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Son Excellence Eugène Rougon

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«Diable!.. Pour M. d'Escorailles alors? Vous complotiez quelque chose à voix basse, tout à l'heure.» Elle répondait toujours non. Elle avait une légère moue, signifiant clairement qu'il avait bien fallu renvoyer M. d'Escorailles. Puis, Rougon cherchant avec quelque surprise, elle rapprocha encore son fauteuil, se trouva dans ses jambes.

«Écoutez… Vous ne me gronderez pas? vous m'aimez bien un peu?.. C'est pour un jeune homme.

Vous ne le connaissez pas; je vous dirai son nom tout à l'heure, quand vous lui aurez donné la place… Oh! une place sans importance. Vous n'aurez qu'un mot à dire, et nous vous serons bien reconnaissants.

– Un de vos parents peut-être?» demanda-t-il de nouveau.

Elle eut un soupir, le regarda avec des yeux mourants, laissa glisser ses mains pour qu'il les reprît dans les siennes. Et elle dit très bas:

«Non, un ami… Mon Dieu, je suis bien malheureuse!» Elle s'abandonnait, elle se livrait à lui par cet aveu.

C'était une attaque très voluptueuse, d'un art supérieur, savamment calculée pour lui enlever ses moindres scrupules. Un instant, il crut même qu'elle inventait cette histoire par un raffinement de séduction, afin de se faire désirer davantage, au sortir des bras d'un autre.

«Mais c'est très mal!» s'écria-t-il.

Alors, d'un geste prompt et familier, elle lui mit sa main dégantée sur la bouche. Elle s'était allongée tout contre lui. Ses yeux se fermaient dans son visage pâmé.

L'un de ses genoux relevait sa jupe molle, qui la couvrait à peine du fin tissu d'une longue chemise de nuit.

L'étoffe tendue du corsage avait les émotions de sa gorge. Pendant quelques secondes, il la sentit comme nue entre ses bras. Et il la saisit brutalement par la taille, il la planta debout au milieu du cabinet, se fâchant, jurant.

«Tonnerre de Dieu! soyez donc raisonnable!» Elle, les lèvres blanches, resta devant lui, avec des regards en dessous.

«Oui, c'est très mal, c'est indigne! M. Bouchard est un excellent homme. Il vous adore, il a une confiance aveugle en vous… Non, certes, je ne vous aiderai pas à le tromper. Je refuse, entendez-vous, je refuse absolument! Et je vous dis ce que je pense, je ne mâche pas mes paroles, ma belle enfant… On peut être indulgent.

Ainsi, par exemple, passe encore…» Il s'arrêta, il allait laisser échapper qu'il lui tolérait M. d'Escorailles. Peu à peu, il se calmait, une grande dignité lui venait. Il la fit asseoir, en la voyant prise d'un petit tremblement; lui resta debout, la chapitra d'importance. Ce fut un sermon en forme, avec de très belles paroles. Elle offensait toutes les lois divines et humaines; elle marchait sur un abîme, déshonorait le foyer domestique, se préparait à une vieillesse de remords; et, comme il crut deviner un léger sourire aux coins de ses lèvres, il fit même le tableau de cette vieillesse, la beauté dévastée, le cœur à jamais vide, la rougeur du front sous les cheveux blancs. Puis, il examina sa faute au point de vue de la société; là, surtout, il se montra sévère, car si elle avait pour elle l'excuse de sa nature sensible, le mauvais exemple qu'elle donnait devait rester sans pardon; ce qui l'amena à tonner contre le dévergondage moderne, les débordements abominables de l'époque. Enfin, il fit un retour sur lui-même. Il était le gardien des lois. Il ne pouvait abuser de son pouvoir pour encourager le vice. Sans la vertu, un gouvernement lui semblait impossible. Et il termina en mettant ses adversaires au défi de trouver dans son administration un seul acte de népotisme, une seule faveur due à l'intrigue.

La jolie Mme Bouchard l'écoutait, la tête basse, pelotonnée, montrant son cou délicat sous le bavolet de son chapeau rose. Quand il se fut soulagé, elle se leva, se dirigea vers la porte, sans dire un mot. Mais comme elle sortait, la main sur le bouton, elle leva la tête, et se remit à sourire, en murmurant:

«Il s'appelle Georges Duchesne. Il est commis principal dans la division de mon mari, et veut être sous-chef…

– Non, non!» cria Rougon.

Alors, elle s'en alla, en l'enveloppant d'un long regard méprisant de femme dédaignée. Elle s'attardait, elle traînait sa jupe avec langueur, désireuse de laisser derrière elle le regret de sa possession.

Le ministre entra dans son cabinet d'un air de fatigue. Il avait fait un signe à Merle qui le suivit. La porte était restée entrouverte.

«M. le directeur du Vœu national, que Son Excellence a fait demander, vient d'arriver, dit l'huissier à demi-voix.

– Très bien! répondit Rougon. Mais je recevrai auparavant les fonctionnaires qui sont là depuis longtemps.» A ce moment, un valet de chambre parut à la porte conduisant aux appartements particuliers. Il annonça que le déjeuner était prêt et que Mme Delestang attendait Son Excellence au salon. Le ministre s'était avancé vivement.

«Dites qu'on serve! Tant pis! je recevrai plus tard. Je crève de faim.»

Il allongea le cou pour jeter un coup d'œil l'anti-chambre était toujours pleine. Pas un fonctionnaire, pas un solliciteur, n'avait bougé. Les trois préfets causaient dans leur coin; les deux dames, devant la table, s'appuyaient du bout de leurs doigts, un peu lasses; les mêmes têtes, aux mêmes places, demeuraient fixes et muettes, le long des murs, contre les dossiers de velours rouge. Alors, il quitta son cabinet, en donnant à Merle l'ordre de retenir le préfet de la Somme et le directeur du Vœu national.

Mme Rougon, un peu souffrante, était partie la veille pour le Midi, où elle devait passer un mois; elle avait un oncle du côté de Pau. Delestang, chargé d'une mission très importante au sujet d'une question agricole, se trouvait en Italie depuis six semaines. Et c'était ainsi que le ministre, avec lequel Clorinde voulait causer longuement, l'avait invitée à venir déjeuner au ministère, en garçons.

Elle l'attendait patiemment, en feuilletant un traité de droit administratif, qui traînait sur une table.

«Vous devez avoir l'estomac dans les talons, lui dit-il gaiement. J'ai été débordé, ce matin.» Et il lui offrit le bras, il la conduisit à la salle à manger, une pièce immense, dans laquelle les deux couverts, mis sur une petite table devant la fenêtre, étaient comme perdus. Deux grands laquais servaient. Rougon et Clorinde, très sobres tous les deux, mangèrent vite: quelques radis, une tranche de saumon froid, des côtelettes à la purée et un peu de fromage. Ils ne touchèrent pas au vin. Rougon, le matin, ne buvait que de l'eau. A peine échangèrent-ils dix paroles. Puis, quand les deux laquais, après avoir desservi, eurent apporté le café et les liqueurs, la jeune femme lui adressa un léger mouvement des sourcils, qu'il comprit parfaitement.

«C'est bien, dit-il, laissez-nous. Je sonnerai.» Les laquais sortirent. Alors, elle se leva, en donnant des tapes sur sa jupe pour faire tomber les miettes. Elle portait une robe de soie noire, trop grande, chargée de volants, si compliquée, qu'elle y était empaquetée, sans qu'on pût distinguer où se trouvaient ses hanches et sa gorge.

«Quelle halle! murmurait-elle, en allant au fond de la pièce. C'est un salon pour noces et repas de corps, votre salle à manger!» Et elle revint, ajoutant:

«Je voudrais bien fumer ma cigarette, moi!

– Diable! dit Rougon, c'est qu'il n'y a pas de tabac.

Je ne fume jamais.» Mais elle cligna les yeux, elle sortit de sa poche une petite blague en soie rouge brodée d'or, guère plus grosse qu'une bourse. Du bout de ses doigts minces, elle roula une cigarette. Puis, comme ils ne voulaient pas sonner, ce fut une chasse aux allumettes dans toute la pièce. Enfin, sur le coin d'un dressoir, ils trouvèrent trois allumettes, qu'elle emporta soigneusement. Et, la cigarette aux lèvres, allongée de nouveau sur sa chaise, elle se mit à boire son café par petites gorgées, en regardant Rougon bien en face, avec un sourire.

«Eh bien, je suis tout à vous, dit celui-ci, qui souriait également. Vous aviez à causer, causons.» Elle eut un geste d'insouciance.

«Oui. J'ai reçu une lettre de mon mari. Il s'ennuie à Turin. Il est très heureux d'avoir obtenu cette mission, grâce à vous; seulement, il ne veut pas qu'on l'oublie là-bas… Mais nous parlerons de cela tout à l'heure. Rien ne presse.» Elle se remit à fumer et à le regarder avec son irritant sourire. Rougon, peu à peu, s'était accoutumé à la voir, sans se poser les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sa curiosité. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, il l'acceptait maintenant comme une figure classée, connue, dont les étrangetés ne lui causaient plus un sursaut de surprise. Mais, à la vérité, il ne savait toujours rien de précis sur elle, il l'ignorait toujours autant qu'aux premiers jours. Elle restait multiple, puérile et profonde, bête le plus souvent, singulièrement fine parfois, très douce et très méchante. Quand elle le surprenait encore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas l'explication, il avait des haussements d'épaules d'homme fort, il disait que toutes les femmes étaient ainsi. Et il croyait par là témoigner un grand mépris pour les femmes, ce qui aiguisait le sourire de Clorinde, un sourire discret et cruel, montrant le bout des dents, entre les lèvres rouges.

«Qu'avez-vous donc à me regarder? demanda-t-il enfin, gêné par ces grands yeux ouverts sur lui. Est-ce que j'ai quelque chose qui vous déplaît?» Une pensée cachée venait de luire au fond des yeux de Clorinde, pendant que deux plis donnaient à sa bouche une grande dureté. Mais elle reprit aussitôt son rire adorable, soufflant sa fumée par minces filets, murmurant:

«Non, non, je vous trouve très bien… Je pensais à une chose, mon cher. Savez-vous que vous avez une fière chance?

– Comment cela?

– Sans doute… Vous voilà au sommet que vous vouliez atteindre. Tout le monde vous a poussé, les événements eux-mêmes vous ont servi.» Il allait répondre, lorsqu'on frappa à la porte. Clorinde, d'un mouvement instinctif, cacha sa cigarette derrière sa jupe. C'était un employé qui voulait communiquer à Son Excellence une dépêche très pressée.

 

Rougon, d'un air maussade, lut la dépêche, indiqua à l'employé le sens dans lequel il fallait rédiger la réponse. Puis il referma la porte violemment, et venant se rasseoir:

«Oui, j'ai eu des amis très dévoués. Je tâche de m'en souvenir… Et vous avez raison, j'ai à remercier jusqu'aux événements. Les hommes ne peuvent souvent rien quand les faits ne les aident pas.» En disant ces paroles d'une voix lente, il la regardait, ses lourdes paupières baissées, cachant à demi le regard dont il l'étudiait. Pourquoi parlait-elle de sa chance? Que savait-elle au juste des événements favorables auxquels elle faisait allusion? Peut-être Du Poizat avait-il causé? Mais, à la voir souriante et songeuse, la face comme attendrie d'un ressouvenir sensuel, il sentait en elle une autre préoccupation; sûrement elle ignorait tout. Lui-même oubliait, préférait ne pas trop fouiller au fond de sa mémoire. Il y avait une heure dans sa vie qui finissait par lui sembler très confuse. Il en arrivait à croire qu'il devait réellement sa haute situation au dévouement de ses amis.

«Je ne voulais rien être, on m'a poussé malgré moi, continua-t-il. Enfin les choses ont tourné pour le mieux. Si je réussis à faire quelque bien, je serai satisfait.» Il acheva son café. Clorinde roulait une seconde cigarette.

«Vous vous rappelez? murmura-t-elle, il y a deux ans, quand vous avez quitté le conseil d'État, je vous questionnais, je vous demandais la raison de ce coup de tête. Faisiez-vous le sournois, dans ce temps-là! Mais, maintenant, vous pouvez parler… Voyons, là, franchement, entre nous, aviez-vous un plan arrêté?

– On a toujours un plan, répondit-il finement. Je me sentais tomber, je préférais faire le saut moi-même.

– Et votre plan s'est-il exécuté, les choses ont-elles exactement marché comme vous l'aviez prévu?» Il eut un clignement d'yeux de compère qui se met à l'aise.

«Mais non, vous le savez bien, jamais les choses ne marchent ainsi… Pourvu qu'on arrive!» Et il s'interrompit, lui offrant des liqueurs.

«Hein? du curaçao ou de la chartreuse?» Elle accepta un petit verre de chartreuse. Comme il versait, on frappa de nouveau. Elle cacha encore sa cigarette, avec un geste d'impatience. Lui, furieux, sans lâcher le carafon, se leva. Cette fois, c'était pour une lettre scellée d'un large cachet. Il la parcourut d'un regard, la fourra dans une poche de sa redingote, en disant:

«C'est bien! Et qu'on ne me dérange plus, n'est-ce pas?» Clorinde, quand il fut revenu en face d'elle, trempa ses lèvres dans la chartreuse, buvant goutte à goutte, le regardant en dessous, les yeux luisants. Elle était reprise par cet attendrissement qui lui noyait la face.

Elle dit très bas, les deux coudes posés sur la table:

«Non, mon cher, vous ne saurez jamais tout ce qu'on a fait pour vous.» Il s'approcha, posa à son tour ses deux coudes, en s'écriant vivement:

«Tiens, c'est vrai, vous allez me conter ça! Maintenant, il n'y a plus de cachotteries, n'est-ce pas?.. Dites-moi ce que vous avez fait?» Elle répondit non du menton, longuement, en pinçant sa cigarette des lèvres.

«C'est donc terrible? Vous craignez que je ne puisse pas payer ma dette, peut-être?.. Attendez, je vais tâcher de deviner… Vous avez écrit au pape et vous avez mis tremper quelque bon Dieu dans mon pot à eau, sans que je m'en aperçoive?» Mais elle se fâcha de cette plaisanterie. Elle menaçait de s'en aller, s'il continuait.

«Ne riez pas de la religion, disait-elle. Ça vous porterait malheur.» Puis, calmée, chassant de la main la fumée qu'elle soufflait et qui semblait incommoder Rougon, elle reprit d'une voix particulière:

«J'ai vu beaucoup de monde. Je vous ai fait des amis.» Elle éprouvait un besoin mauvais de lui tout conter.

Elle voulait qu'il n'ignorât pas de quelle façon elle avait travaillé à sa fortune. Cet aveu était une première satisfaction, dans sa longue rancune si patiemment cachée.

S'il l'avait poussée, elle aurait donné des détails précis.

C'était ce retour en arrière qui la rendait rieuse, un peu folle, la peau chaude d'une moiteur dorée.

«Oui, oui, répéta-t-elle, des hommes très hostiles à vos idées, dont j'ai dû faire la conquête pour vous, mon cher.» Rougon était devenu très pâle. Il avait compris.

«Ah!» dit-il simplement.

Il cherchait à éviter ce sujet. Mais, effrontément, tranquillement, elle plantait dans ses yeux son large regard noir, riant d'un rire de gorge. Alors, il céda, il l'interrogea.

«M. de Marsy, n'est-ce pas?» Elle répondit oui d'un signe de tête, en rejetant derrière son épaule une bouffée de fumée.

«Le chevalier Rusconi?» Elle répondit encore oui.

«M. Lebeau, M. de Salneuve, M. Guyot-Laplanche?» Elle répondait toujours oui. Pourtant, au nom de M. de Plouguern, elle protesta. Celui-là, non. Et elle acheva son verre de chartreuse, à petits coups de langue, la mine triomphante.

Rougon s'était levé. Il alla au fond de la pièce, revint derrière elle, lui dit dans la nuque:

«Pourquoi pas avec moi, alors?» Elle se retourna brusquement, de peur qu'il ne lui baisât les cheveux.

«Avec vous? mais c'est inutile! Pour quoi faire, avec vous?.. C'est bête, ce que vous dites là! Avec vous, je n'avais pas besoin de plaider votre cause.» Et, comme il la regardait, pris d'une colère blanche, elle partit d'un grand éclat de rire.

«Ah! l'innocent! on ne peut pas seulement plaisanter, il croit tout ce qu'on lui dit!.. Voyons, mon cher, me pensez-vous capable de mener un pareil commerce? Et pour vos beaux yeux encore! D'ailleurs, si j'avais commis toutes ces vilenies, je ne vous les raconterais pas, bien sûr… Non, vrai, vous êtes amusant!» Rougon resta un moment décontenancé. Mais la façon ironique dont elle se démentait, la rendait plus provocante, et toute sa personne, le rire de sa gorge, la flamme de ses yeux, répétait ses aveux, disait toujours oui. Il allongeait les bras pour la prendre par la taille, lorsqu'on frappa une troisième fois.

«Tant pis! murmura-t-elle, je garde ma cigarette.» Un huissier entra, tout essoufflé, balbutiant que Son Excellence le ministre de la Justice demandait à parler à Son Excellence; et il regardait du coin de l'œil cette dame qui fumait.

«Dites que je suis sorti! cria Rougon. Je n'y suis pour personne, entendez-vous!» Quand l'huissier se fut retiré à reculons, en saluant, il s'emporta, donna des coups de poing sur les meubles.

On ne le laissait plus respirer; la veille encore, on l'avait relancé jusque dans son cabinet de toilette, pendant qu'il se faisait la barbe. Clorinde, délibérément, marcha vers la porte.

«Attendez, dit-elle. On ne nous dérangera plus.» Elle prit les clefs, les mit en dedans, ferma à double tour.

«Là. On peut frapper, maintenant.» Et elle revint rouler une troisième cigarette, debout devant la fenêtre. Il crut à une heure d'abandon. Il s'approcha, lui dit dans le cou:

«Clorinde!»

Elle ne bougea pas, et il reprit d'une voix plus basse:

«Clorinde, pourquoi ne veux-tu pas?» Ce tutoiement la laissa calme. Elle dit non de la tête, mais faiblement, comme si elle avait voulu l'encourager, le pousser encore. Il n'osait la toucher, devenu tout d'un coup timide, demandant la permission en écolier que sa première bonne fortune paralyse. Pourtant, il finit par la baiser rudement sur la nuque, à la racine des cheveux. Alors, elle se tourna, toute méprisante, en s'écriant:

«Tiens, ça vous reprend donc, mon cher? Je croyais que ça vous avait passé… Quel drôle d'homme vous faites! Vous embrassez les femmes après dix-huit mois de réflexion.» Lui, la tête baissée, se ruant sur elle, avait saisi une de ses mains qu'il mangeait de baisers. Elle la lui abandonnait. Elle continuait à se moquer, sans se fâcher.

«Pourvu que vous ne me mordiez pas les doigts, c'est tout ce que je vous demande… Ah! je n'aurais pas cru cela de vous! Vous étiez devenu si sage, quand j'allais vous voir rue Marbeuf! Et vous voilà de nouveau en folie, parce que je vous raconte des saletés, dont je n'ai jamais eu l'idée, Dieu merci! Eh bien, vous êtes propre, mon cher!.. Moi, je ne brûle pas si longtemps. C'est de l'histoire ancienne. Vous n'avez pas voulu de moi, je ne veux plus de vous.

– Écoutez, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il.

Je ferai tout, je donnerai tout.» Mais elle disait encore non, le punissant dans sa chair de ses anciens dédains, goûtant là une première vengeance. Elle l'avait souhaité tout-puissant pour le refuser et faire ainsi un affront à sa force d'homme.

«Jamais, jamais! répéta-t-elle à plusieurs reprises.

Vous ne vous souvenez donc pas? Jamais!» Alors, honteusement, Rougon se traîna à ses pieds. Il avait pris ses jupes entre ses bras, il baisait ses genoux à travers la soie. Ce n'était pas la robe molle de Mme Bouchard, mais un paquet d'étoffe d'une épaisseur irritante, et qui pourtant le grisait de son odeur.

Elle, avec un haussement d'épaules, lui abandonnait les jupes. Mais il s'enhardissait, ses mains descendaient, cherchaient les pieds, au bord du volant.

«Prenez garde!» dit-elle de sa voix paisible.

Et, comme il enfonçait les mains, elle lui posa sur le front le bout embrasé de sa cigarette. Il recula en poussant un cri, voulut de nouveau se précipiter sur elle.

Mais elle s'était échappée et tenait un cordon de sonnette, adossée contre le mur, près de la cheminée. Elle cria:

«Je sonne, je dis que c'est vous qui m'avez enfermée!» Il tourna sur lui-même, les poings aux tempes, le corps secoué d'un grand frisson. Et, pendant quelques secondes, il demeura immobile, avec la peur d'entendre sa tête éclater. Il se roidissait pour se calmer d'un coup, les oreilles bourdonnantes, les yeux aveuglés de flammes rouges.

«Je suis une brute, murmura-t-il. C'est stupide.» Clorinde riait d'un air de victoire, en lui faisant de la morale. Il avait tort de mépriser les femmes; plus tard, il reconnaîtrait qu'il existait des femmes très fortes.

Puis, elle retrouva son ton de bonne fille.

«Nous ne sommes pas fâchés, hein?.. Voyez-vous, ne me demandez jamais ça. Je ne veux pas, ça ne me plaît pas.» Rougon se promenait, honteux de lui. Elle lâcha le cordon de sonnette, alla se rasseoir devant la table, où elle se fit un verre d'eau sucrée.

«J'ai donc reçu hier une lettre de mon mari, reprit-elle tranquillement. J'avais tant d'affaires ce matin, que je vous aurais peut-être manqué de parole pour le déjeuner, si je n'avais désiré vous la montrer. Tenez, la voici… Il vous rappelle vos promesses.» Il prit la lettre, la lut en marchant, la rejeta sur la table, devant elle, avec un geste d'ennui.

«Eh bien?» demanda-t-elle.

Mais lui, ne parla pas tout de suite. Il gonflait le dos, il bâillait légèrement.

«Il est bête», finit-il par dire.

Elle fut très blessée. Depuis quelque temps, elle ne tolérait plus qu'on parût douter des capacités de son mari. Elle baissa un instant la tête, réprimant les petits mouvements de révolte dont ses mains étaient agitées.

Peu à peu, elle s'affranchissait de sa soumission d'écolière, semblait prendre à Rougon assez de sa force pour se poser en adversaire redoutable. «Si nous montrions cette lettre, ce serait un homme fini, dit le ministre, poussé à se venger sur le mari de la résistance de la femme. Ah! le bonhomme n'est pas facile à caser.

– Vous exagérez, mon cher, reprit-elle après un silence. Autrefois, vous juriez qu'il avait le plus bel avenir. Il possède des qualités très sérieuses et très solides… Allez, ce ne sont pas les hommes vraiment forts qui vont le plus loin.» Rougon continuait sa promenade. Il haussait les épaules.

«Votre intérêt est qu'il entre au ministère. Vous y compterez un ami. Si réellement le ministre de l'Agriculture et du Commerce se retire pour des raisons de santé, comme on le dit, l'occasion est superbe. Mon mari est compétent, et sa mission en Italie le désigne au choix de l'empereur… Vous savez que l'empereur l'aime beaucoup; Ils s'entendent très bien ensemble; Ils ont les mêmes idées… Un mot de vous enlèverait l'affaire.» Il fit encore deux ou trois tours sans répondre. Puis, s'arrêtant devant elle:

«Je veux bien, après tout… Il y en a de plus bêtes… Mais je fais cela uniquement pour vous. Je désire vous désarmer. Hein! vous ne devez pas être bonne. N'est-ce pas, vous êtes très rancunière?» Il plaisantait. Elle se mit à rire également, en répétant:

«Oui, oui, très rancunière… Je me souviens.» Puis, comme elle le quittait, il la retint un instant à la porte. A deux reprises, ils se serrèrent fortement les doigts, sans ajouter un mot.

 

Dès que Rougon fut seul, il retourna à son cabinet. La grande pièce était vide. Il s'assit devant le bureau, les coudes au bord du buvard, soufflant dans le silence. Ses paupières se baissaient, une somnolence rêveuse le tint assoupi pendant près de dix minutes. Mais il eut un sursaut, il s'étira les bras; et il sonna. Merle parut.

«M. le préfet de la somme attend toujours, n'est-ce pas?.. Faites-le entrer.» Le préfet de la Somme entra, blême et souriant, en redressant sa petite taille. Il fit son compliment au ministre d'un air correct. Rougon, un peu alourdi, attendait. Il le pria de s'asseoir.

«Voici, monsieur le préfet, pourquoi je vous ai mandé. Certaines instructions doivent être données de vive voix… Vous n'ignorez pas que le parti révolutionnaire relève la tête. Nous avons été à deux doigts d'une catastrophe épouvantable. Enfin, le pays demande à être rassuré, à sentir au-dessus de lui l'énergique protection du gouvernement. De son côté, Sa Majesté l'empereur est décidée à faire des exemples, car jusqu'à présent on a singulièrement abusé de sa bonté…» Il parlait lentement, renversé au fond de son fauteuil, jouant avec un gros cachet à manche d'agate. Le préfet approuvait chaque membre de phrase d'un vif mouvement de tête.

«Votre département, continua le ministre, est un des plus mauvais. La gangrène républicaine…

– Je fais tous mes efforts… voulut dire le préfet.

– Ne m'interrompez pas… Il faut donc que la répression y soit éclatante. C'est pour m'entendre avec vous sur ce sujet que j'ai désiré vous voir… Nous nous sommes occupés ici d'un travail, nous avons dressé une liste…» Et il cherchait parmi ses papiers. Il prit un dossier qu'il feuilleta.

«On a dû répartir sur toute la France le nombre d'arrestations jugées nécessaires. Le chiffre pour chaque département est proportionné au coup qu'il s'agit de porter… Comprenez bien nos intentions. Ainsi, tenez, la Haute-Marne, où les républicains sont en infime minorité, trois arrestations seulement. La Meuse, au contraire, quinze arrestations… Quant à votre département, la Somme, n'est-ce pas? nous disons la Somme…» Il tournait les feuillets, clignait ses grosses paupières.

Enfin, il leva la tête et regarda le fonctionnaire en face.

«Monsieur le préfet, vous avez douze arrestations à faire.» Le petit homme blême s'inclina, en répétant:

«Douze arrestations… J'ai parfaitement compris Son Excellence.»

Mais il restait perplexe, pris d'un léger trouble qu'il ne voulait pas montrer. Après quelques minutes de conversation, comme le ministre le congédiait en se levant, il se décida à demander:

«Son Excellence pourrait-elle me désigner les personnes…?

– Oh! arrêtez qui vous voudrez!.. Je ne puis pas m'occuper de ces détails. Je serais débordé. Et partez ce soir, procédez aux arrestations dès demain… Ah! pourtant, je vous conseille de frapper haut. Vous avez bien là-bas des avocats, des négociants, des pharmaciens, qui s'occupent de politique. Coffrez-moi tout ce monde-là. Ça fait plus d'effet.» Le préfet se passa la main sur le front, d'un geste anxieux, fouillant déjà sa mémoire, cherchant des avocats, des négociants, des pharmaciens. Il hochait toujours la tête d'un air d'approbation. Mais Rougon ne fut sans doute pas satisfait de son attitude hésitante.

«Je ne vous cacherai pas, reprit-il, que Sa Majesté est très mécontente en ce moment du personnel administratif. Il pourrait y avoir bientôt un grand mouvement préfectoral. Nous avons besoin d'hommes très dévoués, dans les circonstances graves où nous sommes.» Ce fut comme un coup de fouet.

«Son Excellence peut compter sur moi, s'écria le préfet. J'ai déjà mes hommes; il y a un pharmacien à Péronne, un marchand de drap et un fabricant de papier à Doullens; quant aux avocats, ils ne manquent pas, c'est une peste… Oh! j'assure à Son Excellence que je trouverai les douze… Je suis un vieux serviteur de l'empire.» Il parla encore de sauver le pays, et s'en alla, en saluant très bas. Le ministre, derrière lui, balança son grand corps d'un air de doute, il ne croyait pas aux petits hommes. Sans se rasseoir, il barra la Somme d'un trait rouge sur la liste. Plus des deux tiers des départements se trouvaient déjà barrés. Le cabinet gardait le silence étouffé de ses tentures vertes mangées par la poussière, l'odeur grasse dont l'embonpoint de Rougon semblait l'emplir.

Quand il sonna Merle de nouveau, il s'irrita de voir que l'anti-chambre était toujours pleine. Il crut même reconnaître les deux dames, devant la table.

«Je vous avais dit de congédier tout le monde, cria-t-il. Je sors, je ne puis recevoir.

– M. le directeur du Vœu national est là», murmura l'huissier.

Rougon l'avait oublié. Il noua les poings derrière son dos et donna l'ordre de l'introduire. C'était un homme d'une quarantaine d'années, mis avec une grande recherche, la figure épaisse.

«Ah! vous voilà, monsieur, dit le ministre d'une voix rude. Il est impossible que les choses continuent sur un pareil pied, je vous en préviens!» Et, tout en marchant, il accabla la presse de gros mots. Elle désorganisait, elle démoralisait, elle poussait à tous les désordres. Il préférait aux journalistes les brigands qui assassinent sur les grandes routes; on guérit d'un coup de poignard, tandis que les coups de plume sont empoisonnés; et il trouva d'autres comparaisons encore plus saisissantes. Peu à peu, il se fouettait lui-même, il s'agitait furieusement, il roulait sa voix avec un fracas de tonnerre. Le directeur, resté debout, baissait la tête sous l'orage, la mine humble et consternée. Il finit par demander:

«Si Son Excellence daignait m'expliquer, je ne comprends pas bien pourquoi…

– Comment, pourquoi?» s'écria Rougon, exaspéré.

Il se précipita, étala le journal sur son bureau, en montra les colonnes toutes balafrées à coups de crayon rouge.

«Il n'y a pas dix lignes qui ne soient répréhensibles!

Dans votre article de tête, vous paraissez mettre en doute l'infaillibilité du gouvernement en matière de répression. Dans cet entrefilet à la seconde page, vous semblez faire une allusion à ma personne, en parlant des parvenus dont le triomphe est insolent. Dans vos faits divers, traînent des histoires ordurières, des attaques stupides contre les hautes classes.» Le directeur, épouvanté, joignait les mains, tâchait de placer un mot.

«Je jure à Son Excellence… Je suis désespéré que Son Excellence ait pu supposer un instant… Moi qui ai pour Son Excellence une si vive admiration…» Mais Rougon ne l'écoutait pas.

«Et le pis, monsieur, c'est que personne n'ignore les liens qui vous attachent à l'administration. Comment les autres feuilles peuvent-elles nous respecter, si les journaux que nous payons ne nous respectent pas?..

Depuis ce matin, tous mes amis me dénoncent ces abominations.» Alors, le directeur cria avec Rougon. Ces articles-là ne lui avaient point passé sous les yeux. Mais il allait flanquer tous ses rédacteurs à la porte. Si Son Excellence le voulait, il communiquerait chaque matin à Son Excellence une épreuve du numéro. Rougon, soulagé, refusa; il n'avait pas le temps. Et il poussait le directeur vers la porte, lorsqu'il se ravisa.

«J'oubliais. Votre feuilleton est odieux… Cette femme bien élevée qui trompe son mari est un argument détestable contre la bonne éducation. On ne doit pas laisser dire qu'une femme comme il faut puisse commettre une faute.

– Le feuilleton a beaucoup de succès, murmura le directeur, inquiet de nouveau. Je l'ai lu, je l'ai trouvé très intéressant.

– Ah! vous l'avez lu… Eh bien, cette malheureuse a-t-elle des remords à la fin?» Le directeur porta la main à son front, ahuri, cherchant à se souvenir.

«Des remords? non, je ne crois pas.» Rougon avait ouvert la porte. Il la referma sur lui, en criant: