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Son Excellence Eugène Rougon

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«Bah! des châteaux en Espagne!.. Voyez-vous, décidément, je ne suis pas fait pour la politique.» Et il reprit son rêve caressé d'être un grand propriétaire, avec des troupeaux de bêtes sur lesquels il régnerait. Mais, dans les Landes, son ambition grandissait; il devenait le roi conquérant d'une terre nouvelle; il avait un peuple. Ce furent des détails interminables. Depuis quinze jours, sans rien dire, il lisait des ouvrages spéciaux. Il desséchait des marais, combattait avec des machines puissantes l'empierrement du sol, arrêtait la marche des dunes par des plantations de pins, dotait la France d'un coin de fertilité miraculeux. Toute son activité endormie, toute sa force de géant inoccupé, se réveillaient dans cette création; ses poings serrés semblaient déjà fendre les cailloux rebelles; ses bras retournaient le sol d'un seul effort; ses épaules portaient des maisons toutes bâties, qu'il plantait à sa guise au bord d'une rivière, dont il creusait le lit d'un seul coup de pied. Rien de plus aisé que tout cela. Il trouverait là de l'ouvrage tant qu'il voudrait. L'empereur l'aimait sans doute assez encore pour lui donner un département à arranger. Debout, une flamme aux joues, grandi par le redressement brusque de ses gros membres, il éclata d'un rire superbe.

«Hein! c'est une idée! dit-il. Je laisse mon nom à la ville, je fonde un petit empire, moi aussi!» Clorinde crut à quelque caprice, à une imagination née du profond ennui dans lequel il se débattait. Mais, les jours suivants, il lui reparla de son projet, avec plus d'enthousiasme encore. A chaque visite, elle le trouvait perdu au milieu de cartes étalées sur le bureau, sur les sièges, sur le tapis. Un après-midi, elle ne put le voir, il était en conférence avec deux ingénieurs. Alors, elle commença à éprouver une peur véritable. Allait-il donc la planter là, pour bâtir sa ville, au fond d'un désert?

N'était-ce pas plutôt quelque nouvelle combinaison qu'il mettait en œuvre? Elle renonça à la vérité vraie, elle crut prudent de jeter l'alarme dans la bande.

Ce fut une consternation. Du Poizat s'emporta; depuis plus d'un an, il battait le pavé; à son dernier voyage en Vendée, son père avait sorti un pistolet d'un tiroir, quand il s'était risqué à lui demander dix mille francs, pour monter une affaire superbe; et, maintenant, il recommençait à crever la faim comme en 48.

M. Kahn se montra tout aussi furieux: ses hauts fourneaux de Bressuire étaient menacés d'une faillite prochaine, il se sentait perdu, s'il n'obtenait pas avant six mois la concession de son chemin de fer. Les autres, M. Béjuin, le colonel, les Bouchard, les Charbonnel, se répandirent également en doléances. Ça ne pouvait pas finir ainsi. Rougon, véritablement, n'était pas raisonnable. On lui parlerait.

Cependant, quinze jours s'écoulèrent. Clorinde, très écoutée de toute la bande, avait décidé qu'il serait mauvais d'attaquer le grand homme en face. On attendait une occasion. Un dimanche soir, vers le milieu d'octobre, comme les amis se trouvaient réunis au complet dans le salon de la rue Marbeuf, Rougon dit en souriant:

«Vous ne savez pas ce que j'ai reçu aujourd'hui?» Et il prit derrière la pendule une carte rose, qu'il montra.

«Une invitation à Compiègne.» A ce moment, le valet de chambre ouvrit discrètement la porte. L'homme que monsieur attendait était là. Rougon s'excusa et sortit. Clorinde s'était levée, écoutant. Puis, dans le silence, elle dit avec énergie:

«Il faut qu'il aille à Compiègne!» Les amis, prudemment, regardèrent autour d'eux; mais ils étaient bien seuls, Mme Rougon avait disparu depuis quelques minutes. Alors, à demi-voix, tout en guettant les portes, ils parlèrent librement. Les dames faisaient un cercle devant la cheminée, où un gros tison se consumait en braise; M. Bouchard et le colonel jouaient leur éternel piquet: tandis que les hommes avaient roulé leurs fauteuils, dans un coin, pour s'isoler. Clorinde, debout au milieu de la pièce, la tête penchée, réfléchissait profondément.

«Il attendait donc quelqu'un? demanda Du Poizat.

Qui ça peut-il être?» Les autres haussèrent les épaules, voulant dire qu'ils ne savaient pas.

«Encore pour sa grande bête d'affaire peut-être! continua-t-il. Moi je suis à bout. Un de ces soirs, vous verrez, je lui flanquerai à la figure tout ce que je pense.

– Chut!» dit Kahn, en posant un doigt sur ses lèvres.

L'ancien sous-préfet avait haussé la voix d'une façon inquiétante. Tous prêtèrent un moment l'oreille. Puis, ce fut M. Kahn lui-même qui recommença, très bas:

«Sans doute, il a pris des engagements envers nous.

– Dites qu'il a contracté une dette, ajouta le colonel, en posant ses cartes.

– Oui, oui, une dette, c'est le mot, déclara M. Bouchard. Nous ne le lui avons pas mâché, le dernier jour au Conseil d'État.» Et les autres appuyaient vivement de la tête. Il y eut une lamentation générale. Rougon les avait tous ruinés.

M. Bouchard ajoutait que, sans sa fidélité au malheur, il serait chef de bureau depuis longtemps. A entendre le colonel, on était venu lui offrir la croix de commandeur et une situation pour son fils Auguste, de la part du comte de Marsy; mais il avait refusé, par amitié pour Rougon. Le père et la mère de M. d'Escorailles, disait la jolie Mme Bouchard, se trouvaient très froissés de voir leur fils rester auditeur, quand ils attendaient depuis six mois déjà sa nomination de maître des requêtes. Et même ceux qui ne disaient rien, Delestang, M. Béjuin, Mme Correur, les Charbonnel, pinçaient les lèvres, levaient les yeux au ciel, d'un air de martyrs auxquels la patience commence à manquer.

«Enfin, nous sommes volés, reprit Du Poizat. Mais il ne partira pas, je vous en réponds! Est-ce qu'il y a du bon sens à aller se battre avec des cailloux, dans je ne sais quel trou perdu, lorsqu'on a des intérêts si graves à Paris?.. Voulez-vous que je lui parle, moi?» Clorinde sortait de sa rêverie. Elle lui imposa silence d'un geste; puis, quand elle eut entrouvert la porte pour voir si personne n'était là, elle répéta:

«Entendez-vous, il faut qu'il aille à Compiègne!» Et, comme toutes les faces se tendaient vers elle, d'un nouveau geste elle arrêta les questions.

«Chut! pas ici!» Pourtant, elle dit encore que son mari et elle étaient aussi invités à Compiègne; et elle laissa échapper les noms de M. de Marsy et de Mme de Llorentz, sans vouloir s'expliquer davantage. On pousserait le grand homme au pouvoir malgré lui, on le compromettrait, s'il le fallait. M. Beulin-d'orchère et toute la magistrature l'appuyaient sourdement. L'empereur, avouait M. La Rouquette, au milieu de la haine de son entourage contre Rougon, gardait un silence absolu; dès qu'on le nommait en sa présence, il devenait grave, l'œil voilé, la bouche noyée dans l'ombre des moustaches.

«Il ne s'agit pas de nous, finit par déclarer M. Kahn.

Si nous réussissons, le pays nous devra des remerciements.» Alors, tout haut, on continua, en faisant un grand éloge du maître de la maison. Dans la pièce voisine, un bruit de voix venait de s'élever. Du Poizat, mordu par la curiosité, poussa la porte comme s'il allait sortir puis la referma assez lentement pour apercevoir l'homme qui se trouvait avec Rougon. C'était Gilquin, en gros paletot, presque propre, tenant à la main une forte canne à pomme de cuivre. Il disait, sans baisser la voix, avec une familiarité exagérée:

«Tu sais, n'envoie plus maintenant rue Virginie, à Grenelle. J'ai eu des histoires; je reste au fond des Batignolles, passage Guttin… Enfin, tu peux compter sur moi. A bientôt.» Et il donna une poignée de main à Rougon. Quand celui-ci rentra dans le salon, il s'excusa, en regardant Du Poizat fixement.

«Un brave garçon que vous connaissez, n'est-ce pas, Du Poizat?.. Il va me racoler des colons pour mon nouveau monde, là-bas, au fond des Landes… A propos, je vous emmène tous; vous pouvez faire vos paquets.

Kahn sera mon premier ministre. Delestang et sa femme auront le portefeuille des affaires étrangères.

Béjuin se chargera des postes. Et je n'oublie pas les dames, Mme Bouchard, qui tiendra le sceptre de la beauté, et Mme Charbonnel, à laquelle je confierai les clefs de nos greniers.» Il plaisantait, tandis que les amis, mal à l'aise, se demandaient s'il ne les avait pas entendus, par quelque fente du mur. Lorsqu'il décora le colonel de tous ses ordres, celui-ci faillit se fâcher. Cependant, Clorinde regardait l'invitation à Compiègne, qu'elle avait prise sur la cheminée.

«Est-ce que vous irez? dit-elle négligemment.

– Mais sans doute, répondit Rougon étonné. Je compte bien profiter de l'occasion pour me faire donner mon département par l'empereur.» Dix heures sonnaient. Mme Rougon reparut et servit le thé.

VII

Vers sept heures, le soir de son arrivée à Compiègne, Clorinde causait avec M. de Plouguern, près d'une fenêtre de la galerie des Cartes. On attendait l'empereur et l'impératrice pour passer dans la salle à manger. La seconde série d'invités de la saison se trouvait au château depuis trois heures à peine; et, tout le monde n'étant pas encore descendu, la jeune femme s'occupait à juger d'un mot chaque personne qui entrait. Les dames, décolletées, avec des fleurs dans les cheveux, souriaient dès le seuil d'un air doux; les hommes restaient graves, en cravate blanche et en culotte courte, le mollet tendu sous le bas de soie.

«Ah! voici le chevalier, murmura Clorinde. Il est très bien, lui… Mais vois donc, parrain, M. Beulin d'Orchère, si l'on ne dirait pas qu'il va aboyer; et quelles jambes, bon Dieu!»

M. de Plouguern ricanait, heureux de ces médisances. Le chevalier Rusconi vint saluer Clorinde, avec sa galanterie langoureuse de bel Italien; puis, il fit le tour des dames en se balançant, dans une suite de révérences rythmées, du plus tendre effet. A quelques pas, Delestang, très sérieux, regardait les immenses cartes de la forêt de Compiègne, qui couvraient les murs de la galerie.

 

«Dans quel wagon es-tu donc monté? reprit Clorinde. Je t'ai cherché pour faire le voyage avec toi. Imagine-toi que je me suis fourrée avec un tas d'hommes…» Mais elle s'interrompit, étouffant un rire entre ses doigts.

«M. La Rouquette a l'air en sucre.

– Oui, un déjeuner de pensionnaire», dit méchamment le sénateur.

A ce moment, il y eut à la porte un grand froissement d'étoffes; le battant s'ouvrit très large, et une entra, vêtue d'une robe si chargée de nœuds, de fleurs et de dentelles, qu'elle dut presser la jupe à deux mains pour pouvoir passer. C'était Mme de Combelot, la belle sœur de Clorinde. Celle-ci la dévisagea, en murmurant:

«S'il est permis!» Et comme M. de Plouguern la regardait elle-même, dans sa robe de tarlatane toute simple, passée sur un dessous de faille rose mal taillé, elle continua, d'un ton de parfaite insouciance:

«Oh! moi, la toilette, tu sais, parrain! On me prend telle que je suis.» Cependant, Delestang s'était décidé à quitter les cartes, pour aller au-devant de sa sœur, qu'il amena à sa femme. Elles ne s'aimaient guère toutes deux. Elles échangèrent un compliment aigre-doux. Et Mme de Combelot s'éloigna, traînant une queue de satin, pareille à un coin de parterre, au milieu des hommes muets, qui reculaient discrètement de deux ou trois pas, devant le flot débordant de ses volants de dentelle.

Clorinde, dès qu'elle fut de nouveau seule avec M. de Plouguern, plaisanta, en faisant allusion à la grande passion que la dame éprouvait pour l'empereur. Puis, comme le sénateur racontait la belle résistance de ce dernier:

«Il n'a pas beaucoup de mérite, elle est si maigre! J'ai entendu des hommes la trouver jolie, je ne sais pas pourquoi. Elle a une figure de rien du tout.»

Tout en causant, elle continuait à surveiller la porte, préoccupée.

«Ah! cette fois, dit-elle, ça doit être M. Rougon.» Mais elle reprit aussitôt, avec une courte flamme dans les yeux:

«Tiens! non, c'est M. de Marsy.» Le ministre, très correct dans son habit noir et sa culotte courte, s'avança en souriant vers Mme de Combelot; et, pendant qu'il la complimentait, il regardait les invités, les yeux vagues et voilés, comme s'il n'eût reconnu personne. Alors, à mesure qu'on le salua, il inclina la tête, avec une grande amabilité. Plusieurs hommes s'approchèrent. Bientôt il devint le centre d'un groupe. Sa figure pâle, fine et méchante, dominait les épaules qui moutonnaient autour de lui.

«A propos, reprit Clorinde en poussant M. de Plouguern au fond de l'embrasure, j'ai compté sur toi pour me donner des détails… Que sais-tu au sujet des fameuses lettres de Mme de Llorentz?

– Mais ce que tout le monde sait», répondit-il.

Et il parla des trois lettres, écrites, disait-on, par le comte de Marsy à Mme de Llorentz, il y avait près de cinq ans, un peu avant le mariage de l'empereur. Cette dame, qui venait de perdre son mari, un général d'origine espagnole, se trouvait alors à Madrid, où elle réglait des affaires d'intérêt. C'était le beau temps de leur liaison. Le comte, pour l'égayer, cédant aussi à son esprit de vaudevilliste, lui avait envoyé des détails extrêmement piquants sur certaines personnes augustes, dans l'intimité desquelles il vivait. Et l'on racontait que, depuis ce temps, Mme de Llorentz, belle femme extrêmement jalouse, gardait ces lettres, qu'elle tenait suspendues sur la tête de M. de Marsy, comme une vengeance toujours prête.

«Elle s'est laissé convaincre, quand il dû épouser une princesse valaque, dit le sénateur en terminant. Mais, après avoir consenti à un mois de lune de miel, elle lui a signifié que, s'il ne revenait se mettre à ses pieds, elle déposerait un beau matin les trois terribles lettres sur le bureau de l'empereur; et il a repris sa chaîne… Il la comble de douceurs pour se faire rendre cette maudite correspondance.»

Clorinde riait beaucoup. L'histoire lui paraissait très drôle. Et elle multiplia ses questions. Alors, si le comte trompait Mme de Llorentz, celle-ci était capable d'exécuter sa menace? Ces trois lettres, où les tenait-elle? dans son corsage, cousues entre deux rubans de satin, à ce qu'elle avait entendu dire. Mais M. de Plouguern n'en savait pas davantage. Personne n'avait lu les lettres. Il connaissait un jeune homme qui, pour en prendre une copie, s'était fait inutilement, pendant près de six mois, l'humble esclave de Mme de Llorentz.

«Diable! ajouta-t-il, il ne te quitte pas des yeux, petite. Eh! j'oubliais en effet: tu as fait sa conquête!..

Est-il vrai qu'à sa dernière soirée, au ministère, il a causé avec toi près d'une heure?» La jeune femme ne répondit pas. Elle n'écoutait plus, elle restait immobile et superbe, sous le regard fixe de M. de Marsy. Puis, levant lentement la tête, le regardant à son tour, elle attendit son salut. Il s'approcha d'elle, s'inclina. Et elle lui sourit alors, très doucement. Ils n'échangèrent pas un mot. Le comte retourna au milieu d'un groupe, où M. La Rouquette parlait très haut, en le nommant à chaque phrase «Son Excellence».

Peu à peu, pourtant, la galerie s'était remplie. Il y avait là près de cent personnes, de hauts fonctionnaires, des généraux, des diplomates étrangers, cinq députés, trois préfets, deux peintres, un romancier, deux académiciens, sans compter les officiers du palais, chambellans, aides de camp et écuyers. Le discret murmure des voix montait dans la lumière des lustres.

Les familiers du château se promenaient à petits pas, tandis que les nouveaux invités, debout, n'osaient se risquer au milieu des dames. Cette première heure de gêne, entre des personnes dont plusieurs ne se connaissaient pas, et qui se trouvaient tout d'un coup réunies à la porte de la salle à manger impériale, donnait aux visages un air de dignité maussade. Par moments de brusques silences se faisaient, des têtes se tournaient, vaguement anxieuses. Et le mobilier empire de la vaste pièce, les consoles à pieds droits, les fauteuils carrés semblaient augmenter encore la solennité de l'attente.

«Le voici enfin!» murmura Clorinde.

Rougon venait d'entrer. Il s'arrêta un moment à deux pas de la porte. Il avait pris son allure épaisse de bonhomme, le dos un peu gonflé, la face endormie. D'un regard, il vit le léger frisson d'hostilité que sa présence produisait, au milieu de certains groupes. Puis, tranquillement, tout en distribuant quelques poignées de main, il manœuvra de façon à se trouver en face de M. de Marsy. Ils se saluèrent, parurent charmés de se rencontrer. Et, les yeux dans les yeux, en ennemis qui ont le respect de leur force, ils causèrent amicalement.

Autour d'eux, un vide s'était fait. Les dames suivaient leurs moindres gestes; tandis que les hommes, affectant une grande discrétion, regardaient ailleurs, en glissant de leur côté des coups d'œil furtifs. Des chuchotements couraient dans un coin. Quel était donc le secret dessein de l'empereur? pourquoi mettait-il ainsi ces deux personnages en présence? M. La Rouquette, très perplexe, crut flairer un événement grave. Il vint questionner M. de Plouguern, qui s'amusa à lui répondre:

«Dame! Rougon va peut-être culbuter Marsy, et l'on fera bien de le ménager… A moins pourtant que l'empereur n'ait pas songé à mal. Ça lui arrive quelquefois… Peut-être aussi a-t-il voulu prendre seulement le plaisir de les voir ensemble, en espérant qu'ils seraient drôles.» Mais les chuchotements cessèrent, un grand mouvement eut lieu. Deux officiers du palais allaient de groupe en groupe, en murmurant une phrase à demi-voix. Et les invités, redevenus subitement graves, se dirigèrent vers la porte de gauche, où ils formèrent une double haie, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Près de la porte se plaça M. de Marsy, qui garda Rougon à son côté; puis, les autres personnages s'échelonnèrent, selon leur rang ou leur grade. Là, on attendit encore trois minutes, dans un grand recueillement.

La porte s'ouvrit à deux battants. L'empereur, en habit, la poitrine barrée par la tache rouge du grand cordon, entra le premier, suivi du chambellan de service, M. de Combelot. Il eut un faible sourire, en s'arrêtant devant M. de Marsy et Rougon; il tordait sa longue moustache d'une main lente, avec un balancement de tout son corps. Puis, d'une voix embarrassée, il murmura:

«Vous direz à Mme Rougon toute la peine que nous avons éprouvée en la sachant malade… Nous aurions vivement désiré la voir avec vous… Enfin, ce ne sera rien, il faut l'espérer. Il y a beaucoup de rhumes en ce moment.» Et il passa. Deux pas plus loin, il serra la main d'un général, auquel il demanda des nouvelles de son fils, qu'il appelait «mon petit ami Gaston»; Gaston avait l'âge du prince impérial, mais il était déjà beaucoup plus fort. La haie s'inclinait à mesure qu'il avançait.

Enfin, tout au bout, M. de Combelot lui présenta l'un des deux académiciens, qui venait à la cour pour la première fois; et l'empereur parla d'une œuvre récente de l'écrivain, dont il avait lu certains passages avec le plus grand plaisir, disait-il.

Cependant, l'impératrice était entrée, accompagnée de Mme de Llorentz. Elle portait une toilette très modeste, une robe de soie bleue, recouverte d'une tunique de dentelle blanche. A petits pas, souriante, pliant gracieusement son cou nu, où un simple velours attachait un cœur de diamants, elle descendait, le long de la haie formée par les dames. Des révérences, sur son passage, étalaient de larges froissements de jupes, d'où montaient des odeurs musquées. Mme de Llorentz lui présenta une jeune femme, qui paraissait très émue.

Mme de Combelot affecta une familiarité attendrie.

Puis, quand les souverains furent au bout de la double haie, ils revinrent sur leurs pas, l'empereur en passant à son tour devant les dames, l'impératrice en remontant devant les hommes. Il y eut de nouvelles présentations. Personne ne parlait encore, un embarras respectueux tenait les invités muets, en face les uns des autres. Mais les rangs se rompirent; des mots furent échangés à demi-voix, et des rires clairs s'élevaient, lorsque l'adjudant général du palais vint dire que le dîner était servi.

«Hein! tu n'as plus besoin de moi!» dit gaiement M. de Plouguern à l'oreille de Clorinde.

Elle lui sourit. Elle était restée devant M. de Marsy, pour le forcer à lui offrir son bras, ce qu'il fit d'ailleurs d'un air galant. Une légère confusion régnait. L'empereur et l'impératrice passèrent les premiers, suivis des personnes désignées pour s'asseoir à leur droite et à leur gauche; c'étaient, ce jour-là, deux diplomates étrangers, une jeune Américaine et la femme d'un ministre. Derrière, venaient les autres invités, à leur guise, chacun tenant à son bras la dame qu'il lui avait plu de choisir. Et, lentement, le défilé s'organisa.

L'entrée dans la salle à manger fut d'une grande pompe. Cinq lustres flambaient au-dessus de la longue table, allumant les pièces d'argenterie du surtout, des scènes de chasse, avec le cerf au départ, les cors sonnant l'hallali, les chiens arrivant à la curée. La vaisselle plate mettait au bord de la nappe un cordon de lunes d'argent; tandis que les flancs des réchauds où se reflétait la braise des bougies, les cristaux ruisselants de gouttes de flammes, les corbeilles de fruits et les vases de fleurs d'un rose vif faisaient du couvert impérial une splendeur dont la clarté flottante emplissait l'immense pièce. Par la porte ouverte à deux battants, le cortège débouchait, après avoir traversé la salle des gardes, d'un pas ralenti. Les hommes se penchaient, disaient un mot, puis se redressaient, dans le secret chatouillement de vanité de cette marche triomphale; les dames, les épaules nues, trempées de clartés, avaient une douceur ravie; et, sur les tapis, les jupes traînantes, espaçant les couples, donnaient une majesté de plus au défilé, qu'elles accompagnaient de leur murmure d'étoffes riches. C'était une approche presque tendre, une arrivée gourmande dans un milieu de luxe, de lumière et de tiédeur, comme un bain sensuel où les odeurs musquées des toilettes se mêlaient à un léger fumet de gibier, relevé d'un filet de citron. Lorsque, sur le seuil, en face du développement superbe de la table, une musique militaire, cachée au fond d'une galerie voisine, les accueillait d'une fanfare, pareille au signal de quelque gala de féerie, les invités, un peu gênés par leurs culottes courtes, serraient les bras des dames, involontairement, un sourire aux lèvres.

Alors, l'impératrice descendit à droite et se tint debout au milieu de la table, pendant que l'empereur, passant à gauche, venait prendre place en face d'elle.

Puis, lorsque les personnes désignées se furent assises à la droite et à la gauche de Leurs Majestés, les autres couples tournèrent un instant, choisissant leur voisinage, s'arrêtant à leur guise. Ce soir-là il y avait quatre vingt-sept couverts. Près de trois minutes s'écoulèrent, avant que tout le monde fût entré et placé. La moire satinée des épaules, les fleurs voyantes des toilettes, les diamants des hautes coiffures donnaient comme un rire vivant à la grande lumière des lustres. Enfin, les valets de pied prirent les chapeaux, que les hommes avaient gardés à la main. Et l'on s'assit.

 

M. de Plouguern avait suivi Rougon. Après le potage, il lui poussa le coude, en demandant:

«Est-ce que vous avez chargé Clorinde de vous raccommoder avec Marsy?» Et, du coin de l'œil, il lui montrait la jeune femme, assise de l'autre côté de la table, auprès du comte, avec lequel elle causait d'une façon tendre. Rougon, l'air très contrarié, se contenta de hausser les épaules; puis, il affecta de ne plus regarder en face de lui. Mais, malgré son effort d'indifférence, il revenait à Clorinde, il s'intéressait à ses moindres gestes, aux mouvements de ses lèvres, comme s'il avait voulu voir les mots qu'elle prononçait.

«Monsieur Rougon, dit en se penchant Mme de Combelot, qui s'était mise le plus près possible de l'empereur, vous vous souvenez de cet accident-là?

C'est vous qui m'avez trouvé un fiacre. Tout un volant de ma robe était arraché.» Elle se rendait intéressante, en racontant que sa voiture avait failli un jour être coupée en deux par le landau d'un prince russe. Et il dut répondre. Pendant un moment, on causa de ça, au milieu de la table. On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chute de cheval qu'une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite, la semaine précédente, et dans laquelle elle s'était cassé un bras. L'impératrice eut un léger cri de commisération. L'empereur ne disait rien, écoutant d'un air profond, mangeant lentement.

«Où donc s'est fourré Delestang?» demanda à son tour Rougon à M. de Plouguern.

Ils le cherchèrent. Enfin, le sénateur l'aperçut au bout de la table. Il était à côté de M. de Combelot, parmi toute une rangée d'hommes, l'oreille tendue à des propos très libres que le brouhaha des voix couvrait. M. La Rouquette avait entamé l'histoire gaillarde d'une blanchisseuse de son pays; le chevalier Rusconi donnait des appréciations personnelles sur les Parisiennes; tandis que l'un des deux peintres et le romancier, plus bas, jugeaient avec des mots crus les dames dont les bras trop gras ou trop maigres les faisaient ricaner. Et Rougon, furieusement, reportait ses regards de Clorinde, de plus en plus aimable pour le comte, à son imbécile de mari, aveugle là-bas, souriant dignement des choses un peu fortes qu'il entendait.

«Pourquoi ne s'est-il pas mis avec nous? murmura-t-il.

– Eh! je ne le plains pas, dit M. de Plouguern. On a l'air de s'amuser, dans ce bout-là.» Puis, il continua à son oreille:

«Je crois qu'ils arrangent Mme de Llorentz. Avez-vous remarqué comme elle est décolletée?.. Il y en a un qui va sortir, pour sûr. Hein? celui de gauche?» Mais, comme il se penchait pour mieux voir Mme de Llorentz, assise du même côté que lui, à cinq places de distance, il devint subitement grave. Cette dame, une belle blonde un peu forte, avait en ce moment un visage terrible, tout pâle d'une rage froide, avec des yeux bleus qui tournaient au noir, fixés ardemment sur M. de Marsy et sur Clorinde. Et il dit entre ses dents, si bas, que Rougon lui-même ne put comprendre:

«Diable! ça va se gâter.» La musique jouait toujours, une musique lointaine qui semblait venir du plafond. A certains éclats de cuivre, les convives levaient la tête, cherchaient l'air dont ils étaient poursuivis. Puis, ils n'entendaient plus; le chant léger des clarinettes, au fond de la galerie voisine, se confondait avec les bruits argentins de la vaisselle plate qu'on apportait par piles énormes. De grands plats avaient des sonneries étouffées de cymbales.

Autour de la table, c'était un empressement silencieux, tout un peuple de domestiques s'agitant sans une parole, les huissiers en habit et en culotte bleu clair, avec l'épée et le tricorne, les valets de pied, cheveux poudrés, portant l'habit vert de grande livrée, galonné d'or. Les mets arrivaient, les vins circulaient, régulièrement; tandis que les chefs de service, les contrôleurs, le premier officier tranchant, le chef de l'argenterie, debout, surveillaient cette manœuvre compliquée, cette confusion où le rôle du dernier valet était réglé à l'avance. Derrière l'empereur et l'impératrice, les valets de chambre particuliers de Leurs Majestés servaient, avec une dignité correcte.

Quand les rôtis arrivèrent et que les grands vins de Bourgogne furent versés, le tapage des voix s'éleva.

Maintenant, dans le coin des hommes, au bout de la table, M. La Rouquette causait cuisine, discutant le degré de cuisson d'un quartier de chevreuil à la broche, qu'on venait de servir. Il y avait eu un potage à la Crécy, un saumon au bleu, un filet de bœuf sauce échalote, des poulardes à la financière, des perdrix aux choux montées, de petits pâtés aux huîtres.

«Je parie que nous allons avoir des cardons au jus et des concombres à la crème! dit le jeune député.

– J'ai vu des écrevisses», déclara poliment Delestang.

Mais comme les cardons au jus et les concombres à la crème apparaissaient, M. La Rouquette triompha bruyamment. Il ajouta qu'il connaissait les goûts de l'impératrice. Cependant, le romancier regardait le peintre, avec un léger claquement de langue.

«Hein? cuisine médiocre?» murmura-t-il.

Le peintre eut une moue approbative. Puis, après avoir bu, il dit à son tour:

«Les vins sont exquis.» A ce moment, un rire brusque de l'impératrice sonna si haut, que tout le monde se tut. Des têtes s'allongeaient, pour savoir. L'impératrice causait avec l'ambassadeur d'Allemagne, placé à sa droite; elle riait toujours, en prononçant des mots entrecoupés, qu'on n'entendait pas. Dans le silence curieux qui s'était fait, un cornet à pistons, accompagné en sourdine par des basses, jouait un solo, une phrase mélodique de romance sentimentale. Et, peu à peu, le brouhaha grandit de nouveau. Les chaises se tournaient à demi, les coudes se posaient au bord de la nappe, des conversations intimes s'engageaient, au milieu d'une liberté de table d'hôte princière.

«Voulez-vous un petit four?» demanda M. de Plouguern.

Rougon refusa de la tête. Depuis un instant, il ne mangeait plus. On avait remplacé la vaisselle plate par de la porcelaine de Sèvres, décorée de fines peintures bleues et roses. Tout le dessert défila devant lui, sans qu'il acceptât autre chose qu'un peu de camembert. Il ne se contraignait plus, il regardait Clorinde et M. de Marsy en face, largement, espérant sans doute intimider la jeune femme. Mais celle-ci affectait une familiarité telle avec le comte, qu'elle semblait oublier où elle se trouvait, se croire au fond d'un étroit salon, à quelque souper fin de deux couverts. Sa grande beauté avait un éclat de tendresse extraordinaire. Et elle croquait des sucreries que le comte lui passait, elle le conquérait de son sourire continu, d'une façon impudemment tranquille. Des chuchotements s'élevaient autour d'eux.

La conversation étant tombée sur la mode, M. de Plouguern, par malice, interpella Clorinde au sujet de la nouvelle forme des chapeaux. Puis, comme elle feignait de n'avoir pas entendu, il se pencha pour adresser la même question à Mme de Llorentz. Mais il n'osa pas, tant cette dernière lui parut formidable, avec ses dents serrées, son masque tragique de fureur jalouse. Clorinde, justement, venait d'abandonner sa main gauche à M. de Marsy, sous prétexte de lui montrer un camée antique, qu'elle avait au doigt; et elle laissa sa main, le comte prit la bague, la remit; ce fut presque indécent.