilique des saints apôtres, à Paris, sont tous morts! Voici donc Chram le Bâtard, mais qu'importe! Chram, l'un des cinq fils de Clotaire, et gouverneur de l'Auvergne pour son père… Il vient, faveur insigne, il vient avec ses trois favoris et bon nombre de leudes et d'antrustions, ainsi que fièrement s'appellent ces protégés du roiN… Réveillez-vous donc, seigneur comte! voici le roi Chram qui vous vient visiter… La chevauchée est brillante et nombreuse! Les trois plus chers amis de Chram, encore plus chers amis du pillage, du viol et du meurtre, accompagnent le royal personnage; ils s'appellent Imnachair, Spactachair et le Lion de PoitiersO, ce Gaulois renégat qui, comme tant d'autres de sa trempe, se sont, ainsi que les évêques, ralliés aux Franks conquérants. Le Lion de Poitiers est nommé de la sorte parce que, de même que le lion carnassier, il aime la rapine et le carnage.

Seigneur comte! seigneur comte Neroweg! réveillez-vous donc!.. Éveillez aussi votre femme Godégisèle qui, toute la nuit, éplorée, frémissante, a, lorsque ses yeux rougis de larmes se sont appesantis, rêvé de femmes étranglées!.. Vite, vite, que Godégisèle se pare des plus beaux bijoux et des plus belles robes de votre quatrième épouse Wisigarde, dont vous avez payé si grassement le meurtre à l'évêque Cautin, votre bon patron!.. Vite, vite, seigneur comte, que Godégisèle se pare de ses plus riches atours! Chram peut la trouver à son gré ou au gré de ses favoris… Gracieux roi! serviable roi! il n'est point d'entremetteur plus accommodant: une fille ou une femme plaît-elle, libre ou esclave, à quelqu'un de ses amis, aussitôt il leur donne un diplôme royal de par lequel ils traînent la belle dans leur litP.

Vite, vite, seigneur comte, faites monter vos leudes à cheval et armer vos gens de pied, et vous, à la tête de la bande, seigneur comte, revêtu de votre armure de parade larronnée par vous lors du ravage du pays de Touraine, portant à votre côté votre magnifique épée d'Espagne à poignée d'or ciselé, larronnée par vous lors du pieux ravage du pays des Visigoths, damnés Ariens, maudits hérétiques contre lesquels les évêques catholiques vous ont lancés, torche en main, fer au poing, de même que vous lancez votre meute contre les bêtes fauves des bois… Vite, vite, enfourchez votre grand cheval rouan, harnaché de sa selle et de sa bride de cuir rouge, à frein, à chanfrein et à étriers d'argent, larronnée par vous lors de la conquête de l'Auvergne!.. Vite, courez au-devant de votre glorieux roi Chram, à la tête de vos cavaliers et de vos gens de pied! Déjà votre royal hôte et sa suite, annoncés par l'un de ses serviteurs, n'est plus qu'à une petite distance de votre burg… Seigneur comte, hâtez-vous de le conduire à votre maison seigneuriale! hâtez-vous donc, seigneur comte! car point ne vous attendez à cette dernière et heureuse nouvelle: Votre bon patron, le bienheureux évêque Cautin, accompagne le roi Chram.

–Maudite soit la venue de ce Chram!.. – disait Neroweg. – Pour peu que lui et ses hommes demeurent quelques jours en mon burg, ils vont boire mon vin, manger toutes mes provisions et peut-être me dérober quelque pièce de ma vaisselle, qu'il me faudra, pour ce gala royal, sortir de mes coffres. Ni moi ni mes compagnons nous n'aimons point ces leudes de cour, qui ont toujours l'air de nous narguer, nous autres campagnards, parce qu'ils hantent les palais et les villes.

Ainsi disait le comte Neroweg allant, suivi de ses guerriers, à la rencontre du roi Chram, qui n'était plus, ainsi que sa chevauchée, qu'à deux portées de trait du fossé dont était ceint le burg.

Combien c'est beau, noble, glorieux, lumineux, un roi chevelu! surtout quand il a des cheveux, une longue chevelure que le ciseau n'a jamais touchée, étant l'un des attributs des races royales franques. Malheureusement, quoique jeune encore, le roi Chram, épuisé par l'ivrognerie et la débauche, était presque chauveQ, ce roi chevelu!.. Sa nuque et ses tempes étaient seules garnies de mèches aussi claires que longues, car elles tombaient jusqu'au milieu de sa poitrine et de son dos voûté; sa longue dalmatique d'étoffe pourpre, fendue sur le côté, à la hauteur du genou, cachait à demi l'encolure et la croupe de son cheval noir; des bandelettes de cuir doré, partant de la chaussure, se croisaient sur ses chausses étroites et montaient jusqu'à ses genoux; il appuyait ses souliers éperonnés sur des étriers dorés; sa longue épée à poignée d'or et à fourreau de toile blancheR, était suspendue à son baudrier, superbement brodé; en guise de houssine il tenait à la main une canne de bois précieux, à pomme d'or ciselé, sur laquelle, lorsqu'il marchait, ce luxurieux épuisé s'appuyait; il avait l'air sinistre; il devait ressembler à son royal père, le tueur d'enfants. À sa droite, cavalcadant aussi hardiment qu'un homme de guerre, se tenait l'évêque Cautin; il regardait de temps à autre Chram en sournois, d'un air craintif et haineux, car s'il détestait Chram, celui-ci n'abhorrait pas moins le saint homme. À la gauche du prince venait le Lion de Poitiers, ce scélérat endurci, qui, avec Imnachair et Spatachair, marchant tous deux au second rang, formaient cette trinité de perdition qui eût perdu Chram s'il n'eût été, ainsi que disent les prêtres, damné dans le ventre de sa mère. Insolence et luxure, dédain railleur et froide cruauté, étaient si profondément empreints sur les traits du Lion de Poitiers, le Gaulois renégat, que sur les os de sa face, cent ans après sa mort, on devra lire encore: luxure, insolence et cruauté.

Ces trois seigneurs portaient, selon la mode franque, de riches tuniques à manches courtes par-dessus leur justaucorps; des chausses étroites et des bottines de cuir préparé, avec le poil en dessus. Derrière Chram et ses amis venaient son sénéchal, le comte de ses écuries, son majordome, son bouteillier et autres premiers officiers, car il avait une maison royale. Après ces personnages s'avançait sa truste, formée de ses leudes et antrustions armés en guerre; leurs casques ornés de panaches, leurs cuirasses, leurs jambards brillants et polis étincelaient aux rayons du soleil; leurs chevaux fringants piaffaient sous leurs riches caparaçons; les banderolles de leurs lances flottaient au vent, et leurs boucliers peints et dorés se balançaient, suspendus à l'arçon de leur selle. Autant cette suite royale était fringante, autant la troupe des leudes du comte était misérable, grotesque et piètrement armée; un assez grand nombre de ses hommes portait des armures, mais incomplètes et rouillées; d'autres, seulement vêtus de casaques de peaux de bêtes, coiffaient militairement un casque bossué; d'autres, possesseurs d'une cuirasse, avaient la tête couverte d'un bonnet de laine; les épées, non moins rouillées que les cuirasses, étaient, pour la plupart, veuves de leur fourreau; souvent cet étui guerrier était raccommodé avec des ficelles, et plus d'un bois de lance tortu sortait brut du taillis avec son écorce; la plupart des chevaux valaient, pour l'apparence, leurs cavaliers. Le temps des labours n'étant pas encore venu, bon nombre des compagnons de Neroweg, faute de chevaux de guerre, enfourchaient des traîneurs de charrue, bridés avec des cordes. Aussi, foi de Vagre, rien de plus réjouissant que de voir déjà quels regards envieux et farouches les leudes du comte jetaient sur la brillante suite de Chram et quels regards insolents et moqueurs cette fière truste royale jetait sur la troupe du comte, troupe sauvage et dépenaillée. Derrière les gens de guerre du prince venaient les pages, les serviteurs et les esclaves à pied, conduisant des chariots attelés de boeufs ou des chevaux lourdement chargés, chevaux et chariots que les habitants du pays traversé par le roi et sa truste, étaient forcés de fournir gratuitementS.