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Paris

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Des «Très bien! très bien!» coururent d'un bout à l'autre de la Chambre, il n'y eut que quelques applaudissements, lorsque Vignon regagna sa place. Mais la Chambre s'était ressaisie, la situation apparaissait si nette, le vote, si certain, que Mège, dont l'intention était de parler encore, eut la sagesse de se résigner au silence. Et l'on remarqua l'attitude tranquille de Monferrand, qui n'avait cessé d'écouter Vignon avec complaisance, comme s'il rendait hommage au talent d'un adversaire; tandis que Barroux, depuis le froid de glace où venait de tomber son discours, était resté à son banc, immobile, d'une pâleur de mort, comme foudroyé, écrasé sous l'écroulement du vieux monde.

– Allons, ça y est! reprit Massot, fichu, le ministère!.. Vous savez, ce petit Vignon, il ira loin. On dit qu'il rêve l'Elysée. En tout cas, le voilà désigné pour être le chef du prochain cabinet.

Puis, au milieu du brouhaha des scrutins qui s'ouvraient, comme il voulait s'en aller, le général le retint.

– Attendez donc, monsieur Massot… Quel dégoût, que cette cuisine parlementaire! Vous devriez le dire dans un article, montrer comment le pays est peu à peu affaibli, gâté jusqu'aux moelles, par des journées pareilles d'inutiles et sales discussions. Une bataille, où cinquante mille hommes resteraient par terre, nous épuiserait moins, nous laisserait au cœur plus de vie, que dix ans d'abominable parlementarisme… Venez donc me voir, un matin. Je vous soumettrai un projet de loi militaire, la nécessité d'en revenir à notre armée professionnelle et restreinte d'autrefois, si l'on ne veut pas que notre armée nationale, si embourgeoisée et d'une masse si illusoire, ne soit le poids mort qui coulera la nation.

Depuis l'ouverture de la séance, Pierre n'avait pas prononcé une parole. Il écoutait avec soin, d'abord dans l'intérêt immédiat de son frère, puis gagné peu à peu lui-même par la fièvre qui s'emparait de la salle. Une conviction se faisait en lui que Guillaume ne craignait plus rien; mais quel retentissement d'un événement à un autre, et comme cette arrestation de Salvat se répercutait ici! Les faits se rejoignaient, se traversaient, se transformaient sans cesse. Penché sur le bouillonnement de la salle, il y devinait les mille chocs des passions et des intérêts. Il avait suivi la grande lutte entre Barroux, Monferrand et Vignon; il regardait la joie enfantine du terrible Mège, simplement heureux d'avoir remué le fond boueux de cette eau, où il ne pêchait jamais que pour les autres; et, maintenant, il s'intéressait à Fonsègue, très calme, dans le secret de l'avenir, en train de rassurer Dutheil et Chaigneux, tous deux effarés par la chute certaine du ministère. Puis, c'était toujours à monseigneur Martha qu'il revenait, c'était lui qu'il n'avait pas quitté des yeux, suivant les émotions de la séance sur sa face sereine et heureuse, comme si toute la dramatique comédie parlementaire se fût seulement jouée pour le lointain triomphe espéré par ce prêtre. Et, en attendant qu'on proclamât le résultat du vote, il n'entendait plus, à côté de lui, que Massot et le général causant tactique, cadres et recrutement, se querellant sur la nécessité d'un bain de sang pour toute l'Europe. Ah! la dolente humanité, toujours à se battre, à se dévorer, dans les parlements et sur les champs de bataille, quand donc désarmerait-elle pour vivre enfin selon la justice et la raison?

La confusion s'éternisa, au sujet des ordres du jour, une pluie d'ordres du jour, qui allaient de celui de Mège, très violent, à celui de Vignon, simplement sévère. Le ministère n'acceptait que l'ordre du jour pur et simple, et il fut battu: ce fut enfin celui de Vignon que vota la Chambre, à une majorité de vingt-cinq voix. Une partie de la gauche s'était certainement jointe à la droite et au groupe des socialistes. Toute une longue rumeur, montant de la salle, gagnant les tribunes, accueillit le résultat.

– Allons, dit Massot en partant avec le général et avec Pierre, nous en sommes à un ministère Vignon. Mais, tout de même, Monferrand s'est repêché. A la place de Vignon, je me méfierais.

Le soir, dans la petite maison de Neuilly, il y eut des adieux d'une simplicité et d'une grandeur émouvantes. Après la rentrée de Pierre, attristé, mais rassuré, Guillaume avait décidé formellement que, dès le lendemain, il irait reprendre à Montmartre sa vie et ses travaux habituels. Et, comme Nicolas Barthès, lui aussi, devait partir, la petite maison allait donc retomber dans sa solitude et dans sa désespérance.

Théophile Morin était venu, averti par Pierre de la douloureuse nouvelle; et, lorsque les quatre hommes se mirent à table, à sept heures, Barthès ne savait rien encore. Toute la journée, il s'était promené d'un bout à l'autre de sa chambre, de son pas lourd de lion en cage, vivant là, dans cet asile offert par un ami, en grand enfant héroïque qui ne s'inquiétait jamais des conditions du présent, ni des menaces du lendemain. Sa vie avait toujours été un espoir sans limites, qui toujours se brisait contre les bornes de la réalité. Tout ce qu'il avait aimé, tout ce qu'il avait cru acheter par près de cinquante ans de prison et d'exil, la liberté égalitaire, la république fraternelle, avait beau crouler déjà, donner à son rêve les plus durs démentis: il gardait quand même sa foi, la foi candide de sa jeunesse, certaine du prochain avenir. Il souriait divinement, lorsque les nouveaux venus, les violents qui l'avaient dépassé, le raillaient, le traitaient en bon vieillard. Lui-même ne comprenait rien aux sectes nouvelles, s'indignait de leur manque d'humanité, superbe et têtu dans son idée de régénérer le monde par la conception simpliste des hommes naturellement bons, tous libres et tous frères.

Et, ce soir-là, en dînant, se sentant avec des amis tendres, il fut très gai, il montra l'ingénuité de son âme, par l'absolue certitude où il était de voir son idéal se réaliser prochainement, malgré tout. Puis, comme il était un conteur exquis, lorsqu'il voulait bien causer, il eut des histoires charmantes sur ses diverses prisons. Il les connaissait toutes, et Sainte-Pélagie, et le Mont-Saint-Michel, et Belle-Ile-en-Mer, et Clairvaux, et les cachots transitoires, et les pontons empoisonnés, riant encore à certains souvenirs, disant le refuge qu'il avait partout trouvé dans sa libre conscience. Et les trois hommes qui l'écoutaient, étaient charmés, malgré l'angoisse qui leur serrait le cœur, à la pensée que cet éternel prisonnier, cet éternel banni, devait se lever de nouveau et reprendre son bâton, pour le départ.

Au dessert seulement, Pierre parla. Il dit de quelle façon le ministre l'avait fait appeler et les quarante-huit heures qu'il donnait à Barthès pour gagner la frontière, s'il ne voulait pas être arrêté. Le vieil homme, à la longue toison blanche, au nez en bec d'aigle, aux yeux toujours brûlants de jeunesse, se leva gravement, voulut partir tout de suite.

– Comment, mon enfant, vous savez cela depuis hier, et vous m'avez gardé, vous m'avez fait courir le risque de vous compromettre davantage, en restant dans votre maison!.. Il faut m'excuser, je ne pensais pas au tracas que je vous donne, je croyais que tout allait s'arranger si bien!.. Et merci, merci à Guillaume, merci à vous, des quelques jours si calmes que vous avez donnés au vieux vagabond, au vieux fou que je suis!

On le supplia de rester jusqu'au lendemain matin, il n'écouta rien. Un train partait pour Bruxelles, vers minuit, et il avait tout le temps de le prendre. Même il refusa formellement que Morin se donnât la peine de l'accompagner. Morin n'était pas riche, avait ses occupations. Pourquoi donc lui aurait-il pris son temps, lorsqu'il était si simple qu'il partît seul? Il retournait à l'exil, comme à une misère, à une douleur depuis longtemps connue, en Juif errant de la liberté, que son martyre légendaire pousse éternellement par le vaste monde.

A dix heures, dans la petite rue endormie, lorsqu'il prit congé de ses hôtes, des larmes noyèrent ses yeux.

– Ah! je ne suis plus jeune, c'est fini cette fois, je ne reviendrai pas, mes os vont dormir là-bas, dans quelque coin.

Mais, après avoir embrassé tendrement Guillaume et Pierre, il eut un redressement de toute son indomptable et fière personne, il jeta un suprême cri d'espoir.

– Bah! qui sait? le triomphe est pour demain peut-être, l'avenir est à qui le fait et l'attend!

Et il avait disparu, que, longtemps encore, on entendit le bruit sonore et ferme de ses pas se perdre au loin, dans la nuit claire.

LIVRE QUATRIÈME

I

Par ce doux matin des derniers jours de mars, lorsque Pierre quitta la petite maison de Neuilly, avec son frère Guillaume, pour l'accompagner à Montmartre, il eut un grand serrement de cœur, en songeant qu'il y rentrerait seul, et qu'il y retomberait dans son désastre et dans son néant. Il n'avait point dormi, il était éperdu d'amertume, cachant sa peine, s'efforçant de sourire.

En voyant le ciel si clair et si tendre, les deux frères avaient résolu d'aller à pied, une longue promenade par les boulevards extérieurs. Neuf heures sonnaient. Ce fut charmant, cette conduite ainsi faite au grand frère, qui s'égayait à la pensée de la bonne surprise qu'il réservait aux siens, comme au retour d'un voyage. Il ne les avait point avertis, il s'était contenté, depuis sa disparition, de leur écrire de temps à autre, pour leur donner de ses nouvelles. Et ses trois fils n'étaient pas venus le voir, par prudence, respectant son désir; et la jeune fille qu'il devait épouser, avait elle-même attendu sagement, tranquille et discrète.

En haut, quand ils eurent gravi les pentes ensoleillées de Montmartre, Guillaume, qui avait une clef, entra simplement et doucement. Sur la place du Tertre, si provinciale, si calme, la petite maison semblait dormir, dans une paix profonde. Et Pierre la retrouvait telle qu'il l'avait vue, lors de sa première, de son unique visite, silencieuse, souriante, baignée d'une infinie tendresse. C'était d'abord l'étroit couloir qui traversait le rez-de-chaussée, pour s'ouvrir sur l'immense horizon de Paris. Puis, c'était le jardin réduit à deux pruniers et à un bouquet de lilas, égayés de feuilles maintenant; et il y aperçut, cette fois, trois bicyclettes appuyées contre les pruniers. Enfin, c'était le vaste atelier de travail, si joyeux et si recueilli, où vivait toute la famille, et dont le large vitrail dominait l'océan des toitures.

 

Guillaume était arrivé jusqu'à l'atelier sans rencontrer personne. Très amusé, il mit un doigt sur ses lèvres.

– Attention! mon petit Pierre. Tu vas voir.

Et, la porte ouverte sans bruit, ils restèrent un instant sur le seuil.

Seuls, les trois fils étaient là. Thomas, près de sa forge, manœuvrant une machine à percer, criblait de trous une petite plaque de cuivre. Dans l'autre coin, devant le vitrage, François et Antoine étaient assis aux deux côtés de leur grande table, l'un enfoncé dans un livre, tandis que l'autre, le burin en main, terminait un bois. Toute une nappe joyeuse de soleil entrait, se jouait parmi l'extraordinaire pêle-mêle de la salle, où s'entassaient tant de besognes, tant d'outils divers, au milieu desquels la table à ouvrage des deux femmes était fleurie d'une grosse touffe de giroflées. Et, dans l'attention absorbée des trois jeunes gens, dans la religieuse paix, on n'entendait que le sifflement léger de la machine, à chaque trou que l'aîné perçait.

Mais, bien que Guillaume, sur le seuil, n'eût pas bougé, il y eut un frisson, un brusque éveil. Les trois fils devinèrent, levèrent la tête en même temps. Et ils eurent le même cri, un élan commun et unique les souleva, les jeta à son cou.

– Le père!

Lui, heureux, les embrassa, d'une solide étreinte. Ce fut tout, il n'y eut ni attendrissement prolongé, ni paroles inutiles. Il semblait être sorti de la veille, revenir après une course qui l'aurait attardé. Il les regardait, avec son sourire, tandis qu'eux trois, les regards dans les siens, souriaient aussi; et cela disait toute l'affection, le don total, à jamais.

– Entre donc, Pierre. Serre-moi la main de ces gaillards.

Le prêtre, gêné, pris d'un singulier malaise, était resté près de la porte. Ses trois neveux lui donnèrent de vigoureuses poignées de main. Puis, ne sachant que faire, se trouvant dépaysé, il finit par s'asseoir à l'écart, devant le vitrage.

– Eh bien! mes petits, et Mère-Grand, et Marie?

La grand'mère venait de monter à sa chambre. Quant à la jeune fille, elle avait eu l'idée d'aller elle-même au marché. C'était une de ses joies, elle prétendait qu'elle seule savait acheter des œufs frais et du beurre qui sentait la noisette. Puis, elle rapportait parfois une gourmandise ou des fleurs, ravie de se montrer si bonne ménagère.

– Alors, tout va bien? reprit Guillaume. Vous êtes contents, le travail marche?

Et il questionna chacun d'un mot, en homme qui rentre tout de suite dans ses habitudes quotidiennes. Thomas, dont la rude et bonne figure s'épanouissait, résuma en deux phrases ses recherches nouvelles pour le petit moteur, certain maintenant, disait-il, d'avoir trouvé. François, enfoncé toujours dans la préparation de son examen, plaisanta, parla de l'énorme matière qu'il avait encore à emménager dans son cerveau. Antoine montra le bois qu'il terminait, sa petite amie Lise, la sœur du sculpteur Jahan, lisant au soleil dans un jardin, toute une floraison de la créature attardée, qu'il avait éveillée à l'intelligence par la tendresse. Et, tout en causant, les trois frères avaient repris leurs places, s'étaient remis au travail, naturellement, par la forte discipline qui avait fait du travail leur vie même.

Guillaume, plein d'aise, donnait un coup d'œil à la besogne de chacun.

– Ah! mes petits, ce que j'ai préparé, ce que j'ai mis au point, moi aussi, pendant que j'étais sur le dos! J'ai même pris pas mal de notes… Nous sommes venus à pied; mais une voiture va m'apporter tout ça, avec les vêtements et le linge que Mère-Grand m'a envoyés… Et quelle joie de retrouver tout ici, de reprendre avec vous la tâche commencée! Ah! je vais en abattre!

Déjà, il était dans son coin, à lui. Entre la forge et le vitrage, il avait toute une large place réservée, son fourneau de chimiste, des vitrines et des planches chargées d'appareils, une longue table dont l'un des bouts lui servait de bureau. Et, déjà, il reprenait possession de cet univers, ses regards s'étaient promenés, heureux de revoir tout en ordre, ses mains furetaient, touchaient les objets, avec la hâte de se remettre, ainsi que ses trois fils, à la besogne.

Mais, en haut du petit escalier qui conduisait aux chambres, Mère-Grand venait de paraître, calme et grave, très droite, dans son éternelle robe noire.

– C'est vous, Guillaume. Voulez-vous monter un instant?

Il monta, il comprit qu'elle désirait le renseigner, le rassurer, en lui disant tout de suite ce qu'elle avait à lui dire sans témoins. C'était le secret redoutable entre eux, l'unique chose que ses fils ne savaient pas, la grande chose qui l'avait torturé d'angoisse, après l'attentat, lorsqu'il l'avait crue en péril d'être sue et divulguée. En haut, dans sa chambre, elle lui rendit des comptes, lui montra, près de son lit, intacte la cachette où étaient les cartouches de la poudre nouvelle et les plans du formidable engin destructeur. Il les y retrouvait tels qu'il les y avait laissés, il eût fallu pour les y toucher qu'on la tuât ou que la maison sautât avec elle. Très simplement, de son air de tranquille héroïsme, elle le remit en possession du terrible dépôt, en lui rendant la clef qu'il lui avait envoyée par Pierre, le lendemain de sa blessure.

– Vous n'étiez pas inquiet, je pense?

Il lui serra les deux mains, avec tendresse et respect.

– Inquiet seulement que la police ne vînt et ne vous brutalisât… Vous êtes la gardienne, ce serait vous qui achèveriez mon œuvre, si je disparaissais.

Pendant ce temps, en bas, Pierre, toujours assis près du vitrage, sentait sa gêne croître. Certes, il n'y avait, dans la maison, qu'une sympathie affectueuse à son égard. Pourquoi donc lui semblait-il que les choses et les êtres eux-mêmes lui restaient hostiles, malgré leur bon vouloir de fraternité? Et il se demandait ce qu'il allait devenir là, parmi ces travailleurs, tous soutenus par une foi, lui qui ne croyait plus à rien, qui ne faisait rien. La vue des trois frères, si ardents, si gais à la besogne, finissait par l'emplir d'une sorte d'irritation mauvaise. Mais l'arrivée de Marie l'acheva.

Elle entra sans le voir, et si joyeuse, et si débordante de vie, avec son panier de provisions au bras. On eût dit que la printanière matinée de soleil entrait avec elle, dans l'éclat de sa jeunesse, la taille souple, la poitrine large. Toute sa face rose, son nez fin, son grand front d'intelligence, son épaisse bouche de bonté, rayonnaient sous les lourds bandeaux de ses cheveux noirs. Et ses yeux bruns riaient, d'une continuelle allégresse de santé et de force.

– Ah! vous savez, vous trois, cria-t-elle, j'en ai acheté, des choses!.. Venez voir ça, je n'ai pas voulu déballer mon panier à la cuisine.

Il fallut absolument qu'ils vinssent se grouper autour du panier, qu'elle avait posé sur une table.

– D'abord, du beurre. Sentez un peu si celui-là sent la noisette! On le fait pour moi… Et puis, des œufs. Ils sont pondus d'hier, j'en réponds. Même en voici un qui est du jour… Et puis, des côtelettes. Hein? étonnantes, mes côtelettes! Le boucher les soigne, quand c'est moi… Et puis, un fromage à la crème, mais à la vraie crème, une merveille!.. Et puis, ça, c'est la surprise, la gourmandise, des radis, de jolis petits radis roses. Des radis en mars, quel luxe!

Elle triomphait en bonne ménagère qui savait le prix des choses et qui avait suivi, au lycée Fénelon, tout un cours de cuisine et de ménage. Les trois frères, qui s'égayaient avec elle, durent la complimenter.

Mais, tout d'un coup, elle aperçut Pierre.

– Comment, monsieur l'abbé, vous êtes là? Je vous demande pardon, je ne vous avais point vu… Et Guillaume, il va bien? Vous nous apportez de ses nouvelles.

– Mais père est revenu, dit Thomas. Il est là-haut, avec Mère-Grand.

Saisie, elle replaça toutes les provisions dans le panier.

– Guillaume est revenu! Guillaume est revenu!.. Et vous ne me le dites pas! et vous me laissez tout déballer!.. Ah bien! je suis gentille, moi, à vous vanter mon beurre et mes œufs, lorsque Guillaume est revenu!

Justement, celui-ci descendait de la chambre, avec la grand'mère; et elle courut gaiement, lui tendit les deux joues, pour qu'il y posât deux gros baisers; puis, elle lui mit les mains sur les épaules, le regarda longuement, en lui disant d'une voix un peu tremblante:

– Je suis contente, très contente de vous revoir, Guillaume… Maintenant, je puis le dire, j'ai cru vous perdre, j'ai été très inquiète et très malheureuse.

Et, bien qu'elle continuât de rire, deux larmes parurent dans ses yeux, pendant que lui, très ému aussi, murmurait, en l'embrassant de nouveau:

– Chère Marie… Combien je suis heureux! Je vous retrouve, et si belle, si tendre toujours!

Pierre, qui les regardait, les trouva froids. Il s'était sans doute attendu à plus de larmes, à une étreinte plus passionnée, entre deux fiancés qu'un accident avait séparés si longtemps, à la veille de leur mariage. La disproportion des âges aussi le blessa, bien que son frère lui parût solide et très jeune encore. Ce devait être cette jeune fille qui, décidément, ne lui plaisait guère. Elle était trop bien portante, trop calme. Depuis qu'elle se trouvait là, il sentait augmenter son malaise, son envie de s'en aller et de ne point revenir. Cette sensation de différer d'elle, d'être chez son frère un étranger, devenait en lui une véritable souffrance.

Il se leva, voulut partir, en prétextant une course dans Paris.

– Comment! tu ne restes pas à déjeuner avec nous? s'écria Guillaume, stupéfait. Mais c'était convenu, tu ne vas pas me faire ce chagrin… Maintenant, petit frère, cette maison est la tienne.

Et, tous se récriant, le suppliant, avec une affection véritable, il fut bien forcé de rester et de reprendre sa chaise, où il retomba dans sa gêne silencieuse, regardant, écoutant cette famille qui était la sienne et qu'il sentait si loin de lui.

Onze heures sonnaient à peine. Le travail continua, coupé de gaies causeries, lorsque l'une des deux bonnes fut venue chercher le panier de provisions. Marie lui recommanda de l'appeler pour les œufs à la coque, car elle se piquait d'avoir une recette merveilleuse, une façon de les cuire à point, qui gardait le blanc en un lait crémeux. Et ce fut là l'occasion de quelques plaisanteries de François, qui la taquinait parfois sur toutes les belles choses qu'elle avait apprises au lycée Fénelon, où son père l'avait mise à douze ans, après la mort de sa mère. Mais elle répondait vaillamment, riait à son tour des heures que lui-même perdait à l'Ecole Normale, à propos de chinoiseries pédagogiques.

– Ah! les grands enfants! dit-elle, sans lâcher son travail de broderie, c'est drôle, vous êtes pourtant tous les trois très intelligents, très larges d'esprit, et ça vous offusque un peu, au fond, avouez-le, qu'une fille comme moi ait fait, comme vous autres garçons, ses études dans un lycée? Querelle de sexes, question de rivalité et de concurrence, n'est-ce pas?

Ils protestèrent, jurèrent qu'ils étaient pour la plus large instruction donnée aux filles. Elle le savait bien, et s'amusait à leur rendre leurs taquineries.

– Non, non, sur cette affaire-là, vous êtes très en retard, mes enfants… Je n'ignore pas ce que, dans la bourgeoisie bien pensante, on reproche aux lycées de filles. D'abord, l'instruction y est absolument laïque, ce qui inquiète les familles qui croient, pour les filles, à la nécessité de l'instruction religieuse, comme défense morale. Ensuite, l'instruction s'y démocratise, les élèves y viennent de tous les mondes, la demoiselle de la dame du premier et celle de la concierge s'y rencontrent, y fraternisent, grâce aux bourses qu'on distribue très largement. Enfin, on s'y affranchit du foyer, une place de plus en plus grande y est laissée à l'initiative, et tous ces programmes très chargés, toute cette science qu'on exige aux examens est certainement une émancipation de la jeune fille, une marche à la femme future, à la société future, que vous appelez cependant de tous vos vœux, n'est-ce pas? les enfants.

– Mais sans doute! cria François, mais nous sommes d'accord là-dessus!

Elle eut un joli geste et reprit tranquillement:

 

– Je plaisante… Vous savez que je suis une simple, moi, et que je n'en demande pas tant que vous. Ah! les revendications, les droits de la femme! C'est bien clair, elle les a tous, elle est l'égale de l'homme, autant que la nature y consent. Et l'unique affaire, la difficulté éternelle est de s'entendre et de s'aimer… Ça ne m'empêche pas d'être très contente de savoir ce que je sais, oh! sans pédanterie aucune, seulement parce que je m'imagine que cela m'a fait bien portante, d'aplomb dans la vie, au moral comme au physique.

Quand on éveillait ainsi ses souvenirs du lycée Fénelon, elle s'y plaisait, les évoquait avec une flamme, où se retrouvaient son ardeur à l'étude, sa turbulence aux récréations, des parties folles avec ses compagnes, les cheveux au vent. Sur les cinq lycées de filles ouverts à Paris, c'était le seul qui fût très fréquenté; et encore n'y avait-il guère là, affrontant les préjugés et les préventions, que des filles de fonctionnaires, surtout des filles de professeurs, se destinant elles-mêmes au professorat. Celles-ci, en quittant le lycée, devaient ensuite aller conquérir leur diplôme définitif à l'Ecole normale de Sèvres. Elle, malgré des études très brillantes, ne s'était senti aucun goût pour ce métier d'institutrice; et, plus tard, à la mort de son père, ruiné, endetté, lorsqu'elle avait pu craindre un instant de se trouver sans ressources sur le pavé de Paris, c'était Guillaume, en la prenant chez lui, qui n'avait pas voulu la laisser courir le cachet. Elle brodait avec un art merveilleux, elle s'obstinait à gagner quelque argent, pour n'en recevoir de personne.

Souriant, Guillaume avait écouté, sans intervenir. Il s'était mis à l'aimer, séduit surtout par sa franchise, sa droiture, ce bel équilibre qui faisait son charme honnête et fort. Elle savait tout. Mais si elle n'avait plus la poésie de la jeune fille ignorante et bêlante, elle y gagnait une réelle probité de cœur et d'esprit, une parfaite innocence au grand jour, sans réserve d'hypocrisie, sans perversité cachée, aiguillonnée par le mystère. Et, dans sa belle santé calme, elle avait gardé une telle pureté d'enfance, que, malgré ses vingt-six ans sonnés, tout le sang de ses veines montait encore parfois à ses joues, en ces ardentes rougeurs dont elle était si désespérée.

– Chère Marie, dit Guillaume, vous voyez bien que les enfants s'amusent, et c'est vous qui avez raison… Vos œufs à la coque sont les meilleurs du monde.

Il avait dit cela avec une affection si tendre, que la jeune fille, sans autre raison, devint pourpre. Elle le sentit, rougit davantage. Et, comme les trois garçons la regardaient malicieusement, elle se fâcha contre elle-même. Puis, se tournant vers Pierre:

– Hein? monsieur l'abbé, est-ce ridicule, une vieille fille, rougir ainsi? Ne dirait-on pas que j'ai commis un crime?.. Et, vous savez, c'est pour arriver à me faire rougir, qu'ils me taquinent, ces enfants!.. J'ai beau ne pas vouloir, je ne sais d'où ça monte, c'est plus fort que moi.

Mère-Grand, levant les yeux de la chemise qu'elle raccommodait, sans lunettes, dit simplement:

– Va, ma chère, c'est très bien, c'est ton cœur qui monte à tes joues, pour qu'on le voie.

L'heure du déjeuner approchait. On décida qu'on mettrait la table dans l'atelier, ce qui arrivait parfois, lorsqu'on avait un convive. Et ce fut vraiment exquis, dans le clair soleil, cette table dressée avec son linge blanc, ce déjeuner si simple et si fraternel. Les œufs que la jeune fille avait rapportés elle-même de la cuisine, sous une serviette, furent trouvés admirables. On fit également un succès aux radis et au beurre. Puis, après les côtelettes, il n'y eut pour dessert que le fromage à la crème, mais un fromage comme personne n'en avait jamais mangé. Et Paris était là, qui s'étendait sans bornes, d'un bout à l'autre de l'horizon, dans son grondement formidable.

Pierre avait fait effort pour s'égayer. Mais il était bientôt retombé dans son silence. Guillaume, qui venait de voir les trois bicyclettes dehors, questionnait Marie, voulait savoir jusqu'où elle était allée, le matin. François et Antoine l'avaient accompagnée, du côté d'Orgemont. L'ennui, c'était qu'il fallait ensuite remonter les bicyclettes sur la butte. Elle en riait, disait que ça la faisait bien dormir, sans vilains rêves. La bicyclette, pour elle, avait toutes sortes de vertus; et, comme le prêtre la regardait, plein d'effarement, elle promit de lui expliquer un jour ses idées là-dessus. Le pis fut que, dès lors, la bicyclette occupa toute la fin du déjeuner. Thomas s'étendit sur les derniers perfectionnements apportés aux machines qu'on fabriquait à l'usine Grandidier. Lui-même cherchait le fameux appareil tant désiré, qui permettrait, en marche, de changer la multiplication, d'une façon simple et pratique. Et, ensuite, les trois jeunes gens et la jeune fille ne parlèrent plus que des promenades faites, que des promenades à faire, débordants d'exubérance, de toute une joie d'écoliers échappés, avides de plein air.

Mère-Grand, qui présidait les repas avec une sérénité de reine mère, s'était penchée à l'oreille de Guillaume, assis près d'elle. Et Pierre comprit qu'elle lui parlait de son mariage, dont la date fixée à la fin d'avril, allait forcément être reculée. Ce mariage, si raisonnable, qui semblait devoir assurer le bonheur de toute la maison, était un peu son œuvre, ainsi que celle des trois fils; car jamais le père n'aurait cédé à son cœur, si la femme qu'il installait dans la famille, ne s'y était pas trouvée déjà, acceptée, aimée. Et, maintenant, la dernière semaine de juin, pour toutes sortes de raisons, paraissait être une bonne date.

Marie entendit, se tourna gaiement.

– N'est-ce pas, ma chère, demanda Mère-Grand, la fin de juin, c'est très bien?

Pierre s'attendait à voir une rougeur intense envahir les joues de la jeune fille. Mais elle resta très calme, elle avait pour Guillaume une affection profonde, une reconnaissance d'une infinie tendresse, certaine d'ailleurs qu'en l'épousant elle faisait un acte très sage et très bon, pour elle et pour les autres.

– Parfaitement, la fin de juin, répéta-t-elle, c'est très bien.

Les fils, qui avaient compris, se contentèrent de hocher la tête, pour donner, eux aussi, leur assentiment.

Quand on se fut levé de table, Pierre voulut absolument partir. Pourquoi donc souffrait-il ainsi, et de ce déjeuner si cordial dans sa bonhomie, et de cette famille si heureuse d'avoir enfin le père parmi elle, et surtout de cette jeune fille si paisible, si riante à la vie? Elle l'irritait, son malaise était devenu intolérable. De nouveau, il prétexta des courses sans nombre. Puis, il serra les mains des trois garçons qui se tendaient vers lui, serra même celles de Mère-Grand et de Marie, toutes deux amicales, un peu surprises de sa hâte à les quitter. Et Guillaume, après avoir vainement essayé de le retenir, soucieux et attristé, l'accompagna, l'arrêta au milieu du petit jardin, pour le forcer à une explication.

– Voyons, qu'as-tu? pourquoi te sauves-tu?

– Mais je n'ai rien, je t'assure. J'ai quelques affaires pressées, voilà tout.

– Non, laisse ce prétexte, je t'en prie… Personne ici, je pense, ne t'a déplu, ne t'a blessé. Ils t'aimeront tous bientôt, comme je t'aime.

– Je n'en doute pas, je ne me plains de personne… Je n'aurais qu'à me plaindre de moi-même.

Guillaume, dont la douloureuse émotion grandissait, eut un geste désolé.

– Ah! frère, petit frère, que tu me fais de la peine! car, je le vois bien, tu me caches quelque chose. Songe donc que, maintenant, notre fraternité s'est renouée, que nous nous adorons comme autrefois, lorsque j'allais te faire jouer dans ton berceau. Et je te connais, je sais ton désastre et ta torture, puisque tu t'es confessé à moi. Et je ne veux pas que tu souffres, moi! je veux te guérir!