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Rome

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– Messieurs, je n'ai pas besoin de vous demander d'être discrets… Il est des scandales qu'il faut épargner à l'Église, laquelle n'est pas, ne peut pas être coupable. Livrer un des nôtres aux tribunaux civils, s'il est criminel, c'est frapper l'Église entière, car les passions mauvaises s'emparent dès lors du procès, pour faire remonter jusqu'à elle la responsabilité du crime. Et notre seul devoir est de remettre le meurtrier aux mains de Dieu, qui saura le punir plus sûrement… Ah! pour ma part, que je sois atteint dans ma personne ou dans ma famille, dans mes plus tendres affections, je déclare, au nom du Christ mort sur la croix, que je n'ai ni colère, ni besoin de vengeance, et que j'efface le nom du meurtrier de ma mémoire, et que j'ensevelis son action abominable dans l'éternel silence de la tombe!

Et sa haute taille semblait avoir grandi encore, pendant que, la main levée dans un geste large, il prononçait ce serment, cet abandon de ses ennemis à l'unique justice de Dieu; car ce n'était pas de Santobono qu'il entendait parler seulement, mais aussi du cardinal Sanguinetti, dont il avait deviné l'influence néfaste. Et une infinie détresse, une souffrance tragique le bouleversait, dans l'héroïsme de son orgueil, à la pensée de la lutte sombre autour de la tiare, de tout ce qui s'agitait de mauvais et de vorace, au fond des ténèbres.

Puis, comme Pierre et don Vigilio s'inclinaient, pour lui promettre de se taire, une émotion invincible l'étrangla, le sanglot qu'il refoulait monta brusquement à sa gorge, pendant qu'il bégayait:

– Ah! mon pauvre enfant, mon pauvre enfant! Ah! l'unique fils de notre race, le seul amour et le seul espoir de mon cœur! Ah! mourir, mourir ainsi!

Mais, violente de nouveau, Benedetta s'était relevée.

– Mourir? qui donc, Dario?.. Je ne veux pas, nous allons le soigner, nous allons retourner près de lui. Et nous le prendrons dans nos bras, et nous le sauverons. Venez, mon oncle, venez vite… Je ne veux pas, je ne veux pas, je ne veux pas qu'il meure!

Elle marchait vers la porte, rien ne l'aurait empêchée de rentrer dans la chambre, lorsque, justement, Victorine parut, l'air égaré, ayant perdu tout courage, malgré sa belle sérénité habituelle.

– Le docteur prie madame et Son Éminence de venir tout de suite, tout de suite.

Pierre, frappé de stupeur par ces choses, ne les suivit pas, resta un instant en arrière, avec don Vigilio, dans la salle à manger ensoleillée. Eh quoi! le poison, le poison comme au temps des Borgia, dissimulé élégamment, servi avec ces fruits par un traître ténébreux, qu'on n'osait même pas dénoncer! Et il se rappelait sa conversation, au retour de Frascati, son scepticisme de Parisien à propos de ces drogues légendaires, qu'il n'admettait qu'au cinquième acte d'un drame romantique. Et elles étaient vraies, les abominables histoires, les bouquets et les couteaux empoisonnés, les prélats et jusqu'aux papes gênants qu'on supprimait en leur apportant leur chocolat du matin; car ce Santobono passionné et tragique était bien un empoisonneur, il n'en pouvait plus douter, il revoyait toute sa journée de la veille, sous cet effrayant éclairage: les paroles d'ambition et de menace qu'il avait surprises chez le cardinal Sanguinetti, la hâte d'agir devant la mort probable du pape régnant, la suggestion du crime au nom du salut de l'Église, puis ce curé rencontré sur la route, avec son petit panier de figues, puis ce panier promené par le crépuscule de la mélancolique Campagne, longuement, dévotement, sur les genoux du prêtre, ce panier dont le souvenir le hantait maintenant d'un cauchemar, dont il reverrait toujours, avec un frisson, et la forme, et la couleur, et l'odeur. Le poison, le poison! c'était vrai pourtant, ça existait, ça circulait encore dans l'ombre du monde noir, au milieu des âpres appétits de conquête et de domination!

Et, soudainement, dans la mémoire de Pierre, la figure de Prada se dressa, elle aussi. Tout à l'heure, lorsque Benedetta l'avait accusé si violemment, il s'était un moment avancé pour le défendre, pour crier cette histoire du poison qu'il savait, et le point d'où le panier était parti, et la main qui l'avait offert. Mais, aussitôt, une réflexion venait de le glacer: si Prada n'avait pas fait le crime, Prada l'avait laissé faire. Un souvenir encore, aigu comme une lame, le traversait, celui de la petite poule noire, dans le morne décor de l'osteria, morte sous le hangar, foudroyée, avec le mince flot de sang violâtre qui lui coulait du bec. Et ici, en bas de son perchoir, Tata, la perruche, gisait de même, molle et tiède, le bec taché d'une goutte de sang. Pourquoi donc Prada avait-il menti en racontant une bataille? C'était toute une complication de passions et de luttes obscures, dans les ténèbres desquelles Pierre sentait qu'il perdait pied; de même qu'il ne savait comment reconstituer l'effroyable combat qui avait dû se produire dans le cerveau de cet homme, pendant la nuit du bal. Il ne pouvait le revoir à son côté, l'évoquer pendant son retour matinal au palais Boccanera, sans frémir, en devinant sourdement tout ce qui s'était décidé d'épouvantable, à cette porte. D'ailleurs, malgré les obscurités et les impossibilités, que ce fût contre le cardinal ou plutôt dans l'espoir d'une flèche égarée qui le vengerait, au petit bonheur du hasard farouche, le fait terrible était là: Prada savait, Prada aurait pu arrêter le destin en marche, et il avait laissé le destin accomplir son aveugle besogne de mort.

Mais Pierre, en tournant la tête, aperçut don Vigilio à l'écart, sur la chaise d'où il n'avait pas bougé, si défait et si pâle, qu'il le crut frappé, lui aussi.

– Est-ce que vous êtes souffrant?

D'abord, le secrétaire sembla ne pouvoir répondre, tellement la terreur le serrait à la gorge. Puis, d'une voix basse:

– Non, non, je n'en ai pas mangé… Ah! grand Dieu! quand je songe que j'en avais grande envie et que la déférence seule m'a retenu, en voyant que Son Éminence n'en mangeait pas!

Il eut un petit grelottement de tout son corps, à cette pensée que son humilité seule venait de le sauver. Et il gardait, sur ses mains, sur son visage, le froid de la mort voisine, dont il avait senti le frôlement.

A deux reprises, il finit par soupirer, tandis que, dans son effroi, il écartait d'un geste l'affreuse chose, en murmurant:

– Ah! Paparelli, Paparelli!

Pierre, très ému, n'ignorant pas ce qu'il pensait du caudataire, tâcha de savoir.

– Quoi? que voulez-vous dire? Est-ce que vous l'accusez?.. Croyez-vous donc qu'ils l'ont poussé et que ce sont eux, en somme?

Le mot de Jésuites ne fut pas même dit, mais la grande ombre noire passa dans le gai soleil de la salle à manger, qu'elle parut un moment emplir de ténèbres.

– Eux, ah! oui! cria don Vigilio, eux partout! eux toujours! Dès qu'on pleure, dès qu'on meurt, ils en sont, ce sont eux, quand même! Et c'était fait pour moi, je m'étonne de n'y être pas resté!

Puis, de nouveau, il jeta sa plainte sourde de crainte, d'exécration et de colère:

– Ah! Paparelli, Paparelli!

Et il se tut, refusant de répondre, regardant de ses yeux effarés les murs de la salle, comme s'il allait en voir sortir le caudataire, avec sa face molle de vieille fille, son trot roulant de souris rongeuse, ses mains de mystère et d'envahissement, qui étaient allées prendre à l'office le panier de figues oublié, pour l'apporter sur la table.

Alors, tous deux se décidèrent à retourner dans la chambre, où peut-être avait-on besoin d'eux; et Pierre, en entrant, fut saisi du déchirant spectacle qu'elle offrait. Depuis une demi-heure, vainement, le docteur Giordano, soupçonnant le poison, avait employé les remèdes d'usage, un vomitif, puis la magnésie. Il venait même de faire battre, par Victorine, des blancs d'œufs dans de l'eau. Mais le mal empirait, avec une si foudroyante rapidité, que maintenant tout secours devenait inutile. Déshabillé, couché sur le dos, le buste soutenu par des oreillers, et les bras allongés hors des draps, Dario était effrayant, dans cette sorte d'ivresse anxieuse qui caractérisait ce mal mystérieux et redoutable, auquel monsignor Gallo, déjà, et d'autres, avaient succombé. Il semblait frappé d'une stupeur de vertige, ses yeux s'enfonçaient de plus en plus au fond des orbites noires, tandis que la face entière se desséchait, vieillissait à vue d'œil, envahie d'une ombre grise, couleur de la terre. Depuis un instant, accablé, il avait fermé les yeux, il n'avait de vivants que les souffles oppressés, pénibles et longs, qui soulevaient sa poitrine. Et, debout, penchée sur ce pauvre visage d'agonisant, Benedetta se tenait là, souffrant sa souffrance, envahie par une telle douleur impuissante, qu'elle-même était méconnaissable, si blanche, si éperdue d'angoisse, comme prise elle aussi par la mort, peu à peu, en même temps que lui.

Dans l'embrasure de fenêtre où le cardinal Boccanera avait emmené le docteur Giordano, il y eut quelques mots échangés à voix basse.

– Il est perdu, n'est-ce pas?

Le docteur, bouleversé également, eut un geste désolé de vaincu.

– Hélas! oui. Je dois prévenir Votre Éminence que dans une heure tout sera fini.

Un court silence régna.

– Et, n'est-ce pas, de la même maladie que Gallo?

Puis, comme le docteur ne répondait pas, tremblant, détournant les yeux:

– Enfin, d'une fièvre infectieuse?

Giordano entendait bien ce que le cardinal lui demandait ainsi. C'était le silence, le crime enfoui, à jamais, pour le bon renom de sa mère l'Église. Et rien n'était plus grand, d'une grandeur tragique plus haute, que ce vieillard de soixante-dix ans, si droit encore et souverain, ne voulant pas que sa famille spirituelle pût déchoir, pas plus qu'il ne consentait à ce qu'on traînât sa famille humaine dans les inévitables salissures d'un procès retentissant. Non, non! le silence, l'éternel silence où tout repose et s'oublie!

 

De son air doux de discrétion cléricale, le docteur finit par s'incliner.

– Évidemment, d'une fièvre infectieuse, comme le dit si bien Votre Éminence.

Deux grosses larmes, aussitôt, reparurent dans les yeux de Boccanera. Maintenant qu'il avait mis Dieu à l'abri, son humanité saignait de nouveau. Il supplia le médecin de tenter un effort suprême, d'essayer l'impossible; mais celui-ci secouait la tête, montrait le malade de ses pauvres mains tremblantes. Pour son père, pour sa mère, il n'aurait rien pu. La mort était là. A quoi bon fatiguer, torturer un mourant, dont il n'aurait fait qu'aggraver les souffrances? Et, comme le cardinal, devant la catastrophe prochaine, songeait à sa sœur Serafina, se désespérait en disant qu'elle ne pourrait embrasser son neveu une dernière fois, si elle s'attardait au Vatican, où elle devait être, le médecin offrit d'aller la chercher avec sa voiture, qu'il avait gardée en bas. C'était une affaire de vingt minutes. Il serait de retour, si, dans les derniers moments, on avait besoin de lui.

Resté seul dans l'embrasure, le cardinal s'y tint immobile, un instant encore. Par la fenêtre, les yeux obscurcis de ses larmes, il regardait le ciel. Et ses bras frémissants se tendirent, en un geste d'imploration ardente. O Dieu! puisque la science des hommes était si courte et si vaine, puisque ce médecin s'en allait ainsi, heureux de sauver l'embarras de son impuissance, ô Dieu! que ne faisiez-vous un miracle, pour montrer l'éclat de votre pouvoir sans bornes! Un miracle, un miracle! il le demandait du fond de son âme de croyant, avec l'insistance, la prière impérative d'un prince de la terre, qui croyait avoir rendu au ciel un service considérable, par sa vie entière donnée à l'Église. Il le demandait pour la continuation de sa race, pour que le dernier mâle ne disparût pas si misérablement, pour qu'il pût épouser cette cousine tant aimée, là pleurante et si malheureuse à cette heure. Un miracle, un miracle! au profit de ces deux chers enfants! un miracle qui fît renaître la famille! un miracle qui éternisât le glorieux nom des Boccanera, en permettant qu'il sortît de ces jeunes époux toute une lignée sans nombre de vaillants et de fidèles!

Lorsqu'il revint au milieu de la chambre, le cardinal apparut transfiguré, les yeux séchés par la foi, l'âme désormais forte et soumise, exempte de toute faiblesse. Il s'était remis entre les mains de Dieu, il avait résolu d'administrer lui-même l'extrême-onction à Dario. D'un geste, il appela don Vigilio, il l'emmena dans la petite pièce voisine, qui lui servait de chapelle, et dont il avait toujours la clef sur lui. Cette pièce nue, où personne n'entrait, cette pièce où se trouvait simplement un petit autel de bois peint, surmonté d'un grand crucifix de cuivre, avait dans le palais un renom de lieu saint, inconnu et terrible, car Son Éminence, disait-on, y passait les nuits à genoux, conversant avec Dieu en personne. Et, pour qu'il y entrât publiquement, pour qu'il en laissât ainsi la porte large ouverte, il fallait qu'il voulût forcer Dieu à en sortir avec lui, dans son désir d'un miracle.

On avait ménagé une armoire derrière l'autel, et le cardinal y passa prendre l'étole et le surplis. La boîte aux saintes huiles était également là, une très ancienne boîte d'argent, timbrée des armes des Boccanera. Puis, don Vigilio étant rentré dans la chambre à la suite de l'officiant, pour l'assister, les paroles latines tout de suite alternèrent.

– Pax huic domui.

– Et omnibus habitantibus in ea.

La mort venait, si menaçante, si prochaine, que tous les préparatifs habituels se trouvaient forcément supprimés. Il n'y avait ni les deux cierges, ni la petite table recouverte d'une nappe blanche. De même, l'assistant n'ayant pas apporté le bénitier et l'aspersoir, l'officiant dut se contenter de faire le geste, bénissant la chambre et le mourant, en prononçant les paroles du rituel:

– Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor; lavabis me, et super nivem dealbabor.

Dans un long frisson, en voyant paraître le cardinal, avec les saintes huiles, Benedetta était tombée à genoux, au pied du lit; tandis que Pierre et Victorine, un peu en arrière, s'agenouillaient eux aussi, bouleversés par la douloureuse grandeur du spectacle. Et, de ses yeux immenses, élargis dans sa face d'une pâleur de neige, la contessina ne quittait pas du regard son Dario qu'elle ne reconnaissait plus, le visage terreux, la peau tannée et ridée ainsi que celle d'un vieillard. Et ce n'était pas pour leur mariage, accepté et désiré par lui, que leur oncle, ce tout-puissant prince de l'Église, apportait le sacrement, c'était pour la rupture suprême, la fin humaine de tout orgueil, la mort qui achève et emporte les races, comme le vent balaye la poussière des routes.

Il ne pouvait s'attarder, il récita promptement le Credo à demi-voix.

– Credo in unum Deum…

– Amen, répondit don Vigilio.

Après les prières du rituel, ce dernier balbutia les litanies, pour que le ciel prît en pitié l'homme misérable qui allait comparaître devant Dieu, si un prodige de Dieu ne lui faisait pas grâce.

Alors, sans prendre le temps de se laver les doigts, le cardinal ouvrit la boîte des saintes huiles; et, se bornant à une seule onction, comme il était permis dans le cas d'urgence, il posa, du bout de l'aiguille d'argent, une seule goutte sur la bouche desséchée, déjà flétrie par la mort.

– Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per visum, auditum, odoratum, gustum, tactum, deliquisti.

Ah! de quel cœur brûlant de foi il les prononçait, ces appels au pardon, pour que la divine miséricorde effaçât les péchés commis par les cinq sens, ces cinq portes de l'éternelle tentation ouvertes sur l'âme! Mais c'était encore avec l'espoir que, si Dieu avait frappé le pauvre être pour ses fautes, peut-être aurait-il l'indulgence entière de le rendre même à la vie, dès qu'il les aurait pardonnées. La vie, ô Seigneur! la vie, pour que cette antique lignée des Boccanera pullule encore, continue à vous servir au travers des âges, dans les combats et devant les autels!

Un instant, le cardinal resta les mains frémissantes, regardant la face muette, les yeux fermés du moribond, attendant le miracle. Rien ne se produisait, pas une clarté n'avait lui. Don Vigilio venait d'essuyer la bouche avec un petit flocon d'ouate, sans qu'un soupir de soulagement sortît des lèvres. Et l'oraison dernière fut dite, l'officiant retourna dans la chapelle, suivi de l'assistant, au milieu de l'effrayant silence qui retombait. Et là tous deux s'agenouillèrent, le cardinal s'abîma dans une prière brûlante, sur le carreau nu. Les yeux levés vers le crucifix de cuivre, il ne vit plus rien, il n'entendit plus rien, il se donna tout entier, suppliant Jésus de le prendre à la place de son neveu, s'il fallait un holocauste, ne désespérant toujours pas de fléchir la colère céleste, tant que Dario aurait un souffle de vie, et tant que lui-même serait ainsi à genoux, en conversation avec Dieu. Il était à la fois si humble et si souverain! De Dieu à un Boccanera, l'entente n'allait-elle donc pas se faire? Le vieux palais pouvait crouler, il n'aurait pas senti la chute des poutres.

Dans la chambre, cependant, rien n'avait bougé encore, sous le poids de cette majesté tragique que la cérémonie semblait y avoir laissée. Et ce fut alors seulement que Dario ouvrit les paupières. Il regarda ses mains, il les vit si vieillies, si réduites, qu'un immense regret de l'existence se peignit au fond de ses yeux. Sans doute, à ce moment de lucidité, au milieu de cette sorte de griserie du poison qui l'accablait, il eut pour la première fois conscience de son état. Ah! mourir, dans une telle douleur, une telle déchéance, quelle révoltante abomination pour cet être de légèreté et d'égoïsme, pour cet amant de la beauté, de la gaieté et de la lumière, qui ne savait pas souffrir! Le destin féroce châtiait en lui avec trop de rudesse sa race finissante. Il se fit horreur à lui-même, il fut pris d'un désespoir, d'une terreur d'enfant, qui lui donnèrent la force de se soulever sur son séant et de regarder éperdument autour de la chambre, pour voir si tout le monde ne l'avait pas abandonné. Et, lorsque son regard rencontra Benedetta toujours agenouillée au pied du lit, il eut un suprême élan vers elle, il lui tendit ses deux bras, brûlant du désir égoïste de l'emmener à son cou.

– Oh! Benedetta, Benedetta… Viens, viens, ne me laisse pas mourir seul!

Elle, dans la stupeur de son attente, immobile, ne l'avait pas quitté des yeux. Le mal horrible qui emportait son amant, semblait de plus en plus la posséder et la détruire, à mesure que lui s'affaiblissait. Elle devenait d'une blancheur immatérielle; et, par les trous de ses prunelles si claires, on commençait à voir son âme. Mais, quand elle l'aperçut, ressuscitant, les bras tendus et l'appelant, elle se leva à son tour, elle s'approcha, se tint debout près du lit.

– Je viens, mon Dario… Me voilà, me voilà!

Et Pierre et Victorine, alors, toujours à genoux, assistèrent à l'acte sublime, d'une si extraordinaire grandeur, qu'ils en restèrent cloués au sol, comme devant un spectacle extra-terrestre, où les humains n'avaient plus à intervenir. Elle-même, Benedetta parlait, agissait en créature délivrée de tous liens conventionnels et sociaux, déjà hors de la vie, ne voyant et n'interpellant plus les êtres et les choses que de très loin, du fond de l'inconnu où elle allait disparaître.

– Ah! mon Dario, on a voulu nous séparer. Oui, c'est pour que je ne puisse me donner à toi, c'est pour que nous ne soyons jamais heureux, aux bras l'un de l'autre, qu'on a résolu ta mort, en sachant bien que ta vie emporterait la mienne… Et c'est cet homme qui te tue, oui! il est ton assassin, même si un autre t'a frappé. C'est lui qui est la cause première, qui m'a volée à toi quand j'allais être tienne, qui a ravagé notre existence à tous deux, qui a soufflé autour de nous, en nous, l'exécrable poison dont nous mourons… Ah! que je le hais, que je le hais, d'une haine dont je voudrais l'écraser avant de partir à ton cou!

Elle n'élevait pas la voix, elle disait ces choses affreuses dans un murmure profond, simplement, passionnément. Prada ne fut pas même nommé, et elle se tourna à peine vers Pierre, frappé d'immobilité, derrière elle, pour ajouter d'un air de commandement:

– Vous qui verrez son père, je vous charge de lui dire que j'ai maudit son fils. Le héros si tendre m'a bien aimée, je l'aime bien encore, et cette parole que vous lui porterez lui déchirera le cœur. Mais je veux qu'il sache, il doit savoir, pour la vérité et pour la justice.

Fou de peur, sanglotant, Dario tendit de nouveau les bras, en sentant qu'elle ne le regardait plus, qu'il n'avait plus ses yeux clairs fixés sur les siens.

– Benedetta, Benedetta… Viens, viens, oh! cette nuit toute noire, je ne veux pas y entrer seul!

– Je viens, je viens, mon Dario… Me voilà!

Elle s'était rapprochée encore, elle le touchait presque, debout contre le lit.

– Ah! ce serment que j'avais fait à la Madone de n'être à aucun homme, pas même à toi, avant que Dieu l'eût permis, par la bénédiction d'un de ses prêtres! Je mettais une noblesse supérieure, divine, à être immaculée, vierge comme la Vierge, ignorante des souillures et des bassesses de la chair. Et c'était en outre un cadeau d'amour exquis et rare, d'un prix inestimable, que je voulais faire à l'amant élu par mon cœur, pour qu'il fût à jamais le seul maître de mon âme et de mon corps… Cette virginité dont j'étais si orgueilleuse, je l'ai défendue contre l'autre, des ongles et des dents, comme on se défend contre un loup, je l'ai défendue contre toi, avec des larmes, pour que tu n'en salisses pas le trésor, dans une fièvre sacrilège, avant l'heure sainte des délices permises… Et si tu savais quelles terribles luttes je soutenais aussi contre moi-même, pour ne pas céder! J'avais un besoin fou de te crier de me prendre, de me posséder, de m'emporter. Car c'était toi tout entier que je voulais, et c'était moi tout entière que je te donnais, oui! sans réserve, en femme qui sait, et qui accepte, et qui réclame tout l'amour, celui qui fait l'épouse et la mère… Ah! mon serment à la Madone, avec quelle peine je l'ai tenu, lorsque le vieux sang soufflait chez moi en tempête, et maintenant quel désastre!

Elle se rapprocha encore, tandis que sa voix basse se faisait plus ardente.

– Tu te souviens, le soir où tu es rentré, avec un coup de couteau dans l'épaule… Je t'ai cru mort, j'ai crié de rage, à l'idée que tu allais partir, que j'allais te perdre, sans que nous eussions connu le bonheur. J'insultais la Madone, je regrettais, en ce moment-là, de ne m'être pas damnée avec toi, pour mourir avec toi, enlacés tous les deux dans une étreinte si rude, qu'il aurait fallu nous enterrer ensemble… Et dire que ce terrible avertissement ne devait servir à rien! J'ai été assez aveugle, assez sotte, pour ne pas entendre la leçon. Te voilà frappé de nouveau, on te vole à mon amour, et tu t'en vas avant que je me sois donnée enfin, lorsqu'il en était temps encore… Ah! misérable orgueilleuse, rêveuse imbécile!

 

Ce qui grondait à présent dans sa voix étouffée, c'était, contre elle-même, la colère de la femme pratique et raisonnable qu'elle avait toujours été. Est-ce que la Madone, si maternelle, voulait le malheur des amants? Quelle indignation ou quelle tristesse aurait-elle eue, à les voir aux bras l'un de l'autre, si passionnés, si heureux? Non, non! les anges ne pleuraient pas, quand deux amants, même en dehors du prêtre, s'aimaient sur la terre; au contraire, ils souriaient, ils chantaient d'allégresse. Et c'était sûrement une duperie abominable que de ne pas épuiser la joie d'aimer sous le soleil, quand le sang de la vie battait dans les veines.

– Benedetta, Benedetta! répéta le mourant, en l'épouvante d'enfant qu'il avait de s'en aller seul ainsi, au fond de l'éternelle nuit noire.

– Me voilà, me voilà! mon Dario… Je viens!

Puis, comme elle s'imagina que la servante, immobile pourtant, avait eu un geste pour se lever et pour l'empêcher de faire l'acte:

– Laisse, laisse, Victorine, rien au monde désormais ne peut empêcher cela, parce que cela est plus fort que tout, plus fort que la mort. Quelque chose, il y a un instant, quand j'étais à genoux, m'a redressée, m'a poussée. Je sais où je vais… Et, d'ailleurs, n'ai-je pas juré, le soir du coup de couteau? N'ai-je pas promis d'être à lui seul, jusque dans la terre, s'il le fallait? Que je le baise, et qu'il m'emporte! Nous serons morts, nous serons mariés tout de même et pour toujours!

Elle revint au moribond, elle le touchait maintenant.

– Mon Dario, me voilà, me voilà!

Et ce fut inouï. Dans une exaltation grandissante, dans une flambée d'amour qui la soulevait, elle commença sans hâte à se dévêtir. D'abord, le corsage tomba, et les bras blancs, les épaules blanches resplendirent; puis, les jupes glissèrent, et, déchaussés, les pieds blancs, les chevilles blanches, fleurirent sur le tapis; puis, les derniers linges, un à un, s'en allèrent, et le ventre blanc, la gorge blanche, les cuisses blanches, s'épanouirent en une haute floraison blanche. Jusqu'au dernier voile, elle avait tout retiré, avec une audace ingénue, une tranquillité souveraine, comme si elle se trouvait seule. Elle était debout, telle qu'un grand lis, dans sa nudité candide, dans sa royauté dédaigneuse, ignorante des regards. Elle éclairait, elle parfumait la morne chambre de la beauté de son corps, un prodige de beauté, la perfection vivante des plus beaux marbres, le col d'une reine, la poitrine d'une déesse guerrière, la ligne fière et souple de l'épaule au talon, les rondeurs sacrées des membres et des flancs. Et elle était si blanche, que ni les statues de marbre, ni les colombes, ni la neige elle-même, n'étaient plus blanches.

– Mon Dario, me voilà, me voilà!

Comme renversés à terre par une apparition, le glorieux flamboiement d'une vision sainte, Pierre et Victorine la regardaient de leurs yeux aveuglés, éblouis. Celle-ci n'avait pas même fait un mouvement pour l'arrêter dans son action extraordinaire, envahie de cette sorte de respect terrifié qu'on éprouve devant les folies de la passion et de la foi. Et, lui, paralysé, sentait passer quelque chose de si grand, qu'il n'était plus capable que d'un frisson d'admiration éperdue. Rien d'impur ne lui venait de cette nudité de neige et de lis, de cette vierge de candeur et de noblesse, dont le corps semblait rayonner d'une lumière propre, de l'éclat même du puissant amour dont il brûlait. Elle ne le choquait pas plus qu'une œuvre de vérité, transfigurée par le génie.

– Mon Dario, me voilà, me voilà!

Et Benedetta, s'étant couchée, prit dans ses bras Dario agonisant, dont les bras n'eurent que la force de se refermer sur elle. Enfin, elle avait voulu cela, dans sa tranquillité apparente, dans la blancheur liliale de son obstination, sous laquelle grondait une rouge fureur d'incendie. Toujours, cette violence l'avait dévorée, même aux heures de calme. Maintenant que le destin abominable lui volait son amant, elle refusait de se résigner à cette duperie de le perdre sans s'être donnée, puisqu'elle avait eu la sottise de ne pas se donner, lorsqu'ils étaient tous les deux souriants de tendresse, rayonnants de force. Et, dans sa folie, éclatait la révolte de la nature, le cri inconscient de la femme qui ne voulait pas mourir inféconde, inutile comme la graine emportée par un vent de désastre, et dont ne germera plus aucune autre vie.

– Mon Dario, me voilà, me voilà!

Elle l'étreignait de tous ses membres nus, de toute son âme nue. Et Pierre, à ce moment, aperçut contre le mur, au chevet du lit, les armes des Boccanera, un ancien panneau de broderie d'or et de soies de couleur, sur velours violet. Oui, c'était bien le dragon ailé soufflant des flammes; c'était bien la devise farouche et ardente, Bocca nera, Alma rosa, bouche noire, âme rouge, la bouche enténébrée d'un rugissement, l'âme flamboyant comme un brasier de foi et d'amour. Toute cette vieille race de passion et de violence, aux légendes tragiques, venait de renaître, pour pousser cette fille dernière, si adorable, à ces effrayantes et prodigieuses fiançailles dans la mort. Et la vue des armes brodées évoqua en lui un autre souvenir, celui du portrait de Cassia Boccanera, l'amoureuse et la justicière, qui s'était jetée au Tibre avec son frère, Ercole, et le cadavre de son amant, Flavio Corradini. N'était-ce pas la même étreinte désespérée qui tâchait de vaincre la mort, la même sauvagerie se jetant à l'abîme avec le corps du bien-aimé, l'élu et l'unique? Toutes deux se ressemblaient ainsi que des sœurs, celle qui revivait en haut, sur l'ancienne toile, celle qui se mourait là de la mort de son amant, comme si cette dernière n'était que la revenante de l'autre, avec leurs mêmes traits d'enfance délicate, la même bouche de désir et les mêmes grands yeux de rêve, dans la même petite face ronde, sage et têtue.

– Mon Dario, me voilà, me voilà!

Pendant une éternité, une seconde peut-être, ils s'étreignirent. Elle y apportait une frénésie du don d'elle-même, une frénésie sacrée allant au delà de la vie, jusque dans l'infini noir de l'inconnu, qui commençait pour eux. Elle se mêlait à lui, entrait dans lui, sans terreur ni répugnance du mal qui le rendait méconnaissable; et lui, qui venait d'expirer sous ce grand bonheur dont la félicité lui arrivait enfin, restait les bras serrés, noués convulsivement autour d'elle, comme s'il l'emportait. Alors, fut-ce de la douleur de cette possession incomplète, en songeant à sa virginité inutile, qui ne pouvait plus être fécondée? ou bien fut-ce au milieu de la joie suprême d'avoir consommé quand même le mariage, de toute la volonté de son être? Elle eut au cœur, dans cette étreinte de l'impuissante mort, un tel flot de sang, que son cœur éclata. Elle était morte au cou de son amant mort, tous les deux étroitement serrés, à jamais, entre les bras l'un de l'autre.

Il y eut un gémissement, Victorine s'était approchée, avait compris; tandis que Pierre, debout lui aussi, restait frémissant d'admiration et de larmes, soulevé par le sublime.

– Voyez, voyez, bégaya à voix très basse la servante, elle ne bouge plus, elle ne souffle plus. Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant! elle est morte!