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Rome

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D'ailleurs, dans le vent de gloire qui soufflait, l'État lui-même voyait colossal. Il s'agissait de créer de toutes pièces une Italie triomphante, de lui faire accomplir en vingt-cinq ans la besogne d'unité et de grandeur, que d'autres nations ont mis des siècles à faire solidement. Aussi était-ce une activité fébrile, des dépenses prodigieuses, des canaux, des ports, des routes, des chemins de fer, des travaux publics démesurés dans toutes les villes. On improvisait, on organisait la grande nation, sans compter. Depuis l'alliance avec l'Allemagne, le budget de la guerre et de la marine dévorait les millions inutilement. Et on ne faisait face aux besoins, sans cesse grandissants, qu'à coups d'émissions, les emprunts se succédaient d'année en année. Rien qu'à Rome, la construction du Ministère de la Guerre coûtait dix millions, celle du Ministère des Finances quinze, et l'on dépensait cent millions pour les quais, qui ne sont pas finis, et l'on engloutissait plus de deux cent cinquante millions dans les travaux de défense, autour de la ville. C'était encore et toujours la flambée d'orgueil fatal, la sève de cette terre qui ne peut s'épanouir qu'en projets trop vastes, la volonté d'éblouir le monde et de le conquérir, dès qu'on a posé le pied au Capitole, même dans la poussière accumulée de tous les pouvoirs humains, qui s'y sont écroulés les uns sur les autres.

– Et, mon cher ami, continua Narcisse, si je descendais dans les histoires qui circulent, qu'on se raconte à l'oreille, si je vous citais certains faits, vous seriez stupéfait, épouvanté, du degré de démence où cette ville entière, si raisonnable au fond, si indolente et si égoïste, a pu monter, sous la terrible fièvre contagieuse de la passion du jeu. Le petit monde, les ignorants et les sots, ne s'y sont pas ruinés seuls, car les grandes familles, presque toute la noblesse romaine y a laissé crouler les antiques fortunes, et l'or, et les palais, et les galeries de chefs-d'œuvre, qu'elle devait à la munificence des papes. Ces colossales richesses, qu'il avait fallu des siècles de népotisme pour entasser entre les mains de quelques-uns, ont fondu comme de la cire, en dix ans à peine, au feu niveleur de l'agio moderne.

Puis, s'oubliant, ne pensant plus qu'il parlait à un prêtre, il conta une de ces histoires équivoques:

– Tenez! notre bon ami Dario, prince Boccanera, le dernier du nom, qui en est réduit à vivre des miettes de son oncle le cardinal, lequel n'a plus guère que l'argent de sa charge, eh bien! il roulerait sûrement carrosse, sans l'extraordinaire histoire de la villa Montefiori… On doit vous avoir déjà mis au courant: les vastes terrains de cette villa cédés pour dix millions à une compagnie financière; puis, le prince Onofrio, le père de Dario, mordu par le besoin de spéculer, rachetant fort cher ses propres terrains, jouant dessus, faisant bâtir; puis, la catastrophe finale emportant, avec les dix millions, tout ce qu'il possédait lui-même, les débris de la fortune anciennement colossale des Boccanera… Mais ce qu'on ne vous a sans doute pas dit, ce sont les causes cachées, le rôle que le comte Prada, justement l'époux séparé de cette délicieuse contessina que nous attendons, a joué là dedans. Il était l'amant de la princesse Boccanera, la belle Flavia Montefiori qui avait apporté la villa au prince, oh! une créature admirable, beaucoup plus jeune que son mari; et l'on assure que Prada tenait le mari par la femme, à ce point que celle-ci se refusait, le soir, quand le vieux prince hésitait à donner une signature, à s'engager davantage dans une aventure dont il avait flairé d'abord le danger. Prada y a gagné les millions qu'il mange aujourd'hui d'une façon fort intelligente. Et quant à la belle Flavia, devenue mûre, vous savez qu'après avoir tiré une petite fortune du désastre, elle a renoncé galamment à son titre de princesse Boccanera, pour s'acheter un bel homme, un second mari beaucoup plus jeune qu'elle, cette fois, dont elle a fait un marquis Montefiori, lequel l'entretient en joie et en beauté opulente, malgré ses cinquante ans passés… Dans tout cela, il n'y a de victime que notre bon ami Dario, totalement ruiné, résolu à épouser sa cousine, pas plus riche que lui. Il est vrai qu'elle le veut et qu'il est incapable de ne pas l'aimer autant qu'elle l'aime. Sans cela, il aurait déjà accepté quelque Américaine, une héritière à millions, ainsi que tant d'autres princes; à moins que le cardinal et donna Serafina ne s'y fussent opposés, car ces deux-là sont aussi des héros dans leur genre, des Romains d'orgueil et d'entêtement, qui entendent garder leur sang pur de toute alliance étrangère… Enfin, espérons que le bon Dario et cette Benedetta exquise seront heureux ensemble.

Il s'interrompit; puis, au bout de quelques pas faits en silence, il continua plus bas:

– Moi, j'ai un parent qui a ramassé près de trois millions dans l'affaire de la villa Montefiori. Ah! comme je regrette de n'être arrivé ici qu'après ces temps héroïques de l'agio! comme cela devait être amusant, et quels coups à faire, pour un joueur de sang-froid!

Mais, brusquement, en levant la tête, il aperçut devant lui le quartier neuf des Prés du Château; et sa physionomie changea, il redevint l'âme artiste, indignée des abominations modernes dont on avait souillé la Rome papale. Ses yeux pâlirent, sa bouche exprima l'amer dédain du rêveur blessé dans sa passion des siècles disparus.

– Voyez, voyez cela! O ville d'Auguste, ville de Léon X, ville de l'éternelle puissance et de l'éternelle beauté!

Pierre, en effet, restait lui-même saisi. A cette place, autrefois, s'étendaient en terrain plat les prairies du Château Saint-Ange, coupées de peupliers, tout le long du Tibre, jusqu'aux premières pentes du mont Mario, vastes herbages, aimés des artistes, pour le premier plan de riante verdure qu'ils faisaient au Borgo et au dôme lointain de Saint-Pierre. Et c'était, maintenant, au milieu de cette plaine bouleversée, lépreuse et blanchâtre, une ville entière, une ville de maisons massives, colossales, des cubes de pierres réguliers, tous pareils, avec des rues larges, se coupant à angle droit, un immense damier aux cases symétriques. D'un bout à l'autre, les mêmes façades se reproduisaient, on aurait dit des séries de couvents, de casernes, d'hôpitaux, dont les lignes identiques se continuaient sans fin. Et l'étonnement, l'impression extraordinaire et pénible, venait surtout de la catastrophe, inexplicable d'abord, qui avait immobilisé cette ville en pleine construction, comme si, par quelque matin maudit, un magicien de désastre avait, d'un coup de baguette, arrêté les travaux, vidé les chantiers turbulents, laissé les bâtisses telles qu'elles étaient, à cette minute précise, dans un morne abandon. Tous les états successifs se retrouvaient, depuis les terrassements, les trous profonds creusés pour les fondations, restés béants et que des herbes folles avaient envahis, jusqu'aux maisons entièrement debout, achevées et habitées. Il y avait des maisons dont les murs sortaient à peine du sol; il y en avait d'autres qui atteignaient le deuxième, le troisième étage, avec leurs planchers de solives de fer à jour, leurs fenêtres ouvertes sur le ciel; il y en avait d'autres, montées complètement, couvertes de leur toit, telles que des carcasses livrées aux batailles des vents, toutes semblables à des cages vides. Puis, c'étaient des maisons terminées, mais dont on n'avait pas eu le temps d'enduire les murs extérieurs; et d'autres qui étaient demeurées sans boiseries, ni aux portes ni aux fenêtres; et d'autres qui avaient bien leurs portes et leurs persiennes, mais clouées, telles que des couvercles de cercueil, les appartements morts, sans une âme; et d'autres enfin habitées, quelques-unes en partie, très peu totalement, vivantes de la plus inattendue des populations. Rien ne pouvait rendre l'affreuse tristesse de ces choses, la ville de la Belle au Bois dormant, frappée d'un sommeil mortel avant même d'avoir vécu, s'anéantissant au lourd soleil, dans l'attente d'un réveil qui paraissait ne devoir jamais venir.

A la suite de son compagnon, Pierre s'était engagé dans les larges rues désertes, d'une immobilité et d'un silence de cimetière. Pas une voiture, pas un piéton n'y passait. Certaines n'avaient pas même de trottoir, l'herbe envahissait la chaussée, non pavée encore, telle qu'un champ qui retournait à l'état de nature; et, pourtant, des becs de gaz provisoires restaient là depuis des années, de simples tuyaux de plomb liés à des perches. Aux deux côtés, les propriétaires avaient clos hermétiquement les baies des rez-de-chaussée et des étages, à l'aide de grosses planches, pour éviter d'avoir à payer l'impôt des portes et fenêtres. D'autres maisons, commencées à peine, étaient barrées de palissades, dans la crainte que les caves ne devinssent le repaire de tous les bandits du pays. Mais, surtout, la désolation était les jeunes ruines, de hautes bâtisses superbes, pas finies, pas crépies même, n'ayant pu vivre encore de leur existence de géants de pierre, et qui se lézardaient déjà de toutes parts, et qu'il avait fallu étayer avec des complications de charpentes, pour qu'elles ne tombassent pas en poudre sur le sol. Le cœur se serrait, comme dans une cité d'où un fléau aurait balayé les habitants, la peste, la guerre, un bombardement, dont ces carcasses béantes semblaient garder les traces. Puis, à l'idée que c'était là une naissance avortée, et non une mort, que la destruction allait faire son œuvre, avant que les habitants rêvés, attendus en vain, eussent apporté la vie à ces maisons mort-nées, la mélancolie s'aggravait, on était débordé d'une infinie désespérance humaine. Et il y avait encore l'ironie affreuse, à chaque angle, de magnifiques plaques de marbre portant les noms des rues, des noms illustres empruntés à l'Histoire, les Gracques, les Scipion, Pline, Pompée, Jules César, qui éclataient là, sur ces murs inachevés et croulants, comme une dérision, comme un soufflet du passé donné à l'impuissance d'aujourd'hui.

 

Alors, Pierre fut une fois de plus frappé de cette vérité que quiconque possède Rome est dévoré de la folie du marbre, du besoin vaniteux de bâtir et de laisser aux peuples futurs son monument de gloire. Après les Césars entassant leurs palais au Palatin, après les papes rebâtissant la Rome du moyen âge et la timbrant de leurs armes, voilà que le gouvernement italien n'avait pu devenir le maître de la ville, sans vouloir tout de suite la reconstruire, plus resplendissante et plus énorme qu'elle n'avait jamais été. C'était la suggestion même du sol, c'était le sang d'Auguste qui, de nouveau, montait au crâne des derniers venus, les jetait à la démence de faire de la troisième Rome la nouvelle reine de la terre. Et de là les projets gigantesques, les quais cyclopéens, les simples Ministères luttant avec le Colisée; et de là ces quartiers neufs aux maisons géantes, poussées tout autour de l'antique cité comme autant de petites villes. Il se souvenait de cette ceinture crayeuse, entourant les vieilles toitures rousses, qu'il avait vue du dôme de Saint-Pierre, pareille de loin à des carrières abandonnées; car ce n'était pas aux Prés du Château seulement, c'était aussi à la porte Saint-Jean, à la porte Saint-Laurent, à la villa Ludovisi, sur les hauteurs du Viminal et de l'Esquilin, que des quartiers inachevés et vides croulaient déjà, dans l'herbe des rues désertes. Cette fois, après deux mille ans de fertilité prodigieuse, il semblait que le sol fût enfin épuisé, que la pierre des monuments refusât d'y pousser encore. De même que, dans de très vieux jardins fruitiers, les pruniers et les cerisiers qu'on replante s'étiolent et meurent, les murs neufs sans doute ne trouvaient plus à boire la vie dans cette poussière de Rome, appauvrie par la végétation séculaire d'un si grand nombre de temples, de cirques, d'arcs de triomphe, de basiliques et d'églises. Et les maisons modernes qu'on avait tenté d'y faire fructifier de nouveau, les maisons inutiles et trop vastes, toutes gonflées de l'ambition héréditaire, n'avaient pu arriver à maturité, dressant des moitiés de façade que trouaient les fenêtres béantes, sans force pour monter jusqu'à la toiture, restées là infécondes, telles que les broussailles sèches d'un terrain qui a trop produit. L'affreuse tristesse venait d'une grandeur passée si créatrice aboutissant à un pareil aveu d'actuelle impuissance, Rome qui avait couvert le monde de ses monuments indestructibles et qui n'enfantait plus que des ruines.

– On les finira bien un jour! s'écria Pierre.

Narcisse le regarda étonné.

– Pour qui donc?

Et c'était le mot terrible. Ces cinq ou six cent mille habitants dont on avait rêvé la venue, qu'on attendait toujours, où vivaient-ils à l'heure présente, dans quelles campagnes voisines, dans quelles villes reculées? Si un grand enthousiasme patriotique avait pu seul espérer une telle population, aux premiers jours de la conquête, il aurait fallu aujourd'hui un singulier aveuglement pour croire encore qu'elle viendrait jamais. L'expérience semblait faite, Rome restait stationnaire, on ne prévoyait aucune des causes qui en auraient doublé les habitants, ni les plaisirs qu'elle offrait, ni les gains d'un commerce et d'une industrie qu'elle n'avait pas, ni l'intense vie sociale et intellectuelle dont elle ne paraissait plus capable. En tout cas, des années et des années seraient indispensables. Et, alors, comment peupler les maisons finies et vides, qui n'attendaient que des locataires? Pour qui terminer les maisons restées à l'état de squelette, s'émiettant au soleil et à la pluie? Elles demeureraient donc indéfiniment là, les unes décharnées, ouvertes à toutes les bises, les autres closes, muettes comme des tombes, dans la laideur lamentable de leur inutilité et de leur abandon? Quel terrible témoignage sous le ciel splendide! Les nouveaux maîtres de Rome étaient mal partis, et s'ils savaient maintenant ce qu'il aurait fallu faire, oseraient-ils jamais défaire ce qu'ils avaient fait? Puisque le milliard qui était là semblait définitivement gâché et compromis, on se mettait à souhaiter un Néron de volonté démesurée et souveraine, prenant la torche et la pioche, et brûlant tout, rasant tout, au nom vengeur de la raison et de la beauté.

– Ah! reprit Narcisse, voici la contessina et le prince.

Benedetta avait fait arrêter la voiture à un carrefour des rues désertes; et, par ces larges voies, si calmes, pleines d'herbes, faites pour les amoureux, elle s'avançait au bras de Dario, tous les deux ravis de la promenade, ne songeant plus aux tristesses qu'ils étaient venus voir.

– Oh! quel joli temps, dit-elle gaiement en abordant les deux amis. Voyez donc ce soleil si doux!.. Et c'est si bon de marcher un peu à pied, comme dans la campagne!

Dario, le premier, cessa de rire au ciel bleu, à la joie présente de promener sa cousine à son bras.

– Ma chère, il faut pourtant aller visiter ces gens, puisque tu t'entêtes à ce caprice, qui va sûrement nous gâter la belle journée… Voyons, il faut que je me retrouve. Moi, vous savez, je ne suis pas fort pour me reconnaître dans les endroits où je n'aime pas aller… Avec ça, ce quartier est imbécile, avec ces rues mortes, ces maisons mortes, où il n'y a pas une figure dont on se souvienne, pas une boutique qui vous remette dans le bon chemin… Je crois que c'est par ici. Suivez-moi toujours, nous verrons bien.

Et les quatre promeneurs se dirigèrent vers la partie centrale du quartier, faisant face au Tibre, où un commencement de population s'était formé. Les propriétaires tiraient parti comme ils le pouvaient des quelques maisons terminées, ils en louaient les logements à très bas prix, ne se fâchaient pas lorsque les loyers se faisaient attendre. Des employés nécessiteux, des ménages sans argent s'étaient donc installés là, payant à la longue, arrivant toujours à donner quelques sous. Mais le pis était qu'à la suite de la démolition de l'ancien Ghetto et des percées dont on avait aéré le Transtévère, de véritables hordes de loqueteux, sans pain, sans toit, presque sans vêtements, s'étaient abattues sur les maisons inachevées, les avaient envahies de leur souffrance et de leur vermine; et il avait bien fallu fermer les yeux, tolérer cette brutale prise de possession, sous peine de laisser toute cette épouvantable misère étalée en pleine voie publique. C'était à ces hôtes effrayants que venaient d'échoir les grands palais rêvés, les colossales bâtisses de quatre et cinq étages, où l'on entrait par des portes monumentales, ornées de hautes statues, où des balcons sculptés, que soutenaient des cariatides, allaient d'un bout à l'autre des façades. Les boiseries des portes et des fenêtres manquaient, chaque famille de misérables avait fait son choix, fermant parfois les fenêtres avec des planches, bouchant les portes à l'aide de simples haillons, occupant tout un étage princier, ou préférant des pièces plus étroites, pour s'y entasser à son goût. Des linges affreux séchaient sur les balcons sculptés, pavoisaient de leur immonde détresse ces façades d'avortement, souffletées dans leur orgueil. Une usure rapide, des souillures sans nom dégradaient déjà les belles constructions blanches, les rayaient, les éclaboussaient de taches infâmes; et, par les porches magnifiques, faits pour la royale sortie des équipages, c'était un ruisseau d'ignominie qui débouchait, des ordures et des fientes, dont les mares stagnantes pourrissaient ensuite sur la chaussée sans trottoirs.

A deux reprises, Dario avait fait revenir ses compagnons sur leurs pas. Il s'égarait, il s'assombrissait de plus en plus.

– J'aurais dû prendre à gauche. Mais comment voulez-vous savoir? Est-ce possible, au milieu d'un monde pareil?

Maintenant, des bandes d'enfants pouilleux se traînaient dans la poussière. Ils étaient d'une extraordinaire saleté, presque nus, la chair noire, les cheveux en broussaille, tels que des paquets de crins. Et des femmes circulaient en jupes sordides, en camisoles défaites, montrant des flancs et des seins de juments surmenées. Beaucoup, toutes droites, causaient entre elles, d'une voix glapissante; d'autres, assises sur de vieilles chaises, les mains allongées sur les genoux, restaient ainsi pendant des heures, sans rien faire. On rencontrait peu d'hommes. Quelques-uns, allongés à l'écart, parmi l'herbe rousse, le nez contre la terre, dormaient lourdement au soleil.

Mais l'odeur surtout devenait nauséabonde, une odeur de misère malpropre, le bétail humain s'abandonnant, vivant dans sa crasse. Et cela s'aggrava des émanations d'un petit marché improvisé qu'il fallut franchir, des fruits gâtés, des légumes cuits et aigres, des fritures de la veille, à la graisse figée et rance, que de pauvres marchandes vendaient par terre, au milieu de la convoitise affamée d'un troupeau d'enfants.

– Enfin, je ne sais plus, ma chère! s'écria le prince, en s'adressant à sa cousine. Sois raisonnable, nous en avons assez vu, retournons à la voiture.

Réellement, il souffrait; et, selon le mot de Benedetta elle-même, il ne savait pas souffrir. Cela lui semblait monstrueux, un crime imbécile, que d'attrister sa vie par une promenade pareille. La vie était faite pour être vécue légère et aimable, sous le ciel clair. Il fallait l'égayer uniquement par des spectacles gracieux, des chants, des danses. Et, dans son égoïsme naïf, il avait une véritable horreur du laid, du pauvre, du souffrant, à ce point que la vue seule lui en causait un malaise, une sorte de courbature physique et morale.

Mais Benedetta, qui frémissait comme lui, voulait être brave devant Pierre. Elle le regarda, elle le vit si intéressé, si passionnément pitoyable, qu'elle ne céda pas, dans son effort à sympathiser avec les humbles et les malheureux.

– Non, non, il faut rester, mon Dario… Ces messieurs veulent tout voir, n'est-ce pas?

– Oh! dit Pierre, la Rome actuelle est ici, cela en dit plus long que toutes les promenades classiques à travers les ruines et les monuments.

– Mon cher, vous exagérez, déclara Narcisse à son tour. Seulement, j'accorde que cela est intéressant, très intéressant… Les vieilles femmes surtout, ah! extraordinaires d'expression, les vieilles femmes!

A ce moment, Benedetta ne put retenir un cri d'admiration heureuse, en apercevant devant elle une jeune fille d'une beauté superbe.

– O che bellezza!

Et Dario, l'ayant reconnue, s'écria du même air ravi:

– Eh! c'est la Pierina… Elle va nous conduire.

Depuis un instant, l'enfant suivait le groupe, sans se permettre d'approcher. Ses regards s'étaient ardemment fixés sur le prince, luisant d'une joie d'esclave amoureuse; puis, ils avaient vivement dévisagé la contessina, mais sans colère, avec une sorte de soumission tendre, de bonheur résigné, à la trouver très belle, elle aussi. Et elle était en vérité telle que le prince l'avait dépeinte, grande, solide, avec une gorge de déesse, un vrai antique, une Junon à vingt ans, le menton un peu fort, la bouche et le nez d'une correction parfaite, de larges yeux de génisse, et la face éclatante, comme dorée d'un coup de soleil, sous le casque de lourds cheveux noirs.

– Alors, tu vas nous conduire? demanda Benedetta, familière, souriante, déjà consolée des laideurs voisines, à l'idée qu'il pouvait exister des créatures pareilles.

– Oh! oui, madame, oui! tout de suite.

Elle courut devant eux, chaussée de souliers sans trous, vêtue d'une vieille robe de laine marron, qu'elle avait dû laver et raccommoder récemment. On sentait sur elle certains soins de coquetterie, un désir de propreté, que n'avaient pas les autres; à moins que ce ne fût simplement sa grande beauté qui rayonnât de ses pauvres vêtements et fît d'elle une déesse.

– Che bellezza! che bellezza! ne se lassait pas de répéter la contessina, tout en la suivant. C'est un régal, mon Dario, que cette fille à regarder.

– Je savais bien qu'elle te plairait, répondit-il simplement, flatté de sa trouvaille, ne parlant plus de s'en aller, puisqu'il pouvait enfin reposer les yeux sur quelque chose d'agréable à voir.

Derrière eux venait Pierre, émerveillé également, à qui Narcisse disait les scrupules de son goût, qui était pour le rare et le subtil.

– Oui, oui, sans doute, elle est belle… Seulement, leur type romain, mon cher, au fond, rien n'est plus lourd, sans âme, sans au-delà… Il n'y a que du sang sous leur peau, il n'y a pas de ciel.

Mais la Pierina s'était arrêtée, et, d'un geste, elle montra sa mère, assise sur une caisse défoncée à demi, devant la haute porte d'un palais inachevé. Elle avait dû être aussi fort belle, ruinée à quarante ans, les yeux éteints de misère, la bouche déformée, aux dents noires, la face coupée de grandes rides molles, la gorge énorme et tombante; et elle était d'une saleté affreuse, ses cheveux grisonnants dépeignés, envolés en mèches folles, sa jupe et sa camisole souillées, fendues, laissant voir la crasse des membres. Des deux mains, elle tenait sur ses genoux un nourrisson, son dernier-né, qui s'était endormi. Elle le regardait, comme foudroyée, et sans courage, de l'air de la bête de somme résignée à son sort, en mère qui avait fait des enfants et les avait nourris sans savoir pourquoi.

 

– Ah! bon, bon! dit-elle en relevant la tête, c'est le monsieur qui est venu me donner un écu, parce qu'il t'avait rencontrée en train de pleurer. Et il revient nous voir avec des amis. Bon, bon! il y a tout de même de braves cœurs.

Alors, elle dit leur histoire, mais mollement, sans chercher même à les apitoyer. Elle s'appelait Giacinta, elle avait épousé un maçon, Tommaso Gozzo, dont elle avait eu sept enfants, la Pierina, et puis Tito, un grand garçon de dix-huit ans, et quatre autres filles encore, de deux années en deux années, et puis celui-ci enfin, un garçon de nouveau, qu'elle tenait sur les genoux. Très longtemps, ils avaient habité le même logement au Transtévère, dans une vieille maison qu'on venait d'abattre. Et il semblait qu'on eût, en même temps, abattu leur existence; car, depuis qu'ils s'étaient réfugiés aux Prés du Château, tous les malheurs les frappaient, la crise terrible sur les constructions qui avait réduit au chômage Tommaso et son fils Tito, la fermeture récente de l'atelier de perles de cire où la Pierina gagnait jusqu'à vingt sous, de quoi ne pas mourir de faim. Maintenant, personne ne travaillait plus, la famille vivait de hasard.

– Si vous préférez monter, madame et messieurs? Vous trouverez là-haut Tommaso, avec son frère Ambrogio, que nous avons pris chez nous; et ils sauront mieux vous parler, ils vous diront les choses qu'il faut dire… Que voulez-vous? Tommaso se repose; et c'est comme Tito, il dort, puisqu'il n'a rien de mieux à faire.

De la main, elle montrait, allongé dans l'herbe sèche, un grand gaillard, le nez fort, la bouche dure, qui avait les admirables yeux de la Pierina. Il s'était contenté de lever la tête, inquiet de ces gens. Un pli farouche creusa son front, lorsqu'il remarqua de quel regard ravi sa sœur contemplait le prince. Et il laissa retomber sa tête, mais il ne referma pas les paupières, il les guetta.

– Pierina, conduis donc madame et ces messieurs, puisqu'ils veulent voir.

D'autres femmes s'étaient approchées, traînant leurs pieds nus dans des savates; des bandes d'enfants grouillaient, des fillettes à demi vêtues, parmi lesquelles sans doute les quatre de Giacinta, toutes si semblables avec leurs yeux noirs sous leurs tignasses emmêlées, que les mères seules pouvaient les reconnaître; et c'était en plein soleil comme un pullulement, un campement de misère, au milieu de cette rue de majestueux désastre, bordée de palais inachevés et déjà en ruine.

Doucement, Benedetta dit à son cousin, avec une tendresse souriante:

– Non, ne monte pas, toi… Je ne veux pas ta mort, mon Dario… Tu as été bien aimable de venir jusqu'ici, attends-moi sous ce beau soleil, puisque monsieur l'abbé et monsieur Habert m'accompagnent.

Il se mit à rire, lui aussi, et il accepta très volontiers, il alluma une cigarette, puis se promena à petits pas, satisfait de la douceur de l'air.

La Pierina était entrée vivement sous le vaste porche, à la haute voûte, ornée de caissons à rosaces; mais un véritable lit de fumier, dans le vestibule, couvrait les dalles de marbre dont on avait commencé la pose. Ensuite, c'était le monumental escalier de pierre, à la rampe ajourée et sculptée; et les marches se trouvaient déjà rompues, souillées d'une telle épaisseur d'immondices, qu'elles en paraissaient noires. Partout, les mains avaient laissé des traces graisseuses. Toute une ignominie sortait des murs, restés à l'état brut, dans l'attente des peintures et des dorures qui devaient les décorer.

Au premier étage, sur le vaste palier, la Pierina s'arrêta; et elle se contenta de crier, par la baie d'une grande porte béante, sans huisserie ni vantaux:

– Père, c'est une dame et deux messieurs qui vont te voir.

Puis, se tournant vers la contessina:

– Tout au fond, dans la troisième salle.

Et elle se sauva, elle redescendit l'escalier plus vite qu'elle ne l'avait monté, courant à sa passion.

Benedetta et ses compagnons traversèrent deux salons immenses, au sol bossué de plâtre, aux fenêtres ouvertes sur le vide. Et ils tombèrent enfin dans un salon plus petit, où toute la famille Gozzo s'était installée, avec les débris qui lui servaient de meubles. Par terre, sur les solives de fer laissées à nu, traînaient cinq ou six paillasses lépreuses, mangées de sueur. Une longue table, solide encore, tenait le milieu; et il y avait aussi de vieilles chaises dépaillées, raccommodées à l'aide de cordes. Mais le gros travail avait consisté à boucher deux fenêtres sur trois avec des planches, tandis que la troisième et la porte étaient fermées par d'anciennes toiles à matelas, criblées de taches et de trous.

Tommaso, le maçon, parut surpris, et il fut évident qu'il n'était guère habitué à de pareilles visites de charité. Il était assis devant la table, les deux coudes sur le bois, le menton entre les mains, en train de se reposer, comme l'avait dit sa femme Giacinta. C'était un fort gaillard de quarante-cinq ans, barbu et chevelu, la face grande et longue, d'une sérénité de sénateur romain, dans sa misère et dans son oisiveté. La vue des deux étrangers, qu'il flaira tout de suite, l'avait fait se lever, d'un brusque mouvement de défiance. Mais il sourit, dès qu'il reconnut Benedetta; et, comme elle lui parlait de Dario resté en bas, en lui expliquant leur but charitable:

– Oh! je sais, je sais, contessina… Oui, je sais bien qui vous êtes, car j'ai muré une fenêtre, au palais Boccanera, du temps de mon père.

Alors, complaisamment, il se laissa questionner, il répondit à Pierre surpris qu'on n'était pas très heureux, mais qu'enfin on aurait vécu tout de même, si l'on avait pu travailler deux jours seulement par semaine. Et, au fond, on le sentait assez content de se serrer le ventre, du moment qu'il vivait à sa guise, sans fatigue. C'était toujours l'histoire de ce serrurier, qui, appelé par un voyageur pour ouvrir la serrure d'une malle, dont la clef était perdue, refusait absolument de se déranger, à l'heure de la sieste. On ne payait plus son logement, puisqu'il y avait des palais vides, ouverts au pauvre monde, et quelques sous auraient suffi pour la nourriture, tellement on était sobre et peu difficile.

– Oh! monsieur l'abbé, tout allait beaucoup mieux sous le pape… Mon père, qui était maçon comme moi, a travaillé sa vie entière au Vatican; et moi-même, aujourd'hui encore, quand j'ai quelques journées d'ouvrage, c'est toujours là que je les trouve… Voyez-vous, nous avons été gâtés par ces dix années de gros travaux, où l'on ne quittait pas les échelles, où l'on gagnait ce qu'on voulait. Naturellement, on mangeait mieux, on s'habillait, on ne se refusait aucun plaisir; et c'est plus dur aujourd'hui de se priver… Mais, sous le pape, monsieur l'abbé, si vous étiez venu nous voir! Pas d'impôts, tout se donnait pour rien, on n'avait vraiment qu'à se laisser vivre.

A ce moment, un grondement s'éleva d'une des paillasses, dans l'ombre des fenêtres bouchées, et le maçon reprit de son air lent et paisible: