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Thérèse Raquin

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Chapitre 18

Thérèse, elle aussi, avaitété visitée par le spectre de Camille, pendant cette nuit de fièvre.

La proposition brûlante de Laurent demandant un rendez-vous, après plus d’une année d’indifférence, l’avait brusquement fouettée. La chair s’était mise à lui cuire, lorsque, seule et couchée, elle avait songé que le mariage devait avoir bientôt lieu. Alors, au milieu des secousses de l’insomnie, elle avait vu se dresser le noyé; elle s’était, comme Laurent, tordue dans le désir et dans l’épouvante, et, comme lui, elle s’était dit qu’elle n’aurait plus peur, qu’elle n’éprouverait plus de telles souffrances, lorsqu’elle tiendrait son amant entre ses bras.

Il y avait eu, à la même heure, chez cette femme et chez cet homme, une sorte de détraquement nerveux qui les rendait, pantelants et terrifiés, à leurs terribles amours. Une parenté de sang et de volupté s’étaitétablie entre eux. Ils frissonnaient des mêmes frissons; leurs cœurs, dans une espèce de fraternité poignante, se serraient aux mêmes angoisses. Ils eurent dès lors un seul corps et une seuleâme pour jouir et pour souffrir. Cette communauté, cette pénétration mutuelle est un fait de psychologie et de physiologie qui a souvent lieu chez lesêtres que de grandes secousses nerveuses heurtent violemment l’un à l’autre.

Pendant plus d’une année, Thérèse et Laurent portèrent légèrement la chaîne rivée à leurs membres, qui les unissait; dans l’affaissement succédant à la crise aiguë du meurtre, dans les dégoûts et les besoins de calme et d’oubli qui avaient suivi, ces deux forçats purent croire qu’ilsétaient libres, qu’un lien de fer ne les liait plus; la chaîne détendue traînait à terre; eux, ils se reposaient, ils se trouvaient frappés d’une sorte de stupeur heureuse, ils cherchaient à aimer ailleurs, à vivre avec un sage équilibre. Mais le jour où, poussés par les faits, ils enétaient venus àéchanger de nouveau des paroles ardentes, la chaîne se tendit violemment, ils reçurent une secousse telle qu’ils se sentirent à jamais attachés l’un à l’autre.

Dès le lendemain, Thérèse se mit à l’œuvre, travailla sourdement à amener son mariage avec Laurent. C’était là une tâche difficile, pleine de périls. Les amants tremblaient de commettre une imprudence, d’éveiller les soupçons, de montrer trop brusquement l’intérêt qu’ils avaient eu à la mort de Camille. Comprenant qu’ils ne pouvaient parler de mariage, ils arrêtèrent un plan fort sage qui consistait à se faire offrir ce qu’ils n’osaient demander, par Mme Raquin elle-même et par les invités du jeudi. Il ne s’agissait plus que de donner l’idée de remarier Thérèse à ces braves gens, surtout de leur faire accroire que cette idée venait d’eux et leur appartenait en propre.

La comédie fut longue et délicate à jouer. Thérèse et Laurent avaient pris chacun le rôle qui leur convenait; ils avançaient avec une prudence extrême, calculant le moindre geste, la moindre parole. Au fond, ilsétaient dévorés par une impatience qui raidissait et tendait leurs nerfs. Ils vivaient au milieu d’une irritation continuelle, il leur fallait toute leur lâcheté pour s’imposer des airs souriants et paisibles.

S’ils avaient hâte d’en finir, c’est qu’ils ne pouvaient plus rester séparés et solitaires. Chaque nuit, le noyé les visitait, l’insomnie les couchait sur un lit de charbons ardents et les retournait avec des pinces de feu. L’état d’énervement dans lequel ils vivaient activait encore chaque soir la fièvre de leur sang, en dressant devant eux des hallucinations atroces. Thérèse, lorsque le crépuscule était venu, n’osait plus monter dans sa chambre; elle éprouvait des angoisses vives, quand il lui fallait s’enfermer jusqu’au matin dans cette grande pièce, qui s’éclairait de lueursétranges et se peuplait de fantômes, dès que la lumière étaitéteinte. Elle finit par laisser sa bougie allumée, par ne plus vouloir dormir, afin de tenir toujours ses yeux grands ouverts. Et quand la fatigue baissait ses paupières, elle voyait Camille dans le noir, elle rouvrait les yeux en sursaut. Le matin, elle se traînait, brisée, n’ayant sommeillé que quelques heures, au jour. Quant à Laurent, ilétait devenu décidément poltron depuis le soir où il avait eu peur en passant devant la porte de la cave; auparavant, il vivait avec des confiances de brute; maintenant, au moindre bruit, il tremblait, il pâlissait, comme un petit garçon. Un frisson d’effroi avait brusquement secoué ses membres, et ne l’avait plus quitté. La nuit, il souffrait plus encore que Thérèse; la peur, dans ce grand corps mou et lâche, amenait des déchirements profonds. Il voyait tomber le jour avec des appréhensions cruelles. Il lui arriva, à plusieurs reprises, de ne pas vouloir rentrer, de passer des nuits entières à marcher au milieu des rues désertes. Une fois, il resta jusqu’au matin sous un pont, par une pluie battante; là, accroupi, glacé, n’osant se lever pour remonter sur le quai, il regarda, pendant près de six heures, couler l’eau sale dans l’ombre blanchâtre; par moments, des terreurs l’aplatissaient contre la terre humide: il lui semblait voir, sous l’arche du pont, passer de longues traînées de noyés qui descendaient au fil du courant. Lorsque la lassitude le poussait chez lui, il s’y enfermait à double tour, il s’y débattait jusqu’à l’aube, au milieu d’accès effrayants de fièvre. Le même cauchemar revenait avec persistance: il croyait tomber des bras ardents et passionnés de Thérèse entre les bras froids et gluants de Camille; il rêvait que sa maîtresse l’étouffait dans une étreinte chaude, et il rêvait ensuite que le noyé le serrait contre sa poitrine pourrie, dans un embrassement glacial; ces sensations brusques et alternées de volupté et de dégoût, ces contacts successifs de chair brûlante d’amour et de chair froide, amollie par la vase, le faisaient haleter et frissonner, râler d’angoisse.

Et, chaque jour, l’épouvante des amants grandissait, chaque jour leurs cauchemars lesécrasaient, les affolaient davantage. Ils ne comptaient plus que sur leurs baisers pour tuer l’insomnie. Par prudence, ils n’osaient se donner des rendez-vous, ils attendaient le jour du mariage comme un jour de salut qui serait suivi d’une nuit heureuse.

C’est ainsi qu’ils voulaient leur union de tout le désir qu’ilséprouvaient de dormir un sommeil calme. Pendant les heures d’indifférence, ils avaient hésité, oubliant chacun les raisonségoïstes et passionnées qui s’étaient comme évanouies, après les avoir tous deux poussés au meurtre. La fièvre les brûlant de nouveau, ils retrouvaient, au fond de leur passion et de leurégoïsme, ces raisons premières qui les avaient décidés à tuer Camille, pour goûter ensuite les joies que, selon eux, leur assurait un mariage légitime. D’ailleurs, c’était avec un vague désespoir qu’ils prenaient la résolution suprême de s’unir ouvertement. Tout au fond d’eux, il y avait de la crainte. Leurs désirs frissonnaient. Ilsétaient penchés, en quelque sorte, l’un sur l’autre, comme sur un abîme dont l’horreur les attirait; ils se courbaient mutuellement, au-dessus de leurêtre, cramponnés, muets, tandis que des vertiges, d’une volupté cuisante, alanguissaient leurs membres, leur donnaient la folie de la chute. Mais en face du moment présent, de leur attente anxieuse et de leurs désirs peureux, ils sentaient l’impérieuse nécessité de s’aveugler, de rêver un avenir de félicités amoureuses et de jouissances paisibles. Plus ils tremblaient l’un devant l’autre, plus ils devinaient l’horreur du gouffre au fond duquel ils allaient se jeter, et plus ils cherchaient à se faire à eux-mêmes des promesses de bonheur, àétaler devant eux les faits invincibles qui les amenaient fatalement au mariage.

Thérèse désirait uniquement se marier parce qu’elle avait peur et que son organisme réclamait les caresses violentes de Laurent. Elle était en proie à une crise nerveuse qui la rendait comme folle. À vrai dire, elle ne raisonnait guère, elle se jetait dans la passion, l’esprit détraqué par les romans qu’elle venait de lire, la chair irritée par les insomnies cruelles qui la tenaientéveillée depuis plusieurs semaines.

Laurent, d’un tempérament plusépais, tout en cédant à ses terreurs et à ses désirs, entendait raisonner sa décision. Pour se bien prouver que son mariage était nécessaire et qu’il allait enfinêtre parfaitement heureux, pour dissiper les craintes vagues qui le prenaient, il refaisait tous ses calculs d’autrefois. Son père, le paysan de Jeufosse, s’entêtant à ne pas mourir, il se disait que l’héritage pouvait se faire longtemps attendre; il craignait même que cet héritage ne luiéchappât et n’allât dans les poches d’un de ses cousins, grand gaillard qui piochait la terre à la vive satisfaction du vieux Laurent. Et lui, il serait toujours pauvre, il vivrait sans femme, dans un grenier, dormant mal, mangeant plus mal encore. D’ailleurs, il comptait ne pas travailler toute sa vie; il commençait à s’ennuyer singulièrement à son bureau; la légère besogne qui luiétait confiée devenait accablante pour sa paresse. Le résultat de ses réflexionsétait toujours que le suprême bonheur consiste à ne rien faire. Alors il se rappelait qu’il avait noyé Camille pourépouser Thérèse et ne plus rien faire ensuite. Certes, le désir de posséder à lui seul sa maîtresse était entré pour beaucoup dans la pensée de son crime, mais il avaitété conduit au meurtre peut-être plus encore par l’espérance de se mettre à la place de Camille, de se faire soigner toutes les heures; si la passion seule l’eût poussé, il n’aurait pas montré tant de lâcheté, tant de prudence; la véritéétait qu’il avait cherché à assurer, par un assassinat, le calme et l’oisiveté de sa vie, le contentement durable de ses appétits. Toutes ces pensées, avouées ou inconscientes, lui revenaient. Il se répétait, pour s’encourager, qu’ilétait temps de tirer le profit attendu de la mort de Camille. Et ilétalait devant lui les avantages, les bonheurs de son existence future: il quitterait son bureau, il vivrait dans une paresse délicieuse; il mangerait, il boirait, il dormirait son soûl; il aurait sans cesse sous la main une femme ardente qui rétablirait l’équilibre de son sang et de ses nerfs; bientôt il hériterait des quarante et quelques mille francs de Mme Raquin, car la pauvre vieille se mourait un peu chaque jour; enfin, il se créerait une vie de brute heureuse, il oublierait tout. À chaque heure, depuis que leur mariage était décidé entre Thérèse et lui, Laurent se disait ces choses; il cherchait encore d’autres avantages, et ilétait tout joyeux, lorsqu’il croyait avoir trouvé un nouvel argument, puisé dans sonégoïsme, qui l’obligeait àépouser la veuve du noyé. Mais il avait beau se forcer à l’espérance, il avait beau rêver un avenir gras de paresse et de volupté, il sentait toujours de brusques frissons lui glacer la peau, iléprouvait toujours, par moments, une anxiété quiétouffait la joie dans sa gorge.

 

Chapitre 19

Cependant, le travail sourd de Thérèse et de Laurent amenait des résultats. Thérèse avait pris une attitude morne et désespérée, qui, au bout de quelques jours, inquiéta Mme Raquin. La vieille mercière voulut savoir ce qui attristait ainsi sa nièce. Alors, la jeune femme joua son rôle de veuve inconsolée avec une habileté exquise; elle parla d’ennui, d’affaissement, de douleurs nerveuses, vaguement, sans rien préciser. Lorsque sa tante la pressait de questions, elle répondait qu’elle se portait bien, qu’elle ignorait ce qui l’accablait ainsi, qu’elle pleurait sans savoir pourquoi. Et c’étaient desétouffements continus, des sourires pâles et navrants, des silencesécrasants de vide et de désespérance. Devant cette jeune femme, pliée sur elle-même, qui semblait mourir lentement d’un mal inconnu, Mme Raquin finit par s’alarmer sérieusement; elle n’avait plus au monde que sa nièce, elle priait Dieu chaque soir de lui conserver cette enfant pour lui fermer les yeux. Un peu d’égoïsme se mêlait à ce dernier amour de sa vieillesse. Elle se sentit frappée dans les faibles consolations qui l’aidaient encore à vivre, lorsqu’il lui vint à la pensée qu’elle pouvait perdre Thérèse et mourir seule au fond de la boutique humide du passage. Dès lors, elle ne quitta plus sa nièce du regard, elle étudia avecépouvante les tristesses de la jeune femme, elle se demanda ce qu’elle pourrait bien faire pour la guérir de ses désespoirs muets.

En de si graves circonstances, elle crut devoir prendre l’avis de son vieil ami Michaud. Un jeudi soir, elle le retint dans la boutique et lui dit ses craintes.

«Pardieu, lui répondit le vieillard avec la brutalité franche de ses anciennes fonctions, je m’aperçois depuis longtemps que Thérèse boude, et je sais bien pourquoi elle a ainsi la figure toute jaune et toute chagrine.

– Vous savez pourquoi? dit la mercière. Parlez vite. Si nous pouvions la guérir!

– Oh! le traitement est facile, reprit Michaud en riant. Votre nièce s’ennuie, parce qu’elle est seule, le soir, dans sa chambre, depuis bientôt deux ans. Elle a besoin d’un mari; cela se voit dans ses yeux.»

La franchise brutale de l’ancien commissaire frappa douloureusement Mme Raquin. Elle pensait que la blessure qui saignait toujours en elle, depuis l’affreux accident de Saint-Ouen, était tout aussi vive, tout aussi cruelle au fond du cœur de la jeune veuve. Son fils mort, il lui semblait qu’il ne pouvait plus exister de mari pour sa nièce. Et voilà que Michaud affirmait, avec un gros rire, que Thérèse était malade par besoin de mari.

«Mariez-la au plus tôt, dit-il en s’en allant, si vous ne voulez pas la voir se dessécher entièrement. Tel est mon avis, chère dame, et il est bon, croyez-moi.»

Mme Raquin ne put s’habituer tout de suite à la pensée que son filsétait déjà oublié. Le vieux Michaud n’avait pas même prononcé le nom de Camille, et il s’était mis à plaisanter en parlant de la prétendue maladie de Thérèse. La pauvre mère comprit qu’elle gardait seule, au fond de sonêtre, le souvenir vivant de son cher enfant. Elle pleura, il lui sembla que Camille venait de mourir une seconde fois. Puis, quand elle eut bien pleuré, qu’elle fut lasse de regrets, elle songea malgré elle aux paroles de Michaud, elle s’accoutuma à l’idée d’acheter un peu de bonheur au prix d’un mariage qui, dans les délicatesses de sa mémoire, tuait de nouveau son fils. Des lâchetés lui venaient, lorsqu’elle se trouvait seule en face de Thérèse, morne et accablée, au milieu du silence glacial de la boutique. Elle n’était pas un de ces esprits roides et secs qui prennent une joieâpre à vivre d’un désespoiréternel; il y avait en elle des souplesses, des dévouements, des effusions, tout un tempérament de bonne dame, grasse et affable, qui la poussait à vivre dans une tendresse active. Depuis que sa nièce ne parlait plus et restait là, pâle et affaiblie, l’existence devenait intolérable pour elle, la boutique lui paraissait un tombeau; elle aurait voulu une affection chaude autour d’elle, de la vie, des caresses, quelque chose de doux et de gai qui l’aidât à attendre paisiblement la mort. Ces désirs inconscients lui firent accepter le projet de remarier Thérèse; elle oublia même un peu son fils; il y eut, dans l’existence morte qu’elle menait, comme un réveil, comme des volontés et des occupations nouvelles d’esprit. Elle cherchait un mari pour sa nièce, et cela emplissait sa tête. Ce choix d’un mariétait une grande affaire; la pauvre vieille songeait encore plus à elle qu’à Thérèse; elle voulait la marier de façon àêtre heureuse elle-même, car elle craignait vivement que le nouvelépoux de la jeune femme ne vînt troubler les dernières heures de sa vieillesse. La pensée qu’elle allait introduire unétranger dans son existence de chaque jour l’épouvantait; cette pensée seule l’arrêtait, l’empêchait de causer mariage avec sa nièce, ouvertement.

Pendant que Thérèse jouait, avec cette hypocrisie parfaite que sonéducation lui avait donnée, la comédie de l’ennui et de l’accablement, Laurent avait pris le rôle d’homme sensible et serviable. Ilétait aux petits soins pour les deux femmes, surtout pour Mme Raquin, qu’il comblait d’attentions délicates. Peu à peu, il se rendit indispensable dans la boutique; lui seul mettait un peu de gaieté au fond de ce trou noir. Quand il n’était pas là, le soir, la vieille mercière cherchait autour d’elle, malà l’aise, comme s’il lui manquait quelque chose, ayant presque peur de se trouver en tête à tête avec les désespoirs de Thérèse. D’ailleurs, Laurent ne s’absentait une soirée que pour mieux asseoir sa puissance; il venait tous les jours à la boutique en sortant de son bureau, il y restait jusqu’à la fermeture du passage. Il faisait les commissions, il donnait à Mme Raquin, qui ne marchait qu’avec peine, les menus objets dont elle avait besoin. Puis il s’asseyait, il causait. Il avait trouvé une voix d’acteur, douce et pénétrante, qu’il employait pour flatter les oreilles et le cœur de la bonne vieille. Surtout, il semblait s’inquiéter beaucoup de la santé de Thérèse, en ami, en homme tendre dont l’âme souffre de la souffrance d’autrui. À plusieurs reprises, il prit Mme Raquin à part, il la terrifia en paraissant très effrayé lui-même des changements, des ravages qu’il disait voir sur le visage de la jeune femme.

«Nous la perdrons bientôt, murmurait-il avec des larmes dans la voix. Nous ne pouvons nous dissimuler qu’elle est bien malade. Ah! notre pauvre bonheur, nos bonnes et tranquilles soirées!»

Mme Raquin l’écoutait avec angoisse. Laurent poussait même l’audace jusqu’à parler de Camille.

«Voyez-vous, disait-il encore à la mercière, la mort de mon pauvre ami aété un coup terrible pour elle. Elle se meurt depuis deux ans, depuis le jour funeste où elle a perdu Camille. Rien ne la consolera, rien ne la guérira. Il faut nous résigner.»

Ces mensonges impudents faisaient pleurer la vieille dame à chaudes larmes. Le souvenir de son fils la troublait et l’aveuglait. Chaque fois qu’on prononçait le nom de Camille, elle éclatait en sanglots, elle s’abandonnait, elle aurait embrassé la personne qui nommait son pauvre enfant. Laurent avait remarqué l’effet de trouble et d’attendrissement que ce nom produisait sur elle. Il pouvait la faire pleurer à volonté, la briser d’une émotion qui luiôtait la vue nette des choses, et il abusait de son pouvoir pour la tenir toujours souple et endolorie dans sa main. Chaque soir, malgré les révoltes sourdes de ses entrailles qui tressaillaient, il mettait la conversation sur les rares qualités, sur le cœur tendre et l’esprit de Camille; il vantait sa victime avec une impudence parfaite. Par moments, lorsqu’il rencontrait les regards de Thérèse fixésétrangement sur les siens, il frissonnait, il finissait par croire lui-même tout le bien qu’il disait du noyé; alors il se taisait, pris brusquement d’une atroce jalousie, craignant que la veuve n’aimât l’homme qu’il avait jeté à l’eau et qu’il vantait maintenant avec une conviction d’halluciné. Pendant toute la conversation, Mme Raquinétait dans les larmes, ne voyant rien autour d’elle. Tout en pleurant, elle songeait que Laurentétait un cœur aimant et généreux; lui seul se souvenait de son fils, lui seul en parlait encore d’une voix tremblante etémue. Elle essuyait ses larmes, elle regardait le jeune homme avec une tendresse infinie, elle l’aimait comme son propre enfant.

Un jeudi soir, Michaud et Grivet se trouvaient déjà dans la salle à manger, lorsque Laurent entra et s’approcha de Thérèse, lui demandant avec une inquiétude douce des nouvelles de sa santé. Il s’assit un instant à côté d’elle, jouant, pour les personnes quiétaient là, son rôle d’ami affectueux et effrayé. Comme les jeunes gensétaient près l’un de l’autre, échangeant quelques mots, Michaud, qui les regardait, se pencha et dit tout bas à la vieille mercière, en lui montrant Laurent:

«Tenez, voilà le mari qu’il faut à votre nièce. Arrangez vite ce mariage. Nous vous aiderons, s’il est nécessaire.»

Michaud souriait d’un air de gaillardise; dans sa pensée, Thérèse devait avoir besoin d’un mari vigoureux. Mme Raquin fut comme frappée d’un trait de lumière; elle vit d’un coup tous les avantages qu’elle retirerait personnellement du mariage de Thérèse et de Laurent. Ce mariage ne ferait que resserrer les liens qui les unissaient déjà, elle et sa nièce, à l’ami de son fils, à l’excellent cœur qui venait les distraire, le soir. De cette façon elle n’introduirait pas unétranger chez elle, elle ne courrait pas le risque d’être malheureuse; au contraire, tout en donnant un soutien à Thérèse, elle mettrait une joie de plus autour de sa vieillesse, elle trouverait un second fils dans ce garçon qui depuis trois ans lui témoignait une affection filiale. Puis il lui semblait que Thérèse serait moins infidèle au souvenir de Camille enépousant Laurent. Les religions du cœur ont des délicatessesétranges. Mme Raquin, qui aurait pleuré en voyant un inconnu embrasser la jeune veuve, ne sentait en elle aucune révolte à la pensée de la livrer aux embrassements de l’ancien camarade de son fils. Elle pensait, comme on dit, que cela ne sortait pas de la famille.

Pendant toute la soirée, tandis que ses invités jouaient aux dominos, la vieille mercière regarda le couple avec des attendrissements qui firent deviner au jeune homme et à la jeune femme que leur comédie avait réussi et que le dénouementétait proche. Michaud, avant de se retirer, eut une courte conversation à voix basse avec Mme Raquin; puis il prit avec affectation le bras de Laurent et déclara qu’il allait l’accompagner un bout de chemin. Laurent, en s’éloignant, échangea un rapide regard avec Thérèse, un regard plein de recommandations pressantes.

Michaud s’était chargé de tâter le terrain. Il trouva le jeune homme très dévoué pour ces dames, mais très surpris du projet d’un mariage entre Thérèse et lui. Laurent ajouta, d’une voixémue, qu’il aimait comme une sœur la veuve de son pauvre ami, et qu’il croirait commettre un véritable sacrilège en l’épousant. L’ancien commissaire de police insista; il donna cent bonnes raisons pour obtenir un consentement, il parla même de dévouement, il alla jusqu’à dire au jeune homme que son devoir lui dictait de rendre un fils à Mme Raquin et unépoux à Thérèse. Peu à peu Laurent se laissa vaincre; il feignit de céder à l’émotion, d’accepter la pensée de mariage, comme une pensée tombée du ciel, dictée par le dévouement et le devoir, ainsi que le disait le vieux Michaud. Quand celui-ci eut obtenu un oui formel, il quitta son compagnon, en se frottant les mains; il venait, croyait-il, de remporter une grande victoire, il s’applaudissait d’avoir eu le premier l’idée de ce mariage qui rendrait aux soirées du jeudi toute leur ancienne joie.

Pendant que Michaud causait ainsi avec Laurent, en suivant lentement les quais, Mme Raquin avait une conversation presque semblable avec Thérèse. Au moment où sa nièce, pâle et chancelante comme toujours, allait se retirer, la vieille mercière la retint un instant. Elle la questionna d’une voix tendre, elle la supplia d’être franche, de lui avouer les causes de cet ennui qui la pliait. Puis, comme elle n’obtenait que des réponses vagues, elle parla des vides du veuvage, elle en vint peu à peu à préciser l’offre d’un nouveau mariage, elle finit par demander nettement à Thérèse si elle n’avait pas le secret désir de se remarier. Thérèse se récria, dit qu’elle ne songeait pas à cela et qu’elle resterait fidèle à Camille. Mme Raquin se mit à pleurer. Elle plaida contre son cœur, elle fit entendre que le désespoir ne peutêtre éternel; enfin, en réponse à un cri de la jeune femme disant que jamais elle ne remplacerait Camille, elle nomma brusquement Laurent. Alors, elle s’étendit avec un flot de paroles sur la convenance, sur les avantages d’une pareille union; elle vida sonâme, répéta tout haut ce qu’elle avait pensé durant la soirée; elle peignit, avec un naïfégoïsme, le tableau de ses derniers bonheurs, entre ses deux chers enfants. Thérèse l’écoutait, la tête basse, résignée et docile, prête à contenter ses moindres souhaits.

 

«J’aime Laurent comme un frère, dit-elle douloureusement, lorsque sa tante se tut. Puisque vous le désirez, je tâcherai de l’aimer comme unépoux. Je veux vous rendre heureuse… J’espérais que vous me laisseriez pleurer en paix, mais j’essuierai mes larmes, puisqu’il s’agit de votre bonheur.»

Elle embrassa la vieille dame, qui demeura surprise et effrayée d’avoirété la première à oublier son fils. En se mettant au lit, Mme Raquin sanglota amèrement en s’accusant d’être moins forte que Thérèse, de vouloir parégoïsme un mariage que la jeune veuve acceptait par simple abnégation.

Le lendemain matin, Michaud et sa vieille amie eurent une courte conversation dans le passage, devant la porte de la boutique. Ils se communiquèrent le résultat de leurs démarches, et convinrent de mener les choses rondement, en forçant les jeunes gens à se fiancer, le soir même.

Le soir, à cinq heures, Michaudétait déjà dans le magasin, lorsque Laurent entra. Dès que le jeune homme fut assis, l’ancien commissaire de police lui dit à l’oreille:

«Elle accepte.»

Ce mot brutal fut entendu de Thérèse, qui resta pâle, les yeux impudemment fixés sur Laurent. Les deux amants se regardèrent pendant quelques secondes, comprirent tous deux qu’il fallait accepter la position sans hésiter et en finir d’un coup. Laurent se levant alla prendre la main de Mme Raquin, qui faisait tous ses efforts pour retenir ses larmes.

«Chère mère, lui dit-il en souriant, j’ai causé de votre bonheur avec M. Michaud, hier soir. Vos enfants veulent vous rendre heureuse.»

La pauvre vieille, en s’entendant appeler «chère mère», laissa couler ses larmes. Elle saisit vivement la main de Thérèse et la mit dans celle de Laurent, sans pouvoir parler.

Les deux amants eurent un frisson en sentant leur peau se toucher. Ils restèrent les doigts serrés et brûlants, dans une étreinte nerveuse. Le jeune homme reprit d’une voix hésitante:

«Thérèse, voulez-vous que nous fassions à votre tante une existence gaie et paisible?

– Oui, répondit la jeune femme faiblement, nous avons une tâche à remplir.»

Alors Laurent se tourna vers Mme Raquin et ajouta, très pâle:

«Lorsque Camille est tombé à l’eau, il m’a crié: “Sauve ma femme, je te la confie.” Je crois accomplir ses derniers vœux enépousant Thérèse.»

Thérèse lâcha la main de Laurent, en entendant ces mots. Elle avait reçu comme un coup dans la poitrine. L’impudence de son amant l’écrasa. Elle le regarda avec des yeux hébétés, tandis que Mme Raquin, que les sanglotsétouffaient, balbutiait:

«Oui, oui, mon ami, épousez-la, rendez-la heureuse, mon fils vous remerciera du fond de sa tombe.»

Laurent sentit qu’il fléchissait, il s’appuya sur le dossier d’une chaise. Michaud, qui, lui aussi, étaitému aux larmes, le poussa vers Thérèse, en disant:

«Embrassez-vous, ce seront vos fiançailles.»

Le jeune homme fut pris d’unétrange malaise en posant ses lèvres sur les joues de la veuve, et celle-ci se recula brusquement, comme brûlée par les deux baisers de son amant. C’étaient les premières caresses que cet homme lui faisait devant témoins; tout son sang lui monta à la face, elle se sentit rouge et ardente, elle qui ignorait la pudeur et qui n’avait jamais rougi dans les hontes de ses amours.

Après cette crise, les deux meurtriers respirèrent. Leur mariage était décidé, ils touchaient enfin au but qu’ils poursuivaient depuis si longtemps. Tout fut réglé le soir même. Le jeudi suivant, le mariage fut annoncé à Grivet, à Olivier et à sa femme. Michaud, en donnant cette nouvelle, était ravi; il se frottait les mains et répétait:

«C’est moi qui ai pensé à cela, c’est moi qui les ai mariés… Vous verrez le joli couple!»

Suzanne vint embrasser silencieusement Thérèse. Cette pauvre créature, toute morte et toute blanche, s’était prise d’amitié pour la jeune veuve, sombre et roide. Elle l’aimait en enfant, avec une sorte de terreur respectueuse. Olivier complimenta la tante et la nièce, Grivet hasarda quelques plaisanteriesépicées qui eurent un succès médiocre. En somme, la compagnie se montra enchantée, ravie, et déclara que toutétait pour le mieux; à vrai dire, la compagnie se voyait déjà à la noce.

L’attitude de Thérèse et de Laurent resta digne et savante. Ils se témoignaient une amitié tendre et prévenante, simplement. Ils avaient l’air d’accomplir un acte de dévouement suprême. Rien dans leur physionomie ne pouvait faire soupçonner les terreurs, les désirs qui les secouaient. Mme Raquin les regardait avec de pâles sourires, avec des bienveillances molles et reconnaissantes.

Il y avait quelques formalités à remplir. Laurent dutécrire à son père pour lui demander son consentement. Le vieux paysan de Jeufosse, qui avait presque oublié qu’il eût un fils à Paris, lui répondit, en quatre lignes, qu’il pouvait se marier et se faire pendre, s’il voulait; il lui fit comprendre que, résolu à ne jamais lui donner un sou, il le laissait maître de son corps et l’autorisait à commettre toutes les folies du monde. Une autorisation ainsi accordée inquiéta singulièrement Laurent.

Mme Raquin, après avoir lu la lettre de ce père dénaturé, eut unélan de bonté qui la poussa à faire une sottise. Elle mit sur la tête de sa nièce les quarante et quelques mille francs qu’elle possédait, elle se dépouilla entièrement pour les nouveauxépoux, se confiant à leur bon cœur, voulant tenir d’eux toute sa félicité. Laurent n’apportait rien à la communauté; il fit même entendre qu’il ne garderait pas toujours son emploi et qu’il se remettrait peut-être à la peinture.

D’ailleurs, l’avenir de la petite famille était assuré; les rentes des quarante et quelques mille francs, jointes aux bénéfices du commerce de mercerie, devaient faire vivre aisément trois personnes. Ils auraient tout juste assez pourêtre heureux.

Les préparatifs de mariage furent pressés. On abrégea les formalités autant qu’il fut possible. On eût dit que chacun avait hâte de pousser Laurent dans la chambre de Thérèse. Le jour désiré vint enfin.