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Son Excellence Eugène Rougon

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Tout en parlant, il fouillait dans sa serviette.

«J'ai justement l'ouvrage», déclara-t-il enfin.

Et il se mit à lire le chapitre en question. Il lisait d'une façon douce et monotone. Sa belle tête de grand homme d'État, à certains passages, prenait une expression de gravité extraordinaire. L'empereur écoutait d'un air profond. Lui, semblait particulièrement jouir des morceaux attendrissants, des pages où l'auteur avait prêté à ses paysans un parler d'une niaiserie enfantine. Quant à Leurs Excellences, elles étaient enchantées. Quelle adorable histoire! Rougon lâché par Delestang, auquel il avait fait donner un portefeuille, uniquement pour s'appuyer sur lui, au milieu de la sourde hostilité du conseil! Ses collègues lui reprochaient ses continuels empiétements de pouvoir, son besoin de domination qui le poussait à les traiter en simples commis, tandis qu'il affectait d'être le conseiller intime et le bras droit de Sa Majesté. Et il allait se trouver complètement isolé! Ce Delestang était un homme à bien accueillir.

«Il y a peut-être un ou deux mots… murmura l'empereur, quand la lecture fut terminée. Mais, en somme, je ne vois pas… N'est-ce pas, messieurs?

– C'est tout à fait innocent», affirmèrent les ministres.

Rougon évita de répondre. Il parut plier les épaules.

Puis, il revint de nouveau à la charge, contre Delestang seul. Pendant quelques minutes encore, la discussion continua entre eux, par phrases brèves. Le bel homme s'aguerrissait, devenait mordant. Alors, peu à peu, Rougon se souleva. Il entendait pour la première fois son pouvoir craquer sous lui. Tout d'un coup, il s'adressa à l'empereur, debout, le geste véhément.

«Sire, c'est une misère, l'estampille sera accordée, puisque Votre Majesté, dans sa sagesse, pense que le livre n'offre aucun danger. Mais je dois vous le déclarer, sire, il y aurait les plus grands périls à rendre à la France la moitié des libertés réclamées par ce bonhomme Jacques… Vous m'avez appelé au pouvoir dans des circonstances terribles. Vous m'avez dit de ne pas chercher, par une modération hors de saison, à rassurer ceux qui tremblaient. Je me suis fait craindre, selon vos désirs. Je crois m'être conformé à vos moindres instructions et vous avoir rendu les services que vous attendiez de moi. Si quelqu'un m'accusait de trop de rudesse, si l'on me reprochait d'abuser de la puissance dont Votre Majesté m'a investi, un pareil blâme, sire, viendrait à coup sûr d'un adversaire de votre politique… Eh bien, croyez-le, le corps social est tout aussi profondément troublé, je n'ai malheureusement pas réussi, en quelques semaines, à le guérir des maux qui le rongent.

Les passions anarchiques grondent toujours dans les bas-fonds de la démagogie. Je ne veux pas étaler cette plaie, en exagérer l'horreur; mais j'ai le devoir d'en rappeler l'existence, afin de mettre Votre Majesté en garde contre les entraînements généreux de son cœur. On a pu espérer un instant que l'énergie du souverain et la volonté solennelle du pays avaient refoulé pour toujours dans le néant les époques abominables de perversion publique. Les événements ont prouvé la douloureuse erreur où l'on était. Je vous en supplie, au nom de la nation, sire, ne retirez pas votre puissante main. Le danger n'est pas dans les prérogatives excessives du pouvoir, mais dans l'absence des lois répressives. Si vous retiriez votre main, vous verriez bouillonner la lie de la populace, vous vous trouveriez tout de suite débordé par les exigences révolutionnaires, et vos serviteurs les plus énergiques ne sauraient bientôt plus comment vous défendre… Je me permets d'insister, tant les catastrophes du lendemain seraient terrifiantes. La liberté sans entraves est impossible dans un pays où il existe une faction obstinée à méconnaître les bases fondamentales du gouvernement. Il faudra de bien longues années pour que le pouvoir absolu s'impose à tous, efface des mémoires le souvenir des anciennes luttes, devienne indiscutable au point de se laisser discuter.

En dehors du principe autoritaire appliqué dans toute sa rigueur, il n'y a pas de salut pour la France. Le jour où Votre Majesté croira devoir rendre au peuple la plus inoffensive des libertés, ce jour-là elle engagera l'avenir entier. Une liberté ne va pas sans une deuxième liberté, puis une troisième liberté arrive, balayant tout, les institutions et les dynasties. C'est la machine implacable, l'engrenage qui pince le bout du doigt, attire la main, dévore le bras, broie le corps… Et, sire, puisque je me permets de m'exprimer librement sur un tel sujet, j'ajouterai ceci: le parlementarisme a tué une monarchie, il ne faut pas lui donner un empire à tuer. Le Corps législatif remplit un rôle déjà trop bruyant. Qu'on ne l'associe jamais davantage à la politique dirigeante du souverain; ce serait la source des plus tapageuses et des plus déplorables discussions. Les dernières élections générales ont prouvé une fois de plus la reconnaissance éternelle du pays; mais il ne s'en est pas moins produit jusqu'à cinq candidatures dont le succès scandaleux doit être un avertissement. Aujourd'hui, la grosse question est d'empêcher la formation d'une minorité opposante, et surtout, si elle se forme, de ne pas lui fournir des armes pour combattre le pouvoir avec plus d'impudence. Un parlement qui se tait est un parlement qui travaille… Quand à la presse, sire, elle change la liberté en licence. Depuis mon entrée au ministère, je lis attentivement les rapports, je suis pris de dégoût chaque matin. La presse est le réceptacle de tous les ferments nauséabonds. Elle fomente les révolutions, elle reste le foyer toujours ardent où s'allument les incendies. Elle deviendra seulement utile, le jour où l'on aura pu la dompter et employer sa puissance comme un instrument gouvernemental… Je ne parle pas des autres libertés, liberté d'association, liberté de réunion, liberté de tout faire. On les demande respectueusement dans Les Veilles du bonhomme Jacques.

Plus tard, on les exigera. Voilà mes terreurs. Que Votre Majesté m'entende bien, la France a besoin de sentir longtemps sur elle le poids d'un bras de fer…» Il se répétait, il défendait son pouvoir avec un emportement croissant. Pendant près d'une heure, il continua ainsi, à l'abri du principe autoritaire, s'en couvrant, s'en enveloppant, en homme qui use de toute la résistance de son armure. Et, malgré son apparente passion, il gardait assez de sang-froid pour surveiller ses collègues, pour guetter sur leurs visages l'effet de ses paroles. Ceux-ci avaient des faces blanches, immobiles.

Brusquement, il se tut.

Il y eut un assez long silence. L'empereur s'était remis à jouer avec le couteau à papier.

«Monsieur le ministre de l'Intérieur voit trop en noir la situation de la France, dit enfin le ministre d'État.

Rien, je pense, ne menace nos institutions. L'ordre est absolu. Nous pouvons nous reposer dans la haute sagesse de Sa Majesté. C'est même manquer de confiance en elle que de témoigner des craintes…

– Sans doute, sans doute, murmurèrent plusieurs voix.

– J'ajouterai, dit à son tour le ministre des Affaires étrangères, que jamais la France n'a été plus respectée de l'Europe. Partout, à l'étranger, on rend hommage à la politique ferme et digne de Sa Majesté. L'opinion des chancelleries est que notre pays est entré pour toujours dans une ère de paix et de grandeur.» Aucun de ces messieurs, d'ailleurs, ne se soucia de combattre le programme politique défendu par Rougon. Les regards se tournaient vers Delestang. Celui-ci comprit ce qu'on attendait de lui. Il trouva deux ou trois phrases. Il compara l'empire à un édifice.

«Certes, le principe d'autorité ne doit pas être ébranlé; mais il ne faut point fermer systématiquement la porte aux libertés publiques… L'Empire est comme un lieu d'asile, un vaste et magnifique édifice dont Sa Majesté a de ses mains posé les assises indestructibles.

Aujourd'hui, elle travaille encore à en élever les murs.

Seulement il viendra un jour où, sa tâche achevée, elle devra songer au couronnement de l'édifice, et c'est alors…

– Jamais! interrompit violemment Rougon. Tout croulera!» L'empereur étendit la main pour arrêter la discussion. Il souriait. Il semblait s'éveiller d'une songerie.

«Bien, bien, dit-il. Nous sommes sortis des affaires courantes… Nous verrons.» Et, s'étant levé, il ajouta:

«Messieurs, il est tard, vous déjeunerez au château.» Le conseil était terminé. Les ministres repoussèrent leurs fauteuils, se mirent debout, saluant l'empereur qui se retirait à petits pas. Mais Sa Majesté se retourna, en murmurant:

«Monsieur Rougon, un mot, je vous prie.» Alors, pendant que le souverain attirait Rougon dans l'embrasure d'une fenêtre, Leurs Excellences, à l'autre bout de la pièce, s'empressèrent autour de Delestang.

Elles le félicitaient discrètement, avec des clignements d'yeux, des sourires fins, tout un murmure étouffé d'approbation élogieuse. Le ministre d'État, un homme d'un esprit très délié et d'une grande expérience, se montra particulièrement plat; il avait pour principe que l'amitié des imbéciles porte bonheur. Delestang, modeste, grave, s'inclinait à chaque compliment.

«Non, venez», dit l'empereur à Rougon.

Et il se décida à le mener dans son cabinet, une pièce assez étroite, encombrée de journaux et de livres jetés sur les meubles. Là, il alluma une cigarette, puis il montra à Rougon le modèle réduit d'un nouveau canon, inventé par un officier; le petit canon ressemblait à un jouet d'enfant. Il affectait un ton très bienveillant, il paraissait chercher à prouver au ministre qu'il lui continuait toute sa faveur. Cependant, Rougon flairait une explication. Il voulut parler le premier.

«Sire, dit-il, je sais avec quelle violence je suis attaqué auprès de Votre Majesté.» L'empereur sourit sans répondre. La cour, en effet, s'était de nouveau mise contre lui. On l'accusait maintenant d'abuser du pouvoir, de compromettre l'empire par ses brutalités. Les histoires les plus extraordinaires couraient sur son compte, les corridors du palais étaient pleins d'anecdotes et de plaintes, dont les échos, chaque matin, arrivaient dans le palais impérial.

 

«Asseyez-vous, monsieur Rougon, asseyez-vous», dit enfin l'empereur avec bonhomie.

Puis, s'asseyant lui-même, il continua:

«On me bat les oreilles d'une foule d'affaires. J'aime mieux en causer avec vous… Qu'est-ce donc que ce notaire qui est mort à Niort, à la suite d'une arrestation? un M. Martineau, je crois?» Rougon donna tranquillement des détails. Ce Martineau était un homme très compromis, un républicain dont l'influence dans le département pouvait offrir de grands dangers. On l'avait arrêté. Il était mort.

«Oui, justement, il est mort, c'est cela qui est fâcheux, reprit le souverain. Les journaux hostiles se sont emparés de l'événement, ils le racontent d'une façon mystérieuse, avec des réticences d'un effet déplorable… Je suis très chagrin de tout cela, monsieur Rougon.» Il n'insista pas. Il resta quelques secondes, la cigarette collée aux lèvres.

«Vous êtes allé dernièrement dans les Deux-Sèvres, continua-t-il, vous avez assisté à une solennité… Êtes-vous bien sûr de la solidité financière de M. Kahn?

– Oh! absolument sûr!» s'écria Rougon.

Et il entra dans de nouvelles explications. M. Kahn s'appuyait sur une société anglaise fort riche; les actions du chemin de fer de Niort à Angers faisaient prime à la Bourse; c'était la plus belle opération qu'on pût imaginer. L'empereur paraissait incrédule.

«On a exprimé devant moi des craintes, murmura-t-il. Vous comprenez combien il serait malheureux que votre nom fût mêlé à une catastrophe… Enfin, puisque vous m'affirmez le contraire…» Il abandonna ce second sujet pour passer à un troisième.

«C'est comme le préfet des Deux-Sèvres, on est très mécontent de lui, m'a-t-on assuré. Il aurait tout bouleversé, là-bas. Il serait en outre le fils d'un ancien huissier dont les allures bizarres font causer le département… M. Du Poizat est votre ami, je crois?

– Un de mes bons amis, sire!» Et, l'empereur s'étant levé, Rougon se leva également.

Le premier marcha jusqu'à une fenêtre, puis revint en soufflant de légers filets de fumée.

«Vous avez beaucoup d'amis, monsieur Rougon, dit-il d'un air fin.

– Oui, sire beaucoup!» répondit carrément le ministre.

Jusque-là, l'empereur avait évidemment répété les commérages du château, les accusations portées par les personnes de son entourage. Mais il devait savoir d'autres histoires, des faits ignorés de la cour, dont ses agents particuliers l'avaient informé, et auxquels il accordait un intérêt bien plus vif; il adorait l'espionnage, tout le travail souterrain de la police. Pendant un instant, il regarda Rougon, la face vaguement souriante; puis, d'une voix confidentielle, en homme qui s'amuse:

«Oh! je suis renseigné, plus que je ne le voudrais… Tenez, un autre petit fait. Vous avez accepté dans vos bureaux un jeune homme, le fils d'un colonel, bien qu'il n'ait pu présenter le diplôme de bachelier. Cela n'a pas d'importance, je le sais. Mais si vous vous doutiez du tapage que ces choses soulèvent!.. On fâche tout le monde avec ces bêtises. C'est de la bien mauvaise politique.» Rougon ne répondit rien. Sa Majesté n'avait pas fini.

Elle ouvrait les lèvres, cherchait une phrase; mais ce qu'elle avait à dire paraissait la gêner, car elle hésita un instant à descendre jusque-là. Elle balbutia enfin:

«Je ne vous parlerai pas de cet huissier, un de vos protégés, un nommé Merle, n'est-ce pas? Il se grise, il est insolent, le public et les employés s'en plaignent… Tout cela est très fâcheux, très fâcheux.» Puis, haussant la voix, concluant brusquement:

«Vous avez trop d'amis, monsieur Rougon. Tous ces gens vous font du tort. Ce serait vous rendre un service que de vous fâcher avec eux… Voyons, accordez-moi la destitution de M. Du Poizat et promettez-moi d'abandonner les autres.» Rougon était resté impassible. Il s'inclina, il dit d'un accent profond:

«Sire, je demande au contraire à Votre Majesté le ruban d'officier pour le préfet des Deux-Sèvres… J'ai également plusieurs faveurs à solliciter…» Il tira un agenda de sa poche, il continua:

«M. Béjuin supplie en grâce Votre Majesté de visiter sa cristallerie de Saint-Florent, lorsqu'elle ira à Bourges… Le colonel Jobelin désire une situation dans les palais impériaux… L'huissier Merle rappelle qu'il a obtenu la médaille militaire et souhaite un bureau de tabac pour une de ses sœurs…

– Est-ce tout? demanda l'empereur qui s'était remis à sourire. Vous êtes un patron héroïque. Vos amis doivent vous adorer.

– Non, sire, ils ne m'adorent pas, ils me soutiennent», dit Rougon avec une rude franchise.

Le mot parut frapper beaucoup le souverain. Rougon venait de livrer tout le secret de sa fidélité; le jour où il aurait laissé dormir son crédit, son crédit serait mort; et, malgré le scandale, malgré le mécontentement et la trahison de sa bande, il n'avait qu'elle, il ne pouvait s'appuyer que sur elle, il se trouvait condamné à l'entretenir en santé, s'il voulait se bien porter lui-même. Plus il obtenait pour ses amis, plus les faveurs semblaient énormes et peu méritées, et plus il était fort. Il ajouta respectueusement, avec une intention marquée:

«Je souhaite de tout mon cœur que Votre Majesté, pour la grandeur de son règne, garde longtemps autour d'elle les serviteurs dévoués qui l'on aidée à restaurer l'empire.» L'empereur ne souriait plus. Il fit quelques pas, les yeux voilés, songeur; et il semblait avoir blêmi, effleuré d'un frisson. Dans cette nature mystique, les pressentiments s'imposaient avec une force extrême. Il coupa court à la conversation pour ne pas conclure, remettant à plus tard l'accomplissement de sa volonté. De nouveau, il se montra très affectueux. Même, revenant sur la discussion qui avait eu lieu dans le conseil, il parut donner raison à Rougon, maintenant qu'il pouvait parler sans trop s'engager. Le pays n'était certainement pas mûr pour la liberté. Longtemps encore, une main énergique devait imprimer aux affaires une marche résolue, exempte de faiblesse. Et il termina en renouvelant au ministre l'assurance de son entière confiance; il lui donnait une pleine liberté d'agir, il confirmait toutes ses instructions précédentes. Cependant, Rougon crut devoir insister.

«Sire, dit-il, je ne saurais être à la merci d'un propos malveillant, j'ai besoin de stabilité pour achever la lourde tâche dont je me trouve aujourd'hui responsable.

– Monsieur Rougon, répondit l'empereur, marchez sans crainte, je suis avec vous.» Et, rompant l'entretien, il se dirigea vers la porte du cabinet, suivi du ministre. Ils sortirent, ils traversèrent plusieurs pièces, pour gagner la salle à manger. Mais au moment d'entrer, le souverain se retourna, emmena Rougon dans le coin d'une galerie.

«Alors, demanda-t-il à demi-voix, vous n'approuvez pas le système d'anoblissement proposé par monsieur le garde des Sceaux? J'aurais vivement désiré vous voir favorable à ce projet. Étudiez la question.»

Puis, sans attendre la réponse, il ajouta de son air tranquillement entêté:

«Rien ne presse. J'attendrai. Dans dix ans, s'il le faut.» Après le déjeuner, qui dura à peine une demi-heure, les ministres passèrent dans un petit salon voisin, où le café fut servi. Ils restèrent encore là quelques instants, à s'entretenir, debout autour de l'empereur. Clorinde, que l'impératrice avait également retenue, vint chercher son mari, avec son allure hardie de femme lancée dans les cercles d'hommes politiques. Elle tendit la main à plusieurs de ces messieurs. Tous s'empressèrent, la conversation changea. Mais Sa Majesté se montra si galante pour la jeune femme, il la serra bientôt de si près, le cou allongé, l'œil oblique, que Leurs Excellences jugèrent discret de s'écarter peu à peu.

Quatre, puis trois encore sortirent sur la terrasse du château par une porte-fenêtre. Deux seulement restèrent dans le salon, pour sauvegarder les convenances.

Le ministre d'État, plein d'obligeance, donnant un air affable à sa haute mine de gentilhomme, avait emmené Delestang; et, de la terrasse, il lui montrait Paris, au loin. Rougon, debout au soleil, s'absorbait, lui aussi, dans le spectacle de la grande ville, barrant l'horizon, pareille à un écroulement bleuâtre de nuées, au-delà de l'immense nappe verte du bois de Boulogne.

Clorinde était en beauté, ce matin-là. Fagotée comme toujours, traînant sa robe de soie cerise pâle, elle semblait avoir attaché ses vêtements à la hâte, sous l'aiguillon de quelque désir. Elle riait, les bras abandonnés.

Tout son corps s'offrait. Dans un bal, au ministère de la Marine, où elle était allée en dame de cœur, avec des cœurs de diamant à son cou, à ses poignets et à ses genoux, elle avait fait la conquête de l'empereur; et, depuis cette soirée, elle paraissait rester son amie, plaisantant chaque fois que Sa Majesté daignait la trouver belle.

«Tenez, monsieur Delestang, disait sur la terrasse le ministre d'État à son collègue, là-bas, à gauche, le dôme du Panthéon est d'un bleu tendre extraordinaire.» Pendant que le mari s'émerveillait, le ministre, curieusement, tâchait de glisser des coups d'œil au fond du petit salon, par la porte-fenêtre restée ouverte.

L'empereur, penché, parlait dans la figure de la jeune femme, qui se renversait en arrière, comme pour lui échapper, la gorge toute sonore. On apercevait seulement le profil perdu de Sa Majesté, une oreille allongée, un grand nez rouge, une bouche épaisse, perdue sous le frémissement des moustaches; et le plan fuyant de la joue, le coin de l'œil entrevu avaient une flamme de convoitise, l'appétit sensuel des hommes que grise l'odeur de la femme. Clorinde, irritante de séduction, refusait d'un balancement imperceptible de la tête, tout en soufflant de son haleine, à chacun de ses rires, le désir si savamment allumé.

Quand Leurs Excellences rentrèrent dans le salon, la jeune femme disait en se levant, sans qu'on pût savoir à quelle phrase elle répondait:

«Oh! sire, ne vous y fiez pas, je suis entêtée comme une mule.» Rougon, malgré sa querelle, revint à Paris avec Delestang et Clorinde. Celle-ci sembla vouloir faire sa paix avec lui. Elle n'avait plus cette inquiétude nerveuse qui la poussait aux sujets de conversation désagréables; elle le regardait même, par moments, avec une sorte de compassion souriante. Lorsque le landau, dans le Bois tout trempé de soleil, roula doucement au bord du lac, elle s'allongea, elle murmura, avec un soupir de jouissance:

«Hein, la belle journée, aujourd'hui!» Puis, après être restée un instant rêveuse, elle demanda à son mari:

«Dites! est-ce que votre sœur, Mme de Combelot, est toujours amoureuse de l'empereur?

– Henriette est folle!» répondit Delestang, en haussant les épaules.

Rougon donna des détails. «Oui, oui, toujours, dit-il. On raconte qu'elle s'est jetée un soir aux pieds de Sa Majesté… Il l'a relevée, il lui a conseillé d'attendre… – Ah! bien, elle peut attendre! s'écria gaiement Clorinde. Il y en aura d'autres avant elle.»