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Son Excellence Eugène Rougon

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Alors, pendant que les autres discutaient, M. de Plouguern s'approcha d'elle, glissa une main au bord de son corsage, pour lui pincer familièrement le sein. Et, avec son ricanement sceptique, du ton libre d'un grand seigneur qui a roulé dans tous les mondes, il souffla à l'oreille de la jeune femme:

«Il a touché au Bon Dieu, il est foutu!»

XIII

Rougon, pendant huit jours, entendit monter contre lui une clameur croissante. On lui aurait tout pardonné, ses abus de pouvoir, les appétits de sa bande, l'étranglement du pays; mais avoir envoyé des gendarmes retourner les paillasses des sœurs, c'était un crime si monstrueux, que les dames, à la cour, affectaient un petit tremblement sur son passage. Mgr Rochart faisait, aux quatre coins du monde officiel, un tapage terrible; il était allé jusqu'à l'impératrice, disait-on. D'ailleurs, le scandale devait être entretenu par une poignée de gens habiles; des mots d'ordre circulaient; les mêmes bruits s'élevaient de tous les côtés à la fois, avec un ensemble singulier. Au milieu de ces furieuses attaques, Rougon resta d'abord calme et souriant. Il haussait ses fortes épaules, appelait l'aventure «une bêtise». Il plaisantait même. A une soirée du garde des Sceaux, il laissa échapper: «Je n'ai pourtant pas raconté qu'on a trouvé un curé dans une paillasse»; et, le mot ayant couru, l'outrage et l'impiété étant au comble, il y eut une nouvelle explosion de colère. Alors, lui, peu à peu, se passionna. On l'ennuyait, à la fin! Les sœurs étaient des voleuses, puisqu'on avait découvert chez elles des casseroles et des timbales d'argent. Et il se mit à vouloir pousser l'affaire, il s'engagea davantage, parla de confondre tout le clergé de Faverolles devant les tribunaux.

Un matin, de bonne heure, les Charbonnel se firent annoncer. Il fut très étonné, il ne les savait pas à Paris.

Dès qu'il les aperçut, il leur cria que les choses marchaient bien; la veille, il avait encore envoyé des instructions au préfet pour obliger le parquet à se saisir de l'affaire. Mais M. Charbonnel parut consterné.

Mme Charbonnel s'écria: «Non, non, ce n'est pas cela… Vous êtes allé trop loin, monsieur Rougon. Vous nous avez mal compris.» Et tous deux se répandirent en éloges sur les sœurs de la Sainte-Famille. C'étaient de bien saintes femmes.

Ils avaient pu un instant plaider contre elles; mais jamais, certes, ils n'étaient descendus jusqu'à les accuser de vilaines actions. Tout Faverolles, d'ailleurs, leur aurait ouvert les yeux, tant les personnes de la société y respectaient les bonnes sœurs.

«Vous nous feriez le plus grand tort, monsieur Rougon, dit Mme Charbonnel en terminant, si vous continuiez à vous acharner ainsi contre la religion. Nous sommes venus pour vous supplier de vous tenir tranquille… Dame! là-bas, ils ne peuvent pas savoir, n'est-ce pas? Ils croyaient que nous vous poussions, et ils auraient fini par nous jeter des pierres… Nous avons donné un beau cadeau au couvent, un christ d'ivoire qui était pendu au pied du lit de notre pauvre cousin.

– Enfin, conclut M. Charbonnel, vous êtes averti, ça vous regarde maintenant… Nous autres, nous n'y sommes plus pour rien.» Rougon les laissa parler. Ils avaient l'air très mécontents de lui, même ils finissaient par hausser la voix. Un léger froid lui était monté à la nuque. Il les regardait, pris subitement d'une lassitude, comme si un peu de sa force venait encore de lui être enlevé. D'ailleurs, il ne discuta pas. Il les congédia, en leur promettant de ne plus agir. Et, en effet, il laissa étouffer l'affaire.

Depuis quelques jours, il était sous le coup d'un autre scandale, auquel son nom se trouvait mêlé indirectement. Un drame affreux avait eu lieu à Coulonges. Du Poizat, entêté, voulant monter sur le dos de son père, selon l'expression de Gilquin, était revenu un matin frapper à la porte de l'avare. Cinq minutes plus tard, les voisins entendirent des coups de fusil dans la maison, au milieu de hurlements épouvantables. Quand on entra, on trouva le vieillard étendu au pied de l'escalier, la tête fendue; deux fusils déchargés gisaient au milieu du vestibule. Du Poizat, livide, raconta que son père, en le voyant se diriger vers l'escalier, s'était mis brusquement à crier au voleur, comme frappé de folie, et lui avait tiré deux coups de feu, presque à bout portant; il montrait même le trou d'une balle dans son chapeau.

Puis, toujours d'après lui, son père, tombant à la renverse, était allé se briser le crâne sur l'angle de la première marche. Cette mort tragique, ce drame mystérieux et sans témoin soulevaient dans tout le département les bruits les plus fâcheux. Les médecins constatèrent bien un cas d'apoplexie foudroyante. Les ennemis du préfet n'en prétendaient pas moins que celui-ci devait avoir poussé le vieux; et le nombre de ses ennemis grandissait chaque jour, grâce à l'administration pleine de rudesse qui écrasait Niort sous un régime de terreur. Du Poizat, les dents serrées, crispant ses poings d'enfant maladif, restait blême et debout, arrêtant les commérages sur le pas des portes, d'un seul regard de ses yeux gris, quand il passait. Mais il lui arriva un autre malheur; il lui fallut casser Gilquin, compromis dans une vilaine histoire d'exonération militaire; Gilquin, pour cent francs, s'engageait à exempter des fils de paysan; et tout ce qu'on put faire, ce fut de le sauver de la police correctionnelle et de le renier. Cependant, jusque-là, Du Poizat s'était appuyé fortement sur Rougon, dont il engageait la responsabilité davantage à chaque nouvelle catastrophe. Il dut flairer la disgrâce du ministre, car il vint à Paris sans l'avertir, très ébranlé lui-même, sentant craquer ce pouvoir qu'il avait ruiné, cherchant déjà quelque main puissante où se raccrocher. Il songeait à demander son changement de préfecture, afin d'éviter une démission certaine. Après la mort de son père et la coquinerie de Gilquin, Niort devenait impossible.

«J'ai rencontré M. Du Poizat dans le faubourg Saint-Honoré, à deux pas d'ici, dit un jour Clorinde au ministre, par méchanceté. Vous n'êtes donc plus bien ensemble?.. Il a l'air furieux contre vous.» Rougon évita de répondre. Peu à peu, ayant dû refuser plusieurs faveurs au préfet, il avait senti un grand froid entre eux; maintenant, ils s'en tenaient aux simples relations officielles. D'ailleurs, la débandade était générale. Mme Correur elle-même l'abandonnait.

Certains soirs, il éprouvait de nouveau cette impression de solitude, dont il avait souffert déjà autrefois, rue Marbeuf, lorsque sa bande doutait de lui. Après ses journées si remplies, au milieu de la foule qui assiégeait son salon, il se retrouvait seul, perdu, navré. Ses familiers lui manquaient. Un impérieux besoin lui revenait de l'admiration continue du colonel et de M. Bouchard, de la chaleur de vie dont l'entourait sa petite cour; jusqu'aux silences de M. Béjuin qu'il regrettait. Alors, il tenta encore de ramener son monde; il se fit aimable, écrivit des lettres, hasarda des visites. Mais les liens étaient rompus, jamais il ne parvint à les avoir tous là, à ses côtés; s'il renouait d'un bout, quelque fâcherie, à l'autre bout, cassait le fil; et il restait quand même incomplet, avec des amis, avec des membres en moins.

Enfin, tous s'éloignèrent. Ce fut l'agonie de son pouvoir. Lui, si fort, était lié à ces imbéciles par le long travail de leur fortune commune. Ils emportaient chacun un peu de lui, en se retirant. Ses forces, dans cette diminution de son importance, demeuraient comme inutiles; ses gros poings tapaient le vide. Le jour où son ombre fut seule au soleil, où il ne put s'engraisser davantage des abus de son crédit, il lui sembla que sa place avait diminué par terre; et il rêva une nouvelle incarnation, une résurrection en Jupiter Tonnant, sans bande à ses pieds, faisant la loi par le seul éclat de sa parole.

Cependant, Rougon ne se croyait pas encore sérieusement ébranlé. Il traitait dédaigneusement les morsures qui lui entamaient à peine les talons. Il Gouvernerait puissamment, impopulaire et solitaire. Puis, il mettait sa grande force dans l'empereur. Sa crédulité fut alors son unique faiblesse. Chaque fois qu'il voyait Sa Majesté, il la trouvait bienveillante, très douce, avec son pâle sourire impénétrable; et elle lui renouvelait l'expression de sa confiance, elle lui répétait les instructions si souvent données. Cela lui suffisait. Le souverain ne pouvait songer à le sacrifier. Cette certitude le décida à tenter un grand coup. Pour faire taire ses ennemis et asseoir son pouvoir solidement, il imagina d'offrir sa démission, en termes très dignes: il parlait des plaintes répandues contre lui, il disait avoir strictement obéi aux désirs de l'empereur, et sentir le besoin d'une haute approbation, avant de continuer son œuvre de salut public. D'ailleurs, il se posait carrément en homme à forte poigne, en représentant de la répression sans merci. La cour était à Fontainebleau. La démission partie. Rougon attendit avec un sang-froid de beau joueur. L'éponge allait être passée sur les derniers scandales, le drame de Coulonges, la visite domiciliaire chez les sœurs de la Sainte-Famille. S'il tombait, au contraire, il voulait tomber de toute sa hauteur, en homme fort.

Justement, le jour où le sort du ministre devait se décider, il y avait dans l'Orangerie des Tuileries, une vente de charité, en faveur d'une crèche patronnée par l'impératrice. Tous les familiers du palais, tout le haut monde officiel allait sûrement s'y rendre, pour faire leur cour. Rougon résolut d'y montrer sa face calme.

C'était une bravade: regarder en face les gens qui le guetteraient de leurs regards obliques, promener son tranquille mépris au milieu des chuchotements de la foule. Vers trois heures, il donnait un dernier ordre au chef du personnel, avant de partir, quand son valet de chambre vint lui dire qu'un monsieur et une dame insistaient vivement pour le voir, à son appartement particulier. La carte portait les noms du marquis et de la marquise d'Escorailles.

 

Les deux vieillards, que le valet, trompé par leur mise presque pauvre, avait laissés dans la salle à manger, se levèrent cérémonieusement. Rougon se hâta de les mener au salon, tout ému de leur présence, vaguement inquiet. Il s'exclama sur leur brusque voyage à Paris, voulut se montrer très aimable. Mais eux restaient pincés, roides, la mine grise.

«Monsieur, dit enfin le marquis, vous excuserez la démarche que nous nous trouvons obligés de faire. Il s'agit de notre fils Jules. Nous désirerions le voir quitter l'administration, nous vous demandons de ne pas le garder davantage auprès de votre personne.» Et, comme le ministre les regardait d'un air d'extrême surprise:

«Les jeunes gens ont la tête légère, continua-t-il.

Nous avons écrit deux fois à Jules pour lui exposer nos raisons, en le priant de se mettre à l'écart… Puis, comme il n'obéissait pas, nous nous sommes décidés à venir. C'est la deuxième fois, monsieur, que nous faisons le voyage de Paris en trente ans.» Alors, il se récria, Jules avait le plus bel avenir. Ils allaient briser sa carrière. Pendant qu'il parlait, la marquise laissa échapper des mouvements d'impatience.

Elle s'expliqua à son tour avec plus de vivacité:

«Mon Dieu, monsieur Rougon, ce n'est pas à nous de vous juger. Mais il y a dans notre famille certaines traditions… Jules ne peut tremper dans une persécution abominable contre l'Église. A Plassans, on s'étonne déjà. Nous nous fâcherions avec toute la noblesse du pays.» Il avait compris. Il voulut parler. Elle lui imposa silence, d'un geste impérieux.

«Laissez-moi achever… Notre fils s'est rallié malgré nous. Vous savez quelle a été notre douleur, en le voyant servir un gouvernement illégitime. J'ai empêché son père de le maudire. Depuis ce temps, notre maison est en deuil, et lorsque nous recevons des amis, le nom de notre fils n'est jamais prononcé. Nous avions juré de ne plus nous occuper de lui; seulement, il est des limites, il devient intolérable qu'un d'Escorailles se trouve mêlé aux ennemis de notre sainte religion… Vous m'entendez, n'est-ce pas monsieur?» Rougon s'inclina. Il ne songea même pas à sourire des pieux mensonges de la vieille dame. Il retrouvait le marquis et la marquise tels qu'il les avait connus, à l'époque où il crevait de faim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue et d'insolence. Si d'autres lui avaient tenu un si singulier langage, il les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé, blessé, rapetissé; c'était sa jeunesse de pauvreté lâche qui revenait; un instant, il crut encore avoir aux pieds ses anciennes savates éculées. Il promit de décider Jules.

Puis, il se contenta d'ajouter, en faisant allusion à la réponse qu'il attendait de l'empereur:

«D'ailleurs, madame, votre fils vous sera peut-être rendu dès ce soir.» Quand il se retrouva seul, Rougon se sentit pris de peur. Ces vieilles gens avaient ébranlé son beau sang-froid. Maintenant, il hésitait à paraître à cette vente de charité, où tous les yeux liraient son trouble sur son visage. Mais il eut honte de cette frayeur d'enfant. Et il partit, en passant par son cabinet. Il demanda à Merle s'il n'était rien venu pour lui. «Non, Excellence», répondit d'un ton pénétré l'huissier, qui semblait aux aguets depuis le matin.

L'Orangerie des Tuileries, où avait lieu la vente de charité, était ornée très luxueusement pour la circonstance. Une tenture de velours rouge à crépines d'or cachait les murs, changeait la vaste galerie nue en une haute salle de gala. A l'un des bouts, à gauche, un immense rideau, également de velours rouge, coupait la galerie, ménageait une pièce; et ce rideau, relevé par des embrasses à glands d'or énormes, s'ouvrait largement, mettait en communication la grande salle, où se trouvaient alignés les comptoirs de vente, et la pièce plus étroite, dans laquelle était installé le buffet. On avait semé le sol de sable fin. Des pots de majolique dressaient, dans chaque coin, des massifs de plantes vertes. Au milieu du carré formé par les comptoirs, un pouf circulaire faisait comme un banc de velours bas, à dossier très renversé; tandis que, du centre du pouf, un jet colossal de fleurs montait, une gerbe de tiges parmi lesquelles retombaient des roses, des œillets, des verveines, pareils à une pluie de gouttes éclatantes. Et, devant les portes vitrées ouvertes, à deux battants, sur la terrasse du bord de l'eau, des huissiers en habit noir, la mine grave, consultaient d'un coup d'œil les cartes des invités.

Les dames patronnesses ne comptaient guère avoir beaucoup de monde avant quatre heures. Dans la grande salle, debout derrière les comptoirs, elles attendaient les clients. Sur les longues tables couvertes de drap rouge, s'étalaient les marchandises; il y avait plusieurs comptoirs d'articles de Paris et de chinoiseries, deux boutiques de jouets d'enfant, un kiosque de bouquetière plein de roses, enfin un tourniquet sous une tente, comme dans les fêtes de la banlieue. Les vendeuses, décolletées en toilette de bal, prenaient des grâces marchandes, des sourires de modiste plaçant un vieux chapeau, des inflexions caressantes de voix, bavardant, faisant l'article sans savoir; et, à ce jeu de demoiselles de magasin, elles s'encanaillaient avec de petits rires, chatouillées par toutes ces mains d'acheteurs, les premières venues, frôlant leurs mains. C'était une princesse qui tenait une des boutiques de joujoux; en face, une marquise vendait des porte-monnaie de vingt-neuf sous, qu'elle ne lâchait pas à moins de vingt francs; toutes deux rivales, mettant le triomphe de leur beauté dans la plus grosse recette, raccrochaient les pratiques, appelaient les hommes, demandaient des prix impudents, puis, après des marchandages furieux de bouchères voleuses, donnaient un peu d'elles, le bout de leurs doigts, la vue de leur corsage largement ouvert, par-dessus le marché, pour décider les gros achats. La charité restait le prétexte. Peu à peu, pourtant, la salle s'emplissait. Des messieurs, tranquillement, s'arrêtaient, examinaient les marchandes, comme si elles avaient fait partie de l'étalage. Devant certains comptoirs, des jeunes gens très élégants s'écrasaient, ricanaient, allaient jusqu'à des allusions polissonnes sur leurs emplettes; tandis que ces dames, d'une complaisance inépuisable, passant de l'un à l'autre, offraient toute leur boutique du même air ravi. Être à la foule pendant quatre heures, c'est un régal. Un bruit d'encan s'élevait, coupé de rires clairs, au milieu du piétinement sourd des pas sur le sable. Les tentures rouges mangeaient la lumière crue des hautes fenêtres vitrées, ménageaient une lueur rouge, flottante, qui allumait les gorges nues d'une pointe de rose. Et, entre les comptoirs, parmi le public, promenant de légères corbeilles pendues à leur cou, six autres dames, une baronne, deux filles de banquier, trois femmes de hauts fonctionnaires, se précipitaient au-devant de chaque nouveau venu, en criant des cigares et du feu.

Mme de Combelot surtout avait beaucoup de succès.

Elle était bouquetière, assise très haut dans le kiosque plein de roses, un chalet découpé, doré, pareil à une grande volière. Toute en rose elle-même, un rose de peau qui continuait sa nudité au-delà de l'échancrure du corsage, portant seulement entre les deux seins le bouquet de violettes d'uniforme, elle avait imaginé de faire ses bouquets devant le public, comme une vraie bouquetière: une rose, un bouton, trois feuilles, qu'elle roulait entre ses doigts, en tenant le fil du bout des dents, et qu'elle vendait d'un louis à dix louis, selon la figure des messieurs. Et l'on s'arrachait ses bouquets, elle ne pouvait suffire aux commandes, elle se piquait de temps à autre, affairée, suçant vivement le sang de ses doigts.

En face, dans la baraque de toile, la jolie Mme Bouchard tenait le tourniquet. Elle portait une délicieuse toilette bleue d'une coupe paysanne, la taille haute, le corsage formant fichu, presque un déguisement, pour avoir bien l'air d'une marchande de pain d'épice et d'oublies. Avec cela, elle affectait un zézaiement adorable, un petit rire niais de la plus fine originalité. Sur le tourniquet, les lots étaient classés, d'affreux bibelots de cinq ou six sous, maroquinerie, verrerie, porcelaine; et la plume grinçait contre les fils de laiton, la plaque tournante emportait les lots, dans un bruit continu de vaisselle cassée. Toutes les deux minutes, quand les joueurs manquaient, Mme Bouchard disait de sa douce voix d'innocente, débarquée la veille de son village:

«A vingt sous le coup, messieurs… Voyons, messieurs, tirez un coup…» Le buffet également sablé, orné aux angles de plantes vertes, était garni de petites tables rondes et de chaises cannées. On avait tâché d'imiter un vrai café, pour plus de piquant. Au fond, au comptoir monumental, trois dames s'éventaient, en attendant les commandes des consommateurs. Devant elles, des carafons de liqueurs, des assiettes de gâteaux et de sandwiches, des bonbons, des cigares et des cigarettes faisaient un étalage louche de bal public. Et, par moments, la dame du milieu, une comtesse brune et pétulante, se levait, se penchait pour verser un petit verre, ne se reconnaissait plus au milieu de cette débandade de carafons, manœuvrant ses bras nus au risque de tout casser. Mais Clorinde régnait au buffet. C'était elle qui servait le public des tables. On eût dit Junon fille de brasserie. Elle portait une robe de satin jaune, coupée de biais de satin noir, aveuglante, extraordinaire, un astre dont la traîne ressemblait à une queue de comète. Décolletée très bas, le buste libre, elle circulait royalement entre les chaises cannées, promenant des chopes sur des plateaux de métal blanc, avec une tranquillité de déesse. Elle frôlait les épaules des hommes de ses coudes nus, se baissait, le corsage ouvert, pour prendre les ordres, répondait à tous, sans se presser, souriante, très à l'aise. Quand les consommations étaient bues, elle recevait de sa main superbe les pièces blanches et les sous, qu'elle jetait d'un geste déjà familier au fond d'une aumônière, pendue à sa ceinture.

Cependant, M. Kahn et M. Béjuin venaient de s'asseoir. Le premier tapa sur la table de zinc, par manière de plaisanterie, en criant:

«Madame, deux bocks!» Elle arriva, servit les deux bocks et resta là debout, à se reposer un instant, le buffet se trouvant alors presque vide. Distraite, à l'aide de son mouchoir de dentelle, elle s'essuyait les doigts, sur lesquels la bière avait coulé. M. Kahn remarqua la clarté particulière de ses yeux, le rayonnement de triomphe qui sortait de toute sa face. Il la regarda, les paupières battantes; puis il demanda:

«Quand êtes-vous revenue de Fontainebleau?

– Ce matin, répondit-elle.

– Et vous avez vu l'empereur, quelles nouvelles?» Elle eut un sourire, pinça les lèvres d'un air indéfinissable, en le regardant à son tour. Alors, il lui vit un bijou original qu'il ne lui connaissait pas. C'était, à son cou nu, sur ses épaules nues, un collier de chien, un vrai collier de chien en velours noir, avec la boucle, l'anneau, le grelot, un grelot d'or dans lequel tintait une perle fine. Sur le collier se trouvaient écrits en caractères de diamants deux noms, aux lettres entrelacées et bizarrement tordues. Et, tombant de l'anneau, une grosse chaîne d'or battait le long de sa poitrine, entre ses seins, puis remontait s'attacher sur une plaque d'or, fixée au bras droit, où on lisait: J'appartiens à mon maître. «C'est un cadeau?» murmura discrètement M. Kahn, en montrant le bijou d'un signe.

Elle répondit oui de la tête, les lèvres toujours pincées, dans une moue fine et sensuelle. Elle avait voulu ce servage. Elle l'affichait avec une sérénité d'impudeur qui la mettait au-dessus des fautes banales, honorée d'un choix princier, jalousée de toutes. Quand elle s'était montrée, le cou serré dans ce collier, sur lequel des yeux perçants de rivales prétendaient lire un prénom illustre mêlé au sien, toutes les femmes avaient compris, échangeant des coups d'œil, comme pour se dire: C'est donc fait! Depuis un mois, le monde officiel causait de cette aventure, attendait ce dénouement. Et c'était fait, en vérité; elle le criait elle-même, elle le portait écrit sur l'épaule. S'il fallait en croire une histoire chuchotée d'oreille à oreille, elle avait eu pour premier lit, à quinze ans, la botte de paille où dormait un cocher, au fond d'une écurie. Plus tard, elle était montée dans d'autres couches, toujours plus haut, des couches de banquiers, de fonctionnaires, de ministres, élargissant sa fortune à chacune de ses nuits. Puis, d'alcôve en alcôve, d'étape en étape, comme apothéose, pour satisfaire une dernière volonté et un dernier orgueil, elle venait de poser sa belle tête froide sur l'oreiller impérial.

 

«Madame, un bock, je vous prie!» demanda un gros monsieur décoré, un général qui la regardait en souriant.

Et quand elle eut apporté le bock, deux députés l'appelèrent.

«Deux verres de chartreuse, s'il vous plaît!» Un flot de monde arrivait, de tous côtés les demandes se croisaient: des grogs, de l'anisette, de la limonade, des gâteaux, des cigares. Les hommes la dévisageaient, causant bas, allumés par l'histoire polissonne qui courait. Et, quand cette fille de brasserie, sortie le matin même des bras d'un empereur, recevait leur monnaie, la main tendue, ils semblaient flairer, chercher sur elle quelque chose de ces amours souveraines. Elle, sans un trouble, tournait lentement le cou, pour montrer son collier de chien, dont la grosse chaîne d'or avait un petit bruit. Cela devait être un ragoût de plus, se faire la servante de tous, lorsqu'on vient d'être reine pendant une nuit, traîner autour des tables d'un café pour rire, parmi les ronds de citron et les miettes de gâteau, des pieds de statue baisés passionnément par d'augustes moustaches.

«C'est très amusant, dit-elle en revenant se planter devant M. Kahn. Ils me prennent pour une fille, ma parole! Il y en a un qui m'a pincée, je crois. Je n'ai rien dit. A quoi bon?.. C'est pour les pauvres, n'est-ce pas?»

M. Kahn, d'un clignement d'yeux, la pria de se pencher; et, très bas, il demanda:

«Alors, Rougon?..

– Chut! tout à l'heure, répondit-elle en baissant la voix également. Je lui ai envoyé une carte d'invitation à son nom. Je l'attends.»

Et M. Kahn ayant hoché la tête, elle ajouta vivement:

«Si, si, je le connais, il viendra… D'ailleurs, il ne sait rien.»

M. Kahn et M. Béjuin se mirent dès lors à guetter l'arrivée de Rougon. Ils voyaient toute la grande salle, par la large ouverture des rideaux. La foule y augmentait de minute en minute. Des messieurs, renversés autour du pouf circulaire, les jambes croisées, fermaient les yeux d'un air somnolent; tandis que, s'accrochant à leurs pieds tendus, un continuel défilé de visiteurs tournait devant eux. La chaleur devenait excessive. Le brouhaha grandissait dans la buée rouge flottant au-dessus des chapeaux noirs. Et, par moments, au milieu du sourd murmure, le grincement du tourniquet partait avec un bruit de crécelle.

Mme Correur, qui arrivait, faisait à petits pas le tour des comptoirs, très grosse, vêtue d'une robe de grenadine rayée blanche et mauve, sous laquelle la graisse de ses épaules et de ses bras se renflait en bourrelets rosâtres. Elle avait une mine prudente, des regards réfléchis de cliente cherchant un bon coup à faire.

D'ordinaire, elle disait qu'on trouvait d'excellentes occasions, dans ces ventes de charité; ces pauvres dames ne savaient pas, ne connaissaient pas toujours leurs marchandises. Jamais, d'ailleurs, elle n'achetait aux vendeuses de sa connaissance; celles-là «salaient» trop leur monde. Quand elle eut fait le tour de la salle, retournant les objets, les flairant, les reposant, elle revint à un comptoir de maroquinerie, devant lequel elle resta dix grosses minutes, à fouiller l'étalage d'un air perplexe. Enfin, négligemment, elle prit un portefeuille en cuir de Russie sur lequel elle avait jeté les yeux depuis plus d'un quart d'heure.

«Combien?» demanda-t-elle.

La vendeuse, une grande jeune femme blonde, en train de plaisanter avec deux messieurs, se tourna à peine, répondit:

«Quinze francs.» Le portefeuille en valait au moins vingt. Ces dames, qui luttaient entre elles à tirer des hommes des sommes extravagantes, vendaient généralement aux femmes à prix coûtant, par une sorte de franc-maçonnerie. Mais Mme Correur remit le portefeuille sur le comptoir d'un air effrayé, en murmurant:

«Oh! c'est trop cher… Je veux faire un cadeau. J'y mettrai dix francs, pas plus. Vous n'avez rien de gentil à dix francs?» Et elle bouleversa de nouveau l'étalage. Rien ne lui plaisait. Mon Dieu! si ce portefeuille n'avait pas coûté si cher! Elle le reprenait, fourrait son nez dans les poches. La vendeuse, impatientée, finit par le lui laisser à quatorze francs, puis à douze. Non, non, c'était encore trop cher. Et elle l'eut à onze francs, après un marchandage féroce. La grande jeune femme disait:

«J'aime mieux vendre… Toutes les femmes marchandent, pas une n'achète… Ah! si nous n'avions pas les messieurs!» Mme Correur, en s'en allant, eut la joie de trouver au fond du portefeuille une étiquette portant le prix de vingt-cinq francs. Elle rôda encore, puis s'installa derrière le tourniquet, à côté de Mme Bouchard. Elle l'appelait «ma chérie», et lui ramenait sur le front deux accroche-cœurs qui s'envolaient.

«Tiens, voilà le colonel!» dit M. Kahn, toujours attablé au buffet, les yeux guettant les portes.

Le colonel venait parce qu'il ne pouvait pas faire autrement. Il comptait en être quitte avec un louis; et cela lui saignait déjà fortement le cœur. Dès la porte, il fut entouré, assailli par trois ou quatre dames, qui répétaient:

«Monsieur, achetez-moi un cigare… Monsieur, une boîte d'allumettes…» Il sourit, en se débarrassant poliment. Ensuite, il s'orienta, voulut payer sa dette tout de suite, s'arrêta à un comptoir tenu par une dame très bien en cour, à laquelle il marchanda un étui à cigares fort laid.

Soixante-quinze francs! Il ne fut pas maître d'un geste de terreur, il rejeta l'étui et fila; tandis que la dame, rouge, blessée, tournait la tête, comme s'il avait commis sur sa personne une inconvenance. Alors, lui, pour empêcher les commentaires fâcheux, s'approcha du kiosque où Mme de Combelot tournait toujours ses petits bouquets. Ça ne devait pas être cher, ces bouquets-là. Par prudence, il ne voulut pas même d'un bouquet, devinant que la bouquetière devait mettre un haut prix à son travail. Il choisit, dans le tas de roses, la moins épanouie, la plus maigre, un bouton à demi mangé. Et galamment, sortant son porte-monnaie:

«Madame, combien cette fleur?

– Cent francs, monsieur», répondit la dame, qui avait suivi son manège du coin de l'œil.

Il balbutia, ses mains tremblèrent. Mais, cette fois, il était impossible de reculer. Du monde se trouvait là, on le regardait. Il paya, et, se réfugiant dans le buffet, il s'assit à la table de M. Kahn, en murmurant:

«C'est un guet-apens, un guet-apens…

– Vous n'avez pas vu Rougon dans la salle?» demanda M. Kahn.

Le colonel ne répondit pas. Il jetait de loin des regards furibonds aux vendeuses. Puis, comme M. d'Escorailles et M. La Rouquette riaient très fort devant un comptoir, il dit encore entre ses dents:

«Parbleu! les jeunes gens, ça les amuse… Ils finissent toujours par en avoir pour leur argent.»

M. d'Escorailles et M. La Rouquette, en effet, s'amusaient beaucoup. Ces dames se les arrachaient. Dès leur entrée, des bras s'étaient tendus vers eux; à droite, à gauche, leurs noms sonnaient.

«Monsieur d'Escorailles, vous savez ce que vous m'avez promis… Voyons, monsieur La Rouquette, vous m'achèterez bien un petit dada. Non? Alors, une poupée. Oui, oui, une poupée, c'est ce qu'il vous faut!» Ils se donnaient le bras, pour se protéger, disaient-ils, en riant. Ils avançaient, radieux, pâmés, au milieu de l'assaut de toutes ces jupes, dans la caresse tiède de ces jolies voix. Par moments, ils disparaissaient, noyés sous les gorges nues, contre lesquelles ils feignaient de se défendre, avec de petits cris d'effroi. Et, à chaque comptoir, ils se laissaient faire une aimable violence.