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Son Excellence Eugène Rougon

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«Mes enfants, dit un soir le colonel, moi, je ne reviens pas de quinze jours… Il faut le bouder. Nous verrons s'il s'amusera tout seul.» Alors, Rougon, qui rêvait de fermer sa porte, fut très blessé de l'abandon où on le laissait. Le colonel avait tenu parole; d'autres l'imitaient; le salon était presque vide, il manquait toujours cinq ou six amis. Lorsqu'un d'eux reparaissait après une absence, et que le grand homme lui demandait s'il n'avait pas été malade, il répondait non d'un air surpris, et il ne donnait aucune explication. Un jeudi, il ne vint personne. Rougon passa la soirée seul, à se promener dans la vaste pièce, les mains derrière le dos, la tête basse. Il sentait pour la première fois la force du lien qui l'attachait à sa bande.

Des haussements d'épaules disaient son mépris, quand il songeait à la bêtise des Charbonnel, à la rage envieuse de Du Poizat, aux douceurs louches de Mme Correur.

Pourtant ces familiers, qu'il tenait en si médiocre estime, il avait le besoin de les voir, de régner sur eux; un besoin de maître jaloux, pleurant en secret les moindres infidélités. Même, au fond de son cœur, il était attendri par leur sottise, il aimait leurs vices. Ils semblaient à présent faire partie de son être, ou plutôt c'était lui qui se trouvait lentement absorbé; à ce point qu'il restait comme diminué les jours où ils s'écartaient de sa personne. Aussi, finit-il par leur écrire, lorsque leur absence se prolongeait. Il allait jusqu'à les voir chez eux, pour faire la paix, après les bouderies sérieuses. Maintenant, on vivait en continuelle querelle, rue Marbeuf avec cette fièvre de ruptures et de raccommodements des ménages dont l'amour s'aigrit.

Dans les derniers jours de décembre, il y eut une débandade particulièrement grave. Un soir, sans qu'on sût pourquoi, les mots amenant les mots, on s'était dévoré entre soi, à dents aiguës. Pendant près de trois semaines, on ne se revit pas. La vérité était que la bande commençait à désespérer. Les efforts les plus savants n'aboutissaient à aucun résultat appréciable. La situation ne semblait pas devoir changer de longtemps, la bande abandonnait le rêve de quelque catastrophe imprévue qui aurait rendu Rougon nécessaire. Elle avait attendu l'ouverture de la session du Corps législatif; mais la vérification des pouvoirs s'était faite sans amener autre chose qu'un refus de serment de deux députés républicains. A cette heure, M. Kahn lui-même, l'homme souple et profond du groupe, ne comptait plus voir tourner à leur profit la politique générale. Rougon, exaspéré, s'occupait de son affaire des Landes avec un redoublement de passion, comme pour cacher les tressaillements de sa face, qu'il ne parvenait plus à endormir.

«Je ne me sens pas bien, disait-il parfois. Vous voyez, mes mains tremblent… Mon médecin m'a ordonné de faire de l'exercice. Je suis toute la journée dehors.» En effet, il sortait beaucoup. On le rencontrait, les mains ballantes, la tête haute, distrait. Quand on l'arrêtait, il racontait des choses interminables. Un matin, comme il rentrait déjeuner, après une promenade du côté de Chaillot, il trouva une carte de visite à tranche dorée, sur laquelle s'étalait le nom de Gilquin, écrit à la main, en belle anglaise; la carte était très sale, toute marquée de doigts gras. Il sonna son domestique.

«La personne qui vous a remis cette carte n'a rien dit?» demanda-t-il.

Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire.

«C'est un monsieur en paletot vert. Il a l'air bien aimable, il m'a offert un cigare… Il a dit seulement qu'il était un de vos amis.» Et il se retirait, lorsqu'il se ravisa.

«Je crois qu'il y a quelque chose d'écrit derrière.» Rougon retourna la carte et lut ces mots au crayon:

«Impossible d'attendre. Je passerai dans la soirée. C'est très pressé, une drôle d'affaire.» Il eut un geste d'insouciance. Mais, après son déjeuner, la phrase: «C'est très pressé, une drôle d'affaire», lui revint à l'esprit, s'imposa, finit par l'impatienter. Quelle pouvait être cette affaire que Gilquin trouvait drôle? Depuis qu'il avait chargé l'ancien commis voyageur de besognes obscures et compliquées, il le voyait régulièrement une fois par semaine, le soir; jamais celui-ci ne s'était présenté le matin. Il s'agissait donc d'une chose extraordinaire. Rougon, à bout de suppositions, pris d'une impatience qu'il trouvait lui-même ridicule, se décida à sortir, à tenter de voir Gilquin avant la soirée.

«Quelque histoire d'ivrogne, pensait-il en descendant les Champs-Élysées. Enfin, je serai tranquille.» Il allait à pied, voulant suivre l'ordonnance de son médecin. La journée était superbe, un clair soleil de janvier dans un ciel blanc. Gilquin ne demeurait plus passage Guttin, aux Batignolles. Sa carte portait: rue Guisarde, faubourg Saint-Germain.

Rougon eut toutes les peines du monde à découvrir cette rue abominablement sale, située près de Saint-Sulpice. Il trouva, au fond d'une allée noire, une concierge couchée, qui lui cria de son lit, d'une voix cassée par la fièvre:

«M. Gilquin!.. Ah! je ne sais pas. Voyez au quatrième, tout en haut, la porte à gauche.» Au quatrième étage, le nom de Gilquin était écrit sur la porte, entouré d'arabesques représentant des cœurs enflammés percés de flèches. Mais il eut beau frapper, il n'entendit, derrière le bois, que le tic-tac d'un coucou et le miaulement d'une chatte, très doux dans le silence.

A l'avance, il se doutait qu'il faisait une course inutile; cela le soulagea pourtant d'être venu. Il redescendit, calmé, en se disant qu'il pouvait bien attendre le soir.

Puis, dehors, il ralentit le pas; il traversa le marché Saint-Germain, suivit la rue de Seine, sans but, un peu las déjà, décidé cependant à rentrer à pied. Et, comme il arrivait à la hauteur de la rue Jacob, il songea aux Charbonnel. Depuis dix jours, il ne les avait pas vus. Ils le boudaient. Alors, il résolut de monter un instant chez eux pour leur tendre la main. Cet après-midi, le temps était si tiède, qu'il se sentait tout attendri.

La chambre des Charbonnel, à l'hôtel du Périgord, donnait sur la cour, un puits sombre, d'où montait une odeur d'évier mal lavé. Elle était noire, grande, avec un mobilier d'acajou éclopé et des rideaux de damas rouge déteint. Lorsque Rougon entra, Mme Charbonnel pliait ses robes, quelle mettait au fond d'une grande malle, tandis que M. Charbonnel, suant, les bras raidis, ficelait une autre malle, plus petite.

«Eh bien, vous partez? demanda-t-il en souriant.

– Oh! oui, répondit Mme Charbonnel avec un profond soupir; cette fois, c'est bien fini.» Cependant, ils s'empressèrent, très flattés de le voir chez eux. Toutes les chaises étaient encombrées par des vêtements, des paquets de linge, des paniers dont les flancs crevaient. Il s'assit sur le bord du lit, en reprenant de son air bonhomme:

«Laissez donc! je suis très bien là… Continuez ce que vous faisiez, je ne veux pas vous déranger… C'est par le train de huit heures que vous partez?

– Oui, par le train de huit heures, dit M. Charbonnel. Ça nous fait encore six heures à passer dans ce Paris… Ah! nous nous en souviendrons longtemps, monsieur Rougon.» Et lui qui parlait peu d'ordinaire, lâcha des choses terribles, alla jusqu'à monter le poing à la fenêtre, en disant qu'il fallait venir dans une ville pareille, pour ne pas voir clair chez soi, à deux heures de l'après-midi. Ce jour sale tombant du puits étroit de la cour, c'était Paris. Mais, Dieu merci! il allait retrouver le soleil, dans son jardin de Plassans. Et il regardait autour de lui s'il n'oubliait rien. Le matin, il avait acheté un Indicateur des chemins de fer. Sur la cheminée, dans un papier taché de graisse, il montra un poulet qu'ils emportaient pour manger en route.

«Ma bonne, répétait-il, as-tu bien vidé tous les tiroirs?.. J'avais des pantoufles dans la table de nuit… Je crois que des papiers sont tombés derrière la commode…» Rougon, au bord du lit, regardait avec un serrement de cœur les préparatifs de ces vieilles gens, dont les mains tremblaient en faisant leurs paquets. Il sentait un muet reproche dans leur émotion. C'était lui qui les avait retenus à Paris; et cela aboutissait à un échec absolu, à une véritable fuite.

«Vous avez tort», murmura-t-il.

Mme Charbonnel eut un geste de supplication, comme pour le faire taire. Elle dit vivement:

«Écoutez, monsieur Rougon, ne nous promettez rien. Notre malheur recommencerait… Quand je pense que depuis deux ans et demi nous vivons ici! Deux ans et demi, mon Dieu, au fond de ce trou!.. Je garderai pour le restant de mes jours des douleurs dans la jambe gauche; c'est moi qui couchais du côté de la ruelle, et le mur, là, derrière vous, pisse l'eau… Non, je ne puis pas tout vous dire. Ça serait trop long. Nous avons mangé un argent fou. Tenez, hier, j'ai dû acheter cette malle pour emporter ce que nous avons usé à Paris, des vêtements mal cousus qu'on nous a vendus les yeux de la tête, du linge qui me revenait en loques de la blanchisseuse…Ah! ce sont vos blanchisseuses que je ne regretterai pas, par exemple! Elles brûlent tout avec leurs acides.» Et elle jeta un tas de chiffons dans la malle, en criant: «Non, non, nous partons. Voyez-vous, une heure de plus, et j'en mourrais.» Mais Rougon, avec entêtement, reparla de leur affaire. Ils avaient donc appris de bien mauvaises nouvelles? Alors, les Charbonnel, presque en pleurant, lui contèrent que l'héritage de leur petit-cousin Chevassu allait décidément leur échapper. Le Conseil d'État était sur le point d'autoriser les sœurs de la Sainte-Famille à accepter le legs de cinq cent mille francs. Et ce qui avait achevé de leur ôter tout espoir, c'était qu'on leur avait appris la présence de monseigneur Rochart à Paris, où il venait une seconde fois pour enlever l'affaire.

Tout d'un coup, M. Charbonnel, pris d'un brusque emportement, cessa de s'acharner sur la petite malle et se tordit les bras, en répétant d'une voix brisée:

 

«Cinq cent mille francs! Cinq cent mille francs!» Le cœur manqua à tous deux. Ils s'assirent, le mari sur la malle, la femme sur un paquet de linge, au milieu du bouleversement de la pièce. Et, avec des paroles longues et molles, ils se plaignirent; quand l'un se taisait, l'autre recommençait. Ils rappelaient leur tendresse pour le petit-cousin Chevassu. Comme Ils l'avaient aimé! La vérité était qu'ils ne le voyaient plus depuis dix-sept ans, lorsqu'ils avaient appris sa mort.

Mais, en ce moment, ils s'attendrissaient de très bonne foi, ils croyaient l'avoir entouré de toutes sortes d'attentions pendant sa maladie. Puis, ils accusèrent les sœurs de la Sainte-Famille de manœuvres honteuses; elles avaient capté la confiance de leur parent, écartant de lui ses amis, exerçant une pression de toutes les heures sur sa volonté affaiblie de malade. Mme Charbonnel, qui était pourtant dévote, alla jusqu'à conter une histoire abominable, par laquelle leur petit-cousin Chevassu serait mort de peur, après avoir écrit son testament sous la dictée d'un prêtre, qui lui avait montré le diable, au pied de son lit. Quant à l'évêque de Faverolles, Mgr Rochart, il faisait là un vilain métier, en dépouillant de leur bien de braves gens, connus de tout Plassans pour l'honnêteté avec laquelle ils s'étaient amassé une petite aisance, dans les huiles.

«Mais tout n'est peut-être pas perdu, dit Rougon qui les voyait faiblir. Mgr Rochart n'est pas le Bon Dieu… Je n'ai pu m'occuper de vous. J'ai tant d'affaires! Laissez-moi voir où en sont les choses. Je ne veux pas qu'on vous mange.» Les Charbonnel se regardèrent avec un léger haussement d'épaules. Le mari murmura:

«Ce n'est pas la peine, monsieur Rougon.» Et comme Rougon insistait, en jurant qu'il allait faire tous ses efforts, qu'il n'entendait pas les voir partir ainsi:

«Ce n'est pas la peine, bien sûr, répéta la femme.

Vous vous donneriez du mal pour rien… Nous avons causé de vous avec notre avocat.. Il s'est mis à rire, il nous a dit que vous n'étiez pas de force en ce moment contre Mgr Rochart.

– Quand on n'est pas de force, que voulez-vous? dit à son tour M. Charbonnel. Il vaut mieux céder.» Rougon avait baissé la tête. Les phrases de ces vieilles gens l'atteignaient comme des soufflets. Jamais il n'avait souffert plus cruellement de son impuissance.

Cependant, Mme Charbonnel continuait:

«Nous allons retourner à Plassans. C'est beaucoup plus sage… Oh! nous ne nous quittons pas fâchés, monsieur Rougon. Quand nous verrons là-bas Mme Félicité votre mère, nous lui dirons que vous vous êtes mis en quatre pour nous. Et si d'autres nous questionnent, n'ayez pas peur, ce n'est jamais nous qui vous nuirons.

On n'est point tenu de faire plus qu'on ne peut, n'est-ce pas?» C'était le comble. Il s'imaginait les Charbonnel débarquant au fond de sa province. Dès le soir, toute la petite ville clabaudait. C'était pour lui un échec personnel, une défaite dont il mettrait des années à se relever.

«Restez! cria-t-il, je veux que vous restiez!.. Nous verrons si Mgr Rochart m'avale d'une bouchée!» Il riait d'un rire inquiétant, qui effraya les Charbonnel. Pourtant ils résistaient toujours. Enfin, ils consentirent à demeurer quelque temps encore à Paris, huit jours, pas plus. Le mari dénouait laborieusement les cordes dont il avait ficelé la petite malle; la femme, bien qu'il fût à peine trois heures, venait d'allumer une bougie, pour replacer le linge et les vêtements dans les tiroirs. Quand il les quitta, Rougon leur serra affectueusement la main, en renouvelant ses promesses.

Dans la rue, au bout de dix pas, il se repentit. Pourquoi avait-il retenu ces Charbonnel, qui s'entêtaient à vouloir partir? C'était une excellente occasion pour se débarrasser d'eux. Maintenant, il se trouvait plus que jamais engagé à leur faire gagner leur procès. Et il était surtout irrité contre lui-même, en s'avouant les motifs de vanité auxquels il avait obéi. Cela lui semblait indigne de sa force. Enfin, il avait promis, il aviserait. Il descendit la rue Bonaparte, suivit le quai et traversa le pont des Saints-Pères.

Le temps restait doux. Sur la rivière, cependant, un vent très vif soufflait. Il se trouvait au milieu du pont, boutonnant son paletot, lorsqu'il aperçut devant lui une grosse dame chargée de fourrures, qui lui barrait le trottoir. A la voix, il reconnut Mme Correur.

«Ah! c'est vous, disait-elle d'un air dolent. Il faut que je vous rencontre pour consentir à vous serrer la main… Je ne serais pas allée chez vous de huit jours. Non, vous n'êtes pas assez obligeant.» Et elle lui reprocha de n'avoir pas fait une démarche qu'elle lui demandait depuis des mois. Il s'agissait toujours de cette demoiselle Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis, que son séducteur, un officier, consentait à épouser, si quelque âme honnête voulait bien avancer la dot réglementaire. D'ailleurs, toutes ces dames la persécutaient; Mme veuve Leturc attendait son bureau de tabac; les autres, Mme Chardon, Mme Testanière, Mme Jalaguier, venaient tous les jours pleurer misère chez elle et lui rappeler les engagements qu'elle avait cru pouvoir prendre.

«Moi, je comptais sur vous, dit-elle, en terminant.

Oh! vous m'avez laissée dans un joli pétrin!.. Tenez, de ce pas, je vais au ministère de l'Instruction publique, pour la bourse du petit Jalaguier. Vous me l'aviez promise, cette bourse.»

Elle soupira, elle murmura encore:

«Enfin, nous sommes bien forcés de trotter, puisque vous refusez d'être notre Bon Dieu à tous.» Rougon, que le vent incommodait, gonflait le dos en regardant, au bas du pont, le port Saint-Nicolas, qui mettait là un coin de ville marchande. Tout en écoutant Mme Correur, il s'intéressait à une péniche chargée de pains de sucre; des hommes la déchargeaient, en faisant glisser les pains le long d'une rigole formée de deux planches. Trois cents personnes, du haut des quais, suivaient cette manœuvre.

«Je ne suis rien, je ne peux rien, répondit-il. Vous avez tort de me garder rancune.» Mais elle reprit d'un ton superbe:

«Laissez donc; je vous connais, moi! Quand vous voudrez, vous serez tout… Ne faites pas le finaud, Eugène!» Il ne put retenir un sourire. La familiarité de Mme Mélanie, comme il la nommait autrefois, réveillait en lui le souvenir de l'hôtel Vaneau, lorsqu'il n'avait pas de bottes aux pieds et qu'il conquérait la France. Il oublia les reproches qu'il venait de s'adresser, en sortant de chez les Charbonnel.

«Voyons, dit-il d'un air bon enfant, qu'avez-vous à me conter?.. Mais, je vous en prie, ne restons pas en place. On gèle ici. Puisque vous allez rue de Grenelle, je vous accompagne jusqu'au bout du pont.» Alors, il retourna sur ses pas, marchant à côté de Mme Correur, sans lui donner le bras. Celle-ci, longuement, disait ses chagrins.

«Les autres, après tout, je m'en moque! Ces dames attendront… Je ne vous tourmenterais pas, je serais gaie comme autrefois, vous vous rappelez, si je n'avais moi-même de gros ennuis. Que voulez-vous! on finit par s'aigrir… Mon Dieu! il s'agit toujours de mon frère.

Ce pauvre Martineau! sa femme l'a rendu complètement fou. Il n'a plus d'entrailles.» Et elle entra dans de minutieux détails sur une nouvelle tentative de raccommodement qu'elle avait faite, la semaine précédente. Pour connaître au juste les dispositions de son frère à son égard, elle s'était avisée d'envoyer là-bas, à Coulonges, une de ses amies, cette demoiselle Herminie Billecoq, dont elle mûrissait le mariage depuis deux ans.

«Son voyage m'a coûté cent dix-sept francs, continua-t-elle. Eh bien, savez-vous comment on l'a reçue? Mme Martineau s'est jetée entre elle et mon frère, furieuse, l'écume à la bouche, en criant que si j'envoyais des gourgandines, elle les ferait arrêter par les gendarmes… Ma bonne Herminie était encore si tremblante, quand je suis allée la chercher à la gare Montparnasse, que nous avons dû entrer dans un café pour prendre quelque chose.» Ils étaient arrivés au bout du pont. Les passants les coudoyaient. Rougon tâchait de la consoler, cherchait de bonnes paroles.

«Cela est bien fâcheux. Mais votre frère reviendra à vous, vous verrez. Le temps arrange tout.» Puis, comme elle le tenait là, au coin du trottoir, dans le vacarme des voitures qui tournaient, il se remit à marcher, il revint sur le pont, à petits pas. Elle le suivait, elle répétait:

«Le jour où Martineau mourra, elle est capable de tout brûler, s'il laisse un testament… Le pauvre cher homme n'a plus que les os et la peau, Herminie lui a trouvé une bien mauvaise mine… Enfin, je suis très tourmentée.

– On ne peut rien faire, il faut attendre», dit Rougon avec un geste vague.

Elle s'arrêta de nouveau au milieu du pont, et baissant la voix:

«Herminie m'a appris une singulière chose. Il paraît que Martineau s'est fourré dans la politique maintenant. Il est républicain. Aux dernières élections, il avait bouleversé le pays… Ça m'a porté un coup. Hein? on pourrait l'inquiéter?» Il y eut un silence. Elle le regardait fixement. Lui, suivit des yeux un landau qui passait, comme s'il avait voulu éviter son regard. Il reprit, d'un air innocent:

«Tranquillisez-vous. Vous avez des amis, n'est-ce pas? Eh bien, comptez sur eux.

– Je ne compte que sur vous, Eugène», dit-elle tendrement, très bas.

Alors, il sembla touché. Il la regarda à son tour en face, et il la trouva attendrissante, avec son cou gras, son masque plâtré de belle femme qui ne voulait pas vieillir. Elle était toute sa jeunesse.

«Oui, comptez sur moi, répondit-il en lui serrant les mains. Vous savez bien que j'épouse toutes vos querelles.» Il la reconduisit encore jusqu'au quai Voltaire. Quand elle l'eut quitté, il traversa enfin le pont, ralentissant sa marche, s'intéressant de nouveau aux pains de sucre qu'on déchargeait sur le port Saint-Nicolas. Il s'accouda même un instant au parapet. Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l'eau verte dont le flot continu entrait sous les arches, les badauds, les maisons, tout se brouilla bientôt, se noya au fond d'une rêverie invincible. Il songeait à des choses confuses, il descendait avec Mme Correur dans des profondeurs noires. Et il n'avait plus de regrets; son rêve était de devenir très grand, très puissant, afin de satisfaire ceux qui l'entouraient, au-delà du naturel et du possible.

Un frisson le tira de son immobilité. Il grelottait. La nuit tombait, les souffles de la rivière soulevaient sur les quais de petites poussières blanches. Comme il suivait le quai des Tuileries, il se sentit très las. Le courage lui manqua tout d'un coup pour rentrer à pied. Mais il ne passait que des fiacres pleins, et il allait renoncer à trouver une voiture, lorsqu'il vit un cocher arrêter son cheval en face de lui. Une tête sortait de la portière.

C'était M. Kahn qui criait: «J'allais chez vous. Montez donc! Je vous reconduirai, et nous pourrons causer.» Rougon monta. Il était à peine assis, que l'ancien député éclata en paroles violentes, dans les cahots du fiacre, dont le cheval avait repris son trot endormi.

«Ah! mon ami, on vient de me proposer une chose… Jamais vous ne devineriez. J'étouffe.» Et baissant la glace d'une portière:

«Vous permettez, n'est-ce pas?» Rougon s'enfonça dans un coin, regardant, par la glace ouverte, filer la muraille grise du jardin des Tuileries. M. Kahn, très rouge, continuait, avec des gestes saccadés:

«Vous le savez, j'ai suivi vos conseils… Depuis deux ans, je lutte opiniâtrement. J'ai vu l'empereur trois fois, j'en suis à mon quatrième mémoire sur la question. Si je n'ai pas obtenu la concession de mon chemin de fer, j'ai toujours empêché que Marsy ne la fasse donner à la Compagnie de l'Ouest… Enfin, j'ai manœuvré de façon à attendre que nous fussions les plus forts, comme vous m'aviez dit.».

Il se tut un instant, sa voix se perdant dans le tapage abominable d'une charrette chargée de fer qui longeait le quai. Puis, quand le fiacre eut dépassé la charrette:

«Eh bien, tout à l'heure, dans mon cabinet, un monsieur que je ne connais pas, un gros entrepreneur, paraît-il, est venu tranquillement m'offrir, au nom de Marsy et du directeur de la Compagnie de l'Ouest, de me faire accorder la concession, si je voulais bien compter à ces messieurs un million en actions… Qu'en dites-vous?

– C'est un peu cher», murmura Rougon en souriant.

Monsieur Kahn hochait la tête, les bras croisés.

«Non, vous ne vous faites pas une idée de l'aplomb de ces gens-là!.. Il faudrait vous raconter ma conversation tout entière avec l'entrepreneur. Marsy, moyennant le million, s'engage à m'appuyer et à faire aboutir ma demande dans un délai d'un mois. C'est sa part qu'il réclame, rien de plus… Et comme je parlais de l'empereur, notre homme s'est mis à rire. Il m'a dit en propres termes que j'étais fichu si j'avais l'empereur pour moi.» Le fiacre débouchait sur la place de la Concorde.

 

Rougon sortit de son coin, comme réchauffé, le sang aux joues.

«Et vous avez flanqué ce monsieur à la porte?» demanda-t-il.

L'ancien député, l'air très surpris, le regarda un instant sans répondre. Sa colère était brusquement tombée. Il s'enfonça à son tour dans un coin de la voiture, s'abandonnant mollement aux cahots, murmurant:

«Ah! non, on ne flanque pas les gens à la porte comme ça, sans réfléchir… Je voulais avoir votre avis, d'ailleurs. Moi, je l'avoue, j'ai envie d'accepter.

– Jamais, Kahn! cria Rougon furieux. Jamais!» Et ils discutèrent. M. Kahn donnait des chiffres; sans doute un pot-de-vin d'un million était énorme; mais il prouvait qu'on boucherait aisément ce trou, à l'aide de certaines opérations. Rougon n'écoutait pas, refusait d'entendre, de la main. Lui, se moquait de l'argent. Il ne voulait pas que Marsy empochât un million, parce que laisser donner ce million, c'était avouer son impuissance, se reconnaître vaincu, estimer l'influence de son rival à un prix exorbitant, qui la grandissait encore en face de la sienne.

«Vous voyez bien qu'il se fatigue, dit-il. Il met les pouces… Attendez encore. Nous aurons la concession pour rien.» Et il ajouta d'un ton presque menaçant:

«Nous nous fâcherions, je vous en préviens. Je ne peux pas admettre qu'un de mes amis soit rançonné de cette façon.» Il se fit un silence. Le fiacre montait les Champs-Elysées. Les deux hommes, songeurs, semblaient compter attentivement les arbres, dans les contre allées. Ce fut M. Kahn qui reprit le premier, à demi-voix; «Écoutez, moi, je ne demanderais pas mieux, je voudrais rester avec vous; mais avouez que depuis bientôt deux ans…» Il n'acheva pas, il tourna autrement sa phrase.

«Enfin, ce n'est pas votre faute, vous avez les mains liées en ce moment… Donnons le million, croyez-moi.

– Jamais! répéta Rougon avec force. Dans quinze jours, vous aurez votre concession, entendez-vous!» Le fiacre venait de s'arrêter devant le petit hôtel de la rue Marbeuf. Alors, sans descendre, la portière fermée, ils causèrent là encore un instant, comme s'ils s'étaient trouvés dans leur cabinet, très à l'aise. Rougon avait le soir à dîner M. Bouchard et le colonel Jobelin, et il voulait retenir M. Kahn, qui refusait, à son grand regret, étant déjà invité ailleurs. Maintenant, le grand homme se passionnait pour l'affaire de la concession. Quand il fut enfin descendu du fiacre, il referma amicalement la portière, en échangeant un dernier signe de tête avec l'ancien député.

«A demain jeudi, n'est-ce pas?» cria celui-ci, qui allongea le cou, pendant que la voiture l'emportait.

Rougon rentra avec une légère fièvre. Il ne put même lire les journaux du soir. Bien qu'il fût à peine cinq heures, il passa au salon où il attendit ses invités, en se promenant de long en large. Le premier soleil de l'année, ce pâle soleil de janvier, lui avait donné un commencement de migraine. Il gardait de son après-midi une sensation très vive. Toute la bande était là, les amis qu'il subissait, ceux dont il avait peur, ceux pour lesquels il éprouvait une véritable affection, le poussant, l'acculant à un dénouement immédiat. Et cela ne lui déplaisait pas; il donnait raison à leur impatience, il sentait monter en lui une colère faite de leurs colères.

C'était comme si, peu à peu, on eût rétréci l'espace devant ses pas. L'heure venait où il lui faudrait faire quelque saut formidable.

Brusquement, il songea à Gilquin, qu'il avait complètement oublié. Il sonna pour demander si «le monsieur au paletot vert» était revenu, pendant son absence. Le domestique n'avait vu personne. Alors, il donna l'ordre, s'il se présentait le soir, de l'introduire dans son cabinet.

«Et vous me préviendrez tout de suite, ajouta-t-il, même si nous sommes à table.» Puis, sa curiosité réveillée, il alla chercher la carte de Gilquin. Il relut à plusieurs reprises: «C'est pressé, une drôle d'affaire», sans en apprendre davantage. Quand M. Bouchard et le colonel arrivèrent, il glissa la carte dans sa poche, troublé, irrité par cette phrase, qui se plantait de nouveau dans sa cervelle.

Le dîner fut très simple. M. Bouchard était garçon depuis deux jours, sa femme ayant dû partir auprès d'une tante malade, dont elle parlait d'ailleurs pour la première fois. Quant au colonel, qui trouvait toujours son couvert mis chez Rougon, il avait amené ce soir-là son fils Auguste, alors en congé. Mme Rougon fit les honneurs de la table, avec sa bonne grâce silencieuse.

Le service s'opérait sous ses yeux, lentement, minutieusement, sans qu'on entendît le moindre bruit de vaisselle. On causa des études dans les lycées. Le chef de bureau cita des vers d'Horace, rappela les prix qu'il avait remportés aux concours généraux, vers 1813. Le colonel aurait voulu une discipline plus militaire; et il dit pourquoi Auguste s'était fait refuser au baccalauréat, en novembre: l'enfant avait une intelligence si vive, qu'il allait toujours au-delà des questions des professeurs, ce qui mécontentait ces messieurs. Pendant que son père expliquait ainsi son échec, Auguste mangeait un blanc de volaille, avec un sourire en dessous de cancre réjoui.

Au dessert, un coup de sonnette, dans le vestibule, parut émotionner Rougon, jusque-là distrait. Il crut que c'était Gilquin, il leva vivement les yeux vers la porte, pliant déjà machinalement sa serviette, en attendant d'être prévenu. Mais ce fut Du Poizat qui entra.

L'ancien sous-préfet s'assit à deux pas de la table, en familier de la maison. Il venait souvent le soir de bonne heure, tout de suite après son repas, qu'il prenait dans une petite pension du faubourg Saint-Honoré.

«Je suis éreinté, murmura-t-il sans donner aucun détail sur ses besognes compliquées de l'après-midi. Je serais allé me coucher, si je n'avais eu l'idée de venir jeter un coup d'œil sur les journaux… Ils sont dans votre cabinet, n'est-ce pas, Rougon?» Il resta là pourtant, il accepta une poire avec deux doigts de vin. La conversation s'était mise sur la cherté des vivres; tout, depuis vingt ans, se trouvait doublé; M. Bouchard se souvenait d'avoir vu les pigeons à quinze sous la paire, dans sa jeunesse. Cependant, dès que le café et les liqueurs furent servis, Mme Rougon se retira discrètement. On retourna au salon sans elle; on était comme en famille. Le colonel et le chef de bureau apportèrent eux-mêmes la table de jeu devant la cheminée; et ils battirent les cartes, absorbés, perdus déjà dans de profondes combinaisons. Auguste, sur un guéridon, feuilletait la collection d'un journal illustré. Du Poizat avait disparu.

«Voyez donc ce jeu, dit brusquement le colonel. Il est extraordinaire, hein?» Rougon s'approcha, hocha la tête. Puis, comme il revenait s'asseoir dans le silence, prenant les pincettes pour relever les bûches, le domestique, qui était entré doucement, vint lui dire à l'oreille:

«Le monsieur de ce matin est là.» Il tressaillit. Il n'avait pas entendu le coup de sonnette. Dans son cabinet, il trouva Gilquin debout, un rotin sous le bras, examinant avec des clignements d'yeux d'artiste une mauvaise gravure représentant Napoléon à Sainte-Hélène. Il restait boutonné jusqu'au menton, au fond de son grand paletot vert, la tête couverte d'un chapeau de soie noir presque neuf, fortement incliné sur l'oreille.

«Eh bien?» demanda vivement Rougon.

Mais Gilquin ne se pressait pas. Il branla la tête, il dit en regardant la gravure: