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Rome

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Pierre, à une de ces petites tables, aperçut Narcisse, assis près d'une jeune femme; et Prada s'approcha, en reconnaissant Lisbeth.

– Vous voyez que vous me retrouvez en belle compagnie, dit galamment l'attaché d'ambassade. Puisque vous m'aviez perdu, je n'ai rien trouvé de mieux que d'aller offrir mon bras à madame pour l'amener ici.

– Une bonne idée, dit Lisbeth avec son joli rire, d'autant plus que j'avais très soif.

Ils s'étaient fait servir du café glacé, qu'ils buvaient lentement, à l'aide de petites cuillers de vermeil.

– Moi aussi, déclara le comte, je meurs de soif, je ne puis pas me désaltérer… Vous nous invitez, n'est-ce pas? cher monsieur. Ce café-là va peut-être me calmer un peu… Ah! chère amie, que je vous présente donc monsieur l'abbé Froment, un jeune prêtre français des plus distingués.

Tous quatre demeurèrent longtemps assis, causant et s'égayant un peu des invités qui défilaient. Mais Prada restait préoccupé, malgré sa galanterie habituelle pour son amie; par moments, il l'oubliait, retombait dans sa souffrance; et ses yeux, quand même, retournaient vers la galerie voisine, d'où lui arrivaient des bruits de musique et de danse.

– Eh bien! mon ami, à quoi donc pensez-vous? demanda gentiment Lisbeth, en le voyant à un moment si pâle, si perdu. Êtes-vous indisposé?

Il ne répondit pas, il dit tout d'un coup:

– Tenez! voyez donc, voilà le vrai couple, voilà l'amour et le bonheur!

Et il indiquait d'un petit geste la marquise Montefiori, la mère de Dario, et son second mari, ce Jules Laporte, cet ancien sergent de la garde suisse, plus jeune qu'elle de quinze ans, qu'elle avait pêché au Corso, de ses yeux de flamme restés superbes, et dont elle avait fait un marquis Montefiori, triomphalement, pour l'avoir tout à elle. Dans les bals, dans les soirées, elle ne le lâchait pas, le gardait à son bras malgré l'usage, se faisait conduire au buffet par lui, tant elle était heureuse de le montrer, en beau garçon dont elle était fière. Et tous les deux buvaient du champagne, mangeaient des sandwichs, debout, elle extraordinaire encore de beauté massive, malgré ses cinquante ans passés, lui de fière tournure, les moustaches au vent, en aventurier heureux dont la brutalité gaie plaisait aux dames.

– Vous savez, reprit le comte plus bas, qu'elle a dû le tirer d'une vilaine aventure. Oui, il plaçait des reliques, il vivotait en faisant le courtage pour les couvents de Belgique et de France, et il avait lancé toute une affaire de reliques fausses, des juifs d'ici qui fabriquaient de petits reliquaires anciens avec des débris d'os de mouton, le tout scellé, signé par les autorités les plus authentiques. On a étouffé cette affaire, dans laquelle trois prélats se trouvaient également compromis… Ah! l'heureux homme! Regardez donc comme elle le dévore des yeux! Et lui, est-il assez grand seigneur, avec sa façon de lui tenir cette assiette, où elle mange un blanc de volaille!

Puis, rudement, avec une ironie sourde et âpre, il continua, en parlant des amours à Rome. Les femmes y étaient ignorantes, têtues et jalouses. Quand une femme y avait conquis un homme, elle le gardait la vie entière, il devenait son bien, sa chose, dont elle disposait à toute heure pour son plaisir à elle. Et il citait des liaisons sans fin, celle entre autres de donna Serafina et de Morano, devenues de véritables mariages; et il raillait ce manque de fantaisie, ce don total et trop lourd, ces baisers qui s'embourgeoisaient, qui ne pouvaient finir, s'ils finissaient, qu'au milieu des catastrophes les plus désagréables.

– Mais qu'avez-vous, qu'avez-vous donc, mon bon ami? se récria de nouveau Lisbeth en riant. C'est très gentil au contraire, ce que vous nous racontez là! Lorsqu'on s'aime, il faut bien s'aimer toujours.

Elle était délicieuse, avec ses fins cheveux blonds envolés, sa délicate nudité blonde; et Narcisse, languissant, les yeux à demi fermés, la compara à une figure de Botticelli, qu'il avait vue à Florence. La nuit s'avançait, Pierre était retombé dans sa préoccupation assombrie, lorsqu'il entendit une femme, qui passait, dire qu'on dansait déjà le cotillon. En effet, les cuivres de l'orchestre sonnaient au loin, et il se rappela brusquement le rendez-vous que monsignor Nani lui avait donné, dans le petit salon des glaces.

– Vous partez? demanda vivement Prada, en voyant que le prêtre saluait Lisbeth.

– Non, non! pas encore.

– Ah! bon, ne partez pas sans moi. Je veux marcher un peu, je vous accompagnerai jusque là-bas… N'est-ce pas? vous me retrouverez ici.

Pierre dut traverser deux salons, un jaune et un bleu, avant d'arriver, tout au bout, au petit salon des glaces. Ce dernier était en vérité une merveille, d'un rococo exquis, une rotonde de glaces pâlies, que d'admirables bois dorés encadraient. Même au plafond, les glaces continuaient en pans inclinés, de sorte que, de toutes parts, les images se multipliaient, se mêlaient, se renversaient, à l'infini. Par une heureuse discrétion, l'électricité n'y avait pas été mise, deux candélabres seulement y brûlaient, chargés de bougies roses. Les tentures et le meuble étaient de soie bleue très tendre. Et l'impression, en entrant, était d'une douceur, d'un charme sans pareil, comme si l'on était entré chez les fées, reines des sources, au milieu d'un palais d'eaux limpides, illuminé jusqu'aux plus lointaines profondeurs, par des bouquets d'étoiles.

Tout de suite Pierre aperçut monsignor Nani, assis paisiblement sur un canapé bas; et, comme ce dernier l'avait espéré, il se trouvait absolument seul, le cotillon ayant attiré la foule vers la galerie. Un grand silence régnait, on entendait à peine l'orchestre qui venait mourir là, en un vague petit souffle de flûte.

Le prêtre s'excusa de s'être fait attendre.

– Non, non, mon cher fils, dit monsignor Nani, avec son amabilité, que rien n'épuisait, j'étais fort bien dans cet asile… Quand j'ai vu la foule par trop menaçante, je me suis réfugié ici.

Il ne parla pas de Leurs Majestés, mais il laissait entendre qu'il avait évité leur présence, courtoisement. S'il était venu, c'était par grande tendresse pour Celia; et c'était aussi dans un but de très délicate diplomatie, pour que le Vatican ne parût pas rompre tout à fait avec les Buongiovanni, cette ancienne famille si fameuse dans les fastes de la papauté. Sans doute le Vatican ne pouvait signer à ce mariage, qui semblait unir la vieille Rome au jeune royaume d'Italie; mais, cependant, il ne voulait pas non plus avoir l'air de disparaître, de se désintéresser, en abandonnant ses plus fidèles serviteurs.

– Voyons, mon cher fils, reprit le prélat, il s'agit maintenant de vous… Je vous ai dit que, si la congrégation de l'Index avait conclu à la condamnation de votre livre, la sentence ne serait soumise au Saint-Père, et signée par lui, qu'après-demain. Vous avez donc toute une journée encore devant vous.

Pierre ne put s'empêcher de l'interrompre, avec une vivacité douloureuse.

– Hélas! monseigneur, que voulez-vous que je fasse? J'ai déjà réfléchi, je ne trouve aucune occasion, aucun moyen de me défendre… Voir Sa Sainteté, et comment, maintenant qu'elle est malade!

– Oh! malade, malade, murmura Nani de son air fin, Sa Sainteté va beaucoup mieux, puisque j'ai eu, aujourd'hui même, comme tous les mercredis, l'honneur d'être reçu par elle. Quand elle est fatiguée un peu, et qu'on la dit très malade, elle laisse dire: ça la repose et ça lui permet de juger, autour d'elle, certaines ambitions et certaines impatiences.

Mais Pierre était trop bouleversé pour écouter attentivement. Il continua:

– Non, c'est fini, je suis désespéré. Vous m'avez parlé d'un miracle possible, je ne crois guère aux miracles. Puisque je suis battu à Rome, je repartirai, je retournerai à Paris, où je continuerai la lutte… Oui! mon âme ne peut se résigner, mon espoir du salut par l'amour ne peut mourir, et je répondrai par un nouveau livre, et je dirai dans quelle terre neuve doit pousser la religion nouvelle!

Il y eut un silence. Nani le regardait de ses yeux clairs, où l'intelligence avait la netteté et le tranchant de l'acier. Dans le grand calme, dans l'air lourd et chaud du petit salon, dont les glaces reflétaient les bougies sans nombre, un éclat plus sonore de l'orchestre entra, déroula un lent bercement de valse, puis mourut.

– Mon cher fils, la colère est mauvaise… Vous rappelez-vous que, dès votre arrivée, je vous ai promis, lorsque vous auriez vainement tâché d'être reçu par le Saint-Père, de faire à mon tour une tentative?

Et, voyant le jeune prêtre s'agiter:

– Écoutez-moi, ne vous excitez pas… Sa Sainteté, hélas! n'est pas toujours conseillée prudemment. Elle a autour d'elle des personnes dont le dévouement manque parfois de l'intelligence désirable. Je vous l'ai déjà dit, je vous ai mis en garde contre les démarches inconsidérées… C'est pourquoi j'ai tenu, il y a trois semaines déjà, à remettre moi-même votre livre à Sa Sainteté, pour qu'elle daignât y jeter les yeux. Je me doutais bien qu'on l'avait empêché d'arriver jusqu'à elle… Et voilà ce que j'étais chargé de vous dire: Sa Sainteté, qui a eu l'extrême bonté de lire votre livre, désire formellement vous voir.

Un cri de joie et de remerciement jaillit de la gorge de Pierre.

– Ah! monseigneur, ah! monseigneur!

Mais Nani le fit taire vivement, regarda autour d'eux, d'un air d'inquiétude extrême, comme s'il eût redouté qu'on pût les entendre.

– Chut! chut! c'est un secret, Sa Sainteté désire vous recevoir tout à fait en particulier, sans mettre personne dans la confidence… Écoutez bien. Il est deux heures du matin, n'est-ce pas? Aujourd'hui même, à neuf heures précises du soir, vous vous présenterez au Vatican, en demandant à toutes les portes monsieur Squadra. Partout, on vous laissera passer. En haut, monsieur Squadra vous attendra et vous introduira… Et pas un mot, que pas une âme ne se doute de ces choses!

 

Le bonheur, la reconnaissance de Pierre débordèrent enfin. Il avait saisi les deux mains douces et grasses du prélat.

– Ah! monseigneur, comment vous exprimer toute ma gratitude? Si vous saviez, la nuit et la révolte étaient dans mon âme, depuis que je me sentais le jouet de ces Éminences puissantes qui se moquaient de moi!.. Mais vous me sauvez, je suis de nouveau sûr de vaincre, puisque je vais pouvoir enfin me jeter aux pieds de Sa Sainteté, le Père de toute vérité et de toute justice. Il ne peut que m'absoudre, moi qui l'aime, qui l'admire, qui suis convaincu de n'avoir lutté jamais que pour sa politique et ses idées les plus chères… Non, non! c'est impossible, il ne signera pas, il ne condamnera pas mon livre!

Nani, qui avait dégagé ses mains, tâchait de le calmer, d'un geste paternel, tout en gardant son petit sourire de mépris, pour une telle dépense inutile d'enthousiasme. Il y parvint, il le supplia de s'éloigner. L'orchestre avait repris, au loin. Puis, lorsque le prêtre se retira, en le remerciant encore, il lui dit simplement:

– Mon cher fils, souvenez-vous que, seule, l'obéissance est grande.

Pierre, qui n'avait plus que l'idée de partir, retrouva presque tout de suite Prada, dans la salle des armures. Leurs Majestés venaient de quitter le bal, en grande cérémonie, accompagnées par les Buongiovanni et les Sacco. La reine avait maternellement embrassé Celia, pendant que le roi serrait la main d'Attilio, honneurs d'une bonhomie charmante dont les deux familles rayonnaient. Mais beaucoup d'invités suivaient l'exemple des souverains, s'en allaient déjà par petits groupes. Et le comte, qui paraissait singulièrement énervé, plus âpre et plus amer, était impatient de partir, lui aussi.

– Enfin, c'est vous, je vous attendais. Eh bien! filons vite, voulez-vous?.. Votre compatriote, monsieur Narcisse Habert, m'a prié de vous dire que vous ne le cherchiez pas. Il est descendu, pour accompagner mon amie Lisbeth jusqu'à sa voiture… Moi, décidément, j'ai besoin d'air. Je veux faire un tour à pied, je vais aller avec vous jusqu'à la rue Giulia.

Puis, comme tous deux reprenaient leurs vêtements au vestiaire, il ne put s'empêcher de ricaner, en ajoutant de sa voix brutale:

– Je viens de les voir partir tous les quatre ensemble, vos bons amis; et vous faites bien d'aimer rentrer à pied, car il n'y avait pas de place pour vous dans le carrosse… Cette donna Serafina, quelle belle effronterie, à son âge, de s'être traînée ici, avec son Morano, pour triompher du retour de l'infidèle!.. Et les deux autres, les deux jeunes, ah! j'avoue qu'il m'est difficile de parler d'eux tranquillement, car ils ont commis cette nuit, en se montrant de la sorte, une abomination d'une impudence et d'une cruauté rares!

Ses mains tremblaient, il murmura encore:

– Bon voyage, bon voyage au jeune homme, puisqu'il part pour Naples!.. Oui, j'ai entendu dire à Celia qu'il partait ce soir, à six heures, pour Naples. Eh bien! que mes vœux l'accompagnent, bon voyage!

Dehors, les deux hommes eurent une sensation délicieuse, au sortir de la chaleur étouffante des salles, en entrant dans l'admirable nuit, limpide et froide. C'était une nuit de pleine lune superbe, une de ces nuits de Rome, où la ville dort sous le ciel immense, dans une clarté élyséenne, comme bercée d'un rêve d'infini. Et ils prirent le beau chemin, ils descendirent le Corso, suivirent ensuite le cours Victor-Emmanuel.

Prada s'était un peu calmé, mais il restait ironique, il parlait pour s'étourdir sans doute, avec une abondance fiévreuse, revenant aux femmes de Rome, à cette fête qu'il avait trouvée splendide, et qu'il raillait maintenant.

– Oui, elles ont de belles robes, mais qui ne leur vont pas, des robes qu'elles font venir de Paris, et qu'elles n'ont pu naturellement essayer. C'est comme leurs bijoux, elles ont encore des diamants et surtout des perles de toute beauté, mais montés si lourdement, qu'ils sont affreux en somme. Et si vous saviez leur ignorance, leur frivolité, sous leur apparente morgue! Tout est chez elles en surface, même la religion: dessous, il n'y a rien, qu'un vide insondable. Je les regardais, au buffet, manger à belles dents. Ah! pour ça, elles ont un vigoureux appétit! Remarquez que, ce soir, les invités se sont conduits assez bien, on n'a pas trop dévoré. Mais, si vous assistiez à un bal de la cour, vous verriez un pillage sans nom, le buffet assiégé, les plats engloutis, une bousculade d'une voracité extraordinaire!

Pierre ne répondait que par des monosyllabes. Il était tout à sa joie débordante, à cette audience du pape, qu'il rêvait déjà, la préparant dans ses moindres détails, sans pouvoir se confier à personne. Et les pas des deux hommes sonnaient sur le pavé sec, dans la large rue, déserte et claire, tandis que la lune découpait nettement les ombres noires.

Brusquement, Prada se tut. Il était à bout de bravoure bavarde, envahi tout entier et comme paralysé par l'effrayante lutte qui se livrait en lui. A deux reprises déjà, il avait touché, dans la poche de son habit, le billet écrit au crayon, dont il se répétait les quatre lignes: «Une légende assure que le figuier de Judas repousse à Frascati, mortel pour quiconque veut un jour être pape. N'en mangez pas les figues empoisonnées, ne les donnez ni à vos gens ni à vos poules.» Le billet était bien là, il le sentait; et, s'il avait voulu accompagner Pierre, c'était pour le jeter dans la boîte du palais Boccanera. Il continuait à marcher d'un pas vif, le billet serait dans la boîte avant dix minutes, aucune puissance au monde ne pouvait l'empêcher de l'y jeter, puisque sa volonté était arrêtée formellement. Jamais il ne commettrait le crime de laisser empoisonner les gens.

Mais il souffrait une torture si abominable! Cette Benedetta et ce Dario venaient de soulever en lui un tel orage de haine jalouse! Il en oubliait Lisbeth, qu'il aimait, et cet enfant, ce petit être de sa chair, dont il était si orgueilleux. Toujours la femme l'avait ravagé d'un désir de mâle conquérant, il n'avait violemment joui que de celles qui résistaient. Et, aujourd'hui, il en existait une au monde, qu'il avait voulue, qu'il avait achetée en l'épousant, et qui s'était refusée ensuite. Cette femme sienne, il ne l'avait pas eue, il ne l'aurait jamais. Pour l'avoir, autrefois, il aurait incendié Rome; maintenant, il se demandait ce qu'il allait bien faire, pour l'empêcher d'être à un autre. Ah! c'était cette pensée qui rouvrait la plaie saignante à son flanc, la pensée de cet autre jouissant de son bien. Comme ils devaient se moquer de lui ensemble! Comme ils s'étaient plu à le ridiculiser en lançant le mensonge de sa prétendue impuissance, dont il se sentait quand même atteint, malgré toutes les preuves qu'il pourrait faire de sa virilité. Sans trop y croire, il les avait accusés d'être amant et maîtresse depuis longtemps, se rejoignant la nuit, n'ayant qu'une alcôve, au fond de ce sombre palais Boccanera, dont les histoires d'amour étaient légendaires. A présent, cela certainement allait être, puisqu'ils étaient libres, déliés au moins du lien religieux. Ils les voyaient côte à côte sur la même couche, il évoquait des visions brûlantes, leurs étreintes, leurs baisers, le ravissement de leur délire. Ah! non, ah! non, c'était impossible, la terre croulerait plutôt!

Puis, comme Pierre et lui quittaient le cours Victor-Emmanuel, pour s'engager parmi les anciennes rues, étranglées et tortueuses, qui conduisent à la rue Giulia, il se revit jetant le billet dans la boîte du palais. Ensuite, il se disait comment les choses devaient se passer. Le billet dormirait jusqu'au matin dans la boîte. Don Vigilio, le secrétaire, qui, sur l'ordre formel du cardinal, gardait la clef de cette boîte, descendrait de bonne heure, trouverait la lettre, la remettrait à Son Éminence, laquelle ne permettait pas qu'on en décachetât aucune. Et les figues seraient jetées, il n'y aurait plus de crime possible, le monde noir ferait le silence. Mais, pourtant, si le billet ne se trouvait pas dans la boîte, que se produirait-il? Alors, il admit cette supposition, vit nettement les figues arriver sur la table, au dîner d'une heure, dans leur joli petit panier, si coquettement recouvert de feuilles. Dario était là comme de coutume, seul avec son oncle, puisqu'il ne partait pour Naples que le soir. L'oncle et le neveu mangeaient-ils l'un et l'autre des figues, ou bien un seul, et lequel des deux? Ici, la vision se brouillait, c'était de nouveau le destin en marche, ce destin qu'il avait rencontré sur la route de Frascati, allant à son but inconnu, sans arrêt possible, au travers des obstacles. Le petit panier de figues allait, allait toujours, à sa besogne nécessaire, qu'aucune main au monde n'était assez forte pour empêcher.

La rue Giulia s'allongeait sans fin, toute blanche de lune, et Pierre sortit comme d'un rêve, devant le palais Boccanera, noir sous le ciel d'argent. Trois heures du matin sonnaient à une église du voisinage. Et il se sentit un petit frisson, en entendant près de lui cette plainte douloureuse de fauve blessé à mort, ce sourd grondement involontaire que le comte, dans sa lutte affreuse, venait de laisser échapper de nouveau.

Mais, tout de suite, il eut un rire qui raillait, il dit en serrant la main du prêtre:

– Non, non, je ne vais pas plus loin… Si l'on me voyait ici, à cette heure, on croirait que je suis retombé amoureux de ma femme.

Il alluma un cigare, et il s'en alla, dans la nuit claire, sans se retourner.

XIII

Pierre, lorsqu'il s'éveilla, fut tout surpris d'entendre sonner onze heures. Dans la fatigue de ce bal, où il était resté si tard, il avait dormi d'un sommeil d'enfant, d'une paix délicieuse, comme s'il avait, en dormant, senti son bonheur. Et, dès qu'il eut ouvert les yeux, le radieux soleil qui entrait par les fenêtres, le baigna d'espoir. Sa première pensée fut que, le soir enfin, il verrait le pape, à neuf heures. Encore dix heures, qu'allait-il faire, pendant cette journée bénie, dont le ciel splendide et pur lui semblait d'un si heureux présage?

Il se leva, ouvrit les fenêtres, laissa entrer la tiédeur de l'air, qui lui sembla avoir ce goût de fruit et de fleur, remarqué dès le jour de son arrivée, dont il avait plus tard essayé vainement d'analyser la nature, un goût d'orange et de rose. Était-ce possible qu'on fût en décembre? Quel pays adorable, pour qu'avril parût y refleurir, au seuil même de l'hiver! Puis, sa toilette faite, comme il s'accoudait, pour regarder au delà du Tibre, couleur d'or, les pentes du Janicule, vertes en toute saison, il aperçut Benedetta assise près de la fontaine, dans le petit jardin abandonné du palais. Et il descendit, ne pouvant tenir en place, cédant à un besoin de vie, de gaieté et de beauté.

Tout de suite, Benedetta poussa le cri qu'il attendait d'elle, rayonnante, resplendissante, les deux mains tendues.

– Ah! mon cher abbé, que je suis heureuse, que je suis heureuse!

Souvent, ils avaient passé les matinées dans ce coin de calme et d'oubli. Mais quelles matinées tristes, quand, l'un et l'autre, ils étaient sans espérance! Aujourd'hui, l'abandon des allées envahies par les herbes folles, les buis qui avaient poussé dans le vieux bassin comblé, les orangers symétriques qui seuls indiquaient l'ancien dessin des plates-bandes, leur semblaient avoir un charme infini, une intimité rêveuse et tendre, dans laquelle il était très bon de reposer sa joie. Et surtout il faisait si tiède, à côté du grand laurier, dans l'angle où se trouvait la fontaine! L'eau mince coulait sans fin de l'énorme bouche béante du masque tragique, avec sa chanson de flûte. Une fraîcheur montait du grand sarcophage de marbre, dont le bas-relief déroulait une bacchanale frénétique, des faunes emportant, renversant des femmes sous leurs baisers voraces. Et l'on était là hors des temps et des lieux, au fond d'un passé révolu, si lointain, que les alentours disparaissaient, les constructions récentes des quais, le quartier éventré, gris encore de la poussière des décombres, Rome elle-même bouleversée, en mal d'un monde nouveau.

– Ah! répéta Benedetta, que je suis heureuse!.. J'étouffais dans ma chambre, j'ai dû descendre ici, tant mon cœur avait besoin de place, d'air et de soleil, pour battre à son aise!

Elle était assise, près du sarcophage, sur le fragment de colonne renversée, qui servait de banc; et elle voulut que le prêtre vînt se mettre à côté d'elle. Jamais il ne l'avait vue d'une telle beauté, avec ses noirs cheveux encadrant sa face pure, toute rosée et délicate comme une fleur, au plein soleil. Ses yeux immenses et sans fond, dans la lumière, étaient des brasiers où roulait de l'or; tandis que sa bouche d'enfance, sa bouche de candeur et de sage raison, avait un rire de bonne créature, libre enfin d'aimer selon son cœur, sans offenser ni les hommes ni Dieu. Et elle faisait ses projets d'avenir, rêvant tout haut.

 

– Ah! maintenant, c'est bien simple, puisque j'ai déjà obtenu la séparation de corps, je finirai par obtenir le divorce civil, du moment que l'Église aura annulé mon mariage. Et j'épouserai Dario, oui! vers le printemps prochain, peut-être plus tôt, si l'on arrive à hâter les formalités… Ce soir, à six heures, il part pour Naples, où il va régler une affaire d'intérêt, une propriété que nous y possédions encore, et qu'il a fallu vendre, car tout cela a coûté très cher. Mais qu'importe à présent, puisque nous voilà l'un à l'autre!.. Dans quelques jours, dès qu'il sera revenu, que de bonnes heures, comme nous allons rire, comme nous passerons le temps gaiement! Je n'en ai pas dormi, après ce bal qui a été si beau, tant j'ai fait des projets, ah! des projets magnifiques, vous verrez, vous verrez, car je veux que vous restiez à Rome, désormais, jusqu'à notre mariage.

Il se mit à rire avec elle, gagné par cette explosion de jeunesse et de bonheur, au point qu'il devait faire un rude effort sur lui-même, pour ne pas dire lui aussi sa félicité, l'espoir dont sa prochaine entrevue avec le pape l'emplissait. Mais il avait juré de n'en parler à personne.

Dans le silence frissonnant de l'étroit jardin ensoleillé, un cri persistant d'oiseau revenait par intervalles; et Benedetta en plaisantant leva la tête, regarda une cage qui était accrochée à une fenêtre du premier étage.

– Oui, oui! Tata, crie bien fort, sois contente. Il faut que tout le monde soit content dans la maison.

Puis, se retournant vers Pierre, de son air fou d'écolière en vacances:

– Vous connaissez bien Tata?.. Comment, vous ne connaissez pas Tata?.. Mais c'est la perruche de mon oncle le cardinal! Je la lui ai donnée au dernier printemps, et il l'adore, il lui permet de voler les morceaux sur son assiette. C'est lui qui la soigne, qui la sort et qui la rentre, craignant si fort de lui voir prendre un rhume, qu'il la laisse dans la salle à manger, la seule pièce de son appartement où il fasse un peu chaud.

Pierre, levant les yeux lui aussi, regardait la perruche, une de ces jolies petites perruches d'un vert cendré, si soyeuses et si souples. Elle se pendait du bec aux barreaux de sa cage, se balançait, battait des ailes, dans l'allégresse du clair soleil.

– Parle-t-elle? demanda-t-il.

– Ah! non, elle crie, répondit Benedetta en riant. Mon oncle prétend qu'il entend tout ce qu'elle dit et qu'il cause très bien avec elle.

Brusquement, elle sauta à un autre sujet, comme si une obscure liaison d'idées la faisait penser à son autre oncle, à l'oncle par alliance qu'elle avait à Paris.

– Vous devez avoir reçu une lettre du vicomte de la Choue… Il m'a écrit hier son chagrin de voir que vous n'arriviez pas à être reçu par Sa Sainteté. Il avait tant compté sur vous, sur votre victoire, pour le triomphe de ses idées!

En effet, Pierre recevait fréquemment des lettres du vicomte, où celui-ci se désespérait de l'importance prise par son adversaire, le baron de Fouras, depuis le grand succès de sa dernière campagne à Rome, avec le pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre. C'était le réveil du vieux parti catholique intransigeant, toutes les conquêtes libérales du néo-catholicisme menacées, si l'on n'obtenait pas du Saint-Père une adhésion formelle aux fameuses corporations obligatoires, pour battre en brèche les corporations libres, soutenues par les conservateurs. Et il accablait Pierre, lui envoyait des plans compliqués, dans son impatience de le voir reçu enfin au Vatican.

– Oui, oui, murmura celui-ci, j'avais eu déjà une lettre dimanche, et j'en ai encore trouvé une hier soir, en revenant de Frascati… Ah! je serais si heureux, si heureux de pouvoir lui répondre par la bonne nouvelle!

De nouveau, sa joie déborda, à la pensée que le soir il verrait le pape, lui ouvrirait son âme brûlante d'amour, recevrait de lui l'encouragement suprême, raffermi dans sa mission du salut social, au nom fraternel des petits et des pauvres. Et il ne put se contenir davantage, il lâcha son secret, qui lui gonflait le cœur.

– Vous savez, c'est fait, mon audience est pour ce soir.

Benedetta ne comprit pas d'abord.

– Comment ça?

– Oui, monsignor Nani a bien voulu m'apprendre, ce matin, à ce bal, que le Saint-Père, auquel il avait remis mon livre, désirait me voir… Et je serai reçu ce soir, à neuf heures.

Elle était devenue toute rouge, tellement elle faisait sienne la joie du jeune prêtre, qu'elle avait fini par aimer d'une ardente amitié. Et ce succès d'un ami tombant dans sa félicité à elle, prenait une importance extraordinaire, comme une certitude de complète réussite pour tout le monde. Elle eut un cri de superstitieuse exaltée et ravie.

– Ah! mon Dieu! ça va nous porter chance!.. Ah! que je suis heureuse, mon ami, que je suis heureuse de voir que le bonheur vous arrive en même temps qu'à moi! C'est encore pour moi du bonheur, un bonheur que vous ne pouvez pas vous imaginer… Et c'est sûr, maintenant, que tout marchera très bien, car une maison où il y a quelqu'un qui voit le pape est bénie, la foudre ne la frappe plus.

Elle riait plus haut, elle tapait des mains, si éclatante de gaieté, qu'il s'inquiéta.

– Chut! chut! on m'a demandé le secret… Je vous en supplie, pas un mot à personne, ni à votre tante, ni même à Son Éminence… Monsignor Nani serait très contrarié.

Alors, elle promit de se taire. Elle s'attendrissait, parlait de monsignor Nani comme d'un bienfaiteur, car n'était-ce pas à lui qu'elle devait d'être parvenue enfin à faire annuler son mariage? Puis, reprise d'une bouffée de folle joie:

– Dites donc, mon ami, n'est-ce pas que le bonheur seul est bon?.. Vous ne me demandez pas des larmes, aujourd'hui, même pour les pauvres qui souffrent, qui ont froid et qui ont faim… Ah! c'est qu'il n'y a vraiment que le bonheur de vivre! Ça guérit tout. On ne souffre pas, on n'a pas froid, on n'a pas faim, quand on est heureux!

Stupéfait, il la regarda, dans la surprise que lui causait cette singulière solution donnée à la question redoutable de la misère. Soudainement, il sentait que toute sa tentative d'apostolat était vaine, sur cette fille d'un beau ciel, ayant en elle l'atavisme de tant de siècles de souveraine aristocratie. Il avait voulu la catéchiser, l'amener à l'amour chrétien des humbles et des misérables, la conquérir à la nouvelle Italie qu'il rêvait, éveillée aux temps nouveaux, pleine de pitié pour les choses et pour les êtres. Et, si elle s'était attendrie avec lui sur les souffrances du bas peuple, aux heures où elle souffrait elle-même, le cœur saignant des plus cruelles blessures, la voilà qui, dès sa guérison, célébrait l'universelle félicité, en créature des brûlants étés et des hivers doux comme des printemps!

– Mais, dit-il, tout le monde n'est pas heureux.

– Oh! si, oh! si, cria-t-elle. C'est que vous ne les connaissez pas, les pauvres!.. Qu'on donne à une fille de notre Transtévère le garçon qu'elle aime, et elle est aussi radieuse qu'une reine, elle mange son pain sec, le soir, en lui trouvant le goût sucré le plus délicieux. Les mères qui sauvent un enfant d'une maladie, les hommes qui sont vainqueurs dans une bataille, ou bien qui voient leurs numéros sortir à la loterie, tout le monde est comme ça, tout le monde ne demande que de la chance et du plaisir… Allez, vous aurez beau vouloir être juste et tâcher de mieux répartir la fortune, il n'y aura toujours de satisfaits que ceux dont le cœur chantera, souvent même sans en savoir la cause, par un beau jour de soleil comme aujourd'hui!