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Rome

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Il était près d'une heure, lorsque Pierre et le comte Prada purent enfin déjeuner, à une des petites tables du restaurant, où ils s'étaient donné rendez-vous. Leurs affaires les avaient retardés l'un et l'autre. Mais le comte paraissait fort gai, ayant réglé à son avantage des questions fâcheuses; et le prêtre lui-même, repris d'espérance, s'abandonnait, se laissait délicieusement vivre, dans la douceur de ce dernier beau jour. Aussi le déjeuner fut-il charmant, au milieu de la grande salle claire, peinte en bleu et en rose, absolument déserte à cette époque de l'année. Des Amours volaient au plafond, des paysages rappelant de loin les Châteaux romains décoraient les murs. Et ils mangèrent des choses fraîches, ils burent de ce vin de Frascati, qui a un goût brûlé de terroir, comme si les anciens volcans avaient laissé à la terre un peu de leur flamme.

Longuement, la conversation roula sur les monts Albains, dont la grâce farouche domine si heureusement la plate Campagne romaine, pour le plaisir des yeux. Pierre, qui avait fait la classique excursion en voiture, de Frascati à Nemi, était resté sous le charme; et il en parlait encore avec feu. C'était d'abord l'adorable chemin de Frascati à Albano, montant et descendant au flanc des collines, plantées de roseaux, de vignes et d'oliviers, parmi lesquels s'ouvraient de continuelles échappées sur l'immensité houleuse de la Campagne. A gauche, le village de Rocca di Papa, en amphithéâtre, blanchissait sur un mamelon, au-dessous du Monte Cave, couronné de grands arbres séculaires. De ce point de la route, lorsqu'on se retournait vers Frascati, on apercevait, très haut, à la lisière d'un bois de pins, les ruines lointaines de Tusculum, de grandes ruines rousses, cuites par des siècles de soleil, et d'où la vue sans bornes devait être admirable. Puis, on traversait Marino, à la grande rue en pente, à la vaste église, au vieux palais noirci et à demi mangé des Colonna. Puis, après un bois de chênes verts, on longeait le lac d'Albano, spectacle unique au monde: les ruines d'Albe la Longue en face, de l'autre côté des eaux immobiles, clair miroir; le Monte Cave à gauche, avec Rocca di Papa et Palazzola; et Castel-Gandolfo à droite, dominant le lac, comme du haut d'une falaise. Dans le cratère éteint, ainsi qu'au fond d'une coupe de verdure géante, le lac dormait, lourd et mort, une nappe de métal fondu, que le soleil moirait d'or d'un côté, tandis que l'autre moitié, dans l'ombre, était noire. Et la route montait ensuite, jusqu'à Castel-Gandolfo, perché sur son rocher, tel qu'un oiseau blanc, entre le lac et la mer, toujours rafraîchi par une brise, même aux heures les plus brûlantes de l'été, autrefois célèbre par sa villa des Papes, où Pie IX aimait à vivre des journées d'indolence, où Léon XIII n'est jamais venu. Et la route descendait ensuite; et les chênes verts recommençaient, des chênes verts fameux par leur énormité, une double rangée de colosses, de monstres aux membres tordus, deux ou trois fois centenaires; et l'on arrivait enfin à Albano, une petite ville moins nettoyée, moins modernisée que Frascati, un coin de terroir qui a gardé un peu de son odeur d'ancienne sauvagerie; et c'était encore l'Arricia, avec le palais Chigi, des coteaux couverts de forêts, des ponts enjambant des gorges débordantes d'ombrages; et c'était encore Genzano, c'était encore Nemi, de plus en plus reculés et farouches, perdus au milieu des rocs et des arbres.

Ah! ce Nemi, quel souvenir ineffaçable Pierre en avait gardé, ce Nemi au bord de son lac, ce Nemi délicieux de loin, d'une apparition si charmeresse, évocatrice des anciennes légendes, des villes fées nées dans la verdure du mystère des eaux, et d'une saleté repoussante quand on l'aborde enfin, croulant de partout, dominé encore par la tour des Orsini, comme par le génie mauvais des anciens âges, qui semble y maintenir les mœurs féroces, les passions violentes et les coups de couteau! Il était de là, ce Santobono, dont le frère avait tué, et qui lui-même semblait brûler d'une flamme meurtrière, avec ses yeux de crime, luisants tels que des braises. Et le lac, le lac rond comme une lune éteinte, tombée là, dans ce fond de cratère, cette coupe plus profonde et plus étroite qu'au lac d'Albano, couverte d'arbres d'une vigueur et d'une densité prodigieuses! Les pins, les ormes, les saules, en un flot vert de branches qui s'écrasent, descendent jusqu'à la rive. Cette fécondité formidable naît des continuelles vapeurs d'eau qui se dégagent, sous l'action torride du soleil, dont les rayons s'amassent dans ce creux, en un foyer de fournaise. C'est une humidité chaude et lourde, les allées des jardins environnants se verdissent de mousses, des brouillards épais emplissent souvent le matin l'immense coupe d'une vapeur blanche, comme d'un lait fumeux de sorcière, aux louches maléfices. Et Pierre se souvenait bien de son malaise, devant ce lac où paraissent dormir des atrocités anciennes, toute une religion mystérieuse d'abominables pratiques, au milieu de l'admirable décor. Il l'avait vu, à l'approche du soir, dans l'ombre de sa ceinture de forêts, tel qu'une plaque de métal terni, noir et argent, d'une immobilité pesante; et cette eau très claire, mais si profonde, cette eau déserte, sans une barque, cette eau morte, auguste et sépulcrale, lui avait laissé une indicible tristesse, une mélancolie à en mourir, la désespérance des grands ruts solitaires, la terre et les eaux gonflées de la douleur muette des germes, inquiétantes de fécondité. Ah! ces bords noirs qui s'enfonçaient, ce lac morne et noir qui gisait, là-bas, au fond!

Le comte Prada s'était mis à rire de cette impression.

– Oui, oui, c'est vrai, le lac de Nemi n'est pas gai tous les jours. Je l'ai vu, par des temps gris, couleur de plomb; et les grands soleils, tout en l'éclairant, ne l'animent guère. Pour mon compte, je sais que je périrais d'ennui, s'il me fallait vivre en face de cette eau toute nue. Mais il a pour lui les poètes et les femmes romanesques, celles qui adorent les grands amours passionnés, aux dénouements tragiques.

Puis, comme les deux convives s'étaient levés de table, pour aller prendre le café sur une terrasse, la conversation changea.

– Est-ce que, ce soir, reprit le comte, vous comptez vous rendre à la réception du prince Buongiovanni? Ce sera, pour un étranger, un spectacle curieux, que je vous conseille de ne pas manquer.

– Oui, j'ai une invitation, répondit Pierre. C'est un de mes amis, monsieur Narcisse Habert, un attaché de notre ambassade, qui me l'a procurée et qui, du reste, doit m'y conduire.

En effet, il devait y avoir, le soir même, une fête au palais Buongiovanni, sur le Corso, un de ces rares galas comme il ne s'en donne que deux ou trois par hiver. On racontait que celui-ci dépasserait tout en magnificence, car il avait lieu à l'occasion des fiançailles de Celia, la petite princesse. Brusquement, le prince, après avoir giflé sa fille, disait-on, et avoir lui-même couru des risques sérieux d'apoplexie, dans une crise d'effroyable colère, venait de céder devant le tranquille et doux entêtement de la jeune fille, en consentant à son mariage avec le lieutenant Attilio, le fils du ministre Sacco; et tous les salons de Rome, le monde blanc aussi bien que le monde noir, en étaient bouleversés.

Le comte Prada s'égayait de nouveau.

– Vous verrez un beau spectacle, je vous assure! Moi, j'en suis enchanté, pour mon bon cousin Attilio, qui est vraiment un très honnête et très charmant garçon. Et rien au monde ne me ferait manquer l'entrée, dans les antiques salons des Buongiovanni, de mon cher oncle Sacco, qui vient enfin de décrocher le portefeuille de l'Agriculture. Ce sera vraiment extraordinaire et superbe… Ce matin, mon père, qui prend tout au sérieux, m'a dit qu'il n'en avait pas fermé l'œil de la nuit.

Il s'interrompit, pour reprendre aussitôt:

– Dites donc, il est déjà deux heures et demie, vous n'aurez plus un train avant cinq heures. Et vous ne savez pas ce que vous devriez faire? ce serait de rentrer à Rome avec moi, en voiture.

Mais Pierre se récriait.

– Non, non, merci mille fois! Je dîne avec mon ami Narcisse, je ne puis m'attarder.

– Eh! vous ne vous attarderez pas, au contraire! Nous allons partir à trois heures, nous serons à Rome avant cinq heures… Il n'y a pas de promenade plus délicieuse à faire, quand le jour tombe, et, voyons! je vous promets un admirable coucher de soleil.

Il fut si pressant que le prêtre dut accepter, gagné décidément par tant d'amabilité et de belle humeur. Ils passèrent encore une heure fort agréable, à causer de Rome, de l'Italie, de la France. Ils étaient remontés un instant dans Frascati, où le comte voulait revoir un entrepreneur. Et, comme trois heures sonnaient, ils partirent enfin, mollement bercés côte à côte, sur les coussins de la victoria, au trot léger des deux chevaux. C'était délicieux, en effet, ce retour à Rome, au travers de l'immense Campagne nue, sous le grand ciel limpide, par cette fin exquise de la plus douce des journées d'automne.

Mais d'abord, à grande allure, la victoria dut descendre les pentes de Frascati, entre de continuels champs de vignes et des bois d'oliviers. La route pavée tournait, peu fréquentée: à peine quelques paysans en vieux chapeaux de feutre noir, un mulet blanc, une carriole attelée d'un âne; c'était seulement le dimanche que les débits de vin se peuplaient et que les artisans à leur aise venaient manger le chevreau dans les bastides d'alentour. On passa devant une fontaine monumentale, à un coude du chemin. Tout un troupeau de moutons défila, barra un instant le passage. Et, toujours, au fond des lentes ondulations de l'immense Campagne rousse, Rome lointaine apparaissait dans les vapeurs violettes du soir, semblait s'enfoncer peu à peu, à mesure que la voiture descendait davantage. Il vint un moment où elle ne fut plus, au ras de l'horizon, qu'une mince raie grise, à peine étoilée de blanc par quelques façades ensoleillées. Puis, elle s'abîma en terre, elle se noya sous la houle des champs infinis.

 

Maintenant, la victoria roulait en plaine, laissant derrière elle les monts Albains, tandis qu'à droite, à gauche, en face, commençait la mer des prairies et des chaumes. Et ce fut alors que le comte, s'étant penché, s'écria:

– Tenez! voyez donc en avant, là-bas, notre homme de ce matin, le Santobono en personne… Hein? quel gaillard, comme il marche! Mes chevaux ont peine à le rattraper.

Pierre se pencha à son tour. C'était bien le curé de Sainte-Marie des Champs, grand et noueux, comme taillé à coups de serpe, dans sa longue soutane noire. Sous la fine lumière, le clair soleil blond qui l'inondait, il faisait une dure tache d'encre; et il allait d'un tel pas, régulier et rude, qu'il ressemblait au destin en marche. Au bout de son bras droit pendait quelque chose, un objet qu'on distinguait mal.

Quand la voiture eut fini par l'atteindre, Prada donna l'ordre au cocher de ralentir; et il engagea la conversation.

– Bonjour, l'abbé! vous allez bien?

– Très bien, monsieur le comte. Mille grâces!

– Et où courez-vous donc si gaillardement?

– Monsieur le comte, je vais à Rome.

– Comment, à Rome? Si tard!

– Oh! j'y serai presque aussitôt que vous. La route ne me fait pas peur, et c'est de l'argent vite gagné.

Il ne perdait pas une enjambée, tournant à peine la tête, allongeant le pas, le long des roues; si bien que Prada, mis en joie par la rencontre, dit tout bas à Pierre:

– Attendez, il nous amusera.

Puis, à voix haute:

– Puisque vous allez à Rome, l'abbé, montez donc, il y a une place pour vous.

Immédiatement, sans se faire prier davantage, Santobono accepta.

– Je veux bien, mille grâces!.. Ça vaut encore mieux de ne point user ses souliers.

Et il monta, s'installa sur le strapontin, refusant avec une brusque humilité la place que Pierre voulait poliment lui céder près du comte. Ceux-ci venaient enfin de reconnaître, dans l'objet qu'il portait, un petit panier plein de figues, joliment arrangé et recouvert de feuilles.

Les chevaux étaient repartis à un trot plus vif, la voiture roulait sur la belle route plate.

– Alors, vous allez à Rome? reprit le comte, pour faire causer le curé.

– Oui, oui, je vais porter à Son Éminence révérendissime le cardinal Boccanera ces quelques figues, les dernières de la saison, dont j'avais promis de lui faire le petit cadeau.

Il avait posé sur ses genoux le panier, qu'il tenait soigneusement entre ses grosses mains noueuses, ainsi qu'une chose fragile et rare.

– Ah! les figues fameuses de votre figuier! C'est vrai, elles sont tout miel… Mais débarrassez-vous donc, vous n'allez pas les garder sur vos genoux jusqu'à Rome. Donnez-les-moi, je vais les mettre dans la capote.

Il s'agita, les défendit, ne voulut absolument pas s'en séparer.

– Mille grâces! mille grâces!.. Elles ne me gênent, pas du tout, elles sont très bien là, et je suis sûr de cette façon qu'il ne leur arrivera pas d'accident.

Cette passion de Santobono pour les fruits de son jardin amusait beaucoup Prada, qui poussait le coude de Pierre. Il demanda de nouveau:

– Et le cardinal les aime, vos figues?

– Oh! monsieur le comte, Son Éminence daigne les adorer. Autrefois, lorsqu'elle passait l'été à la villa, elle ne voulait pas en manger d'un autre arbre. Alors, vous comprenez, ça ne me coûte guère de lui faire plaisir, du moment que je connais son goût.

Mais il avait jeté sur Pierre un regard si aigu, que le comte sentît la nécessité de les présenter l'un à l'autre.

– Monsieur l'abbé Froment est justement descendu au palais Boccanera, où il loge depuis trois mois.

– Je sais, je sais, dit avec tranquillité Santobono. J'ai vu monsieur l'abbé chez Son Éminence, un jour où, déjà, j'étais allé porter des figues. Seulement, elles étaient moins mûres. Celles-ci sont parfaites.

Il eut un regard de complaisance sur le petit panier, qu'il parut serrer plus étroitement entre ses doigts énormes, couverts de poils fauves. Et il se fit un silence, tandis que la Campagne se déroulait sans fin, aux deux bords. Les maisons avaient disparu depuis longtemps, pas un mur, pas un arbre, rien que les ondulations vastes, dont l'approche de l'hiver commençait à verdir les herbes maigres et rases. Une tour, une ruine à demi écroulée, qui apparut à gauche, prit tout à coup une importance extraordinaire, droite dans le ciel limpide, au-dessus de la ligne plate, illimitée de l'horizon. Puis, à droite, dans un grand parc, fermé de pieux, se montrèrent de lointaines silhouettes de bœufs et de chevaux; d'autres bœufs, attelés encore, rentraient lentement du labour, sous les piqûres de l'aiguillon; tandis qu'un fermier, lancé au galop d'un petit cheval rouge, achevait de donner son coup d'œil du soir, à travers les terres labourées. La route par moments se peuplait. Un biroccino, très légère voiture à deux grandes roues, avec un simple siège posé sur l'essieu, venait de filer comme le vent. De temps à autre, la victoria dépassait un carrotino, la charrette basse, dans laquelle le paysan, abrité sous une sorte de tente aux couleurs vives, apportait à Rome le vin, les légumes, les fruits des Châteaux romains. On entendait de loin les clochettes grêles des chevaux, s'en allant d'eux-mêmes, par le chemin bien connu, pendant que le paysan d'ordinaire dormait à poings fermés. Des femmes rentraient par groupes de trois ou quatre, la jupe relevée, les cheveux nus et noirs, avec des fichus écarlates. Et la route se vidait ensuite, et le désert se faisait de plus en plus, sans un passant, sans une bête, pendant des kilomètres, sous le ciel rond et infini, où descendait le soleil oblique, là-bas, au bout de cette mer vide, d'une monotonie grandiose et triste.

– Et le pape, l'abbé? demanda soudain Prada; est-il mort?

Santobono ne s'effara même pas.

– J'espère bien, dit-il simplement, que Sa Sainteté a encore de longs jours à vivre, pour le triomphe de l'Église.

– Alors, vous avez eu de bonnes nouvelles, ce matin, chez votre évêque, le cardinal Sanguinetti?

Cette fois, le curé ne put réprimer un léger tressaillement. On l'avait donc vu? Lui, dans sa hâte, n'avait pas remarqué ces deux passants, qui venaient derrière son dos, sur la route.

– Oh! répondit-il, en se remettant tout de suite, on ne sait jamais au juste si les nouvelles sont bonnes ou mauvaises… Il paraît que Sa Sainteté a passé une assez pénible nuit, et je fais des vœux pour que la nuit prochaine soit meilleure.

Un instant, il sembla se recueillir; puis, il ajouta:

– Si, d'ailleurs, Dieu croyait l'heure venue de rappeler à lui Sa Sainteté, il ne laisserait pas son troupeau sans pasteur, il aurait déjà choisi et marqué le Souverain Pontife de demain.

Cette belle réponse accrut encore la joie de Prada.

– Vraiment, l'abbé, vous êtes extraordinaire… Alors, vous pensez que les papes se font ainsi par la grâce de Dieu? Le pape de demain est nommé là-haut, n'est-ce pas? et il attend, simplement. Je m'imaginais, moi, que les hommes se mêlaient un peu de l'affaire… Mais peut-être savez-vous déjà quel est le cardinal élu d'avance par la faveur divine!

Et il continua ses plaisanteries faciles d'incroyant, qui laissaient du reste le prêtre dans un calme parfait. Ce dernier finit même par rire, lui aussi, lorsque le comte, faisant allusion à l'ancienne passion que le peuple joueur de Rome mettait, lors de chaque conclave, à parier sur l'élu probable, lui dit qu'il y aurait là, pour lui, une fortune à gagner, s'il était dans le secret de Dieu. Puis, il fut question des trois soutanes blanches, de trois grandeurs différentes, qui attendaient dans une armoire du Vatican, toujours prêtes: serait-ce cette fois la petite, la grande, ou la moyenne, qu'on emploierait? A la moindre maladie sérieuse du pape régnant, c'était ainsi une émotion extraordinaire, un réveil aigu de toutes les ambitions, de toutes les intrigues, à ce point que, non seulement dans le monde noir, mais encore dans la ville entière, il n'y avait plus d'autre curiosité, d'autre entretien, d'autre occupation, que pour discuter les titres des cardinaux et peur prédire celui qui l'emporterait.

– Voyons, voyons, reprit Prada, puisque vous savez, vous, je veux absolument que vous me disiez… Sera-ce le cardinal Moretta?

Santobono, malgré son évidente volonté de rester digne et désintéressé, en bon prêtre pieux, se passionnait peu à peu, cédait à sa flamme intérieure. Et cet interrogatoire l'acheva, il ne put se contenir davantage.

– Moretta, allons donc! il est vendu à toute l'Europe!

– Sera-ce le cardinal Bartolini?

– Vous n'y pensez pas!.. Bartolini! mais il s'est usé à tout vouloir et à ne jamais rien obtenir!

– Alors, sera-ce le cardinal Dozio?

– Dozio, Dozio! Ah! si Dozio l'emportait, ce serait à désespérer de notre sainte Église, car il n'y a pas d'esprit plus bas ni plus méchant!

Prada leva les mains, comme s'il était à bout de candidats sérieux. Il mettait un malin plaisir à ne pas nommer le cardinal Sanguinetti, le candidat certain du curé, pour exaspérer celui-ci davantage. Puis, soudain, il parut avoir trouvé, il s'écria gaiement:

– Ah! j'y suis, je connais votre homme… Le cardinal Boccanera!

Du coup, Santobono fut touché en plein cœur, dans sa rancune, dans sa foi de patriote. Déjà, sa bouche terrible s'ouvrait, il allait crier non, non! de toute sa force. Mais il parvint à retenir le cri, réduit au silence, avec son cadeau sur les genoux, ce petit panier de figues, que ses deux mains serrèrent, à le briser; et l'effort qu'il dut faire, le laissa si frémissant, qu'il fut forcé d'attendre, avant de répondre d'une voix calmée:

– Son Éminence révérendissime le cardinal Boccanera est un saint homme, digne du trône, et je craindrais seulement qu'il n'apportât la guerre, dans sa haine contre notre Italie nouvelle.

Mais Prada voulut aggraver la blessure.

– Enfin, celui-ci, vous l'acceptez, vous l'aimez trop pour ne pas vous réjouir de ses chances. Et je crois que, cette fois, nous sommes dans le vrai, car tout le monde est convaincu que le conclave n'en peut nommer un autre… Allons, il est très grand, ce sera la grande soutane blanche qui servira.

– La grande soutane, la grande soutane, gronda Santobono sourdement et comme malgré lui, à moins pourtant…

Il n'acheva pas, de nouveau vainqueur de sa passion. Et Pierre, qui écoutait en silence, s'émerveilla, car il se rappelait la conversation qu'il avait surprise, chez le cardinal Sanguinetti. Évidemment, les figues n'étaient qu'un prétexte pour forcer la porte du palais Boccanera, où quelque familier, l'abbé Paparelli sans doute, pouvait seul donner des renseignements certains à son ancien camarade. Mais quel empire cet exalté avait sur lui-même, dans les mouvements les plus désordonnés de son âme!

Aux deux côtés de la route, la Campagne continuait à dérouler à l'infini ses nappes d'herbe, et Prada regardait sans voir, devenu sérieux et songeur. Il acheva tout haut ses réflexions.

– Vous savez ce qu'on dira, l'abbé, s'il meurt cette fois… Ça ne sent guère bon, ce brusque malaise, ces coliques, ces nouvelles qu'on cache… Oui, oui, le poison, comme pour les autres.

Pierre eut un sursaut de stupeur. Le pape empoisonné!

– Comment! le poison, encore! cria-t-il.

Effaré, il les contemplait tous les deux. Le poison comme aux temps des Borgia, comme dans un drame romantique, à la fin de notre dix-neuvième siècle! Cette imagination lui semblait à la fois monstrueuse et ridicule.

Santobono, la face devenue immobile, impénétrable, ne répondit pas. Mais Prada hocha la tête, et la conversation ne fut plus qu'entre lui et le jeune prêtre.

– Eh! oui, le poison, encore… A Rome, la peur en est restée vivace et très grande. Dès qu'une mort y paraît inexplicable, trop prompte ou accompagnée de circonstances tragiques, la première pensée est unanime, tout le monde crie au poison; et remarquez qu'il n'est pas de ville, je crois, où les morts subites soient plus fréquentes, je ne sais au juste pour quelles causes, les fièvres, dit-on… Oui, oui, le poison avec toute sa légende, le poison qui tue comme la foudre et ne laisse pas de trace, la fameuse recette léguée d'âge en âge, sous les empereurs et sous les papes, et jusqu'à nos jours de bourgeoise démocratie.

Il finissait par sourire pourtant, un peu sceptique lui-même, dans sa terreur sourde, de race et d'éducation. Et il citait des faits. Les dames romaines se débarrassaient de leurs maris ou de leurs amants, en employant le venin d'un crapaud rouge. Plus pratique, Locuste s'adressait aux plantes, faisait bouillir une plante qui devait être l'aconit. Après les Borgia, la Toffana vendait, à Naples, dans des fioles décorées de l'image de saint Nicolas de Bari, une eau célèbre, à base d'arsenic sans doute. Et c'étaient encore des histoires extraordinaires, des épingles à la piqûre foudroyante, une coupe de vin qu'on empoisonnait en y effeuillant une rose, une bécasse qu'un couteau préparé partageait en deux et dont la moitié contaminée tuait l'un des deux convives.

 

– Moi qui vous parle, j'ai eu, dans ma jeunesse, un ami dont la fiancée, à l'église, le jour du mariage, est tombée morte pour avoir simplement respiré un bouquet de fleurs… Alors, pourquoi ne voulez-vous pas que la fameuse recette se soit réellement transmise et reste connue de quelques initiés?

– Mais, dit Pierre, parce que la chimie a fait trop de progrès. Si les anciens croyaient à des poisons mystérieux, c'était qu'ils manquaient de tout moyen d'analyse. Aujourd'hui, la drogue des Borgia mènerait droit en cour d'assises le naïf qui s'en servirait. Ce sont des contes à dormir debout, et c'est à peine si les bonnes gens les tolèrent encore dans les romans-feuilletons.

– Je veux bien, reprit le comte, avec son sourire gêné. Tous avez sans doute raison… Seulement, allez donc dire cela, tenez! à votre hôte, au cardinal Boccanera, qui a tenu dans ses bras un vieil ami à lui, tendrement aimé, monsignor Gallo, mort l'été dernier, en deux heures.

– En deux heures, une congestion cérébrale suffit, et un anévrisme tue même en deux minutes.

– C'est vrai, mais demandez-lui ce qu'il a pensé devant les longs frissons, la face qui se plombait, les yeux qui se creusaient, ce masque d'épouvante où il ne retrouvait plus rien de son ami. Il en a la conviction absolue, monsignor Gallo a été empoisonné, parce qu'il était son confident le plus cher, son conseiller toujours écouté, dont les sages avis étaient des garants de victoire.

L'ahurissement de Pierre avait grandi. Il s'adressa directement à Santobono, qui achevait de le troubler par son impassibilité irritante.

– C'est imbécile, c'est effroyable, et vous aussi, monsieur le curé, vous croyez à ces affreuses histoires?

Pas un poil du prêtre ne bougea. Il ne desserra pas ses grosses lèvres violentes, il ne détourna pas ses yeux de flamme noire, qu'il tenait fixés sur Prada. Celui-ci, d'ailleurs, continuait à donner des exemples. Et monsignor Nazzarelli, qu'on avait trouvé dans son lit, réduit et calciné comme un charbon! et monsignor Brando, frappé à Saint-Pierre même, pendant les vêpres, mort dans la sacristie, vêtu de ses habits sacerdotaux!

– Ah! mon Dieu! soupira Pierre, vous m'en direz tant, que je finirai par trembler, moi aussi, et par ne plus oser manger que des œufs à la coque, dans votre terrible Rome!

Cette boutade les égaya un instant, le comte et lui. Et c'était vrai, une terrible Rome se dégageait de leur conversation, la ville éternelle du crime, du poignard et du poison, où, depuis plus de deux mille ans, depuis le premier mur bâti, la rage du pouvoir, l'appétit furieux de posséder et de jouir, avait armé les mains, ensanglanté le pavé, jeté des victimes au Tibre ou dans la terre. Assassinats et empoisonnements sous les empereurs, empoisonnements et assassinats sous les papes, le même flot d'abominations roulait les morts sur ce sol tragique, dans la gloire souveraine du soleil.

– N'importe, reprit le comte, ceux qui prennent leurs précautions n'ont peut-être pas tort. On dit que plus d'un cardinal frissonne et se méfie. J'en sais un qui ne mange rien que les viandes achetées et préparées par son cuisinier. Et, quant au pape, s'il a des inquiétudes…

Pierre eut un nouveau cri de stupeur.

– Comment, le pape lui-même! le pape a la crainte du poison!

– Eh oui! mon cher abbé, on le prétend du moins. Il est certainement des jours où il se voit le premier menacé. Ne savez-vous pas que l'ancienne croyance, à Rome, est qu'un pape ne doit pas vivre trop vieux, et que, lorsqu'il s'entête à ne pas mourir à temps, on l'aide? Sa place est naturellement au ciel, dès qu'un pape tombe en enfance, devient une gêne, même un danger pour l'Église par sa sénilité. Les choses, d'ailleurs, sont faites très proprement, le moindre rhume est le prétexte décent pour qu'il ne s'oublie pas davantage sur le trône de Saint-Pierre.

A ce propos, il ajouta de curieux détails. Un prélat, disait-on, voulant calmer les craintes de Sa Sainteté, avait imaginé tout un système de précautions, entre autres une petite voiture cadenassée pour les provisions destinées à la table pontificale, très frugale du reste. Mais cette voiture était restée à l'état de simple projet.

– Et puis, quoi? finit-il par conclure en riant, il faut bien mourir un jour, surtout lorsque c'est pour le bien de l'Église… N'est-ce pas, l'abbé?

Depuis un instant, Santobono, dans son immobilité, avait baissé les regards, comme s'il eût examiné sans fin le petit panier de figues, qu'il tenait sur ses genoux avec tant de précautions, tel qu'un saint sacrement. Interpellé d'une façon si directe et si vive, il ne put éviter de relever les yeux. Mais il ne sortit pas de son grand silence, il se contenta d'incliner longuement la tête.

– N'est-ce pas, l'abbé, répéta Prada, que c'est Dieu seul, et non le poison, qui fait mourir?.. On raconte que telle a été la dernière parole du pauvre monsignor Gallo, quand il a expiré dans les bras de son ami, le cardinal Boccanera.

Une seconde fois, sans parler, Santobono inclina la tête. Et tous trois se turent, songeurs.

La voiture roulait, roulait sans cesse par l'immensité nue de la Campagne. Toute droite, la route paraissait aller à l'infini. A mesure que le soleil descendait vers l'horizon, des jeux d'ombre et de lumière marquaient davantage les vastes ondulations des terrains, qui se succédaient ainsi, d'un vert rose et d'un gris violâtre, jusqu'aux bords lointains du ciel. Le long de la route, à droite, à gauche, il n'y avait toujours que de grands chardons séchés, des fenouils géants aux ombelles jaunes. Puis, ce fut encore, à un moment, un attelage de quatre bœufs, attardés dans un labour, s'enlevant en noir sur l'air pâle, d'une extraordinaire grandeur, au milieu de la morne solitude. Plus loin, des moutons en tas, dont le vent apportait l'âpre odeur de suint, tachaient de brun les herbes reverdies; tandis qu'un chien, parfois, aboyait, seule voix distincte, dans le sourd frisson de ce désert silencieux, où semblait régner la paix souveraine des morts. Mais il y eut un chant léger, des alouettes s'envolaient, une d'elles monta très haut, tout en haut du ciel d'or limpide. Et, en face, au fond de ce ciel pur, cristal limpide, Rome de plus en plus grandissait, avec ses tours et ses dômes, ainsi qu'une ville de marbre blanc, qui naîtrait d'un mirage parmi les verdures d'un jardin enchanté.

– Matteo, cria Prada à son cocher, arrête-nous à l'Osteria Romana.

Et, s'adressant à ses compagnons:

– Je vous prie de m'excuser, je vais voir s'il n'y a pas des œufs frais pour mon père. Il les adore.

On arrivait, et la voiture s'arrêta. C'était, au bord même de la route, une sorte d'auberge primitive, au nom sonore et fier: Antica Osteria Romana, simple relais pour les charretiers, où les chasseurs seuls se hasardaient à boire une carafe de vin blanc, en mangeant une omelette et un morceau de jambon. Pourtant, le dimanche parfois, le petit peuple de Rome poussait jusque-là, venait s'y réjouir. Mais, en semaine, dans l'immense Campagne nue, des journées s'écoulaient, sans qu'une âme y entrât.

Déjà le comte sautait lestement de la voiture, en disant:

– J'en ai pour une minute, je reviens tout de suite.