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Son Excellence Eugène Rougon

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«Si le pont venait à casser!» dit en ricanant Gilquin, qui avait le goût des imaginations atroces.

Mme Correur, effrayée, le fit taire. Mais lui, insistait, disait que ces ponts de fer n'étaient jamais bien solides; et, quand les deux voitures furent au milieu du pont, il affirma qu'il voyait le tablier danser. Quel plongeon, tonnerre! le papa, la maman, l'enfant, ils auraient tous bu un fameux coup! Les voitures roulaient doucement, sans bruit; le tablier était si léger, avec sa longue courbe molle, qu'elles étaient comme suspendues, au-dessus du grand vide de la rivière; en bas, dans la nappe bleue, elles se reflétaient, pareilles à d'étranges poissons d'or, qui auraient nagé entre deux eaux.

L'empereur et l'impératrice, un peu las, avaient posé la tête sur le satin capitonné, heureux d'échapper un instant à la foule et de n'avoir plus à saluer. La gouvernante des Enfants de France, elle aussi, profitait des trottoirs déserts, pour relever le petit prince glissé de ses genoux; tandis que la nourrice, penchée, l'amusait d'un sourire. Et le cortège entier baignait dans le soleil; les uniformes, les toilettes, les harnais flambaient; les voitures, toutes braisillantes, emplies d'une lueur d'astre, envoyaient des reflets de glace qui dansaient sur les maisons noires du quai Napoléon. Au loin, au-dessus du pont, se dressait, comme fond à ce tableau, la réclame monumentale peinte sur le mur d'une maison à six étages de l'île Saint-Louis, la redingote grise géante, vide de corps, que le soleil battait d'un rayonnement d'apothéose.

Gilquin remarqua la redingote, au moment où elle dominait les deux voitures. Il cria:

«Tiens! l'oncle, là-bas!» Un rire courut dans la foule, autour de lui. M. Charbonnel, qui n'avait pas compris, voulut se faire donner des explications. Mais on ne s'entendait plus, un vivat assourdissant montait, les trois cent mille personnes qui s'écrasaient là battaient des mains. Quand le petit prince était arrivé au milieu du pont, et qu'on avait vu paraître derrière lui l'empereur et l'impératrice, dans ce large espace découvert où rien ne gênait la vue, une émotion extraordinaire s'était emparée des curieux. Il y avait eu un de ces enthousiasmes populaires, tout nerveux, roulant les têtes comme sous un coup de vent, d'un bout d'une ville à l'autre. Les hommes se haussaient, mettaient des bambins ébahis à califourchon sur leur cou; les femmes pleuraient, balbutiaient des paroles de tendresse pour «le cher petit», partageant avec des mots du cœur la joie bourgeoise du couple impérial. Une tempête de cris continuait à sortir de la place de l'Hôtel-de-Ville; sur les quais, des deux côtés, en amont, en aval, aussi loin que le regard pouvait aller, on apercevait une forêt de bras tendus, s'agitant, saluant. Aux fenêtres, des mouchoirs volaient, des corps se penchaient, le visage allumé, avec le trou noir de la bouche grande ouverte. Et, tout là-bas, les fenêtres de l'île Saint-Louis, étroites comme des minces traits de fusain, s'animaient d'un pétillement de lueurs blanches, d'une vie qu'on ne distinguait pas nettement.

Cependant, l'équipe des canotiers en vareuses rouges, debout au milieu de la Seine qui les emportait, vociféraient à pleine gorge; pendant que les blanchisseuses, à demi sorties des vitrages du bateau, les bras nus, débraillées, affolées, voulant se faire entendre, tapaient furieusement leurs battoirs, à les casser.

«C'est fini, allons-nous-en», dit Gilquin.

Mais les Charbonnel voulurent voir jusqu'au bout. La queue du cortège, des escadrons de cent-gardes, de cuirassiers et de carabiniers, s'enfonçaient dans la rue d'Arcole. Puis, il se produisit un tumulte épouvantable; la double haie des gardes nationaux et des soldats de la ligne fut rompue en plusieurs endroits; des femmes criaient.

«Allons-nous-en, répéta Gilquin. On va s'écraser.» Et, quand il eut posé ces dames sur le trottoir, il leur fit traverser la chaussée, malgré la foule. Mme Correur et les Charbonnel étaient d'avis de suivre le parapet, pour prendre le pont Notre-Dame et aller voir ce qui se passait sur la place du Parvis. Mais il ne les écoutait pas, il les entraînait. Lorsqu'ils furent de nouveau devant le petit café, il les poussa brusquement, les assit à la table qu'ils venaient de quitter.

«Vous êtes encore de jolis cocos! leur criait-il. Est-ce que vous croyez que j'ai envie de me faire casser les pattes par ce tas de badauds?.. Nous allons boire quelque chose, parbleu? Nous sommes mieux là qu'au milieu de la foule. Hein! nous en avons assez, de la fête! Ça finit par être bête… Voyons, qu'est-ce que vous prenez, maman?» Les Charbonnel, qu'il couvait de ses yeux inquiétants, élevèrent de timides objections. Ils auraient bien voulu voir la sortie de l'église. Alors, il leur expliqua qu'il fallait laisser les curieux s'écouler; dans un quart d'heure, il les conduirait, s'il n'y avait pas trop de monde pourtant. Mme Correur, pendant qu'il redemandait à Jules des cigares et de la bière, s'échappa prudemment.

«Eh bien, c'est ça, reposez-vous, dit-elle aux Charbonnel. Vous me trouverez là-bas.» Elle prit le pont Notre-Dame et s'engagea dans la rue de la Cité. Mais l'écrasement y était tel, qu'elle mit un grand quart d'heure pour atteindre la rue de Constantine. Elle dut se décider à couper par la rue de la Licorne et la rue des Trois-Canettes. Enfin, elle déboucha sur la place du Parvis, après avoir laissé à un soupirail de maison suspecte tout un volant de sa robe gorge-de-pigeon. La place, sablée, jonchée de fleurs, était plantée de mâts portant des bannières aux armes impériales. Devant l'église, un porche colossal, en forme de tente, drapait sur la nudité de la pierre des rideaux de velours rouge, à franges et à glands d'or.

Là, Mme Correur fut arrêtée par une haie de soldats qui maintenait la foule. Au milieu du vaste carré laissé libre, des valets de pied se promenaient à petits pas, le long des voitures rangées sur cinq files; tandis que les cochers, solennels, restaient sur leurs sièges, les guides aux mains. Et comme elle allongeait le cou, cherchant quelque fente pour pénétrer, elle aperçut Du Poizat qui fumait tranquillement un cigare, dans un angle de la place, au milieu des valets de pied.

«Est-ce que vous ne pouvez pas me faire entrer?» lui demanda-t-elle, quand elle eut réussi à l'appeler, en agitant son mouchoir.

Il parla à un officier, il l'emmena devant l'église.

«Si vous m'en croyez, vous resterez ici avec moi, dit-il. C'est plein à crever, là-dedans. J'étouffais, je suis sorti… Tenez, voici le colonel et M. Bouchard qui ont renoncé à trouver des places.» Ces messieurs, en effet, étaient là, à gauche, du côté de la rue du Cloître-Notre-Dame. M. Bouchard racontait qu'il venait de confier sa femme à M. d'Escorailles, qui avait un fauteuil excellent pour une dame.

Quant au colonel, il regrettait de ne pouvoir expliquer la cérémonie à son fils Auguste.

«J'aurais voulu lui montrer le fameux vase, dit-il.

C'est, comme vous le savez, le propre vase de Saint-Louis, un vase de cuivre damasquiné et niellé, du plus beau style persan, une antiquité du temps des croisades, qui a servi au baptême de tous nos rois.

– Vous avez vu les honneurs? demanda M-Bouchard à Du Poizat.

– Oui, répondit celui-ci. C'est Mme de Llorentz qui portait le chrémeau.» Il dut donner des détails. Le chrémeau était le bonnet de baptême. Ni l'un ni l'autre de ces messieurs ne savaient cela; ils se récrièrent. Du Poizat énuméra alors les honneurs du prince impérial, le chrémeau, le cierge, la salière, et les honneurs du parrain et de la marraine, le bassin, l'aiguière, la serviette; tous ces objets étaient portés par des dames du palais. Et il y avait encore le manteau du petit prince, un manteau superbe, extraordinaire, étalé près des fonts, sur un fauteuil.

«Comment! il n'y a pas une toute petite place?» s'écria Mme Correur, à laquelle ces détails donnaient une fièvre de curiosité.

Alors, ils lui citèrent tous les grands corps, toutes les autorités, toutes les délégations qu'ils avaient vus passer. C'était un défilé interminable: le Corps diplomatique, le Sénat, le Corps législatif, le Conseil d'État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, la Cour impériale, les Tribunaux de commerce et de première instance, sans compter les ministres, les préfets, les maires et leurs adjoints, les académiciens, les officiers supérieurs, jusqu'à des délégués du consistoire israélite et du consistoire protestant. Et il y en avait encore, et il y en avait toujours.

«Mon Dieu! que ça doit être beau!» laissa échapper Mme Correur avec un soupir.

Du Poizat haussa les épaules. Il était d'une humeur détestable. Tout ce monde «l'embêtait». Et il semblait agacé par la longueur de la cérémonie. Est-ce qu'ils n'auraient pas bientôt fini? Ils avaient chanté le veni creator; ils s'étaient encensés, promenés, salués. Le petit devait être baptisé, maintenant. M. Bouchard et le colonel, plus patients, regardaient les fenêtres pavoisées de la place; puis, ils renversèrent la tête, à un brusque carillon qui secoua les tours; et ils eurent un léger frisson, inquiets du voisinage énorme de l'église, dont ils n'apercevaient pas le bout, dans le ciel. Cependant, Auguste s'était glissé vers le porche. Mme Correur le suivit. Mais comme elle arrivait en face de la grand-porte, ouverte à deux battants, un spectacle extraordinaire la planta net sur les pavés.

Entre les deux larges rideaux, l'église se creusait, immense, dans une vision surhumaine de tabernacle.

Les voûtes, d'un bleu tendre, étaient semées d'étoiles.

Les verrières étalaient, autour de ce firmament, des astres mystiques, attisant les petites flammes vives d'une braise de pierreries. Partout, des hautes colonnes, tombait une draperie de velours rouge, qui mangeait le peu de jour traînant sous la nef; et, dans cette nuit rouge, brûlait seul, au milieu, un ardent foyer de cierges, des milliers de cierges en tas, plantés si près les uns des autres, qu'il y avait là comme un soleil unique, flambant dans une pluie d'étincelles. C'était au centre de la croisée, sur une estrade, l'autel qui s'embrasait. A gauche, à droite, s'élevaient des trônes. Un large dais de velours doublé d'hermine mettait, au-dessus du trône le plus élevé, un oiseau géant, au ventre de neige, aux ailes de pourpre. Et toute une foule riche, moirée d'or, allumée d'un pétillement de bijoux, emplissait l'église: près de l'autel, au fond, le clergé, les évêques crossés et mitrés, faisaient une gloire, un de ces resplendissements qui ouvrent une trouée sur le ciel; autour de l'estrade, des princes, des princesses, de grands dignitaires étaient rangés avec une pompe souveraine; puis des deux côtés, dans les bras de la croisée, des gradins montaient, le Corps diplomatique et le Sénat à droite, le Corps législatif et le Conseil d'État à gauche; tandis que les délégations de toutes sortes s'entassaient dans le reste de la nef, et que les dames, en haut, au bord des tribunes, étalaient les vives panachures de leurs étoffes claires. Une grande buée saignante flottait. Les têtes étagées au fond, à droite, à gauche, gardaient des tons roses de porcelaine peinte. Les costumes, le satin, la soie, le velours avaient des reflets d'un éclat sombre, comme près de s'enflammer. Des rangs entiers, tout d'un coup, prenaient feu. L'église profonde se chauffait d'un luxe inouï de fournaise.

 

Alors, Mme Correur vit s'avancer, au milieu du chœur, un aide des cérémonies, qui cria trois fois, furieusement:

«Vive le prince impérial! vive le prince impérial! vive le prince impérial!» Et, dans l'immense acclamation dont les voûtes tremblèrent, Mme Correur aperçut, au bord de l'estrade, l'empereur debout, dominant la foule. Il se détachait en noir sur le flamboiement d'or, que les évêques allumaient derrière lui. Il présentait au peuple le prince impérial, un paquet de dentelles blanches, qu'il tenait très haut, de ses deux bras levés.

Mais, brusquement, un suisse écarta d'un geste Mme Correur. Elle recula de deux pas, elle n'eut plus devant elle, tout près, qu'un des rideaux du porche. La vision avait disparu. Alors elle se retrouva dans le plein jour, et elle resta ahurie, croyant avoir vu quelque vieux tableau, pareil à ceux du Louvre, cuit par l'âge, empourpré et doré, avec des personnages anciens comme on n'en rencontre pas sur les trottoirs.

«Ne restez pas là», lui dit Du Poizat, en la ramenant près du colonel et de M. Bouchard.

Ces messieurs, maintenant, causaient des inondations. Les ravages étaient épouvantables, dans les vallées du Rhône et de la Loire. Des milliers de familles se trouvaient sans abri. Les souscriptions, ouvertes de tous les côtés, ne suffisaient pas au soulagement de tant de misères. Mais l'empereur se montrait d'un courage et d'une générosité admirables: à Lyon, on l'avait vu traverser à gué les quartiers bas de la ville, recouverts par les eaux; à Tours, il s'était promené en canot, pendant trois heures, au milieu des rues inondées. Et partout, il semait les aumônes sans compter.

«Écoutez donc!» interrompit le colonel.

Les orgues ronflaient dans l'église. Un chant large sortait par l'ouverture béante du porche, dont les draperies battaient sous cette haleine énorme.

«C'est le Te Deum», dit M. Bouchard.

Du Poizat eut un soupir de soulagement. Ils allaient donc avoir fini! Mais M. Bouchard lui expliqua que les actes n'étaient pas encore signés. Ensuite, le cardinal légat devait donner la bénédiction pontificale. Du monde, pourtant, commença bientôt à sortir. Rougon, un des premiers, parut, ayant au bras une femme maigre, à figure jaune, mise très simplement. Un magistrat, en costume de président de la cour d'appel, les accompagnait.

«Qui est-ce?» demanda Mme Correur.

Du Poizat lui nomma les deux personnes. M. Beulin d'Orchère avait connu Rougon un peu avant le coup d'État, et il lui témoignait depuis cette époque une estime particulière, sans chercher pourtant à établir entre eux des rapports suivis. Mlle Véronique, sa sœur, habitait avec lui un hôtel de la me Garancière, qu'elle ne quittait guère que pour assister aux messes basses de Saint-Sulpice. «Tenez, dit le colonel en baissant la voix, voilà la femme qu'il faudrait à Rougon.

– Parfaitement, approuva M. Bouchard. Fortune convenable, bonne famille, femme d'ordre et d'expérience. Il ne trouvera pas mieux.» Mais Du Poizat se récria. La demoiselle était mûre comme une nèfle qu'on a oubliée sur de la paille. Elle avait au moins trente-six ans et elle en paraissait bien quarante. Un joli manche à balai à mettre dans un lit!

Une dévote qui portait des bandeaux plats! une tête si usée, si fade, qu'elle semblait avoir trempé pendant six mois dans de l'eau bénite!

«Vous êtes jeune, déclara gravement le chef de bureau. Rougon doit faire un mariage de raison… Moi j'ai fait un mariage d'amour; mais ça ne réussit pas à tout le monde.

– Eh! je me moque de la fille, en somme, finit par avouer Du Poizat. C'est la mine du Beulin-d'orchère qui me fait peur. Ce gaillard-là a une mâchoire de dogue… Regardez-le donc, avec son lourd museau et sa forêt de cheveux crépus, où pas un fil blanc ne se montre, malgré ses cinquante ans! Est-ce qu'on sait ce qu'il pense! Dites-moi un peu pour quoi il continue à pousser sa sœur dans les bras de Rougon, maintenant que Rougon est par terre?»

M. Bouchard et le colonel gardèrent le silence, en échangeant un regard inquiet. Le «dogue», comme l'appelait l'ancien sous-préfet, allait-il donc à lui tout seul dévorer Rougon? Mais Mme Correur dit lentement:

«C'est très bon d'avoir la magistrature avec soi.» Cependant, Rougon avait conduit Mlle Véronique jusqu'à sa voiture; et là, avant qu'elle fût montée, il la saluait. Juste à ce moment, la belle Clorinde sortait de l'église, au bras de Delestang. Elle devint grave, elle enveloppa d'un regard de flamme cette grande fille jaune, sur laquelle Rougon avait la galanterie de refermer la portière, malgré son habit de sénateur. Alors, pendant que la voiture s'éloignait, elle marcha droit à lui, lâchant le bras de Delestang, retrouvant son rire de grande enfant. Toute la bande la suivit.

«J'ai perdu maman! lui cria-t-elle gaiement. On m'a enlevé maman, au milieu de la foule… Vous m'offrez un petit coin dans votre coupé, hein?» Delestang, qui allait lui proposer de la reconduire chez elle, parut très contrarié. Elle portait une robe de soie orange, brochée de fleurs si voyantes, que les valets de pied la regardaient. Rougon s'était incliné, mais ils durent attendre le coupé, pendant près de dix minutes.

Tous restèrent là, même Delestang, dont la voiture était sur le premier rang, à deux pas. L'église continuait à se vider lentement. M. Kahn et M. Béjuin, qui passaient, accoururent se joindre à la bande. Et comme le grand homme avait de molles poignées de main, l'air maussade, M. Kahn lui demanda, avec une vivacité inquiète:

«Est-ce que vous êtes souffrant?

– Non, répondit-il. Ce sont toutes ces lumières, là-dedans, qui m'ont fatigué.» Il se tut, puis il reprit, à demi-voix:

«C'était très grand… Je n'ai jamais vu une pareille joie sur la figure d'un homme.» Il parlait de l'empereur. Il avait ouvert les bras, dans un geste large, avec une lente majesté comme pour se rappeler la scène de l'église; et il n'ajouta rien. Ses amis, autour de lui, se taisaient également. Ils faisaient dans un coin de la place, un tout petit groupe. Devant eux, le défilé grossissait, les magistrats en robe, les officiers en grande tenue, les fonctionnaires en uniforme, une foule galonnée, chamarrée, décorée, qui piétinait les fleurs dont la place était couverte, au milieu des appels des valets de pied et des roulements brusques des équipages. La gloire de l'Empire à son apogée flottait dans la pourpre du soleil couchant, tandis que les tours de Notre-Dame, toutes roses, toutes sonores, semblaient porter très haut, à un sommet de paix et de grandeur, le règne futur de l'enfant baptisé sous leurs voûtes. Mais eux, mécontents, ne sentaient qu'une immense convoitise leur venir de la splendeur de la cérémonie, des cloches sonnantes, des bannières déployées, de la ville enthousiaste, de ce monde officiel épanoui. Rougon, qui pour la première fois, éprouvait le froid de sa disgrâce, avait la face très pâle; et, rêvant, il jalousait l'empereur.

«Bonsoir, je m'en vais, c'est assommant, dit Du Poizat, après avoir serré la main aux autres.

– Qu'avez-vous donc, aujourd'hui? lui demanda le colonel. Vous êtes bien féroce.» Et le sous-préfet répondit tranquillement, en s'en allant: «Tiens! pourquoi voulez-vous que je sois gai!.. J'ai lu ce matin, au Moniteur, la nomination de cet imbécile de Campenon à la préfecture qu'on m'avait promise.» Les autres se regardèrent. Du Poizat avait raison. Ils n'étaient pas de la fête. Rougon, dès la naissance du prince, leur avait promis toute une pluie de cadeaux pour le jour du baptême: M. Kahn devait avoir sa concession; le colonel, la croix de commandeur; Mme Correur, les cinq ou six bureaux de tabac qu'elle sollicitait. Et Ils étaient tous là, en un petit tas, dans un coin de la place, les mains vides. Ils levèrent alors sur Rougon un regard si désolé, si plein de reproches, que celui-ci eut un haussement d'épaules terrible. Comme son coupé arrivait enfin, il y poussa brusquement Clorinde, il s'y enferma sans dire un mot, en faisant claquer la portière avec violence.

«Voilà Marsy sous le porche, murmura M. Kahn qui entraînait M. Béjuin. A-t-il l'air superbe, cette canaille!.. tournez donc la tête. Il n'aurait qu'à ne pas nous rendre notre salut.» Delestang s'était hâté de monter dans sa voiture, pour suivre le coupé. M. Bouchard attendit sa femme; puis, quand l'église fut vide, il demeura très surpris, il s'en alla avec le colonel, las également de chercher son fils Auguste. Quant à Mme Correur, elle venait d'accepter le bras d'un lieutenant de dragons, un pays à elle, qui lui devait un peu son épaulette.

Cependant, dans le coupé, Clorinde parlait avec ravissement de la cérémonie, tandis que Rougon, renversé, le visage ensommeillé, l'écoutait. Elle avait vu les fêtes de Pâques à Rome: ce n'était pas plus grandiose.

Et elle expliquait que la religion, pour elle, était un coin du paradis entrouvert, avec Dieu le Père assis sur son trône ainsi qu'un soleil, au milieu de la pompe des anges rangés autour de lui, en un large cercle de beaux jeunes gens vêtus d'or. Puis, tout d'un coup, elle s'interrompit, elle demanda:

«Viendrez-vous ce soir au banquet que la Ville offre à Leurs Majestés? Ce sera magnifique» Elle était invitée. Elle aurait une toilette rose, toute semée de myosotis. C'était M. de Plouguern qui devait la conduire, parce que sa mère ne voulait plus sortir le soir, à cause de ses migraines. Elle s'interrompit encore, elle posa une nouvelle question, brusquement:

«Quel est donc le magistrat avec lequel vous étiez tout à l'heure?» Rougon leva le menton, récita tout d'une haleine:

«M. Beulin-d'orchère, cinquante ans, d'une famille de robe, a été substitut à Montbrison, procureur du roi à Orléans, avocat général à Rouen, a fait partie d'une commission mixte en 52, est venu ensuite à Paris comme conseiller de la cour d'appel, enfin est aujourd'hui président de cette cour… Ah! j'oubliais! il a approuvé le décret du 22 janvier 1852, confisquant les biens de la famille d'Orléans… Êtes-vous contente?» Clorinde s'était mise à rire. Il se moquait d'elle, parce qu'elle voulait s'instruire; mais c'était bien permis de connaître les gens avec lesquels on pouvait se rencontrer. Et elle ne lui ouvrit pas la bouche de Mlle Beulin-d'orchère. Elle reparlait du banquet de l'Hôtel-de-Ville; la galerie des Fêtes devait être décorée avec un luxe inouï: un orchestre jouerait des airs pendant tout le temps du dîner. Ah! la France était un grand pays!

Nulle part, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Espagne, ni en Italie, elle n'avait vu des bals plus étourdissants, des galas plus prodigieux. Aussi, disait-elle avec sa face tout allumée d'admiration, son choix était fait, maintenant: elle voulait être Française.

«Oh! des soldats! cria-t-elle, voyez donc, des soldats!».

Le coupé, qui avait suivi la rue de la Cité, se trouvait arrêté, au bout du pont Notre-Dame par un régiment défilant sur le quai. C'étaient des soldats de la ligne, de petits soldats marchant comme des moutons, un peu débandés par les arbres des trottoirs. Ils revenaient de faire la haie. Ils avaient sur la face tout l'éblouissement du grand soleil de l'après-midi, les pieds blancs, l'échine gonflée sous le poids du sac et du fusil. Et ils s'étaient tant ennuyés, au milieu des poussées de la foule, qu'ils en gardaient un air de bêtise ahurie.

 

«J'adore l'armée française», dit Clorinde ravie, se penchant pour mieux voir.

Rougon, comme réveillé, regardait lui aussi. C'était la force de l'Empire qui passait, dans la poussière de la chaussée. Tout un embarras d'équipages encombrait lentement le pont; mais les cochers, respectueux, attendaient; tandis que les personnages en grand costume mettaient la tête aux portières, la face vaguement souriante, couvant de leurs yeux attendris les petits soldats hébétés par leur longue faction. Les fusils, au soleil, illuminaient la fête.

«Et ceux-là, les derniers, les voyez-vous? reprit Clorinde. Il y en a tout un rang qui n'ont pas encore de barbe. Sont-ils gentils, hein!» Et, dans une rage de tendresse, elle envoya, du fond de la voiture, des baisers aux soldats, à deux mains. Elle se cachait un peu, pour qu'on ne la vît pas. C'était une joie, un amour de la force armée, dont elle se régalait seule. Rougon eut un sourire paternel; il venait également de goûter sa première jouissance de la journée.

«Qu'y a-t-il donc?» demanda-t-il, lorsque le coupé put enfin tourner le coin du quai.

Un rassemblement considérable s'était formé sur le trottoir et sur la chaussée. La voiture dut s'arrêter de nouveau. Une voix dit dans la foule:

«C'est un ivrogne qui a insulté les soldats. Les sergents de ville viennent de l'empoigner.»

Alors, le rassemblement s'étant ouvert, Rougon aperçut Gilquin, ivre mort, tenu au collet par deux sergents de ville. Son vêtement de coutil jaune, arraché, montrait des morceaux de sa peau. Mais il restait bon garçon, avec sa moustache pendante, dans sa face rouge. Il tutoyait les sergents de ville, il les appelait «mes agneaux». Et il leur expliquait qu'il avait passé l'après-midi bien tranquillement dans un café, en compagnie de gens très riches. On pouvait se renseigner au théâtre du Palais-Royal, où M. et Mme Charbonnel étaient allés voir jouer les Dragées du baptême: ils ne diraient pour sûr pas le contraire.

«Lâchez-moi donc, farceurs! cria-t-il en se roidissant brusquement. Le café est là, à côté, tonnerre! venez-y avec moi, si vous ne me croyez pas!.. Les soldats m'ont manqué, comprenez bien! il y en a un petit qui riait.

Alors, je l'ai envoyé se faire moucher. Mais insulter l'armée française, jamais!.. Parlez un peu à l'empereur de Théodore, vous verrez ce qu'il dira… Ah! sacrebleu! vous seriez propres!» La foule, amusée, riait. Les deux sergents de ville, imperturbables, ne lâchaient pas prise, poussaient lentement Gilquin vers la rue Saint-Martin, dans laquelle on apercevait, au loin, la lanterne rouge d'un poste de police. Rougon s'était vivement rejeté au fond de la voiture. Mais, tout d'un coup, Gilquin le vit, en levant la tête. Alors, dans son ivresse, il devint goguenard et prudent. Il le regarda, clignant de l'œil, parlant pour lui.

«Suffit! les enfants, on pourrait faire du scandale, on n'en fera pas, parce qu'on a de la dignité… Hein? dites donc? vous ne mettriez pas la patte sur Théodore, s'il se trimbalait avec des princesses, comme un citoyen de ma connaissance. On a tout de même travaillé avec du beau monde, et délicatement, on s'en vante, sans demander des mille et des cents. On sait ce qu'on vaut.

Ça console des petitesses… Tonnerre de Dieu! les amis ne sont donc plus les amis?..» Il s'attendrissait, la voix coupée de hoquets. Rougon appela discrètement de la main un homme boutonné dans un grand paletot, qu'il reconnut près du coupé; et, lui ayant parlé bas, il donna l'adresse de Gilquin, 17, rue Virginie, à Grenelle. L'homme s'approcha des sergents de ville, comme pour les aider à maintenir l'ivrogne qui se débattait. La foule resta toute surprise de voir les agents tourner à gauche, puis jeter Gilquin dans un fiacre, dont le cocher, sur un ordre, suivit le quai de la Mégisserie. Mais la tête de Gilquin, énorme, ébouriffée, crevant d'un rire triomphal, apparut une dernière fois à la portière, en hurlant:

«Vive la République!» Quand le rassemblement fut dissipé, les quais reprirent leur tranquillité large. Paris, las d'enthousiasme, était à table; les trois cent mille curieux qui s'étaient écrasés là, avaient envahi les restaurants du bord de l'eau et du quartier du Temple. Sur les trottoirs vides, des provinciaux traînaient seuls les pieds, éreintés, ne sachant où manger. En bas, aux deux bords du bateau, les laveuses achevaient de taper leur linge, à coups violents. Un rai de soleil dorait encore le haut des tours de Notre-Dame, muettes maintenant, au-dessus des maisons toutes noires d'ombre. Et, dans le léger brouillard qui montait de la Seine, là-bas, à la pointe de l'île Saint-Louis, on ne distinguait plus, au milieu du gris brouillé des façades, que la redingote géante, la réclame monumentale, accrochant, à quelque clou de l'horizon, la défroque bourgeoise d'un Titan, dont la foudre aurait mangé les membres.