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Son Excellence Eugène Rougon

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«C'est touché tout de même!.. Il a l'air de joliment s'embêter, là-dessus!» Le cabinet se trouvait éclairé par une seule lampe, posée sur un coin de bureau. A l'entrée de Rougon, un petit bruit, un frémissement de papier, était parti d'un fauteuil à dossier énorme, placé devant la cheminée; puis, un tel silence avait régné, qu'on eût pu croire au craquement d'un tison à demi éteint. Gilquin, d'ailleurs, refusait de s'asseoir. Les deux hommes demeurèrent près de la porte, dans un pan d'ombre que jetait un corps de bibliothèque.

«Eh bien?» répétait Rougon.

Et il dit avoir passé rue Guisarde, l'après-midi. Alors, l'autre parla de sa concierge, une excellente femme, qui s'en allait de la poitrine, à cause de la maison, dont le rez-de-chaussée était humide.

«Mais cette affaire pressée… Qu'est-ce donc?

– Attends! Je suis venu pour ça. Nous allons causer… Et tu es monté, tu as entendu la chatte? Imagine toi, c'est une chatte qui est venue par les gouttières. Une nuit, comme ma fenêtre était restée ouverte, je l'ai trouvée couchée avec moi. Elle me léchait la barbe. Ça m'a semblé une farce, et je l'ai gardée.» Enfin, il se décida à parler de l'affaire. Mais l'histoire fut longue. Il commença par conter ses amours avec une repasseuse, dont il s'était fait aimer, un soir, à la sortie de l'Ambigu. Cette pauvre Eulalie venait d'être obligée de laisser ses meubles à son propriétaire, parce qu'un amant l'avait quittée, juste au moment où elle devait cinq termes. Alors, depuis dix jours, elle habitait un hôtel de la rue Montmartre, près de son atelier; et c'était chez elle qu'il avait couché toute la semaine, au deuxième, la porte au fond du couloir, dans une petite chambre noire qui donnait sur la cour.

Rougon, résigné, l'écoutait.

«Il y a trois jours donc, continua Gilquin, j'avais apporté un gâteau et une bouteille de vin… Nous avons mangé ça dans le lit, tu comprends. Nous nous couchons de bonne heure… Eulalie s'est levée un peu avant minuit, pour secouer les miettes. Puis, la voilà qui dort à poings fermés. Une vraie souche, cette fille!.. Moi, je ne dormais pas. J'avais soufflé la bougie, je regardais en l'air, lorsqu'une dispute s'est élevée dans la chambre voisine. Il faut te dire que les deux chambres communiquaient par une porte aujourd'hui condamnée.

Les voix restaient basses; la paix parut se faire; mais j'entendis des bruits si singuliers, que, ma foi, j'allai coller mon œil contre une fente de la porte… Non, tu ne devinerais jamais…» Il s'arrêta, les yeux arrondis, jouissant de l'effet qu'il pensait produire.

«Eh bien, ils étaient deux, un jeune de vingt-cinq ans, assez gentil, et un vieux qui doit avoir dépassé la cinquantaine, petit, maigre, maladif… Les gaillards examinaient des pistolets, des poignards, des épées, toutes sortes d'armes neuves dont l'acier luisait… Ils parlaient dans un jargon à eux, que je ne comprenais pas d'abord. Mais, à certains mots, j'ai reconnu de l'italien.

Tu sais, j'ai voyagé en Italie, pour les pâtes. Alors, je me suis appliqué, et j'ai compris, mon bon… Ce sont des messieurs qui sont venus à Paris pour assassiner l'empereur. Voilà!» Et il croisa les bras, serrant sa canne sur sa poitrine, tandis qu'il répétait à plusieurs reprises:

«Hein? elle est drôle!» C'était là l'affaire que Gilquin trouvait drôle. Rougon haussa les épaules; vingt fois on lui avait dénoncé des complots. Mais l'ancien commis voyageur précisait:

«Tu m'as dit de venir te répéter les cancans du quartier. Moi, je veux bien te rendre service, je te répète tout, n'est-ce pas? Tu as tort de branler la tête… Crois-tu que si j'étais allé à la préfecture, on ne m'aurait pas lâché un joli pourboire? Seulement, j'aime mieux en faire profiter un ami. Entends-tu, c'est sérieux! Va conter la chose à l'empereur, qui t'embrassera, parbleu!»

Depuis trois jours, il surveillait les jolis messieurs, comme il les nommait. Dans la journée, il en venait deux autres, un jeune et un d'âge mûr, très beau, avec une face pâle, de longs cheveux noirs, qui semblait être le chef. Tout ce monde-là rentrait éreinté, discutait à mots couverts, brièvement. La veille, il les avait vus charger des «petites machines» en fer, qu'il croyait être des bombes. Il s'était fait donner la clef d'Eulalie; il restait dans la chambre, sans souliers, l'oreille tendue.

Et, dès neuf heures, le soir, il s'arrangeait de façon à ce qu'Eulalie ronflât, pour tranquilliser les voisins. Selon lui, il ne fallait jamais mettre les femmes dans les affaires politiques. A mesure que Gilquin parlait, Rougon devenait grave.

Il croyait. Sous la légère ivresse de l'ancien commis voyageur, au milieu des détails étranges dont le récit se trouvait coupé, il sentait une vérité se dégager et s'imposer. Puis, toute son attente de la journée, sa curiosité anxieuse, le frappaient maintenant comme un pressentiment. Et il était repris par ce tremblement intérieur qui le tenait depuis le matin, une émotion involontaire d'homme fort dont le sort va se jouer sur un coup de carte.

«Des imbéciles qui doivent avoir toute la préfecture à leurs trousses», murmura-t-il en affectant une grande indifférence.

Gilquin se mit à ricaner. Il mâchait entre ses dents:

«La préfecture fera bien de se presser, en ce cas.» Et il se tut, riant toujours, donnant une tape amicale à son chapeau. Le grand homme comprit qu'il n'avait pas tout dit. Il le regarda en face. Mais l'autre rouvrait la porte, en reprenant:

«Enfin, te voilà prévenu… Moi, je vais dîner, mon bon. Je n'ai pas encore dîné, tel que tu me vois. J'ai filé mes individus tout l'après-midi… Et j'ai une faim!» Rougon l'arrêta, offrit de lui faire servir un morceau de viande froide; et il donna tout de suite l'ordre de mettre un couvert dans la salle à manger. Gilquin parut très touché. Il referma la porte du cabinet, baissa le ton, pour que le domestique n'entendît pas.

«Tu es un bon garçon… Écoute bien. Je ne veux pas te mentir. Si tu m'avais mal reçu, j'allais à la préfecture… Mais à présent tu sauras tout. C'est de l'honnêteté, hein? Tu te souviendras de ce service-là, j'espère.

Les amis sont toujours les amis, on a beau dire…» Alors, il se pencha, il ajouta d'une voix sifflante:

«C'est pour demain soir… On doit nettoyer Badinguet devant l'Opéra, à son entrée au théâtre. La voiture, les aides de camp, la clique, tout sera balayé du coup.» Pendant que Gilquin s'attablait dans la salle à manger, Rougon resta au milieu de son cabinet, immobile, la face terreuse. Il réfléchissait, il hésitait. Enfin, il s'assit à son bureau, prit une feuille de papier; mais il la repoussa presque aussitôt. Un instant, il parut vouloir se diriger vivement vers la porte, comme sur le point de donner un ordre. Et il revint lentement, il s'absorba de nouveau dans une pensée qui noyait son visage d'ombre.

A ce moment, devant la cheminée, le fauteuil à dossier énorme eut une secousse brusque. Du Poizat se dressa, pliant un journal d'un air tranquille.

«Comment! vous étiez là, vous! dit Rougon rudement.

– Mais sans doute, je lisais les journaux, répondit l'ancien sous-préfet, avec un sourire qui montrait ses dents blanches mal rangées. Vous le saviez bien, vous m'avez vu en entrant.» Ce mensonge effronté coupa court à toute explication. Les deux hommes se regardèrent quelques secondes, en silence. Et comme Rougon semblait le consulter, perplexe, s'approchant une seconde fois de son bureau, Du Poizat eut un petit geste qui signifiait clairement: «Attendez donc, rien ne presse, il faut voir.» Pas un mot ne fut échangé entre eux: Ils retournèrent au salon.

Ce soir-là, une telle querelle avait éclaté entre le colonel et M. Bouchard, à propos des princes d'Orléans et du comte de Chambord, qu'ils venaient de jeter les cartes, jurant de ne plus jamais jouer ensemble. Ils s'étaient assis aux deux côtés de la cheminée, les yeux gros de menaces. Quand Rougon entra, ils se réconciliaient, en faisant de lui un éloge extraordinaire.

«Oh! je ne me gêne pas, je le dis devant lui, poursuivit le colonel. Il n'y a personne de sa taille à cette heure.

– Nous disons du mal de vous, vous entendez», reprit Bouchard d'un air fin.

Et la conversation continua.

«Une intelligence hors ligne!

– Un homme d'action qui a le coup d'œil des conquérants!

– Ah! nous aurions bien besoin qu'il s'occupât un peu de nos affaires!

– Oui, le gâchis serait moins grand. Lui seul peut sauver l'Empire.» Rougon gonflait ses grosses épaules, en affectant un air maussade, par modestie. Ces coups d'encensoir en pleine figure lui étaient extrêmement agréables. Jamais sa vanité ne se trouvait si délicieusement chatouillée, que lorsque le colonel et M. Bouchard, pendant des soirées entières, se renvoyaient ainsi des phrases admiratives. Leur bêtise s'étalait, leurs visages prenaient des expressions gravement bouffonnes; et plus il les sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone, qui le célébrait à faux, d'une façon continue. Parfois, il en plaisantait, quand les deux cousins n'étaient pas là; mais il n'y contentait pas moins tous ses appétits d'orgueil et de domination. C'était un fumier d'éloges, assez vaste pour qu'il pût y vautrer à l'aise son grand corps.

«Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant la tête. Ah! si j'étais réellement aussi fort que vous le croyez…» Il n'acheva pas. Il s'était assis devant la table de jeu, et machinalement il faisait une réussite, ce qui ne lui arrivait plus que très rarement. M. Bouchard et le colonel allaient toujours; ils le déclaraient grand orateur, grand administrateur, grand financier, grand politique.

Du Poizat, resté debout, approuvait de la tête. Il dit enfin, sans regarder Rougon, comme s'il n'eût pas été là:

«Mon Dieu! un événement suffirait… L'empereur est très bien disposé pour Rougon. Que demain une catastrophe éclate, qu'il sente le besoin d'un bras énergique, et après-demain Rougon est ministre… Mon Dieu! oui.» Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller au fond de son fauteuil, sans terminer sa réussite, la face de nouveau toute grise d'ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses et infatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient le bercer, le pousser à quelque résolution, devant laquelle il hésitait encore. Il finissait par sourire, lorsque le jeune Auguste, qui venait d'achever la réussite interrompue, s'écria:

 

«Elle a réussi, monsieur Rougon.

– Parbleu! dit Du Poizat, répétant le mot habituel du grand homme, ça réussit toujours!» A ce moment, un domestique vint dire à Rougon qu'un monsieur et une dame le demandaient; et il lui remit une carte, qui lui fit pousser un léger cri.

«Comment! ils sont à Paris!» C'étaient le marquis et la marquise d'Escorailles. Il se hâta de les recevoir dans son cabinet. Ils s'excusèrent de venir si tard. Puis, dans leur conversation, ils laissèrent entendre qu'ils se trouvaient à Paris depuis deux jours, mais que la peur de voir mal interpréter leur visite chez un personnage tenant de près au gouvernement leur avait fait remettre cette visite à l'heure indue où ils se présentaient. Cette explication ne blessa nullement Rougon. La présence du marquis et de la marquise dans sa maison était pour lui un honneur inespéré. L'empereur en personne aurait frappé à sa porte, qu'il eût éprouvé une satisfaction de vanité moins grande. Ces vieilles gens venant en solliciteurs, c'était tout Plassans qui lui rendait hommage, le Plassans aristocratique, froid, guindé, dont il avait gardé, du fond de sa jeunesse, une idée d'Olympe inaccessible; et il satisfaisait enfin un rêve d'ambition ancienne, il se sentait vengé des dédains de sa petite ville, lorsqu'il y traînait ses souliers éculés d'avocat sans causes.

«Nous n'avons pas trouvé Jules, dit la marquise.

Nous nous faisions un plaisir de le surprendre… Il a dû aller à Orléans, pour une affaire, paraît-il.» Rougon ignorait l'absence du jeune homme. Mais il comprit, en se souvenant que la tante auprès de laquelle se trouvait Mme Bouchard, habitait Orléans.

Et il excusa Jules, il expliqua même l'affaire grave, un travail sur une question d'abus de pouvoir, qui avait nécessité son voyage. Il le donna comme un garçon intelligent, dont la carrière serait belle.

«Il a besoin de faire son chemin, dit le marquis, sans appuyer sur cette allusion à la ruine de la famille. Nous nous sommes séparés de lui avec un grand déchirement.» Et, discrètement, le père et la mère déplorèrent les nécessités de notre abominable époque qui empêchent les fils de grandir dans la religion de leurs parents. Eux, n'avaient pas remis les pieds à Paris, depuis la chute de Charles X. Ils n'y seraient certes jamais revenus, s'il ne s'était agi de l'avenir de Jules. Depuis que le cher enfant, sur leurs conseils secrets, servait l'empire, ils feignaient bien devant le monde de le renier, mais ils travaillaient à son avancement d'une façon sourde et continue.

«Nous ne nous cachons pas avec vous, monsieur Rougon, reprit le marquis d'un ton de familiarité charmante. Nous aimons notre enfant, c'est bien légitime… Oh! vous avez beaucoup fait, et nous vous remercions.

Mais il faut que vous fassiez plus encore. Nous sommes des amis et des compatriotes, n'est-ce pas?» Rougon, très ému, s'inclinait. L'attitude humble de ces deux vieillards qu'il avait connus si majestueux, quand ils se rendaient, le dimanche, à l'église Saint-Marc, lui causait un grandissement de sa propre personne. Il leur fit des promesses formelles.

Lorsqu'ils se retirèrent, après vingt minutes de conversation intime, la marquise lui prit une main, qu'elle garda dans la sienne, en murmurant:

«Alors, c'est entendu, cher monsieur Rougon. Nous sommes venus exprès de Plassans. Nous nous impatientions, que voulez-vous, à notre âge! Maintenant, nous nous en retournerons bien joyeux… On nous disait que vous ne pouviez plus rien.» Rougon eut un sourire. Il prononça ces derniers mots d'un air de décision qui semblait répondre en lui à des pensées secrètes:

«On peut ce qu'on veut… Comptez sur moi.» Cependant, quand ils ne furent plus là, l'ombre d'un regret lui passa encore sur le visage. Il s'arrêta au milieu de l'anti-chambre, lorsqu'il aperçut, respectueusement debout, dans un coin, un individu proprement mis, balançant entre ses doigts un petit chapeau de feutre rond.

«Qu'est-ce que vous voulez?» lui demanda-t-il d'un ton brusque.

L'individu, très grand, très fort, murmura, en baissant les yeux:

«Monsieur ne me reconnaît pas?» Et comme Rougon disait non, brutalement:

«Je suis Merle, l'ancien huissier de monsieur au Conseil d'État.» Rougon se radoucit un peu.

«Ah! très bien. Vous portez toute votre barbe, maintenant… Eh bien, qu'est-ce que vous voulez, mon garçon?» Alors, Merle expliqua, avec des manières polies d'homme comme il faut. Il avait rencontré Mme Correur, l'après-midi; c'était elle qui lui avait conseillé d'aller voir monsieur le soir même; sans cela, il ne se serait jamais permis de déranger monsieur à pareille heure.

«Mme Correur est bien bonne», répéta-t-il à plusieurs reprises.

Puis, il dit enfin qu'il se trouvait sans place. S'il portait toute sa barbe, c'était qu'il avait quitté le Conseil d'État depuis environ six mois. Et quand Rougon l'interrogea sur les motifs de son renvoi, il n'avoua pas avoir été mis à la porte pour sa mauvaise conduite. Il pinça les lèvres, il répondit d'un air discret:

«On savait combien j'étais dévoué à monsieur.

Depuis le départ de monsieur, on me faisait toutes sortes de misères, parce que je n'ai jamais su cacher mes sentiments… Un jour, j'ai failli donner un soufflet à un camarade, qui disait des choses inconvenantes… Et ils m'ont renvoyé.».

Rougon le regardait fixement.

«Alors, mon garçon, c'est à cause de moi que vous voilà sur le pavé?» Merle eut un petit sourire.

«Et je vous dois une place, n'est-ce pas? Il faut que je vous case quelque part?» Il sourit de nouveau, en disant simplement:

«Monsieur serait bien bon.» Un court silence régna. Rougon tapait légèrement ses mains l'une contre l'autre, d'un mouvement machinal et nerveux. Il se mit à rire, résolu, soulagé. Il avait trop de dettes, il voulait payer tout.

«Je songerai à vous, vous aurez votre place, reprit-il.

Vous avez bien fait de venir, mon garçon.» Et il le congédia. Cette fois, il n'hésitait plus. Il entra dans la salle à manger, où Gilquin achevait un pot de confitures, après avoir mangé une tranche de pâté, une cuisse de poulet et des pommes de terre froides. Du Poizat, qui était venu rejoindre ce dernier, causait avec lui, à califourchon sur une chaise. Ils parlaient des femmes, de la façon de se faire aimer, très crûment.

Gilquin avait gardé son chapeau sur la tête; et il se renversait, il se dandinait sur sa chaise, un cure-dent aux lèvres, pour avoir bon genre. «Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avec un claquement de langue. Je vais rue Montmartre voir ce que deviennent mes oiseaux.» Mais Rougon, qui semblait très gai, le plaisanta.

Est-ce qu'il croyait toujours à son histoire de conspirateurs, maintenant qu'il avait dîné? Du Poizat, lui aussi, affectait l'incrédulité la plus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec Gilquin, auquel il devait un déjeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous le bras, répétait, dès qu'il pouvait placer un mot:

«Alors, vous n'allez pas prévenir…

– Eh! si, finit par répondre Rougon. On se moquera de moi, voilà tout… Rien ne presse. Demain matin.» L'ancien commis voyageur tenait déjà le bouton de la porte. Il revint en ricanant.

«Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, je m'en fiche, moi! Ça serait même plus drôle.

– Oh! reprit le grand homme d'un air convaincu, presque religieux, l'empereur ne craint rien, même si l'histoire est vraie. Ces coups-là ne réussissent jamais… Il y a une Providence.» Ce mot fut le dernier prononcé. Du Poizat s'en alla avec Gilquin, qu'il tutoyait amicalement. Et lorsque, une heure plus tard, à dix heures et demie, Rougon donna une poignée de main à M. Bouchard et au colonel qui partaient, il s'étira les bras, il bailla, comme il faisait parfois, en disant: «Je suis éreinté. Je vais joliment dormir, cette nuit.»

Le lendemain soir, trois bombes éclataient sous la voiture de l'empereur, devant l'Opéra. Une épouvantable panique s'emparait de la foule entassée dans la rue Le Peletier. Plus de cinquante personnes étaient frappées. Une femme en robe de soie bleue, tuée roide, barrait le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pavé. Un aide de camp, blessé à la nuque, laissait derrière lui des gouttes de sang. Et, sous la lueur crue du gaz, au milieu de la fumée, l'empereur descendu sain et sauf de la voiture criblée de projectiles, saluait. Son chapeau seul était troué d'un éclat de bombe.

Rougon avait passé la journée tranquillement chez lui. Le matin, pourtant, il était un peu agité, et avait, à deux reprises, témoigné l'envie de sortir. Mais, comme il achevait de déjeuner, Clorinde arriva. Alors, il s'oublia avec elle, jusqu'au soir, dans son cabinet. Elle venait pour le consulter sur une affaire compliquée, et elle se montrait découragée, elle n'arrivait à rien, disait-elle. Lui, alors, la consola, très touché de sa tristesse, montrant beaucoup d'espoir, donnant à entendre que tout allait changer. Il n'ignorait pas le dévouement et la propagande de ses amis; il récompenserait jusqu'aux plus humbles d'entre eux. Quand elle le quitta, il l'embrassa au front. Puis, après son dîner, il éprouva un besoin irrésistible de marcher. Il sortit, il prit le chemin le plus direct pour arriver sur les quais, étouffant, cherchant l'air vif de la rivière. Cette soirée d'hiver était très douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait peser sur la ville, dans un silence noir. Au loin, le grondement des grandes voies se mourait. Il suivit les trottoirs déserts, d'un pas égal, toujours devant lui, frôlant de son paletot la pierre du parapet; des lumières à l'infini, dans l'enfoncement des ténèbres, pareilles à des étoiles marquant les bornes d'un ciel éteint, lui donnaient une sensation élargie, immense, de ces places et de ces rues dont il ne voyait plus les maisons; et, à mesure qu'il avançait, il trouvait Paris grandi, fait à sa taille, ayant assez d'air pour sa poitrine. L'eau couleur d'encre, moirée d'écailles d'or vivantes, avait une respiration grosse et douce de colosse endormi, qui accompagnait l'énormité de son rêve. Comme il arrivait en face du Palais de justice, une horloge sonna neuf heures. Il eut un tressaillement, il se tourna, prêta l'oreille; il lui semblait entendre passer sur les toits une panique soudaine, des bruits lointains d'explosions, des cris d'épouvante.

Paris, tout d'un coup, lui parut dans la stupeur de quelque grand crime. Et il se rappela alors de cet après-midi de juin, l'après-midi clair et triomphant du baptême, les cloches sonnant dans le soleil chaud, les quais emplis d'un écrasement de foule, toute cette gloire de l'empire à son apogée, sous laquelle il s'était senti un instant écrasé, au point de jalouser l'empereur. A cette heure, c'était sa revanche, un ciel sans lune, la ville terrifiée et muette, les quais vides, traversés d'un frisson qui effarait les becs de gaz, avec quelque chose de louche embusqué au fond de la nuit. Lui, respirant à longs soupirs, aimait ce Paris coupe-gorge, dans l'ombre effrayante duquel il ramassait la toute-puissance.

Dix jours plus tard, Rougon remplaça au ministère de l'Intérieur M. de Marsy, qui fut nommé président du Corps législatif.