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Paris

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A neuf heures, Pierre comprit que son frère ne dormirait pas, s'il le laissait ainsi sans nouvelles. Dans la fièvre commençante, le blessé s'angoissait, envahi par le besoin qui le hantait de savoir si Salvat était arrêté et s'il avait parlé. Il ne l'avouait pas, il paraissait n'avoir aucune inquiétude personnelle; et c'était vrai sans doute; mais son grand secret l'étouffait, il frémissait à la pensée qu'un si haut dessein, tant de travail et tant d'espoir, fussent à la merci de cet halluciné de la misère, voulant rétablir la justice à coups de bombe. Vainement, le prêtre tâcha de lui faire entendre qu'à cette heure on ne pouvait encore rien savoir: il le vit d'une telle impatience, accrue de minute en minute, qu'il se décida à tenter au moins un effort, pour le satisfaire.

Mais où aller, où frapper? Dans la conversation, Guillaume, cherchant à qui Salvat avait pu demander asile, nomma Janzen, et il eut un instant l'idée d'envoyer aux renseignements chez celui-ci. Puis, il réfléchit que Janzen, s'il avait appris l'attentat, n'était pas homme à attendre chez lui la police.

– J'irais bien t'acheter les journaux du soir, répétait Pierre. Mais il n'y a rien dedans, à coup sûr… Dans Neuilly, je connais presque tout le monde. Seulement, je ne vois personne, à moins, pourtant, que Bache…

Guillaume l'interrompit.

– Tu connais Bache, le conseiller municipal?

– Oui, nous nous sommes occupés ensemble de bonnes œuvres, dans le quartier.

– Oh! Bache est un de mes vieux amis, et je ne sais pas d'homme plus sûr. Va chez lui, ramène-le-moi, je t'en prie.

Un quart d'heure plus tard, Pierre ramenait Bache, qui habitait une rue voisine. Et il ne le ramenait pas seul, ayant eu la surprise de trouver chez lui Janzen. Comme Guillaume s'en était douté, celui-ci, dînant chez la princesse de Harth et apprenant l'attentat, s'était bien gardé de rentrer coucher dans son petit logement de la rue des Martyrs, où la police pouvait avoir l'idée d'établir une souricière. On connaissait ses attaches, il se savait guetté, toujours sous le coup, comme étranger anarchiste, d'une arrestation ou d'une expulsion. Aussi avait-il cru prudent d'aller, pour quelques jours, demander l'hospitalité à Bache, homme très droit, très serviable, aux mains duquel il se confiait sans crainte. Jamais il ne serait resté chez Rosemonde, cette détraquée adorable qui, depuis un mois, l'affichait par un besoin éperdu de sensations nouvelles, et dont il avait senti toute l'inutile et dangereuse extravagance.

Guillaume, ravi de voir entrer Bache et Janzen, voulut se remettre sur son séant. Mais Pierre exigea qu'il demeurât tranquille, la tête sur l'oreiller, et surtout qu'il parlât le moins possible. Tandis que Janzen restait debout et silencieux, Bache prit une chaise, s'assit à côté du lit, débordant d'amicales paroles. C'était un gros homme de soixante ans, à la figure large et pleine, à la grande barbe blanche, aux longs cheveux blancs. Ses petits yeux tendres se noyaient de rêve, sa grosse bouche avait un bon sourire d'universel espoir. Son père, un saint-simonien fervent, l'avait élevé dans le culte de la croyance nouvelle. Et lui-même, plus tard, tout en gardant le respect de cette croyance, était passé aux idées de Fourier, par un besoin personnel d'ordre et de religiosité, de sorte qu'on trouvait en lui comme une succession et un raccourci des deux doctrines. Vers trente ans, il s'était aussi préoccupé du spiritisme. Riche d'une petite fortune solide, il n'avait eu d'autre aventure en sa vie que d'avoir fait partie de la Commune de 1871, sans trop savoir pourquoi ni comment. Condamné à mort par contumace, bien qu'il eût siégé parmi les modérés, il avait vécu en Belgique, jusqu'à l'amnistie. Et c'était en souvenir de ces choses que Neuilly l'avait envoyé au Conseil municipal, moins cependant pour glorifier la victime de la réaction bourgeoise, que pour récompenser le très brave homme, aimé de tout le quartier.

Dans son besoin de nouvelles, Guillaume dut se confier aux deux visiteurs, leur dire l'histoire de la bombe, la fuite de Salvat, la façon dont il venait d'être blessé, en voulant éteindre la mèche. Et Janzen qui l'écoutait, de son air froid, avec sa maigre figure de Christ très blond, à la barbe et aux cheveux bouclés, dit enfin d'une voix douce, les mots ralentis par son pénible accent étranger:

– Ah! c'est Salvat… Je croyais que ça pouvait être le petit Mathis… Salvat, ça m'étonne, il n'était pas décidé.

Et, lorsque Guillaume, anxieux, lui demanda s'il pensait que Salvat parlerait, il se récria d'abord.

– Oh! non, oh! non!

Puis, il se reprit, avec un peu de dédain dans ses yeux clairs, chimériques et durs.

– Pourtant, je ne sais pas… Salvat est un sentimental.

Bache, que l'attentat bouleversait, s'agita, chercha tout de suite comment, en cas d'une dénonciation, on tirerait d'affaire Guillaume, qu'il aimait beaucoup. Et celui-ci, devant la froideur méprisante de Janzen, dut souffrir qu'on pût le croire ainsi tremblant, ravagé par l'unique désir de sauver sa peau dans l'aventure. Mais que leur dire, comment leur faire entendre le haut souci qui l'enfiévrait, sans leur confier le secret qu'il avait caché même à son frère?

Sophie, à ce moment, vint dire à son maître que M. Théophile Morin était là, avec un autre monsieur. Très étonné de cette visite tardive, Pierre passa dans la pièce voisine, pour les recevoir. Il avait connu Morin, à son retour d'Italie, et l'avait aidé à faire traduire et adopter, dans les écoles italiennes, un excellent résumé des sciences actuelles, telles que les programmes universitaires les exigent. Franc-Comtois, compatriote de Proudhon, dont il avait fréquenté à Besançon la pauvre famille, fils lui-même d'un ouvrier horloger, Morin avait grandi dans les idées proudhoniennes, ami tendre des misérables, nourrissant une colère d'instinct contre la richesse et la propriété. Plus tard, venu à Paris comme petit professeur, passionné par l'étude, il s'était donné, de toute son intelligence, à Auguste Comte; et c'était ainsi qu'on aurait retrouvé chez lui, sous le positiviste fervent, l'ancien proudhonien, sa révolte personnelle de pauvre, en haine de la misère. Il s'en tenait d'ailleurs au positivisme scientifique, ayant renié le Comte si étrangement religieux des dernières années, dans sa haine de tout mysticisme. Son existence brave, unie et morne, n'avait eu qu'un roman, le coup de brusque fièvre qui l'avait emporté et fait combattre en Sicile, aux côtés de Garibaldi, lors de l'épopée légendaire des Mille. Et il était redevenu à Paris petit professeur, gagnant obscurément sa vie triste.

Lorsque Pierre rentra dans la chambre, il dit à son frère, la voix émue:

– Morin m'amène Barthès, qui s'imagine être en péril et qui me demande l'hospitalité.

Guillaume s'oublia, se passionna.

– Nicolas Barthès, un héros, une âme antique! je le connais, je l'admire et je l'aime… Il faut lui ouvrir ta maison toute grande.

Bache et Janzen s'étaient regardés en souriant. Puis, de son air froidement ironique, le dernier dit avec lenteur:

– Pourquoi monsieur Barthès se cache-t-il? Beaucoup de gens le croient mort, et c'est un revenant qui ne fait plus peur à personne.

Agé de soixante-quatorze ans, Barthès avait passé près de cinquante années en prison. Il était l'éternel prisonnier, le héros de la liberté que tous les gouvernements avaient promené de citadelle en forteresse. Depuis son adolescence, il marchait dans son rêve fraternel, il combattait pour une république idéale de vérité et de justice, et il aboutissait toujours au cachot, il allait toujours achever sa rêverie humanitaire sous de triples verrous. Carbonaro, républicain de la veille, sectaire évangélique, il avait conspiré à toutes les heures, dans tous les lieux, en lutte sans cesse contre le pouvoir, quel qu'il fût. Et, lorsque la république était venue, cette république qui lui avait coûté tant d'années de geôle, elle l'avait emprisonné à son tour, ajoutant des années d'ombre aux années déjà sans soleil. Et il restait le martyr de la liberté, et il la voulait quand même, elle qui n'était jamais.

– Mais vous vous trompez, reprit Guillaume froissé du ton railleur de Janzen, on songe une fois de plus à se débarrasser de Barthès, dont la probité intransigeante gêne nos hommes politiques; et il fait très bien de prendre ses précautions.

Nicolas Barthès entrait, un grand vieillard, sec et mince, le nez en bec d'aigle, les yeux brûlants encore sous les profondes arcades sourcilières, embroussaillées de longs poils blancs. La bouche édentée, restée fine, se perdait dans la barbe de neige, tandis que la couronne des cheveux, d'une blancheur d'auréole, tombait en boucles sur les épaules. Et, derrière lui, modestement, venait Théophile Morin, avec ses favoris gris, ses cheveux gris taillés en brosse, ses lunettes, son air jaune et las de vieux professeur, usé dans sa chaire. Ni l'un ni l'autre ne parurent s'étonner, n'attendirent une explication, en trouvant au lit cet homme, le poignet bandé; et il n'y eut aucune présentation, ceux qui se connaissaient se sourirent simplement.

Barthès se pencha, baisa Guillaume sur les deux joues.

– Ah! dit ce dernier presque gaiement, cela me donne du courage de vous voir!

Mais les deux nouveaux venus apportaient quelques renseignements. Une agitation extrême régnait sur les boulevards, la nouvelle de l'attentat s'était répandue de café en café, et l'on s'arrachait l'édition tardive d'un journal, où l'affaire se trouvait racontée, fort mal, avec d'extraordinaires détails. En somme, on ne savait encore rien de précis.

Pierre, en voyant Guillaume pâlir, le força de se recoucher. Et, comme il parlait d'emmener ces messieurs dans la pièce voisine, le blessé dit doucement:

– Non, non, je te promets de ne plus remuer, de ne plus ouvrir la bouche. Restez là, causez à demi-voix. Je t'assure que cela me fera du bien, de ne pas être seul et de vous entendre.

 

Alors, sous la lueur dormante de la lampe, une sourde conversation s'engagea. Le vieux Barthès, à propos de cette bombe qu'il jugeait abominable et imbécile, parlait avec la stupeur d'un héros des luttes légendaires pour la liberté, attardé dans des temps nouveaux, auxquels il ne comprenait absolument rien. Est-ce que la liberté enfin conquise ne suffirait pas à tout? Est-ce qu'il existait un autre problème que celui de fonder la vraie république? Puis, à propos de Mège et de son discours, prononcé l'après-midi à la Chambre, il fit amèrement le procès du collectivisme, qu'il déclarait être une des formes démocratiques du despotisme. Théophile Morin, lui, s'il se prononçait contre l'enrégimentement collectiviste des forces sociales, professait une haine plus vigoureuse encore contre l'odieuse violence des anarchistes; car il n'attendait le progrès que par l'évolution, il se montrait assez indifférent sur les moyens politiques qui devaient réaliser la société scientifique de demain. Les anarchistes, certes. Bache paraissait ne pas les aimer davantage, touché pourtant du songe idyllique, de l'espoir humanitaire en germe au fond de leur rage destructive, s'emportant lui aussi contre Mège, qu'il accusait, depuis son entrée à la Chambre, de n'être plus qu'un rhéteur, un théoricien rêvant de dictature. Et Janzen, toujours debout, avec le pli ironique de sa lèvre, dans son visage glacé, les écoutait tous les trois, ne lâchait des mots brefs, coupant comme des lames d'acier, que pour dire sa foi d'anarchie, l'inutilité des nuances, la nécessité de l'absolu, tout détruire pour tout reconstruire.

Pierre, demeuré près du lit, écoutait également avec une attention passionnée. Dans l'écroulement qui s'était fait en lui de toutes les croyances, dans le néant auquel il avait abouti, ces hommes venus là des quatre points des idées du siècle, remuaient le terrible problème dont il souffrait, celui de la croyance nouvelle attendue par la démocratie du siècle prochain. Et, depuis les ancêtres immédiats, depuis Voltaire, depuis Diderot, depuis Rousseau, quels continuels flots d'idées, se succédant, se heurtant sans fin, les unes enfantant les autres, toutes se brisant dans une tempête où il devenait si difficile de voir clair! D'où soufflait le vent, où allait la nef de salut, pour quel port fallait-il donc s'embarquer? Déjà il s'était dit que le bilan du siècle était à faire, qu'il devrait, après avoir accepté l'héritage de Rousseau et des autres précurseurs, étudier les idées de Saint-Simon, de Fourier, de Cabet lui-même, d'Auguste Comte et de Proudhon, de Karl Marx aussi, afin de se rendre au moins compte du chemin parcouru, du carrefour auquel on était arrivé. Et n'était-ce pas une occasion, puisqu'un hasard réunissait ces hommes chez lui, apportant les vivantes et adverses doctrines, qu'il se promettait d'examiner?

Mais, s'étant tourné, Pierre aperçut Guillaume très pâle, les paupières closes. Lui-même, dans sa foi en la science, venait-il de sentir passer le doute des théories contradictoires, la désespérance de voir la lutte pour la vérité accroître l'erreur?

– Tu souffres? demanda le prêtre, inquiet.

– Oui, un peu. Je vais tâcher de dormir.

Tous s'en allèrent, avec de muettes poignées de main. Seul, Nicolas Barthès resta, coucha dans une chambre du premier étage, que venait de préparer Sophie. Pierre, pour ne pas quitter son frère, sommeilla sur un canapé. Et la petite maison retomba à sa grande paix, à ce silence de la solitude et de l'hiver, où passait le mélancolique frisson des souvenirs d'enfance.

Le matin, dès sept heures, Pierre dut aller chercher les journaux. Guillaume avait mal dormi, une fièvre intense s'était déclarée. Mais il fallut quand même que son frère lui lût les articles interminables publiés sur l'attentat. C'était un pêle-mêle extraordinaire de vérités, d'inventions, de renseignements précis noyés dans les extravagances les plus inattendues. La Voix du Peuple surtout, le journal de Sanier, se distinguait par ses titres et sous-titres en gros caractères, par la page entière qu'il donnait d'informations, entassées au hasard. Du coup, il en avait gardé pour plus tard la fameuse liste des trente-deux députés et sénateurs, compromis dans l'affaire des Chemins de fer africains; et il ne tarissait pas en détails sur l'aspect du porche de l'hôtel Duvillard, après l'explosion, le pavé défoncé, le plafond de l'étage supérieur crevé, la porte cochère arrachée de ses ferrures; puis, venait l'histoire des deux enfants du baron préservés par miracle, le landau intact, tandis que le père et la mère, affirmait-on, s'étaient attardés à la conférence si remarquable de monseigneur Martha. Toute une colonne était consacrée à la seule victime, la pauvre enfant blonde et jolie, le petit trottin de modiste, le ventre ouvert, dont l'identité n'était pas nettement établie, bien qu'une nuée de reporters se fût ruée avenue de l'Opéra, chez la patronne, puis dans le haut du faubourg Saint-Denis, où l'on croyait que la grand'mère de la morte habitait. Et, dans un article grave du Globe, évidemment inspiré par Fonsègue, un appel était fait au patriotisme de la Chambre pour qu'elle évitât toute crise ministérielle, au milieu des événements douloureux que le pays traversait. Pendant quelques semaines encore, le ministère allait durer, vivre à peu près tranquille.

Mais Guillaume n'avait été frappé que par un détail: l'auteur de l'attentat restait inconnu, Salvat certainement n'était ni arrêté, ni même soupçonné. On semblait au contraire partir sur une piste fausse, un monsieur bien mis, ganté, qu'un voisin jurait avoir vu entrer dans l'hôtel, au moment de l'explosion. Et Guillaume semblait se calmer un peu, lorsque son frère lui lut un autre journal, où l'on donnait des renseignements sur l'engin qui avait dû être employé, une botte de conserve, relativement très petite, dont on avait retrouvé les débris. De nouveau, il retomba à son anxiété, lorsqu'il sut qu'on s'étonnait qu'un si pauvre engin eût pu faire de si violents ravages, et qu'on soupçonnait là quelque nouvel explosif, d'une puissance incalculable.

A huit heures, Bertheroy reparut, alerte malgré ses soixante-dix ans, tel qu'un jeune carabin qui court chez un ami lui rendre le service d'une petite opération. Il apportait une trousse, des bandes, de la charpie. Mais il se fâcha, lorsqu'il trouva le blessé rouge, nerveux, brûlé de fièvre.

– Ah! mon cher enfant, je vois que vous n'avez pas été raisonnable. Vous avez dû trop causer, vous agiter, vous passionner.

Et, dès qu'il eut examiné, sondé la plaie avec soin, il ajouta, tandis qu'il le pansait:

– Vous savez que l'os est endommagé et que je ne réponds de rien, si vous n'êtes pas plus sage. Toute complication rendrait l'amputation nécessaire.

Pierre frémit, tandis que Guillaume avait un haussement d'épaules, comme pour dire qu'il voulait bien être amputé, si tout croulait autour de lui. Bertheroy, qui s'était assis, s'oubliant là un instant, les regardait tous les deux de ses regards aigus. Maintenant, il savait l'attentat, il devait avoir fait ses réflexions.

– Mon cher enfant, reprit-il avec sa brusquerie, je crois bien que ce n'est pas vous qui avez commis cette abominable bêtise, rue Godot-de-Mauroy. Mais je m'imagine que vous deviez être dans les environs… Non, non! ne me répondez pas, ne vous défendez pas. Je ne sais et ne veux rien savoir, pas même la formule de cette diablesse de poudre dont le poignet de votre chemise portait la trace et qui a fait du si terrible ouvrage.

Et, comme les deux frères restaient surpris, glacés d'inquiétude malgré ses assurances, il ajouta, avec un geste large:

– Ah! mes amis, si vous saviez combien je trouve un tel acte plus inutile encore que criminel! Je n'ai que mépris pour les agitations vaines de la politique, aussi bien la révolutionnaire que la conservatrice. Est-ce que la science ne suffit pas? A quoi bon vouloir hâter les temps, lorsqu'un pas de la science avance plus l'humanité vers la cité de justice et de vérité, que cent ans de politique et de révolte sociale? Allez, elle seule balaye les dogmes, emporte les dieux, fait de la lumière et du bonheur… C'est moi, le membre de l'Institut, rente, décoré, qui suis le seul révolutionnaire.

Il se mit à rire, et Guillaume sentit l'ironie bonne enfant de ce rire. S'il admirait en lui le grand savant, il avait jusque-là souffert de le voir si bourgeoisement installé dans la vie, laissant venir à lui les situations et les honneurs, républicain sous la république, mais tout prêt à servir la science sous n'importe quel maître. Et voilà que, de cet opportuniste, de ce savant hiérarchisé, de ce travailleur qui acceptait de toutes les mains la richesse et la gloire, se dégageait un tranquille et terrible évolutionniste, comptant bien que sa besogne allait quand même ravager et renouveler le monde!

Il se leva, il partit.

– Allons, je reviendrai, soyez raisonnables, aimez-vous bien tous les deux.

Quand ils se retrouvèrent seuls, Pierre assis près du lit de Guillaume, leurs mains de nouveau se cherchèrent, se nouèrent, dans une étreinte où brûlait toute leur angoisse. Que d'inconnu, que de détresse menaçante, autour d'eux, en eux! La grise journée d'hiver entrait, on apercevait les arbres noirs du jardin, tandis que la petite maison frissonnait de silence. Un sourd bruit de pas se faisait seul entendre au-dessus de leur tête, le pas de Nicolas Barthès, l'héroïque amant de la liberté, qui, ayant couché là, avait repris, dès la pointe du jour, sa promenade de lion en cage, son habituel va-et-vient d'éternel prisonnier. Et, à ce moment, les regards des deux frères tombèrent sur un journal, resté grand ouvert sur le lit, et maculé d'un croquis au trait, qui avait la prétention de représenter le petit trottin mort, le flanc troué, à côté du carton et du chapeau de femme. C'était si effroyable, si atroce de laideur, que deux grosses larmes, de nouveau, roulèrent des yeux de Pierre, pendant que les yeux troubles et désespérés de Guillaume, perdus au loin, cherchaient l'avenir.

II

Là-haut, à Montmartre, la petite maison que, depuis tant d'années, Guillaume occupait avec les siens, si calme, si laborieuse, attendait tranquillement dans la pâle journée d'hiver.

Après le déjeuner, Guillaume, très abattu, songeant que, de trois semaines peut-être, il ne pourrait rentrer chez lui, par prudence, eut l'idée d'envoyer Pierre là-haut, pour conter et expliquer les choses.

– Ecoute, frère, il faut que tu me rendes ce service. Va leur dire la vérité, que je suis ici blessé peu gravement, et que je les prie de ne pas venir me voir, dans la crainte qu'on ne les suive et qu'on ne découvre ma retraite. A la suite de ma lettre d'hier soir, ils finiraient par être inquiets, si je ne leur donnais des nouvelles.

Puis, cédant à la préoccupation, à l'unique peur qui, depuis la veille, troublait son clair regard:

– Tiens! fouille dans la poche droite de mon gilet… Prends une petite clef, bon! et tu la remettras à madame Leroi, ma belle-mère, en lui disant que, s'il m'arrivait malheur, elle fasse ce qu'elle doit faire. Cela suffit, elle comprendra.

Un instant, Pierre avait hésité. Mais il le vit si épuisé par ce léger effort, qu'il le fit taire.

– Ne parle plus, reste tranquille. Je vais aller rassurer les tiens, puisque tu désires que ce soit moi qui me charge de la commission.

Cette démarche lui coûtait à ce point, que, dans la premier moment, il avait eu la pensée de voir si l'on ne pourrait pas en charger Sophie. Tous ses anciens préjugés se réveillaient, il lui semblait qu'il allait chez l'Ogre. Que de fois il avait entendu sa mère dire «cette créature», en parlant de la femme avec laquelle son fils aîné vivait, en dehors du mariage! Jamais elle n'avait voulu embrasser les trois fils nés de cette union libre, révoltée surtout de ce que la grand'mère, cette madame Leroi, fût restée dans le faux ménage, pour élever les petits. Et la force de ce souvenir était telle, chez lui, que, maintenant encore, lorsqu'il se rendait à la basilique du Sacré-Cœur, il regardait en passant la petite maison avec défiance, il s'en écartait comme d'une maison louche, où habitaient la faute et l'impudeur. Sans doute, depuis plus de dix ans, la mère des trois grands fils était morte. Mais ne s'y trouvait-il pas de nouveau une autre créature de scandale, cette jeune fille orpheline, recueillie par son frère, et que celui-ci devait épouser, malgré les vingt ans d'âge qui les séparaient? Pour lui, tout cela était contre les mœurs, anormal, blessant, et il rêvait un intérieur de révolte, où la vie déréglée, déclassée, aboutissait à un désordre moral et matériel dont il avait l'horreur.

 

Guillaume le rappela.

– Dis bien à madame Leroi que, si je venais à mourir, tu la préviendrais, pour qu'elle fît immédiatement ce qu'elle doit faire.

– Oui, oui, calme-toi, ne bouge plus, je dirai bien tout!.. Sophie ne va pas quitter ta chambre, dans le cas où tu aurais besoin d'elle.

Et, après avoir fait à la servante ses dernières recommandations, Pierre partit, alla prendre le tramway, avec la pensée de le quitter boulevard Rochechouart, pour monter à pied sur la butte.

En chemin, dans le glissement berceur de la lourde voiture, il se souvint de ces histoires, qu'il ne connaissait qu'en partie, confusément, et dont il ne sut les détails que plus tard. C'était en 1850 que Leroi, un jeune professeur venu de Paris, tombé au lycée de Montauban, avec des idées ardentes, républicain passionné, avait épousé Agathe Dagnan, la dernière des cinq filles d'une pauvre famille protestante, originaire des Cévennes. La jeune madame Leroi était enceinte, lorsque son mari, au lendemain du coup d'Etat, menacé d'une arrestation, pour des articles violents publiés dans un journal de la ville, avait dû prendre la fuite et se réfugier à Genève; et c'était là qu'ils avaient eu leur fille Marguerite, en 1852, une délicate enfant. Pendant sept années, jusqu'à l'amnistie de 1859, le ménage s'était débattu dans la gêne, le père ne trouvant que de rares leçons mal payées, la mère retenue par les continuels soins que réclamait la fille. Puis, après le retour en France, à Paris, la mauvaise chance semblait s'être acharnée, l'ancien professeur avait longtemps frappé à toutes les portes, éconduit pour ses opinions, forcé de courir le cachet. Il allait enfin rentrer dans l'Université, lorsqu'un suprême coup de foudre l'avait abattu, une attaque de paralysie, les deux jambes mortes, à jamais cloué sur un fauteuil. Alors était venue la misère noire, toutes sortes de basses besognes, des articles pour les dictionnaires, des copies de manuscrits, des bandes de journaux, dont vivait à peine le ménage, dans un petit logement de la rue Monsieur-le-Prince.

Là dedans, Marguerite grandissait. Leroi, révolté par l'injustice et la souffrance, incroyant, prophétisait la république vengeresse des foliés de l'empire, le règne de la science qui balayerait le Dieu menteur et cruel des dogmes. Agathe, dont la foi protestante avait achevé de sombrer à Genève, devant les pratiques étroites et imbéciles, ne gardait en elle que le levain des anciennes révoltes. C'était elle qui était devenue à la fois la tête et la main de la maison, allant chercher l'ouvrage, le reportant, le faisant elle-même en grande partie, veillant au ménage, élevant et instruisant sa fille. Celle-ci ne fréquenta aucun cours, ne tint ce qu'elle savait que de son père et de sa mère, sans qu'il fût jamais question d'instruction religieuse. Au contact de son mari, madame Leroi, libérée de toute croyance, dans son atavisme protestant de la liberté d'examen, s'était créé une sorte d'athéisme tranquille, une idée de devoir, de justice humaine et souveraine, qu'elle réalisait avec bravoure, par-dessus toutes les conventions sociales. La longue iniquité dont son mari souffrait, le malheur immérité dont elle était frappée en lui et en sa fille, lui avaient donné à la longue une extraordinaire force de résistance, une puissance de dévouement qui faisaient d'elle une justicière, une directrice et une consolatrice, d'une énergie et d'une noblesse incomparables.

Ce fut là, dans la maison de la rue Monsieur-le-Prince, après la guerre, que Guillaume connut les Leroi. Il occupait, sur le même palier, en face de leur petit logement, une grande chambre, où il travaillait avec passion. D'abord, il y eut à peine des saluts, les voisins étaient très fiers, très graves, menant leur pauvre vie dans une sorte de discrétion farouche. Puis, des rapports obligeants se nouèrent, le jeune homme procura à l'ancien professeur quelques articles à rédiger, pour une nouvelle encyclopédie. Soudainement, la catastrophe se produisit, Leroi mourut dans son fauteuil, un soir que sa fille le roulait de la table à son lit. Les deux femmes, éperdues, n'avaient pas de quoi le faire enterrer. Tout le secret de leur noire misère coulait avec leurs larmes, elles durent laisser agir Guillaume qui, dès ce moment, devint pour elles le confident, l'ami, l'homme nécessaire. Et la chose qui devait être se fit alors de la façon la plus simple et la plus tendre, permise par la mère elle-même, qui, dans son mépris de justicière pour une société où les bons mouraient de faim, se refusait à reconnaître la nécessité des liens sociaux. Il ne fut pas question de mariage. Un jour, Guillaume, qui avait vingt-trois ans, se trouva avoir pour femme Marguerite, qui en avait vingt, tous les deux beaux, sains et vigoureux, s'adorant et travaillant, débordant d'espoir en l'avenir.

Dès ce jour, une vie nouvelle commença. Guillaume, qui avait rompu tous rapports avec sa mère, touchait, depuis la mort de son père, une petite rente de deux cents francs par mois. C'était le pain strictement assuré; et il doublait déjà cette somme par ses travaux de chimiste, analyses, recherches, applications industrielles. Le jeune ménage alla s'installer sur la butte Montmartre, tout au sommet, dans une petite maison de huit cents francs de loyer, dont la grande commodité était un étroit jardin, où l'on pourrait plus tard installer un atelier de planches. Tranquillement, madame Leroi s'était mise avec sa fille et son gendre, les aidant, leur évitant une seconde servante, attendant, disait-elle, ses petits-enfants, pour les élever. Et ils étaient venus, de deux années en deux années: trois fils, trois petits hommes solides, Thomas, le premier, puis François, puis Antoine. Et, comme elle s'était donnée tout entière à son mari et à sa fille, comme elle se donnait à son gendre, elle se donna aux trois enfants nés de l'union heureuse, elle devint Mère-Grand, ainsi qu'on la nommait, Mère-Grand pour toute la maison, pour les vieux comme pour les jeunes. Elle était la raison, la sagesse, le courage, celle qui veillait sans cesse, qui menait tout, que l'on consultait sur tout, dont on suivait toujours les avis, régnant là souverainement, en reine mère toute-puissante.

Pendant quinze années, cette vie dura, vie de travail acharné, de paisible tendresse, dans la modeste petite maison, où la plus stricte économie réglait les dépenses, contentait les besoins. Puis, Guillaume perdit sa mère, hérita, put enfin réaliser son ancien désir, acheter la maison, faire construire un vaste atelier dans un coin du jardin, même un atelier en briques, qu'il surmonta d'un étage. Et la nouvelle installation était à peine terminée, la vie allait s'élargir, plus riante, lorsque le malheur revint, emporta brutalement Marguerite, une fièvre typhoïde dont elle mourut en huit jours. Elle n'avait que trente-cinq ans; son aîné, Thomas, en avait quatorze; et Guillaume restait veuf à trente-huit ans, avec ses trois fils, éperdu de la perte qu'il venait de faire. La pensée d'introduire une femme inconnue dans cet intérieur fermé, où les cœurs étaient tendrement unis, lui parut si vilaine, si insupportable, qu'il prit la décision de ne pas se remarier. Le travail l'absorbait, il ferait taire sa chair et son cœur. Heureusement, Mère-Grand restait debout et vaillante, et la maison gardait sa reine, les enfants retrouvaient en elle la directrice, l'éducatrice, grandie à l'école de la pauvreté et de l'héroïsme.

Deux années se passèrent. Puis, la famille s'augmenta, un événement brusque y fit entrer une jeune fille, Marie Couturier, la fille d'un ami de Guillaume. Ce Couturier était un inventeur, un fou de génie, qui avait mangé une fortune assez grosse à toutes sortes d'extraordinaires imaginations. Sa femme, très pieuse, en était morte de chagrin; et, tout en adorant sa fille, qu'il couvrait de caresses et comblait de cadeaux, les rares fois où il la voyait, il l'avait d'abord mise dans un lycée, puis l'avait oubliée chez une petite parente. En mourant, il ne s'était souvenu d'elle que pour supplier Guillaume de la recueillir chez lui et de la marier. La petite parente, une lingère, venait de faire faillite. Marie se trouvait sur le pavé, à dix-neuf ans, sans un sou, n'ayant pour elle que sa forte instruction, sa santé et sa bravoure. Jamais Guillaume ne voulut qu'elle donnât des leçons, qu'elle courût le cachet. Et il la prit tout naturellement pour aider Mère-Grand, qui n'était plus si alerte, approuvé d'ailleurs par celle-ci, heureuse elle-même de cette jeunesse et de cette gaieté dont la venue allait éclairer un peu le logis, bien sévère depuis la mort de Marguerite. Marie serait la sœur aînée, trop âgée pour que les garçons, au collège encore, pussent être troublés par sa présence. Elle travaillerait dans cette maison où tout le monde travaillait. Elle aiderait à la communauté, en attendant de rencontrer et d'aimer quelque brave garçon, qu'elle épouserait.