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La coucaratcha. III

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PHYSIOLOGIE

D'UN APPARTEMENT
PHYSIOLOGIE D'UN APPARTEMENT
Le style est tout l’homme.
BUFFON.

– Ainsi donc, madame la comtesse, dit M. Dossigny en comptant les pulsations délicates du pouls de la jeune femme, ainsi vous éprouvez du malaise, des insomnies; le moindre bruit agace cruellement vos nerfs, une lumière trop vive blesse votre vue, la solitude vous attriste et vous charme, et c’est à peine si vos jours de Bouffons ou d'Opéra ont le pouvoir de vous distraire?..

– Hélas, oui, docteur… tout cela n’est que trop vrai!..

– Jusqu’à présent, les effets me sont clairement démontrés; il nous reste à chercher les causes.

Ici la comtesse rougit singulièrement sous la vue perçante du docteur… qui n’était pas un docteur.

C'est-à-dire… c’était bien un docteur si vous voulez, mais un docteur, sauf la science de l’art médical, un docteur tel qu’il en faudrait pour guérir ou calmer les maladies purement morales d’une classe de gens pour qui le hideux cortége des rhumes, des fluxions de poitrine n’est qu’un préjugé ou une tradition, le confortable et l’espèce de leur existence les protégeant contre de pareilles misères.

Mais si ces heureux du siècle, comme on les appelle, sont à l’abri de ces brutales et grossières souffrances… par compensation que de maux plus cruels, plus poignants, plus amers, viennent les torturer!.. maux d’autant plus affreux qu’ils ne peuvent trouver de soulagement que dans des soins tout intellectuels… Douleurs de l’âme, que l’âme seule peut guérir.

Or, le docteur était justement l’homme des maladies du cœur ou de l’esprit, car il savait tout, excepté la médecine… et s’il avait malheureusement su la médecine, il eût, le misérable, peut-être répondu à l’un de ces élans désespérés de notre intelligence vers un infini qui nous échappe… par un sinapisme ou une potion calmante!

Non, non, le docteur était un homme d’une portée supérieure… Selon l’âge, le caractère, le génie de son malade, il ordonnait tantôt une méditation de Lamartine, sublime et harmonieuse mélodie qui vous entraîne vers Jehovah sur l’aile dorée des séraphins, tantôt un chant de Byron, railleur et décevant.

Un chagrin connu vous navrait-il?.. une touchante et naïve consolation de Sainte-Beuve, douce comme la voix d’un ami d’enfance, faisait couler ces pleurs qui vous oppressaient, ces pleurs qu’il est si bon de pleurer…

Ou bien c’était tantôt l’éclat d’une ode de Victor Hugo, éblouissante des feux et des couleurs de l'Orient… tantôt la ciselure délicate et coquette, la pensée profonde d’un poëme de De Vigny ou d'Émile Deschamps, qu’il opposait à un terne et sombre découragement.

Le système nerveux était-il irrité par la conscience de notre corruption?.. aussitôt le docteur conseillait une strophe sanglante de Barbier, et votre douloureuse indignation s’exhalait en répétant ces vers mordants, gonflés du fiel de Juvénal.

Enfin, si tous les trésors des poètes et des moralistes ne suffisaient pas, à l’imitation des empiriques fameux, le docteur composait lui-même un arcane… comme il le fit peut être pour cette jolie comtesse dont il pressait le pouls entre ses deux doigts.

– La cause seule du malaise qui vous oppresse nous reste donc à chercher, madame la comtesse; et cette cause… ne m’est pas inconnue, reprit le docteur.

– Voilà qui est fort, et qui approche de la magie! dit la comtesse en souriant…

– Bon Dieu! Madame, j’ai deviné bien d’autres secrets, j’ai pénétré le caractère de bien des gens… sans les voir même.

– Cher docteur, il est fort heureux que vous ne soyez pas né au moyen âge… Vous eussiez été brûlé comme sorcier… d’abord, et puis je n’aurais pas eu le plaisir d’entendre vos folies…

– Des folies! Madame… des folies!.. veuillez écouter, et vous verrez si ce sont là des folies.

Il y a environ deux mois de cela, raconta le docteur, un de mes amis me pria d’aller voir un de ses parents qui, disait-il, avait le plus grand besoin de mes conseils. Je me rendis donc un jour chez ce nouveau malade, il était sorti, mais m’avait fait prier de l’attendre.

J'ai une habitude qui vous paraîtra bizarre, Madame, et qui peut-être vous expliquera le secret de ma folie ou de ma magie; cette habitude est de juger l’homme, non pas comme Buffon sur le style, mais sur l’appartement, qui, à mon avis, reflète d’une façon bien plus intime et plus probante le caractère, les goûts, je dirai presque les mœurs de l’individu… En un mot, à l’ensemble de l'appartement, je suis sûr de deviner la manière d'être physique et morale de son possesseur.

– Voilà qui est fort singulier! dit la comtesse en s’asseyant au lieu de rester couchée sur sa causeuse, en vérité fort singulier, et surtout fort amusant… Je vous écoute, docteur.

– Le valet de chambre du parent de mon ami me reçut, et m’offrit d’attendre son maître dans un petit parloir où je restai seul: il faut l’avouer, Madame, ma science d’observation se trouva tout-à coup en défaut. Dans ce parloir tout était négatif: une tenture ni gaie ni triste, pas un tableau, des carreaux dépolis qui cachaient la vue, des meubles d’une coupe commune et insignifiante… En un mot, rien de particulier, rien d’intime.

Comme mon malade n’arrivait pas et que, n’ayant rien à observer, je m’ennuyais fort, je poussai une porte et j’aperçus avec bonheur une mine féconde en inductions: c’était la salle à manger.

Je refermai silencieusement la porte du parloir, et me plaçai au centre de cette pièce pour l’embrasser dans tous ses détails, et dans son ensemble.

Je dois avouer, Madame, que l’ensemble me parut imposant! Cette salle à manger de forme circulaire était revêtue de stuc blanc, rehaussé de peintures vives et tranchées, comme celles qui se déroulent sur quelques vases étrusques; entre chaque fenêtre un bois de cerf naturel, chargé d’armes de chasse, de pieds de sangliers et de daims, de trompes, de gibecières, donnait à cette pièce un cachet spécial tout-à-fait en harmonie avec sa destination.

Mais ce qui faisait presque musée dans cette salle, c’était une suite d’admirables tableaux de Stil et Leguis qui représentaient: ici un chevreuil fauve et doré pendu mort à un arbre; là, un sanglier forcé par la meute, et faisant tête aux chiens, hérissé, les yeux sanglants, la bouche baveuse; plus loin c’était un groupe de faisans, dont les plumes d’or, de pourpre et d’azur, étincelaient aux rayons d’un soleil couchant. Puis, au-dessous de ces tableaux d’assez grande dimension, de ravissantes toiles de Géricault; Horace et Carle Vernet, Pfor et Wil, offraient les types des plus belles races de chevaux d'Europe et d'Asie.

Enfin, au milieu d’un cadre d’or merveilleusement sculpté, on voyait le portrait d’un superbe cheval de chasse bai brun, la tête demi tournée, les oreilles fixes, l'œil saillant, la croupe haute… paraissant doué d’une intelligence plus qu’humaine, et au bas de ce tableau vivant on lisait ces mots écrits en émail bleu, sur un fond noir: A Talbot l’incomparable, son maître reconnaissant. J'oubliais aussi les portraits d’une honnête quantité de bouledogues, chiens courants, d’arrêt, épagneuls ou lévriers, qui remplissant un grand cadre à compartiments, attestaient du goût prononcé du maître pour la race canine.

Je ne vous parle pas d’un magnifique buffet surmonté d’une armoire de Rosewood à vitrage, et curieusement incrustée d’ornements allégoriques en cuivre et en ivoire, à l’instar de ces meubles si précieux du moyen-âge; cette armoire était remplie d’une admirable vaisselle plate. Seulement, ce qui complétait parfaitement le caractère de cette salle à manger, c’était une petite bibliothèque d’ébène à fermoirs d’argent, qui contenait les œuvres succulentes de Brillat-Savarin, Berchoux, Grimod de la Reynière, Fouret, Carême, et quelques autres livres ou curieux manuscrits anciens sur l’art culinaire, tout cela relié avec un goût exquis, et chargé de notes de la main de mon futur malade… que nous nommerons si vous voulez l'Inconnu, jusqu’à ce que son véritable caractère nous soit révélé par l’étude physiologique de son appartement.

Or, je vous avoue, Madame, que j’eus l’indiscrétion coupable de feuilleter les livres de cette petite bibliothèque, et entre autres réflexions en voici une que je me rappelle, et qui me paraît d’un grand sens et tout-à-fait neuve:

Pour juger et comprendre dans toute sa portée l'œuvre d’un cuisinier, il faut se mettre à table sans ressentir la moindre velléité d’appétit, car le triomphe de l’art culinaire n’est pas d’assouvir la faim, mais de l’exciter.

Cette petite bibliothèque contenait aussi les œuvres de Rabelais et de Verville, dans le cas (disait encore une note de l'Inconnu), dans le cas où dînant seul, on voudrait se gaudir en joyeuse et folle compagnie, l’habitude et la race des bouffons amusants étant malheureusement passées de mode.

Là aussi je feuilletai divers traités de l’art de la vénérie depuis Charles IX jusqu’à nos jours, tous curieusement annotés. J'y lus entre autres une assez longue dissertation dans laquelle notre Inconnu, se trouvant opposé à l’avis de Dampierre et de Verrier de la Conterie, soutenait opiniâtrement que le onzième des trente-un tons de chasse devait s’appeler Forhu, tandis que ses adversaires le nommaient le Défaut ou le Hourvari. Je vous fais grâce d’une étymologie curieuse sur la tête Birarde et le Daguet, qui me parut fort concluante. Je passe aussi sous silence un nouveau mode d’engrainage pour les chevaux de chasse; mais je ne puis finir cette longue description sans vous parler encore d’un petit Traité manuscrit de notre Inconnu sur la Musique appliquée à la Gastronomie.

 

Dans cet ouvrage, l’auteur prétendait prouver l’analogie complète qui existait entre le genre de menu de son dîner et le caractère de la musique de Mozart ou de Rossini, par exemple.

Ainsi disait-il: «Si je veux approfondir le développement large et progressif de l’ivresse ou plutôt de la poésie du Porto, poésie pensive, grave et triste, je dînerai seul, je ne mangerai que des viandes noires et sévères, des filets de sanglier ou de cerf de seconde tête, harmonisant ainsi les sucs des solides et les esprits des liquides; car si les mets sont le corps de l’ivresse, le vin est son âme, et il faut la plus parfaite corrélation entre ces deux principes. Et puis la lumière qui m’éclairera sera pâle et douteuse: et puis la musique qu’on m’exécutera (je n’admets pas un dîner sans musique, sans excellente musique) aura un caractère sombre et imposant; ce seront, je suppose, quelques pages de don Juan, de ce puissant et terrible poëme de Mozart, ou quelques chants grandioses du Moïse.

«Alors mon corps, mon âme et mon esprit étant surexcités par la triple ivresse des mets, du vin et de la musique, j’atteindrai aux plus hautes sphères de jouissance matérielle et intellectuelle.

«Si, au contraire, je veux me laisser bercer par l’insouciante et folle poésie du frais champagne, je sucerai les atomes de quelques oiseaux légers et brillants, un sot-l’y-laisse de faisan doré, un aileron de bartavelle aux pattes de pourpre… Alors l’éclat de mille bougies, des fleurs, du vermeil, des femmes, des cris d’amour et de gaîté… Alors vienne, pour compléter mon extase, une fringante tarentelle de la Muette, vienne la musique sublime du Barbier, musique enivrante qui rit, étincelle et pétille comme le gaz frémissant sous la mousse argentée!»

Mais je cesse mes citations empruntées au manuscrit de cet original pour vous citer seulement l’heureuse innovation que cet homme sensuel avait apportée dans sa salle à manger. Je veux parler de larges, profonds et excellents fauteuils, dont le siége, un peu incliné, était en maroquin et le dossier en drap2, remplaçant ces chaises si incommodes qui garnissent ordinairement les salles à manger les mieux entendues…

Vous avouerez donc, Madame, que sans magie on peut, j’espère, parfaitement préjuger du caractère de notre Inconnu, d’après cette salle à manger: cet ensemble, ces détails ne disent-ils pas: Cet homme ne vit que pour la table, le vin et la chasse; c’est un joyeux et indolent compagnon qui résume la vie et le bonheur dans une sauce, une meute et une écurie; qui, ne comprenant que des plaisirs physiques, vivant d’une vie d’action, doit manquer complètement des sens délicats, qui trouvent leurs joies et leurs peines dans des sensations toutes intellectuelles.

Pour cet homme, les arts ne sont pas un but, mais un moyen qu’il subordonne à ses grossiers plaisirs. S'il aime la musique, ce n’est pas pour revêtir de ses pensées les sons qui le charment; ce n’est pas pour se laisser emporter aux brises frémissantes de l’harmonie, dans l’espérance d’entrevoir cet infini auquel une âme ardente aspire toujours. Non, pour cet homme la musique n’est qu’un son plus ou moins mélodieux qui l’endort dans ses orgies.

Dans les ravissantes peintures qu’il a sous les yeux, cet homme ne voit qu’une couleur, qu’une représentation exacte du cheval ou du chien, qu’il a aimé parce qu’il avait des flancs ou du jarret.

Dans ces sublimes bouffonneries de Verville et de Rabelais, qui cachent tant de puissantes hyperboles, il ne voit, lui, que le mot cynique qui rit à son cerveau noyé dans la vapeur du vin. Voilà tout.

Enfin, n’est-il pas vrai, Madame, que chez cet homme l'être intellectuel manquant tout-à-fait, il n’y a en lui qu’une enveloppe grossière, et qu’au lieu d’âme c’est un instinct brutal et sensuel qui l’anime?

– Je suis de votre avis, docteur, et je commence à vous trouver un peu moins magicien… et un peu plus sorcier. Mais vous, que pouviez-vous faire pour ce turbulent chasseur, qui ne devait souffrir que d’une côte enfoncée à la chasse ou des excès d’une débauche?

– Rien au monde, Madame; car je pensais comme vous, et mon imagination alla même plus loin: par une singulière puissance d’intuition je me figurai son portrait physique, bien sûr de ne me tromper pas…

– Oh! cela, je le conçois si bien, s’écria la comtesse, que je puis aussi vous faire ce portrait… Je le vois d’ici, votre chasseur, grand, fort, hardi, l'œil brillant lorsqu’il s’accoude à table; et dans ses traits, dans ses moindres mots, je lis l’expression du dédain le plus prononcé pour tout ce qui n’est ni jockey, ni bouffon, ni piqueur, ni cuisinier.

– Parfait, admirable, Madame; c’est ainsi que j’avais rêvé notre homme. Aussi je me disposais à quitter cette salle, lorsque, me trompant de porte, j’entrai… Mais vous ne sauriez croire mon étonnement…

– Mais dites donc vite! s’écria la comtesse.

– Et bien, madame la comtesse, j’entrai dans une bibliothèque.

– Ah! bon Dieu… que pouvait-il donc faire d’une bibliothèque? une bibliothèque!..

– La plus complète, la plus surprenante des bibliothèques, et l’étonnement que j’éprouvai fut d’autant plus désagréable que mon siége étant fait, je pressentis peut-être la nécessité de recommencer mes observations sur de nouvelles bases… et puis, la transition était si brusque, si heurtée, que j’eus besoin de me recueillir un moment…

Figurez-vous, Madame, que dans cette nouvelle salle, tout était changé, tout avait un caractère sérieux et imposant, tout, jusqu’au jour, car, au lieu d'être éblouissant et joyeux comme celui qui inondait la salle à manger, le jour qui régnait dans cette bibliothèque, ne pénétrant qu’à travers les vitraux épais et coloriés d’étroites fenêtres en ogives, jetait dans cette longue galerie une teinte sombre et mystérieuse.

Entre ces fenêtres on voyait de nombreuses tablettes chargées de minéraux, de coquillages, de produits d’histoire naturelle, d’ustensiles et d’armes de tous les pays; ici, des antiquités romaines trouvées dans les fouilles d'Herculanum: là, des ornements d’or du temple du Soleil, recueillis au Mexique.

Plus loin, dans sa gaîne étincelante de pierreries, le kangiar oriental, poignard somptueux comme la vie qu’il tranche au harem, contrastait avec le féty, couteau malais à manche de corne, si effrayant dans sa féroce nudité.

Mais une chose remarquable, Madame, c’est qu’on lisait ces mots sur presque toutes ces raretés: Apporté du Mexique, lors de mon voyage en 18…Apporté de l'Inde, en 18… etc.

– Mais alors, c’était donc un savant, un voyageur… que notre chasseur?

– Veuillez m’écouter, Madame. Du côté opposé à ces tablettes, s’étendait une immense bibliothèque en chêne noirci par le temps, ciselée, dentelée par d’admirables sculptures qui rappelaient ces merveilleux enroulements de Pujet ou de Jean Goujon: là étaient renfermés tous les trésors de l’intelligence humaine; là des richesses inestimables; là, un choix d’ouvrages, qui révélait le penseur et le philosophe, et la multitude de signets et de marques dont les livres étaient hérissés prouvaient assez que cette collection précieuse n’était pas un objet de luxe, mais répondait à un besoin impérieux de science et d’étude.

Enfin, au milieu de cette galerie, une table immense, aussi en chêne noir, était couverte d’in-folios jaunis par le temps, de précieux manuscrits à enluminures, de cartes, de plans, de livres ouverts çà et là, et jetés sans ordre avec impatience, comme si celui qui les interrogeait leur eût en vain demandé un de ces secrets, qu’on ne lit dans aucun livre.

Je m’approchai de cette table, presque avec émotion, et je jetai un coup d'œil furtif sur des notes éparpillées et sans suite… Mais je ne pus retenir un mouvement de surprise en reconnaissant sur ces feuilles jaunies, macérées, froissées par l’ardeur de la science… cette même écriture fine et serrée qui annotait avec un sérieux si plaisant des ouvrages de chasse et de gastronomie.

Oui, Madame, ce fut presque avec émotion que, pensant à cet esprit si étrange dans ses contrastes, je suivis l’expression quelquefois incomplète, mais toujours forte, de cette âme singulière.

Politique, morale, histoire, philosophie, métaphysique, cet homme devait avoir tout compris, tout embrassé: dans ces lignes éparses, tout était analysé d’une manière énergique, abstraite, incisive, qui décelait un esprit supérieur mûri par l’expérience, lequel écartant les théories et les systèmes, repousse tout ce qui peut lui cacher la véritable expression de l’humanité, cette expression fût-elle désespérante.

Oh, madame! il fallait que cet homme eût bien aimé, bien haï, bien vu, bien souffert, bien éprouvé, pour marcher ainsi calme et impassible à la recherche d’effrayantes vérités, écrasant avec dédain les mensongères et consolantes illusions que lui dérobaient ce but fatal… Il fallait avoir passé bien des années…

– Mais, docteur… le croyez-vous donc si vieux?.. demanda la comtesse avec un singulier intérêt.

– Moralement, oui, Madame: ses pensées n’avaient pas le caractère poétique et confiant de la jeunesse… c’était plutôt l’amère et inflexible raison de l’homme mûr… et pourtant, en pensant à cette salle à manger qui me paraissait révéler un homme si à part, si complet, dans son rayon, je ne savais comment faire coïncider ces deux natures si différentes, et pourtant si identiques. Et puis, le jour douteux de cette galerie réagissant sur mes idées, je ne sais quelles pensées confuses de docteur Faust, d’alchimie, de secrets défendus et cherchés, vinrent m’assaillir. C'était une impression toute d’art et de poésie, il est vrai; mais cette impression me fit presque peur, et, voyant une porte devant moi, je l’ouvris avec vivacité, et je respirai plus à l’aise en me trouvant dans un atelier qui recevait d’en haut une lumière douce et pure.

Une fois hors de cette galerie sombre je me sentis plus rassuré, content comme un enfant qui, ayant peur des ténèbres, a revu le jour.

Alors, je l’avoue, Madame, le portrait physique du joyeux compagnon de la salle à manger ne concordait plus avec celui du sérieux solitaire de la galerie… Je courbai donc sa taille, je creusai et pâlis ses joues, je découvris son front déjà sillonné de rides, j’éteignis le feu brillant de ses prunelles, et l’enveloppant dans une longue robe, je me le figurai assis, son doigt étendu sur une pensée de Pascal, ou de Newton, et la tête levée vers une sphère étoilée comme pour y chercher la solution de quelque grand problème que ces moralistes avaient soulevé sans le résoudre.

– Mon Dieu, vous le faites bien laid! dit la comtesse; moi, je le vois pâle aussi, mais d’une pâleur qui sied bien… son front est découvert, mais ses cheveux sont bouclés, ses yeux ont un regard profond, mais par cela même plein d’âme et de mélancolie; enfin, j’aime assez votre grande robe, mais il faut qu’elle soit de velours noir, avec une ceinture de soie argent et bleu… ou or et rouge… non, bleu… seulement bleu… c’est plus sévère…

– J'avoue, Madame, que votre portrait est plus poétique que le mien; la robe de velours noir surtout est d’un charmant effet, et je l’adopte.

Une fois dans cet atelier, quoique le jour commençât à baisser, je pus encore jouir de la vue des plus magnifiques tableaux des Claude Lorrain, des Raphaël, des Michel-Ange, des Rembrandt, surtout des Rembrandt. Mais de l’école moderne je ne vis qu’un tableau d'Eugène Delacroix, et puis çà et là, en désordre, des études qui paraissaient peintes d’après nature: c’étaient des vues du Nord, le ciel gris et glauque, les lames jaunâtres de la Baltique, ou bien le ciel bleu et les eaux caressantes d’une île de l'Archipel… c’était encore une tête de femme, créole de Lima, aux tons bruns et dorés, qui contrastait avec la fraîcheur transparente d’une figure du nord: et par une incroyable souplesse de talents ces natures si opposées étaient rendues avec une égale naïveté.

– Il était donc peintre aussi votre savant?..

– A en juger du moins par des tableaux finis ou ébauchés qui garnissaient quelques chevalets… par une palette chargée de couleurs encore fraîches et brusquement jetée de côté, peut-être dans un de ces moments de désespoir sublime qui révèlent à l’artiste l’immense étendue et l’immense impuissance de son art…

 

Oh! disais-je, Madame, je conçois bien maintenant qu’il souffre, celui qui a peut-être en vain demandé le bonheur aux arts et aux sciences… sans doute il souffre de cette douleur sublime et incurable, qui dévore et ravit ceux qui, s’isolant dans leur retraite, fuient un monde frivole qui ne les comprend pas!..

A ce moment, Madame, un valet de chambre, suivi d’un laquais en livrée portant des lumières, ouvrit la porte de cet atelier où il ne faisait presque plus jour, en me disant que son maître n’allait sans doute pas tarder à rentrer: il me proposa d’attendre dans le salon.

Je suivis ce laquais, et après avoir traversé un petit couloir, j’éprouvai autant d’étonnement que j’en avais ressenti en passant de cette salle à manger si folle, dans cette galerie si sérieuse.

Car de cette bibliothèque, de cet atelier où j’avais cru voir se concentrer tout entière la vie et les goûts de cet homme bizarre, je me trouvai tout à coup dans un vaste et splendide salon dont on venait d’allumer les candélabres et le lustre, qui étincelaient des feux de mille bougies.

A quelques symptômes, seulement perceptibles pour un observateur, je remarquai que ce salon n’était pas comme ces honnêtes salons de la bourgeoisie qui, à de longs intervalles, ayant beau dépouiller les housses des meubles les gazes des bronzes, n’en ont pas moins l’air gauche d’un homme endimanché.

Non, ce salon au contraire, soit à de légères marques d’usure qui altéraient à peine la délicieuse fraîcheur des meubles et des tapis, soit à je ne sais quel caractère dont est empreinte une pièce qu’on habite, ce brillant salon attestait assez qu’il recevait de nombreuses et fréquentes réunions.

– Ah, mon Dieu! mais ce n’est donc plus un artiste et un savant que notre voyageur? dit la comtesse…

– C'est bien autre chose, ma foi, dit le docteur.

Mais pour en revenir au salon de notre Inconnu, Madame, on y respirait je ne sais quel parfum d’élégance et d’aristocratie: son architecture était à la fois grave et simple, de grands portraits de famille couvraient les murs, et d’épaisses draperies de soie pourpre tombaient pesamment le long de grandes fenêtres entourées d’arabesques d’or.

Une chose que je remarquai et qui me témoigna du bon goût de notre Inconnu, c’est qu’au lieu d'être perdu au milieu de ces bronzes lourds et de mauvais aspect qui déparent nos appartements, le mouvement de la pendule de ce salon se trouvait encadré dans le socle d’une ravissante statue de Canova, et que deux admirables copies du Vase de Médicis en marbre blanc complétaient la garniture de cette cheminée, dont la frise et les chambranles étaient aussi merveilleusement sculptés.

On avait pris le même soin pour les lustres et les candélabres dorés, qui offraient les lignes simples et nobles des anciennes lampes romaines, et non cet entortillage d’affreuses volutes qui font la honte de nos artistes.

Je m’approchai d’une urne de porphyre d’un travail exquis, placée sur une console, et y plongeant machinalement la main, je retirai une foule de cartes de visites et d’invitations, qui annonçaient que, malgré ou peut-être à cause de ses goûts de chasseur, de solitaire et d’artiste, notre Inconnu était en relation avec toutes nos supériorités de naissance, de mérite et de fortune.

Je vous avoue, Madame, que ma surprise allait toujours croissant. A la rigueur, j’avais fait coïncider le goût des chevaux et de la chasse, de la table même, avec le goût des sciences et des arts.

Je concevais une vie partagée entre des études abstraites, profondes, excentriques, et un exercice forcé qui, par sa violence, détendait le moral pendant quelques heures, et lui rendait cette souplesse, cette élasticité qu’un travail trop ardu et trop prolongé lui eût fait perdre.

Cette manière encore d’envisager la gastronomie comme un excitant qui double, pour un moment, la vivacité de nos sens; cette bizarrerie de ne voir dans l’ivresse qu’une sorte d’exaltation poétique à laquelle une ravissante musique prête de nouveaux charmes, annonçaient encore l’homme d’un esprit supérieur, mais qui semblait devoir vivre seul dans le cercle qu’il s’était tracé, parce qu’il avait assez en lui pour vivre de lui-même.

Mais que cet homme, qui paraissait donner de si larges développements à ses facultés morales et physiques, eût encore le temps, le vouloir et le besoin de s’égarer dans le tourbillon monotone du monde c’est ce dont je ne pouvais me rendre compte.

– Ni moi, je vous jure, dit la comtesse toute pensive.

– Comme j’étais absorbé par ces réflexions j’entendis hogner légèrement un chien… à une porte; j’ouvris: c’était une chambre à coucher éclairée par un globe d’albâtre qui, perdu dans le plafond fait en dôme, apparaissait comme un faible foyer de lumière sans rayons.

Les cris et les grattements du chien devenant plus distincts, je m’approchai d’une porte masquée dans la tenture; je la poussai, et je vis sortir le plus ravissant petit lévrier qu’on puisse imaginer. Il était de cette espèce si rare qu’on ne trouve plus qu’à l'île de Candie, tout noir avec une marque blanche sur le front.

Je vous avoue, Madame, que je fus moins frappé de la gentillesse du prisonnier que je venais de délivrer, que du singulier aspect de ce cabinet.

C'était le cabinet de toilette de notre Inconnu, et je vous avoue que moi, qui croyais connaître à peu près tout ce que la recherche anglaise a imaginé en ce genre, je fus atterré à la vue de l’innombrable quantité de brosses, de limes, de pinces, de crochets, de boules, de ciseaux, de peignes, de pierres, de grattoirs, de flacons, de fioles d’essences, d’huiles, d’esprits, de pommades, qui composaient l’arsenal de toilette de notre inconnu.

Là, je vis aussi une foule innombrable de cannes en ivoire, en ébène, en corne, en baleine, en jonc, montées en argent, en or, en pierreries. C'était encore une série de cravaches, de cannes de cheval et de fouettes de chasse à enrichir Palmer. Enfin, figurez-vous bien que là étaient rassemblées toutes ces inconcevables superfluités de luxe et de toilette dont un élégant désœuvré peut seul comprendre le mérite et l’utilité.

Et encore, je ne vous parle pas d’une multitude de bagues, de boutons, d’épingles, de chaînes, à rendre des femmes jalouses, de ces frivolités ruineuses dont le prix est aussi exorbitant que leur vogue est rapide.

Enfin, Madame, je refermai la porte de ce cabinet presque avec indignation, pensant que je m’étais sans doute trompé dans mes conjectures, car il était impossible qu’un homme si grave, si sérieux, et d’un autre côté si insouciant et si artiste, eût, prononcés à ce point, ces goûts de la dissipation fainéante et ennuyée.

La vue de la chambre à coucher me confirma dans ces idées: tout y était coquet, musqué, fardé; des fleurs et des glaces partout, des cassolettes à parfums, des ottomanes à dos brisé, une alcôve combinée, avec tous les raffinements d’une lascivité orientale; il y avait aussi je ne sais quel parfum dont l’odeur chaude et forte énervait, et puis des tableaux de Boucher et de Vanloo… Quelques Carraches remplis de passion et de volupté se reflétaient dans les glaces; et puis enfin se dressait sur un piédestal environné des plus beaux camélias, cet admirable groupe de Houdon, qui représente un jeune homme recevant dans ses bras le corps de sa maîtresse pâmée sous ses baisers…

C'est impossible, me disais-je… il faut qu’ils soient ici deux frères, deux amis; car tout cela, tous ces goûts si divers d’amour, de savoir, de monde, de table, de chasse, d’art, tous ces goûts, encore une fois, ne peuvent pas se trouver réunis et développés à ce point chez un seul homme.

– C'est impossible! disais-je à haute voix.

Le pauvre petit lévrier eut probablement peur, car il s’approcha timidement de moi en levant sa tête fine et spirituelle, où étincelaient deux grands yeux noirs. Je me baissai pour le caresser, et vis sur son collier… un nom.

– Quel nom…? docteur, demanda vivement la comtesse.

– Oh! quant à ce nom, Madame, reprit le docteur… ce n’est plus de la physiologie de l’appartement… c’est plutôt de la physiologie du mariage: et cet événement pourrait fournir un chapitre de plus à notre tant spirituel conteur.

– Mais quel nom, docteur; dites-le donc?

– Impossible, Madame, c’est un nom trop connu… mais ce qu’il y a de plus affreux, c’est que sur l’ottomane où je m’étais assis un instant j’avais trouvé un mouchoir dont les initiales brodées ne se rapportaient nullement au nom qui se lisait sur le collier vermeil du joli lévrier.

2Nous avons cherché consciencieusement quelle pouvait être la raison de cette différence entre le siége et le dossier, et nous donnons la solution suivante sans en garantir l’exactitude: Le travail de la digestion faisant éprouver une espèce de frisson qui affecte principalement le dos, on conçoit que l’impression fraîche produite par un dossier de maroquin eût encore augmenté cette sensation désagréable.