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Paris

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– Tu entends, Gérard, s'écria-t-elle enfin, en s'oubliant jusqu'à le tutoyer, pas ça! je ne lui accorderai pas ça! tant qu'il ne m'apportera pas ma nomination.

Le baron Duvillard entrait. Elle se fit tout de suite de glace, elle le reçut en jeune reine offensée, qui attend des explications; tandis que lui, prévoyant l'orage, apportant d'ailleurs des nouvelles désastreuses, souriait, mal à l'aise. Elle était la tare, chez cet homme si solide et si puissant encore, dans le déclin de sa race. Elle était aussi le commencement de la justice et du châtiment, reprenant à mains pleines l'or amassé, vengeant par ses cruautés ceux qui avaient froid et faim. Et cela faisait pitié que de voir cet homme redouté, adulé, sous lequel les Etats tremblaient, pâlir là d'inquiétude, se plier très humble, retomber à l'enfance sénile et zézayante du désir.

– Ah! ma chère amie, si vous saviez comme j'ai couru! Un tas d'affaires ennuyeuses, des entrepreneurs à voir, une grosse question de publicité à régler. J'ai cru que jamais je ne pourrais vous venir baiser la main.

Il la lui baisa, mais elle laissa retomber son bras froid et indifférent, elle se contentait de le regarder, attendant ce qu'il avait à lui dire, l'embarrassant à un tel point, qu'il suait, bégayait, ne trouvait plus les mots.

– Sans doute, je me suis aussi occupé de vous, je suis allé aux Beaux-Arts, où l'on m'avait fait une promesse formelle… Oh! ils sont toujours très chauds en votre faveur, aux Beaux-Arts!.. Seulement, imaginez-vous, c'est cet imbécile de ministre, ce Taboureau, un vieux professeur de province, ignorant tout de notre Paris, qui s'est formellement opposé à votre nomination, en disant que, lui régnant, jamais vous ne débuteriez à la Comédie.

Elle ne dit qu'un mot, toute droite et rigide.

–Alors?

– Eh bien! alors, ma chère amie, que voulez-vous que je fasse?.. On ne peut pourtant pas renverser un ministère pour que vous jouiez Pauline.

– Pourquoi pas?

Il affecta de rire, mais sa face se congestionnait, tout son grand corps s'agitait d'angoisse.

– Voyons, ma petite Silviane, ne vous entêtez pas. Vous êtes si gentille, quand vous voulez… Lâchez donc l'idée de ce début. Vous-même y risquez gros jeu, car quels seraient vos ennuis, si vous alliez échouer. Vous pleureriez toutes les larmes de votre corps… Et puis, vous pouvez me demander tant d'autres choses, que je serai si heureux de vous donner. Allons, là, tout de suite, faites un souhait, et je le réaliserai sur l'heure.

En plaisantant, il cherchait à lui reprendre les mains. Mais elle se recula, très digne. Et elle le tutoya, comme elle avait tutoyé Gérard.

– Tu entends, mon cher, plus rien, pas ça! tant que je n'aurai pas joué Pauline.

Il avait compris, c'était l'alcôve fermée, même les petits jeux, les petits baisers sur la nuque défendus; et il la connaissait assez, pour savoir avec quelle rigueur elle le sèvrerait. Sa gorge étranglée ne laissa échapper qu'une sorte de grognement, tandis qu'il continuait à vouloir prendre la chose en plaisanterie.

– Est-elle méchante aujourd'hui! reprit-il en se tournant vers Gérard. Qu'est-ce que vous lui avez donc fait, pour que je la trouve dans un état pareil?

Mais le jeune homme, qui se tenait coi, par crainte des éclaboussures, resta mollement allongé, sans répondre.

Alors, la colère de Silviane déborda.

– Il m'a fait, qu'il m'a plainte d'être à la merci d'un homme tel que vous, si égoïste, si insensible aux injures dont on m'abreuve. Est-ce que vous ne devriez pas bondir d'indignation le premier? Est-ce que vous n'auriez pas dû exiger mon entrée à la Comédie comme une réparation d'honneur? Car, enfin, c'est un échec pour vous, et si l'on me juge indigne, vous êtes atteint en même temps que moi… Alors, une fille, n'est-ce pas? dites tout de suite que je suis une fille, qu'on chasse des maisons qui se respectent!

Elle continua, en arriva aux gros mots, aux paroles abominables, qui finissaient toujours par repousser sur ses lèvres si pures, dans la colère. Vainement, le baron, sachant bien qu'une simple phrase de lui amènerait un dégorgement plus fangeux, implorait-il du regard l'intervention du comte. Celui-ci, dont le désir de paix les réconciliait parfois, ne bougeait pas, trop somnolent pour s'en mêler. Et, tout d'un coup, elle reprit le tutoiement, elle conclut, par son coup de hache, coupant toute faveur:

– Enfin, mon cher, arrange-toi, fais-moi débuter, ou plus rien, tu entends! pas même le bout de mon petit doigt!

– Bon! bon! murmura Duvillard, ricanant et désespéré, nous arrangerons cela.

Mais, à ce moment, un domestique entra, disant que monsieur Dutheil était en bas et demandait monsieur le baron dans le fumoir. Ce dernier fut surpris, car Dutheil d'ordinaire montait comme chez lui. Puis, il pensa que le député lui apportait sans doute, de la Chambre, des nouvelles graves, qu'il désirait lui apprendre tout de suite, à part. Et il suivit le domestique, laissant ensemble Gérard et Silviane.

Dans le fumoir, une pièce qui ouvrait directement sur le vestibule par une baie, dont la portière était relevée, Pierre, debout, attendait avec son compagnon, en regardant curieusement autour de lui. Ce qui le frappait, c'était le recueillement presque religieux de cette entrée, les lourdes draperies, les clartés mystiques des vitraux, les meubles anciens baignant dans une ombre de chapelle, aux parfums épars de myrrhe et d'encens. Très gai, Dutheil tapait du bout de sa canne, sur le divan bas, lit d'amour autant que lit de repos.

– Hein? elle est joliment meublée. Oh! une fille qui sait son affaire!

Le baron entrait, encore bouleversé, l'air inquiet. Et, sans même apercevoir le prêtre, il voulut savoir.

– Qu'ont-ils fait, là-bas? les nouvelles sont donc graves?

– Mège a interpellé, en demandant l'urgence, pour renverser Barroux. Vous voyez d'ici son discours.

– Oui, oui! contre les bourgeois, contre moi, contre vous. C'est toujours le même… Et alors?

– Alors, ma foi, l'urgence n'a pas été votée; mais Barroux, malgré une très belle défense, n'a eu qu'une majorité de deux voix.

– Deux voix, fichtre! il est par terre, c'est un ministère Vignon pour la semaine prochaine.

– Tout le monde le disait dans les couloirs.

Le baron, les sourcils froncés, comme s'il eût pesé ce qu'un tel événement pouvait apporter au monde de bon ou de mauvais, eut un geste mécontent.

– Un ministère Vignon… Diable! ce ne serait guère meilleur. Ces jeunes démocrates s'avisent de poser pour la vertu, et ce ne serait pas encore un ministère Vignon qui ferait entrer Silviane à la Comédie.

Il n'avait d'abord rien vu d'autre, dans la catastrophe dont tremblait le monde politique. Aussi, le député ne put-il s'empêcher de laisser percer sa propre anxiété.

– Eh bien! et nous autres là dedans, qu'est-ce que nous devenons?

Cette parole ramena Duvillard à la situation. Avec un nouveau geste, superbe cette fois, il dit sa belle et insolente confiance.

– Nous autres, mais nous restons ce que nous sommes, nous n'avons jamais été en péril, je pense! Ah! je suis bien tranquille, Sanier peut publier sa fameuse liste, dans le cas où cela l'amuserait. Si nous n'avons pas acheté depuis longtemps Sanier et sa liste, c'est que Barroux est un parlait honnête homme, et que, moi, je n'aime pas jeter mon argent par la fenêtre… Je vous répète que nous ne craignons rien.

Puis, comme il reconnaissait enfin l'abbé Froment, resté dans l'ombre, Dutheil lui expliqua le service que celui-ci attendait de lui. Et, dans l'émotion où il se trouvait, le cœur encore meurtri par la rigueur de Silviane, il dut avoir le sourd espoir qu'une bonne action lui porterait chance, il consentit immédiatement à s'entremettre, pour l'admission de Laveuve. Ayant sorti de son carnet une carte de visite et un crayon, il s'approcha de la fenêtre.

– Mais tout ce que vous voudrez, monsieur l'abbé, je serai bien heureux d'être de moitié dans cette bonne œuvre… Tenez! voici ce que j'écris. «Ma chère amie, faites donc ce que monsieur l'abbé Froment demande en faveur de ce malheureux, puisque notre ami Fonsègue n'attend qu'un mot de vous pour agir.»

A ce moment, Pierre, par la baie ouverte, aperçut Gérard que Silviane accompagnait, jusque dans le vestibule, calmée, curieuse sans doute de savoir ce que Dutheil venait faire. Et l'apparition de la jeune femme le frappa d'étonnement, tellement elle lui sembla simple et douce, dans sa candeur immaculée de vierge. Jamais, au jardin de l'innocence, il n'avait rêvé un lis d'une plus délicieuse et plus discrète floraison.

– Alors, continua Duvillard, si vous voulez remettre cette carte tout de suite à ma femme, il faut que vous alliez chez madame la princesse de Harth, où il y a une matinée.

– J'y allais, monsieur le baron.

– Très bien… Vous y trouverez certainement ma femme, elle doit y conduire les enfants.

Il s'interrompit, il venait aussi d'apercevoir Gérard, qu'il appela.

– Dites donc, Gérard, ma femme a bien dit qu'elle allait à cette matinée, vous êtes certain que monsieur l'abbé l'y trouvera?

Le jeune homme, qui se décidait à se rendre rue Matignon, pour y attendre Eve, répondit très naturellement:

– Si monsieur l'abbé se dépêche, je crois bien qu'il l'y trouvera, car elle doit y aller en effet, avant son essayage, chez Salmon.

Et il baisa la main de Silviane, il s'en alla, de son air de bel homme indolent et sans malice, que le plaisir lui-même lassait.

Un peu gêné, Pierre dut se laisser présenter à la maîtresse de la maison par Duvillard. Il s'inclina en silence, tandis qu'elle, muette aussi, lui rendait son salut, avec une pudique réserve, un tact approprié à la circonstance, dont aucune ingénue n'était alors capable, même à la Comédie. Et, pendant que le baron accompagnait le prêtre jusqu'à la porte, elle rentra dans le salon avec Dutheil. A peine derrière une portière, il lui avait passé un bras à la taille, il voulait la baiser aux lèvres. Mais elle se défendait encore, elle le savait si peu sérieux, et puis il fallait auparavant qu'il se montrât gentil.

 

Lorsque Pierre, convaincu maintenant du succès, arriva devant l'hôtel de la princesse de Harth, avenue Kléber, toujours avec sa voiture, il retomba dans un grand embarras. L'avenue était obstruée d'équipages, amenés par la matinée musicale, et la porte de l'hôtel, garnie d'une sorte de tente de réception, aux lambrequins de velours rouge, lui parut inabordable, tellement le flot des arrivants s'y pressait. Comment allait-il pouvoir entrer? comment surtout, avec sa soutane, pourrait-il voir la princesse et demander à entretenir un instant la baronne Duvillard? Dans sa fièvre, il n'avait point songé à ces difficultés. Et il prenait le parti de gagner la porte à pied, il se demandait de quelle façon il se glisserait parmi la foule, inaperçu, lorsqu'une voix joyeuse le fit se tourner.

– Eh! monsieur l'abbé, est-ce possible? voilà que je vous retrouve ici!

C'était le petit Massot. Lui allait partout, faisait dix spectacles en un jour, séance parlementaire, enterrement, mariage, fête ou deuil quelconque, lorsqu'il était en mal de chronique, ainsi qu'il disait.

– Comment! monsieur l'abbé, vous venez chez notre aimable princesse voir danser les Mauritaines!

Et il se moquait, car ces Mauritaines étaient une troupe de six danseuses espagnoles, qui faisaient alors courir tout Paris aux Folies-Bergère, par la sensualité brûlante de leurs déhanchements. Le ragoût était que ces filles réservaient pour les salons des danses plus libres encore, d'un tel abandon charnel, qu'on ne les aurait certainement pas autorisées dans un théâtre. Et le beau monde se ruait chez les maîtresses de maison hardies, les excentriques, les étrangères, telles que la princesse, qui ne reculaient devant aucune attraction.

Lorsque Pierre eut expliqué au petit Massot qu'il courait toujours pour la même affaire, celui-ci, très obligeant, offrit tout de suite de le piloter. Il connaissait le logis, il le fit passer par une porte de derrière, l'amena par un couloir dans un coin du vestibule, à l'entrée même du grand salon. De hautes plantes vertes garnissaient ce vestibule, on était là à peu près caché.

– Ne bougez pas, mon cher abbé. Je vais, si je puis, vous déterrer la princesse. Et vous saurez si la baronne Duvillard est arrivée déjà.

Ce qui surprenait Pierre, c'était l'hôtel entièrement clos, les fenêtres fermées, les moindres fentes bouchées pour que le jour n'entrât pas, et toutes les pièces flambant de lampes électriques, dans une intensité surnaturelle de lumière. La chaleur était déjà très forte, des senteurs violentes de fleurs et de femmes alourdissaient l'air. Et il semblait à Pierre, aveuglé, étouffé, qu'il entrait dans l'au-delà luxurieux d'un de ces antres de la chair, tel que le Paris du plaisir en réalise le rêve. Maintenant, en se haussant sur la pointe des pieds, il distinguait, par la porte ouverte du salon, les dos des femmes déjà assises, des rangées de nuques blondes ou brunes. Sans doute, les Mauritaines dansaient une première fois. Il ne les voyait pas, mais il pouvait suivre l'ardeur lascive de leur danse, dans le frisson de toutes ces nuques, qui s'agitaient comme sous un grand vent. Puis, ce furent des rires, une tempête de bravos, tout un tumulte pâmé.

– Impossible de mettre la main sur la princesse, il faut que vous attendiez un peu, revint dire Massot. J'ai rencontré Janzen, et il a promis de me l'amener… Vous ne connaissez pas Janzen?

Et il se mit à commérer, par métier et par plaisir. La princesse était une de ses bonnes amies. C'était lui qui avait rendu compte de sa première soirée, l'année d'auparavant, lorsqu'elle avait débuté dans cet hôtel, dès son installation à Paris. La vraie vérité sur son compte, il la connaissait, autant qu'on pouvait la connaître. Riche, elle l'était peut-être, car elle dépensait énormément. Mariée, elle avait dû l'être, et à un véritable prince; sans doute même l'était-elle encore, malgré son histoire de veuvage, car il semblait certain que son mari, d'une beauté d'archange, voyageait avec une cantatrice. Mais quant à être une bonne toquée, une folle, cela était hors de discussion, prouvé, éclatant. Très intelligente d'ailleurs, elle avait des sautes continuelles et brusques. Incapable d'un effort prolongé, elle allait d'une curiosité à une autre, sans se fixer jamais. Et c'était ainsi qu'après s'être occupée ardemment de peinture, elle venait de se passionner pour la chimie. A présent, elle se laissait envahir par la poésie.

– Alors, vous ne connaissez pas Janzen?.. C'est Janzen qui l'a jetée dans la chimie, dans l'étude des explosifs surtout; car, pour elle, vous vous doutez bien que la chimie a l'unique intérêt d'être anarchique… Elle, je la crois vraiment Autrichienne, bien qu'il faille en douter, dès qu'elle affirme une chose. Quant à Janzen, il se dit Russe, mais il doit être Allemand… Oh! l'homme le plus discret, le plus énigmatique, sans logis, sans nom peut-être, un terrible monsieur au passé inconnu, à la vie ignorée. Personnellement, j'ai des preuves qui me font penser qu'il a participé à l'effroyable attentat de Barcelone. En tout cas, voici près d'un an que je le rencontre à Paris, surveillé sans doute par la police. Et rien ne m'ôtera de l'idée qu'il n'a consenti à être l'amant de notre toquée de princesse, que pour dépister les agents. Il affecte de vivre ici dans les fêtes, il y a introduit des gens extraordinaires, des anarchistes de toutes nationalités et de tous poils, tenez! un Raphanel, ce petit homme rond et gai, là-bas, un Français celui-là, dont les compagnons feront bien de se méfier! un Bergaz, un Espagnol, je crois, vague coulissier à la Bourse, dont l'épaisse bouche de jouisseur est si inquiétante! et d'autres, et des aventuriers, et des bandits, venus des quatre coins du monde!.. Ah! les colonies étrangères, quelques beaux noms sans tache, quelques grandes fortunes réelles, et par-dessous quelle tourbe!

C'était le salon même de Rosemonde, des titres retentissants, de vrais milliardaires, puis, dessous, le plus extravagant mélange des mensonges et des bas-fonds internationaux. Et Pierre songeait à cet internationalisme, à ce cosmopolitisme, au vol d'étrangers qui, de plus en plus dense, s'abat sur Paris. Certainement, il y venait pour en jouir, comme à une ville d'aventures et de joie, et il le pourrissait un peu davantage. Etait-ce donc nécessaire, cette décomposition des grandes cités qui ont gouverné le monde, cet afflux de toutes les passions, de tous les désirs, de tous les assouvissements, ce terreau accumulé, apporté du globe entier, où s'épanouit en beauté et en intelligence la fleur de la civilisation?

Mais Janzen arrivait, un grand garçon maigre d'une trentaine d'années, très blond, les yeux gris, pâles et durs, la barbe en pointe, les cheveux bouclés et longs, allongeant encore le visage blême, comme noyé de brume. Il parlait assez mal le français, à voix basse, sans un geste. Et il dit que la princesse était introuvable, il venait de la chercher partout. Peut-être, si quelqu'un lui avait déplu, était-elle montée s'enfermer dans sa chambre et se coucher, laissant ses invités s'amuser librement chez elle, à leur guise.

– Eh! la voici! dit tout d'un coup Massot.

Rosemonde était là, en effet, dans le vestibule, guettant, comme si elle eût attendu quelqu'un. Petite, mince, plutôt étrange que jolie, avec son visage fin, aux yeux vert de mer, au nez léger et frémissant, à la bouche un peu forte et trop saignante, montrant d'admirables dents, elle avait ce jour-là une robe bleu de ciel pailletée d'argent, des bracelets d'argent, un cercle d'argent dans ses cheveux cendrés, dont la toison pleuvait en boucles, en frisons, en mèches folles, comme envolée sous un continuel coup de vent.

– Mais tout ce que vous voudrez! monsieur l'abbé, dit-elle à Pierre, dès qu'elle connut le motif de sa démarche. Si on ne vous le prend pas à notre Asile, votre vieillard, envoyez-le-moi donc, je le prends, moi! je le coucherai ici quelque part.

Elle restait agitée, regardait toujours la porte. Et, quand le prêtre lui demanda si madame la baronne Duvillard était arrivée déjà:

– Eh! non, cria-t-elle. Vous m'en voyez toute surprise. Elle doit amener ses deux enfants… Hier, Hyacinthe m'a formellement promis de venir.

Son nouveau caprice était là. Si la passion de la chimie, en elle, laissait place à un goût naissant pour la poésie décadente et symbolique, c'était qu'elle avait, un soir, en causant occultisme avec Hyacinthe, découvert en lui une extraordinaire beauté, la beauté astrale de l'âme voyageuse de Néron. Du moins, disait-elle, les signes étaient certains.

Brusquement, elle quitta Pierre.

– Ah! enfin, murmura-t-elle, soulagée, heureuse.

Et elle se précipita. Hyacinthe entrait avec sa sœur Camille. Mais, dès le seuil, il venait de rencontrer l'ami pour lequel il venait, le jeune lord Elson, un éphèbe languide et pâle, à la chevelure de fille; et ce fut à peine s'il daigna remarquer l'accueil tendre de Rosemonde; car il professait que la femme était une bête impure et basse, salissante pour l'intelligence comme pour le corps. Désolée de cette froideur, elle suivit les deux jeunes gens, elle rentra derrière eux dans la vivante odeur, dans l'aveuglante fournaise du salon.

Massot avait eu l'obligeance d'arrêter Camille, pour l'amener à Pierre, qui, dès les premiers mots, se désespéra.

– Comment! mademoiselle, madame votre mère ne vous a pas accompagnée jusqu'ici?

La jeune fille, vêtue, à son habitude, d'une robe sombre, bleu paon, était nerveuse, les yeux mauvais, la voix sifflante. Et, dans le redressement rageur de sa petite taille, sa difformité s'accusait davantage, l'épaule gauche plus haute que la droite.

– Non, elle n'a pas pu… Elle avait un essayage chez son couturier. Nous nous sommes attardés à l'Exposition du Lis, elle nous a forcés de la mettre à la porte de Salmon, en nous rendant ici.

C'était elle qui, habilement, avait fait traîner la visite, au Lis, espérant encore empêcher le rendez-vous de sa mère, rue Matignon. Et sa rage venait de l'aisance avec laquelle celle-ci s'était quand même débarrassée d'elle, grâce à ce mensonge d'un essayage.

– Mais, dit Pierre ingénument, si j'allais tout de suite chez ce Salmon, peut-être pourrais-je faire passer ma carte?

Elle eut un rire aigu, tant l'idée lui parut drôle.

– Oh! qui sait si vous l'y trouveriez! Elle avait un autre rendez-vous pressé, elle y est sans doute déjà.

– Alors, mon Dieu! je vais l'attendre ici. Elle viendra sûrement vous y chercher, n'est-ce pas?

– Nous chercher, oh! non! puisque je vous dis qu'elle a des affaires, un autre rendez-vous très important. La voiture doit nous ramener seuls, mon frère et moi.

Et sa douloureuse ironie s'empoisonnait d'une amertume croissante. Il ne comprenait donc pas, ce prêtre, avec ses questions naïves, qui lui retournaient le couteau dans le cœur! Il devait savoir pourtant, puisque tout le monde savait.

– Ah! que je suis contrarié, reprit-il, si chagrin, en effet, que les larmes lui en montaient aux yeux. C'est toujours pour ce pauvre vieil homme, dont je m'occupe depuis ce matin. J'ai un mot de monsieur votre père, et monsieur Gérard m'avait dit…

Là, il se troubla, il vit clair tout d'un coup, dans la divine insouciance où il était du monde, l'esprit hanté de sa seule passion charitable.

– Oui, je viens de revoir monsieur votre père avec monsieur de Quinsac…

– Je sais, je sais, dit-elle, de son air souffrant et railleur de fille qui n'ignorait rien. Eh bien! monsieur l'abbé, si vous êtes allé relancer papa, et si vous avez un mot de lui pour maman, il faudra que vous attendiez que maman ait fini son affaire… Elle est longue, des fois. Vous pouvez venir à l'hôtel vers six heures, mais je doute que vous la trouviez, pour peu que son affaire la retienne.

Ses yeux meurtriers luisaient, chacun de ses mots prenait une férocité de moquerie affreuse, ainsi que des couteaux dont elle aurait voulu trouer la gorge, si adorable encore, de sa mère. Jamais certainement elle ne l'avait exécrée à ce point, dans l'envie de sa beauté, de sa joie, du bonheur qu'elle goûtait à être aimée. Et son ironie, sortie de ses lèvres de vierge, devant ce prêtre innocent, était comme un flot de boue cachée, dont elle cherchait à la noyer.

Mais Rosemonde revint, fébrile, dans son éternel coup de vent. Elle emmena Camille.

– Ah! ma chère, arrivez donc! Elles sont extraordinaires, délicieuses, enivrantes!

Janzen et le petit Massot suivirent la princesse. Tous les hommes accouraient des pièces voisines, se bousculaient, s'engouffraient dans le salon, à la nouvelle que les Mauritaines venaient d'y reprendre leurs danses. Cette fois, ce devait être le galop dont chuchotait Paris, cette ruée frénétique où elles bondissaient, hennissaient comme des cavales, sous le fouet du grand rut; car Pierre vit osciller et se tordre les rangées de têtes, les nuques blondes, les nuques brunes, sur lesquelles sembla passer un vent lourd. Fenêtres closes, l'incendie des lampes électriques allumait un brasier, fumant d'une odeur de chair. Et ce fut une pâmoison, des rires encore, des bravos, une volupté, une débauche qui débordait.

 

Lorsque Pierre se retrouva sur le trottoir, il resta un moment ahuri, les paupières battantes, étonné de retomber dans le plein jour. La demie de quatre heures allait sonner, il avait près de deux heures à attendre, avant de se présenter à l'hôtel de la rue Godot-de-Mauroy. Qu'allait-il faire? Il paya son cocher, préférant descendre à pied les Champs-Elysées, doucement, puisqu'il avait du temps à perdre. Cela, peut-être, calmerait la fièvre qui lui brûlait les mains, dans cette passion de charité qui, peu à peu, depuis le matin, l'avait envahi de nouveau, à mesure qu'il rencontrait des obstacles, sans cesse renaissants. Maintenant, il n'avait plus qu'une hâte, achever sa bonne œuvre, qu'il croyait enfin certaine. Et il s'efforçait d'attarder son pas, de prendre une allure de promenade, le long de l'avenue magnifique, que le clair soleil venait de sécher et qu'une foule égayait, sous le ciel redevenu bleu, d'un bleu léger de printemps.

Près de deux heures à perdre, pendant que le misérable Laveuve, là-bas, sur ses loques, dans son taudis glacé, agonisait. De brusques révoltes, des flots d'irrésistible impatience, remontaient chez Pierre, le secouaient d'un besoin de courir, de trouver à l'instant la baronne Duvillard, pour obtenir d'elle l'ordre sauveur. Il se doutait bien qu'elle était par là, dans une de ces rues discrètes, et quel trouble en lui, quelle colère désolée d'avoir à attendre de la sorte, pour sauver une existence, qu'elle eût fini cette affaire, dont sa fille parlait avec des regards assassins! Il lui semblait entendre un craquement formidable, la famille bourgeoise qui s'effondrait: le père chez une fille, la mère aux bras d'un amant, le frère et la sœur sachant tout, l'un glissant aux perversités imbéciles, l'autre enragée, rêvant de voler cet amant à sa mère pour en faire un mari. Et les équipages descendaient au grand trot la triomphale avenue, et la foule coulait avec son luxe le long des contre-allées, et tout ce monde était joyeux et superbe, sans paraître se douter qu'il y avait au bout, quelque part, un gouffre béant, où ils allaient tous culbuter et s'anéantir.

Comme Pierre arrivait à la hauteur du Cirque d'été, il eut la surprise de reconnaître de nouveau, sur un banc, Salvat. L'ouvrier devait être venu là s'échouer, après bien des recherches vaines, terrassé par la fatigue et la faim. Pourtant, sous son veston, on voyait toujours une bosse, le morceau de pain, sans doute, qu'il rapportait au logis. Et, adossé, les bras abandonnés, il regardait de ses yeux de rêve jouer de tout petits enfants, qui, devant lui, faisaient laborieusement des tas de sable, avec des pelles, puis qui, à coups de pied, les détruisaient. Ses paupières rougies se mouillaient, un sourire d'une infinie douceur était sur ses pauvres lèvres décolorées. Cette fois, Pierre, envahi d'une inquiétude, voulut l'aborder, le questionner. Mais Salvat, méfiant, se leva, s'en alla du côté du Cirque, dans lequel s'achevait un concert; et il rôda devant la porte de ce monument de fête, où deux mille heureux, entassés, écoutaient de la musique.