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Thérèse Raquin

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Chapitre 29

Une nouvelle phase se déclara. Thérèse, poussée à bout par la peur, ne sachant où trouver une pensée consolante, se mit à pleurer le noyé tout haut devant Laurent.

Il y eut un brusque affaissement en elle. Ses nerfs trop tendus se brisèrent, sa nature sèche et violente s’amollit. Déjà elle avait eu des attendrissements pendant les premiers jours du mariage. Ces attendrissements revinrent, comme une réaction nécessaire et fatale. Lorsque la jeune femme eut lutté de toute sonénergie nerveuse contre le spectre de Camille, lorsqu’elle eut vécu pendant plusieurs mois sourdement irritée, révoltée contre ses souffrances, cherchant à les guérir par les seules volontés de sonêtre, elle éprouva tout d’un coup une telle lassitude qu’elle plia et fut vaincue. Alors, redevenue femme, petite fille même, ne se sentant plus la force de se roidir, de se tenir fiévreusement debout en face de sesépouvantes, elle se jeta dans la pitié, dans les larmes et les regrets, espérant y trouver quelque soulagement. Elle essaya de tirer parti des faiblesses de chair et d’esprit qui la prenaient; peut-être le noyé, qui n’avait pas cédé devant ses irritations, céderait-il devant ses pleurs. Elle eut ainsi des remords par calcul, se disant que c’était sans doute le meilleur moyen d’apaiser et de contenter Camille. Comme certaines dévotes, qui pensent tromper Dieu et en arracher un pardon en priant des lèvres et en prenant l’attitude humble de la pénitence, Thérèse s’humilia, frappa sa poitrine, trouva des mots de repentir, sans avoir au fond du cœur autre chose que de la crainte et de la lâcheté. D’ailleurs, elle éprouvait une sorte de plaisir physique à s’abandonner, à se sentir molle et brisée, à s’offrir à la douleur sans résistance.

Elle accabla Mme Raquin de son désespoir larmoyant.

La paralytique lui devint d’un usage journalier; elle lui servait en quelque sorte de prie-Dieu, de meuble devant lequel elle pouvait sans crainte avouer ses fautes et en demander le pardon. Dès qu’elle éprouvait le besoin de pleurer, de se distraire en sanglotant, elle s’agenouillait devant l’impotente, et là, criait, étouffait, jouait à elle seule une scène de remords qui la soulageait en l’affaiblissant.

«Je suis une misérable, balbutiait-elle, je ne mérite pas de grâce. Je vous ai trompée, j’ai poussé votre fils à la mort. Jamais vous ne me pardonnerez… Et pourtant si vous lisiez en moi les remords qui me déchirent, si vous saviez combien je souffre, peut-être auriez-vous pitié… Non, pas de pitié pour moi. Je voudrais mourir ainsi à vos pieds, écrasée par la honte et la douleur.»

Elle parlait de la sorte pendant des heures entières, passant du désespoir à l’espérance, se condamnant, puis se pardonnant; elle prenait une voix de petite fille malade, tantôt brève, tantôt plaintive; elle s’aplatissait sur le carreau et se redressait ensuite, obéissant à toutes les idées d’humilité et de fierté, de repentir et de révolte qui lui passaient par la tête. Parfois même elle oubliait qu’elle était agenouillée devant Mme Raquin, elle continuait son monologue dans le rêve. Quand elle s’était bienétourdie de ses propres paroles, elle se relevait chancelante, hébétée et elle descendait à la boutique, calmée, ne craignant plus d’éclater en sanglots nerveux devant ses clientes. Lorsqu’un nouveau besoin de remords la prenait, elle se hâtait de remonter et de s’agenouiller encore aux pieds de l’impotente. Et la scène recommençait dix fois par jour.

Thérèse ne songeait jamais que ses larmes et l’étalage de son repentir devaient imposer à sa tante des angoisses indicibles. La véritéétait que, si l’on avait cherché à inventer un supplice pour torturer Mme Raquin, on n’en aurait pas à coup sûr trouvé de plus effroyable que la comédie du remords jouée par sa nièce. La paralytique devinait l’égoïsme caché sous ces effusions de douleur. Elle souffrait horriblement de ces longs monologues qu’elle était forcée de subir à chaque instant, et qui toujours remettaient devant elle l’assassinat de Camille. Elle ne pouvait pardonner, elle s’enfermait dans une pensée implacable de vengeance, que son impuissance rendait plus aiguë, et, toute la journée, il lui fallait entendre des demandes de pardon, des prières humbles et lâches. Elle aurait voulu répondre; certaines phrases de sa nièce faisaient monter à sa gorge des refusécrasants, mais elle devait rester muette, laissant Thérèse plaider sa cause, sans jamais l’interrompre. L’impossibilité où elle était de crier et de se boucher les oreilles l’emplissait d’un tourment inexprimable. Et, une à une, les paroles de la jeune femme entraient dans son esprit lentes et plaintives, comme un chant irritant. Elle crut un instant que les meurtriers lui infligeaient ce genre de supplice par une pensée diabolique de cruauté. Son unique moyen de défense était de fermer les yeux, dès que sa nièce s’agenouillait devant elle; si elle l’entendait, elle ne la voyait pas.

Thérèse finit par s’enhardir jusqu’à embrasser sa tante. Un jour, pendant un accès de repentir, elle feignit d’avoir surpris dans les yeux de la paralytique une pensée de miséricorde; elle se traîna sur les genoux, elle se souleva, en criant d’une voixéperdue: «Vous me pardonnez! vous me pardonnez!» puis elle baisa le front et les joues de la pauvre vieille, qui ne put rejeter la tête en arrière. La chair froide sur laquelle Thérèse posa les lèvres lui causa un violent dégoût. Elle pensa que ce dégoût serait, comme les larmes et les remords, un excellent moyen d’apaiser ses nerfs; elle continua à embrasser chaque jour l’impotente, par pénitence et pour se soulager.

«Oh! que vousêtes bonne! s’écriait-elle parfois. Je vois bien que mes larmes vous ont touchée… Vos regards sont pleins de pitié… Je suis sauvée…»

Et elle l’accablait de caresses, elle posait sa tête sur ses genoux, lui baisait les mains, lui souriait d’une façon heureuse, la soignait avec les marques d’une affection passionnée. Au bout de quelque temps, elle crut à la réalité de cette comédie, elle s’imagina qu’elle avait obtenu le pardon de Mme Raquin, et ne l’entretint plus que du bonheur qu’elle éprouvait d’avoir sa grâce.

C’enétait trop pour la paralytique. Elle faillit en mourir. Sous les baisers de sa nièce, elle ressentait cette sensationâcre de répugnance et de rage qui l’emplissait matin et soir, lorsque Laurent la prenait dans ses bras pour la lever ou la coucher. Elle était obligée de subir les caresses immondes de la misérable qui avait trahi et tué son fils; elle ne pouvait même essuyer de la main les baisers que cette femme laissait sur ses joues. Pendant de longues heures, elle sentait ces baisers qui la brûlaient. C’est ainsi qu’elle était devenue la poupée des meurtriers de Camille, poupée qu’ils habillaient, qu’ils tournaient à droite et à gauche, dont ils se servaient selon leurs besoins et leurs caprices. Elle restait inerte entre leurs mains, comme si elle n’avait eu que du son dans les entrailles, et cependant ses entrailles vivaient, révoltées et déchirées, au moindre contact de Thérèse ou de Laurent. Ce qui l’exaspéra surtout, ce fut l’atroce moquerie de la jeune femme qui prétendait lire des pensées de miséricorde dans ses regards, lorsque ses regards auraient voulu foudroyer la criminelle. Elle fit souvent des efforts suprêmes pour jeter un cri de protestation, elle mit toute sa haine dans ses yeux. Mais Thérèse, qui trouvait son compte à se répéter vingt fois par jour qu’elle était pardonnée, redoubla de caresses, ne voulant rien deviner. Il fallut que la paralytique acceptât des remerciements et des effusions que son cœur repoussait. Elle vécut, dès lors, pleine d’une irritation amère et impuissante, en face de sa nièce assouplie qui cherchait des tendresses adorables pour la récompenser de ce qu’elle nommait sa bonté céleste.

Lorsque Laurentétait là et que sa femme s’agenouillait devant Mme Raquin, il la relevait avec brutalité:

«Pas de comédie, lui disait-il. Est-ce que je pleure, est-ce que je me prosterne, moi?… Tu fais tout cela pour me troubler.»

Les remords de Thérèse l’agitaientétrangement. Il souffrait davantage depuis que sa complice se traînait autour de lui, les yeux rougis par les larmes, les lèvres suppliantes. La vue de ce regret vivant redoublait ses effrois, augmentait son malaise. C’était comme un reproche éternel qui marchait dans la maison. Puis, il craignait que le repentir ne poussât un jour sa femme à tout révéler. Il aurait préféré qu’elle restât roidie et menaçante, se défendant avecâpreté contre ses accusations. Mais elle avait changé de tactique, elle reconnaissait volontiers maintenant la part qu’elle avait prise au crime, elle s’accusait elle-même, elle se faisait molle et craintive, et partait de là pour implorer la rédemption avec des humilités ardentes. Cette attitude irritait Laurent. Leurs querellesétaient, chaque soir, plus accablantes et plus sinistres.

«Écoute, disait Thérèse à son mari, nous sommes de grands coupables, il faut nous repentir, si nous voulons goûter quelque tranquillité… Vois, depuis que je pleure, je suis plus paisible. Imite-moi. Disons ensemble que nous sommes justement punis d’avoir commis un crime horrible.

– Bah! répondait brusquement Laurent, dis ce que tu voudras. Je te sais diablement habile et hypocrite. Pleure, si cela peut te distraire. Mais, je t’en prie, ne me casse pas la tête avec tes larmes.

– Ah! tu es mauvais, tu refuses le remords. Tu es lâche, cependant, tu as pris Camille en traître.

– Veux-tu dire que je suis seul coupable?

– Non, je ne dis pas cela. Je suis coupable, plus coupable que toi. J’aurais dû sauver mon mari de tes mains. Oh! je connais toute l’horreur de ma faute, mais je tâche de me la faire pardonner, et j’y réussirai, Laurent, tandis que toi tu continueras à mener une vie désolée… Tu n’as pas même le cœur d’éviter à ma pauvre tante la vue de tes ignobles colères, tu ne lui as jamais adressé un mot de regret.»

 

Et elle embrassait Mme Raquin, qui fermait les yeux. Elle tournait autour d’elle, remontant l’oreiller qui lui soutenait la tête, lui prodiguant mille amitiés. Laurentétait exaspéré.

«Eh! laisse-la, criait-il, tu ne vois pas que ta vue et tes soins lui sont odieux. Si elle pouvait lever la main, elle te souffletterait.»

Les paroles lentes et plaintives de sa femme, ses attitudes résignées le faisaient peu à peu entrer dans des colères aveugles. Il voyait bien quelle était sa tactique; elle voulait ne plus faire cause commune avec lui, se mettre à part, au fond de ses regrets, afin de se soustraire auxétreintes du noyé. Par moments, il se disait qu’elle avait peut-être pris le bon chemin, que les larmes la guériraient de sesépouvantes, et il frissonnait à la pensée d’être seulà souffrir, seulà avoir peur. Il aurait voulu se repentir, lui aussi, jouer tout au moins la comédie du remords, pour essayer; mais il ne pouvait trouver les sanglots et les mots nécessaires, il se rejetait dans la violence, il secouait Thérèse pour l’irriter et la ramener avec lui dans la folie furieuse. La jeune femme s’étudiait à rester inerte, à répondre par des soumissions larmoyantes aux cris de sa colère, à se faire d’autant plus humble et repentante qu’il se montrait plus rude. Laurent montait ainsi jusqu’à la rage. Pour mettre le comble à son irritation, Thérèse finissait toujours par faire le panégyrique de Camille, parétaler les vertus de sa victime.

«Ilétait bon, disait-elle, et il a fallu que nous fussions bien cruels pour nous attaquer à cet excellent cœur qui n’avait jamais eu une mauvaise pensée.

– Ilétait bon, oui, je sais, ricanait Laurent, tu veux dire qu’ilétait bête, n’est-ce pas… Tu as donc oublié? Tu prétendais que la moindre de ses paroles t’irritait, qu’il ne pouvait ouvrir la bouche sans laisseréchapper une sottise.

– Ne raille pas… Il ne te manque plus que d’insulter l’homme que tu as assassiné… Tu ne connais rien au cœur des femmes, Laurent; Camille m’aimait et je l’aimais.

– Tu l’aimais, ah! vraiment, voilà qui est bien trouvé… C’est sans doute parce que tu aimais ton mari que tu m’as pris pour amant… Je me souviens d’un jour où tu te traînais sur ma poitrine en me disant que Camille t’écœurait lorsque tes doigts s’enfonçaient dans sa chair comme dans de l’argile… Oh! je sais pourquoi tu m’as aimé, moi. Il te fallait des bras autrement vigoureux que ceux de ce pauvre diable.

– Je l’aimais comme une sœur. Ilétait le fils de ma bienfaitrice, il avait toutes les délicatesses des natures faibles, il se montrait noble et généreux, serviable et aimant… Et nous l’avons tué, mon Dieu! mon Dieu!»

Elle pleurait, elle se pâmait. Mme Raquin lui jetait des regards aigus, indignée d’entendre l’éloge de Camille dans une pareille bouche. Laurent, ne pouvant rien contre ce débordement de larmes, se promenait à pas fiévreux, cherchant quelque moyen suprême pourétouffer les remords de Thérèse. Tout le bien qu’il entendait dire de sa victime finissait par lui causer une anxiété poignante; il se laissait prendre parfois aux accents déchirants de sa femme, il croyait réellement aux vertus de Camille, et ses effrois redoublaient. Mais ce qui le jetait hors de lui, ce qui l’amenait à des actes de violence, c’était le parallèle que la veuve du noyé ne manquait jamais d’établir entre son premier et son second mari, tout à l’avantage du premier.

«Eh bien! oui, criait-elle, ilétait meilleur que toi; je préférerais qu’il vécût encore et que tu fusses à sa place couché dans la terre.»

Laurent haussait d’abord lesépaules.

«Tu as beau dire, continuait-elle en s’animant, je ne l’ai peut-être pas aimé de son vivant, mais maintenant je me souviens et je l’aime… Je l’aime et je te hais, vois-tu. Toi, tu es un assassin…

– Te tairas-tu! hurlait Laurent.

– Et lui, il est une victime, un honnête homme qu’un coquin a tué. Oh! tu ne me fais pas peur… Tu sais bien que tu es un misérable, un homme brutal, sans cœur, sansâme. Comment veux-tu que je t’aime, maintenant que te voilà couvert du sang de Camille?… Camille avait toutes les tendresses pour moi, et je te tuerais, entends-tu? si cela pouvait ressusciter Camille et me rendre son amour.

– Te tairas-tu, misérable!

– Pourquoi me tairais-je? je dis la vérité. J’achèterais le pardon au prix de ton sang. Ah! que je pleure et que je souffre! C’est ma faute si ce scélérat a assassiné mon mari… Il faudra que j’aille, une nuit, baiser la terre où il repose. Ce seront là mes dernières voluptés.»

Laurent, ivre, rendu furieux par les tableaux atroces que Thérèse étalait devant ses yeux, se précipitait sur elle, la renversait par terre et la serrait sous son genou, le poing haut.

«C’est cela, criait-elle, frappe-moi, tue-moi… Jamais Camille n’a levé la main sur ma tête, mais toi, tu es un monstre.»

Et Laurent, fouetté par ces paroles, la secouait avec rage, la battait, meurtrissait son corps de son poing fermé. À deux reprises, il faillit l’étrangler. Thérèse mollissait sous les coups; elle goûtait une voluptéâpre àêtre frappée; elle s’abandonnait, elle s’offrait, elle provoquait son mari pour qu’il l’assommât davantage. C’était encore là un remède contre les souffrances de sa vie; elle dormait mieux la nuit quand elle avaitété bien battue le soir. Mme Raquin goûtait des délices cuisantes, lorsque Laurent traînait ainsi sa nièce sur le carreau, lui labourant le corps de coups de pied.

L’existence de l’assassinétait effroyable, depuis le jour où Thérèse avait eu l’infernale invention d’avoir des remords et de pleurer tout haut Camille. À partir de ce moment, le misérable vécutéternellement avec sa victime; à chaque heure, il dut entendre sa femme louant et regrettant son premier mari. La moindre circonstance devenait un prétexte: Camille faisait ceci, Camille faisait cela, Camille avait telle qualité, Camille aimait de telle manière. Toujours Camille, toujours des phrases attristées qui pleuraient sur la mort de Camille. Thérèse employait toute sa méchanceté à rendre plus cruelle cette torture qu’elle infligeait à Laurent pour se sauvegarder elle-même. Elle descendit dans les détails les plus intimes, elle conta les mille riens de sa jeunesse avec des soupirs de regrets, et mêla ainsi le souvenir du noyé à chacun des actes de la vie journalière. Le cadavre, qui hantait déjà la maison, y fut introduit ouvertement. Il s’assit sur les sièges, se mit devant la table, s’étendit dans le lit, se servit des meubles, des objets qui traînaient. Laurent ne pouvait toucher une fourchette, une brosse, n’importe quoi, sans que Thérèse lui fît sentir que Camille avait touché cela avant lui. Sans cesse heurté contre l’homme qu’il avait tué, le meurtrier finit paréprouver une sensation bizarre qui faillit le rendre fou; il s’imagina, à force d’être comparé à Camille, de se servir des objets dont Camille s’était servi, qu’ilétait Camille, qu’il s’identifiait avec sa victime. Son cerveauéclatait, et alors il se ruait sur sa femme pour la faire taire, pour ne plus entendre les paroles qui le poussaient au délire. Toutes leurs querelles se terminaient par des coups.

Chapitre 30

Il vint une heure où Mme Raquin, pouréchapper aux souffrances qu’elle endurait, eut la pensée de se laisser mourir de faim. Son courage était à bout, elle ne pouvait supporter plus longtemps le martyre que lui imposait la continuelle présence des meurtriers, elle rêvait de chercher dans la mort un soulagement suprême. Chaque jour, ses angoisses devenaient plus vives, lorsque Thérèse l’embrassait, lorsque Laurent la prenait dans ses bras et la portait comme un enfant. Elle décida qu’elle échapperait à ces caresses et à cesétreintes qui lui causaient d’horribles dégoûts. Puisqu’elle ne vivait déjà plus assez pour venger son fils, elle préféraitêtre tout à fait morte et ne laisser entre les mains des assassins qu’un cadavre qui ne sentirait rien et dont ils feraient ce qu’ils voudraient.

Pendant deux jours, elle refusa toute nourriture, mettant ses dernières forces à serrer les dents, rejetant ce qu’on réussissait à lui introduire dans la bouche. Thérèse était désespérée; elle se demandait au pied de quelle borne elle irait pleurer et se repentir, quand sa tante ne serait plus là. Elle lui tint d’interminables discours pour lui prouver qu’elle devait vivre; elle pleura, elle se fâcha même, retrouvant ses anciennes colères, ouvrant les mâchoires de la paralytique comme on ouvre celles d’un animal qui résiste. Mme Raquin tenait bon. C’était une lutte odieuse.

Laurent restait parfaitement neutre et indifférent. Il s’étonnait de la rage que Thérèse mettait à empêcher le suicide de l’impotente. Maintenant que la présence de la vieille femme leurétait inutile, il souhaitait sa mort. Il ne l’aurait pas tuée, mais puisqu’elle désirait mourir, il ne voyait pas la nécessité de lui en refuser les moyens.

«Eh! laisse-la donc, criait-ilà sa femme. Ce sera un bon débarras… Nous serons peut-être plus heureux, quand elle ne sera plus là.»

Cette parole, répétée à plusieurs reprises devant elle, causa à Mme Raquin une étrange émotion. Elle eut peur que l’espérance de Laurent ne se réalisât, qu’après sa mort le ménage ne goûtât des heures calmes et heureuses. Elle se dit qu’elle était lâche de mourir, qu’elle n’avait pas le droit de s’en aller avant d’avoir assisté au dénouement de la sinistre aventure. Alors seulement elle pourrait descendre dans la nuit, pour dire à Camille: «Tu es vengé.» La pensée du suicide lui devint lourde, lorsqu’elle songea tout d’un coup à l’ignorance qu’elle emporterait dans la tombe; là, au milieu du froid et du silence de la terre, elle dormirait, éternellement tourmentée par l’incertitude où elle serait du châtiment de ses bourreaux. Pour bien dormir du sommeil de la mort, il lui fallait s’assoupir dans la joie cuisante de la vengeance, il lui fallait emporter un rêve de haine satisfaite, un rêve qu’elle ferait pendant l’éternité. Elle prit les aliments que sa nièce lui présentait, elle consentit à vivre encore.

D’ailleurs, elle voyait bien que le dénouement ne pouvaitêtre loin. Chaque jour, la situation entre lesépoux devenait plus tendue, plus insoutenable. Unéclat qui devait tout briserétait imminent. Thérèse et Laurent se dressaient plus menaçants l’un devant l’autre, à toute heure. Ce n’était plus seulement la nuit qu’ils souffraient de leur intimité; leurs journées entières se passaient au milieu d’anxiétés, de crises déchirantes. Tout leur devenait effroi et souffrance. Ils vivaient dans un enfer, se meurtrissant, rendant amer et cruel ce qu’ils faisaient et ce qu’ils disaient, voulant se pousser l’un l’autre au fond du gouffre qu’ils sentaient sous leurs pieds, et tombant à la fois.

La pensée de la séparation leurétait bien venue à tous deux. Ils avaient rêvé, chacun de son côté, de fuir, d’aller goûter quelque repos, loin de ce passage du Pont-Neuf dont l’humidité et la crasse semblaient faites pour leur vie désolée. Mais ils n’osaient, ils ne pouvaient se sauver. Ne point se déchirer mutuellement, ne point rester là pour souffrir et se faire souffrir, leur paraissait impossible. Ils avaient l’entêtement de la haine et de la cruauté. Une sorte de répulsion et d’attraction lesécartait et les retenait à la fois; ilséprouvaient cette sensationétrange de deux personnes qui, après s’être querellées, veulent se séparer, et qui cependant reviennent toujours pour se crier de nouvelles injures. Puis des obstacles matériels s’opposaient à leur fuite, ils ne savaient que faire de l’impotente, ni que dire aux invités du jeudi. S’ils fuyaient, peut-être se douterait-on de quelque chose; alors ils s’imaginaient qu’on les poursuivait, qu’on les guillotinait. Et ils restaient par lâcheté, ils restaient et se traînaient misérablement dans l’horreur de leur existence.

Quand Laurent n’était pas là, pendant la matinée et l’après-midi, Thérèse allait de la salle à manger à la boutique, inquiète et troublée, ne sachant comment remplir le vide qui chaque jour se creusait davantage en elle. Elle était désœuvrée, lorsqu’elle ne pleurait pas aux pieds de Mme Raquin ou qu’elle n’était pas battue et injuriée par son mari. Dès qu’elle se trouvait seule dans la boutique, un accablement la prenait, elle regardait d’un air hébété les gens qui traversaient la galerie sale et noire, elle devenait triste à mourir au fond de ce caveau sombre, puant le cimetière. Elle finit par prier Suzanne de venir passer les journées entières avec elle, espérant que la présence de cette pauvre créature, douce et pâle, la calmerait.

Suzanne accepta son offre avec joie; elle l’aimait toujours d’une sorte d’amitié respectueuse; depuis longtemps elle avait le désir de venir travailler avec elle, pendant qu’Olivierétait à son bureau. Elle apporta sa broderie et prit, derrière le comptoir, la place vide de Mme Raquin.

 

Thérèse, à partir de ce jour, délaissa un peu sa tante. Elle monta moins souvent pleurer sur ses genoux et baiser sa face morte. Elle avait une autre occupation. Elle écoutait avec des efforts d’intérêt les bavardages lents de Suzanne qui parlait de son ménage, des banalités de sa vie monotone. Cela la tirait d’elle-même. Elle se surprenait parfois à s’intéresser à des sottises, ce qui la faisait ensuite sourire amèrement.

Peu à peu, elle perdit toute la clientèle qui fréquentait la boutique. Depuis que sa tante étaitétendue en haut dans son fauteuil elle laissait le magasin se pourrir, elle abandonnait les marchandises à la poussière et à l’humidité. Des odeurs de moisi traînaient, des araignées descendaient du plafond, le parquet n’était presque jamais balayé. D’ailleurs, ce qui mit en fuite les clientes fut l’étrange façon dont Thérèse les recevait parfois. Lorsqu’elle était en haut, battue par Laurent ou secouée par une crise d’effroi, et que la sonnette de la porte du magasin tintait impérieusement, il lui fallait descendre, sans presque prendre le temps de renouer ses cheveux ni d’essuyer ses larmes; elle servait alors avec brusquerie la cliente qui l’attendait, elle s’épargnait même souvent la peine de la servir, en répondant, du haut de l’escalier de bois, qu’elle ne tenait plus ce dont on demandait. Ces façons peu engageantes n’étaient pas faites pour retenir les gens. Les petites ouvrières du quartier, habituées aux amabilités doucereuses de Mme Raquin, se retirèrent devant les rudesses et les regards fous de Thérèse. Quand cette dernière eut pris Suzanne avec elle, la défection fut complète: les deux jeunes femmes, pour ne plusêtre dérangées au milieu de leurs bavardages, s’arrangèrent de manière à congédier les dernières acheteuses qui se présentaient encore. Dès lors, le commerce de mercerie cessa de fournir un sou aux besoins du ménage; il fallut attaquer le capital des quarante et quelques mille francs.

Parfois, Thérèse sortait pendant des après-midi entières. Personne ne savait où elle allait. Elle avait sans doute pris Suzanne avec elle, non seulement pour lui tenir compagnie, mais aussi pour garder la boutique, pendant ses absences. Le soir, quand elle rentrait, éreintée, les paupières noires d’épuisement, elle retrouvait la petite femme d’Olivier, derrière le comptoir, affaissée, souriant d’un sourire vague, dans la même attitude où elle l’avait laissée cinq heures auparavant.

Cinq mois environ après son mariage, Thérèse eut une épouvante. Elle acquit la certitude qu’elle était enceinte. La pensée d’avoir un enfant de Laurent lui paraissait monstrueuse, sans qu’elle s’expliquât pourquoi. Elle avait vaguement peur d’accoucher d’un noyé. Il lui semblait sentir dans ses entrailles le froid d’un cadavre dissous et amolli. À tout prix, elle voulut débarrasser son sein de cet enfant qui la glaçait et qu’elle ne pouvait porter davantage. Elle ne dit rien à son mari, et, un jour, après l’avoir cruellement provoqué, comme il levait le pied contre elle, elle présenta le ventre. Elle se laissa frapper ainsi à en mourir. Le lendemain, elle faisait une fausse couche.

De son côté, Laurent menait une existence affreuse. Les journées lui semblaient d’une longueur insupportable; chacune d’elles ramenait les mêmes angoisses, les mêmes ennuis lourds, qui l’accablaient à heures fixes avec une monotonie et une régularitéécrasantes. Il se traînait dans sa vie, épouvanté chaque soir par le souvenir de la journée et par l’attente du lendemain. Il savait que, désormais, tous ses jours se ressembleraient, que tous lui apporteraient d’égales souffrances. Et il voyait les semaines, les mois, les années qui l’attendaient, sombres et implacables, venant à la file, tombant sur lui et l’étouffant peu à peu. Lorsque l’avenir est sans espoir, le présent prend une amertume ignoble. Laurent n’avait plus de révolte, il s’avachissait, il s’abandonnait au néant qui s’emparait déjà de sonêtre. L’oisiveté le tuait. Dès le matin, il sortait, ne sachant où aller, écœuré à la pensée de faire ce qu’il avait fait la veille, et forcé malgré lui de le faire de nouveau. Il se rendait à son atelier, par habitude, par manie. Cette pièce, aux murs gris, d’où l’on ne voyait qu’un carré désert de ciel, l’emplissait d’une tristesse morne. Il se vautrait sur son divan, les bras pendants, la pensée alourdie. D’ailleurs, il n’osait plus toucher à un pinceau. Il avait fait de nouvelles tentatives, et toujours la face de Camille s’était mise à ricaner sur la toile. Pour ne pas glisser à la folie, il finit par jeter sa boîte à couleurs dans un coin, par s’imposer la paresse la plus absolue. Cette paresse forcée luiétait d’une lourdeur incroyable.

L’après-midi, il se questionnait avec angoisse pour savoir ce qu’il ferait. Il restait pendant une demi-heure, sur le trottoir de la rue Mazarine, à se consulter, à hésiter sur les distractions qu’il pourrait prendre. Il repoussait l’idée de remonter à son atelier, il se décidait toujours à descendre la rue Guénégaud, puis à marcher le long des quais. Et, jusqu’au soir, il allait devant lui, hébété, pris de frissons brusques, lorsqu’il regardait la Seine. Qu’il fût dans son atelier ou dans les rues, son accablementétait le même. Le lendemain, il recommençait, il passait la matinée sur son divan, il se traînait l’après-midi le long des quais. Cela durait depuis des mois, et cela pouvait durer pendant des années.

Parfois Laurent songeait qu’il avait tué Camille pour ne rien faire ensuite, et ilétait toutétonné, maintenant qu’il ne faisait rien, d’endurer de telles souffrances. Il aurait voulu se forcer au bonheur. Il se prouvait qu’il avait tort de souffrir, qu’il venait d’atteindre la suprême félicité, qui consiste à se croiser les bras, et qu’ilétait un imbécile de ne pas goûter en paix cette félicité. Mais ses raisonnements tombaient devant les faits. Ilétait obligé de s’avouer au fond de lui que son oisiveté rendait ses angoisses plus cruelles en lui laissant toutes les heures de sa vie pour songer à ses désespoirs et en approfondir l’âpreté incurable. La paresse, cette existence de brute qu’il avait rêvée, était son châtiment. Par moments, il souhaitait avec ardeur une occupation qui le tirât de ses pensées. Puis il se laissait aller, il retombait sous le poids de la fatalité sourde qui lui liait les membres pour l’écraser plus sûrement.

À la vérité, il ne goûtait quelque soulagement que lorsqu’il battait Thérèse, le soir. Cela le faisait sortir de sa douleur engourdie.

Sa souffrance la plus aiguë, souffrance physique et morale, lui venait de la morsure que Camille lui avait faite au cou. À certains moments, il s’imagina que cette cicatrice lui couvrait tout le corps. S’il venait à oublier le passé, une piqûre ardente, qu’il croyait ressentir, rappelait le meurtre à sa chair et à son esprit. Il ne pouvait se mettre devant un miroir, sans voir s’accomplir le phénomène qu’il avait si souvent remarqué et qui l’épouvantait toujours: sous l’émotion qu’iléprouvait, le sang montait à son cou, empourprait la plaie, qui se mettait à lui ronger la peau. Cette sorte de blessure vivant sur lui, se réveillant, rougissant et le mordant au moindre trouble, l’effrayait et le torturait. Il finissait par croire que les dents du noyé avaient enfoncé là une bête qui le dévorait. Le morceau de son cou où se trouvait la cicatrice ne lui semblait plus appartenir à son corps; c’était comme de la chairétrangère qu’on aurait collée en cet endroit, comme une viande empoisonnée qui pourrissait ses propres muscles. Il portait ainsi partout avec lui le souvenir vivant et dévorant de son crime. Thérèse, quand il la battait, cherchait à l’égratigner à cette place; elle y entrait parfois ses ongles et le faisait hurler de douleur. D’ordinaire, elle feignait de sangloter, dès qu’elle voyait la morsure, afin de la rendre plus insupportable à Laurent. Toute la vengeance qu’elle tirait de ses brutalitésétait de le martyriser à l’aide de cette morsure.