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Le Ventre de Paris

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Ils trouvèrent un autre lieu de délices, dans le pavillon de la vente en gros des beurres, des oeufs et des fromages. Il s'entasse là, chaque matin, des murs énormes de paniers vides. Tous deux se glissaient, trouaient ce mur, se creusaient une cachette. Puis, quand ils avaient pratiqué une chambre dans le tas, ils ramenaient un panier, ils s'enfermaient. Alors, ils étaient chez eux, ils avaient une maison. Ils s'embrassaient impunément. Ce qui les faisait se moquer du monde, c'était que de minces cloisons d'osier les séparaient seules de la foule des Halles, dont ils entendaient autour d'eux la voix haute. Souvent, ils pouffaient de rire, lorsque des gens s'arrêtaient à deux pas, sans les soupçonner là; ils ouvraient des meurtrières, hasardaient un oeil; Cadine, à l'époque des cerises, lançait des noyaux dans le nez de toutes les vieilles femmes qui passaient, ce qui les amusait d'autant plus, que les vieilles, effarées, ne devinaient jamais d'où partait cette grêle de noyaux. Ils rôdaient aussi au fond des caves, en connaissaient les trous d'ombre, savaient traverser les grilles les mieux fermées. Une de leurs grandes parties était de pénétrer sur la voie du chemin de fer souterrain, établi dans le sous-sol, et que des lignes projetées devaient relier aux différentes gares; des tronçons de cette voie passent sous les rues couvertes, séparant les caves de chaque pavillon; même, à tous les carrefours, des plaques tournantes sont posées, prêtes à fonctionner. Cadine et Marjolin avaient fini par découvrir, dans la barrière de madriers qui défend la voie, une pièce de bois moins solide qu'ils avaient rendue mobile; si bien qu'ils entraient là, tout à l'aise. Ils y étaient séparés du monde, avec le continu piétinement de Paris, en haut, sur le carreau. La voie étendait ses avenues, ses galeries désertes, tachées de jour, sous les regards à grilles de fonte; dans les bouts noirs, des gaz brûlaient. Ils se promenaient comme au fond d'un château à eux, certains que personne ne les dérangerait, heureux de ce silence bourdonnant, de ces lueurs louches, de cette discrétion de souterrain, où leurs amours d'enfants gouailleurs avaient des frissons de mélodrame. Des caves voisines, à travers les madriers, toutes sortes d'odeurs leur arrivaient: la fadeur des légumes, l'âpreté de la marée, la rudesse pestilentielle des fromages, la chaleur vivante des volailles. C'étaient de continuels souffles nourrissants qu'ils aspiraient entre leurs baisers, dans l'alcôve d'ombre où ils s'oubliaient, couchés en travers sur les rails. Puis, d'autres fois, par les belles nuits, par les aubes claires, ils grimpaient sur les toits, ils montaient l'escalier roide des tourelles, placées aux angles des pavillons. En haut, s'élargissaient des champs de zinc, des promenades, des places, toute une campagne accidentée dont ils étaient les maîtres. Ils faisaient le tour des toitures carrées des pavillons, suivaient les toitures allongées des rues couvertes, gravissaient et descendaient les pentes, se perdaient dans des voyages sans fin. Lorsqu'ils se trouvaient las des terres basses, ils allaient encore plus haut, ils se risquaient le long des échelles de fer, où les jupes de Cadine flottaient comme des drapeaux. Alors, ils couraient le second étage de toits, en plein ciel. Au dessus d'eux, il n'y avait plus que les étoiles. Des rameurs s'élevaient du fond des Halles sonores, des bruits roulants, une tempête au loin, entendue la nuit. À cette hauteur, le vent matinal balayait les odeurs gâtées, les mauvaises haleines du réveil des marchés. Dans le jour levant, au bord des gouttières, ils se becquetaient, ainsi que font des oiseaux, polissonnant sous les tuiles. Ils étaient tout roses, aux premières rougeurs du soleil. Cadine riait d'être en l'air, la gorge moirée, pareille à celle d'une colombe; Marjolin se penchait pour voir les rues encore pleines de ténèbres, les mains serrées au zinc, comme des pattes de ramier. Quand ils redescendaient, avec la joie du grand air, souriant en amoureux qui sortent chiffonnés d'une pièce de blé, ils disaient qu'ils revenaient de la campagne.

Ce fut à la triperie qu'ils firent connaissance de Claude Lantier. Ils y allaient chaque jour, avec le goût du sang, avec la cruauté de galopins s'amusant à voir des têtes coupées. Autour du pavillon, les ruisseaux coulent rouges; ils y trempaient le bout du pied, y poussaient des tas de feuilles qui les barraient, étalant des mares sanglantes. L'arrivage des abats dans des carrioles qui puent et qu'on lave à grande eau les intéressait. Ils regardaient déballer les paquets de pieds de moutons qu'on empile à terre comme des pavés sales, les grandes langues roidies montrant les déchirements saignants de la gorge, les coeurs de boeuf solides et décrochés comme des cloches muettes. Mais ce qui leur donnait surtout un frisson à fleur de peau, c'étaient les grands paniers qui suent le sang, pleins de têtes de moutons, les cornes grasses, le museau noir, laissant pendre encore aux chairs vives des lambeaux de peau laineuse; ils rêvaient à quelque guillotine jetant dans ces paniers les têtes de troupeaux interminables. Ils les suivaient jusqu'au fond de la cave, le long des rails posés sur les marches de l'escalier, écoutant le cri des roulettes de ces wagons d'osier, qui avaient un sifflement de scie. En bas, c'était une horreur exquise. Ils entraient dans une odeur de charnier, ils marchaient au milieu de flaques sombres, où semblaient s'allumer par instants des yeux de pourpre; leurs semelles se collaient, ils clapotaient, inquiets, ravis de cette boue horrible. Les becs de gaz avaient une flamme courte, une paupière sanguinolente qui battait. Autour des fontaines, sous le jour pâle des soupiraux, ils s'approchaient des étaux. Là, ils jouissaient, à voir les tripiers, le tablier roidi par les éclaboussures, casser une à une les têtes de mouton, d'un coup de maillet. Et ils restaient pendant des heures à attendre que les paniers fussent vides, retenus par le craquement des os, voulant voir jusqu'à la fin arracher les langues et dégager les cervelles des éclats des crânes. Parfois, un cantonnier passait derrière eux, lavant la cave à la lance; des nappes ruisselaient avec un bruit d'écluse, le jet rude de la lance écorchait les dalles, sans pouvoir emporter la rouille ni la puanteur du sang.

Vers le soir, entre quatre et cinq heures, Cadine et Marjolin étaient sûrs de rencontrer Claude à la vente en gros des mous de boeuf. Il était là, au milieu des voitures des tripiers acculées aux trottoirs, dans la foule des hommes en bourgerons bleus et en tabliers blancs, bousculé, les oreilles cassées par les offres faites à voix haute; mais il ne sentait pas même les coups de coude, il demeurait eu extase, en face des grands mous pendus aux crocs de la criée. Il expliqua souvent à Cadine et à Marjolin que rien n'était plus beau. Les mous étaient d'un rose tendre, s'accentuant peu à peu, bordé, en bas, de carmin vif; et il les disait en satin moiré, ne trouvant pas de mot pour peindre cette douceur soyeuse, ces longues allées fraîches, ces chairs légères qui retombaient à larges plis, comme des jupes accrochées de danseuses. Il parlait de gaze, de dentelle laissant voir la hanche d'une jolie femme. Quand un coup de soleil, tombant sur les grands mous, leur mettait une ceinture d'or, Claude, l'oeil pâmé, était plus heureux que s'il eût vu défiler les nudités des déesses grecques et les robes de brocart des châtelaines romantiques.

Le peintre devint le grand ami des deux gamins. Il avait l'amour des belles brutes. Il rêva longtemps un tableau colossal, Cadine et Marjolin s'aimant au milieu des Halles centrales, dans les légumes, dans la marée, dans la viande. Il les aurait assis sur leur lit de nourriture, les bras à la taille, échangeant le baiser idyllique. Et il voyait là un manifeste artistique, le positivisme de l'art, l'art moderne tout expérimental et tout matérialiste; il y voyait encore une satire de la peinture à idées, un soufflet donné aux vieilles écoles. Mais pendant près de deux ans, il recommença les esquisses, sans pouvoir trouver la note juste. Il creva une quinzaine de toiles. Il s'en garda une grande rancune, continuant à vivre avec ses deux modèles, par une sorte d'amour sans espoir pour son tableau manqué. Souvent l'après-midi, quand il les rencontrait rôdant, il battait le quartier des Halles, flânant, les mains an fond des poches, intéressé profondément par la vie des rues.

Tous trois s'en allaient, traînant les talons sur les trottoirs, tenant la largeur, forçant les gens à descendre. Ils humaient les odeurs de Paris, le nez en l'air. Ils auraient reconnu chaque coin, les yeux fermés, rien qu'aux haleines liquoreuses sortant des marchands de vin, aux souffles chauds des boulangeries et des pâtisseries, aux étalages fades des fruitières. C'étaient de grandes tournées. Ils se plaisaient à traverser la rotonde de la Halle au blé, l'énorme et lourde cage de pierre, au milieu des empilements de sacs blancs de farine, écoutant le bruit de leurs pas dans le silence de la voûte sonore. Ils aimaient les bouts de rue voisins, devenus déserts, noirs et tristes comme un coin de ville abandonné, la rue Babille, la rue Sauval, la rue des Deux-Écus, la rue de Viarmes, blême du voisinage des meuniers, et où grouille à quatre heures la bourse aux grains. D'ordinaire, ils partaient de là. Lentement, ils suivaient la rue Vauvilliers, s'arrêtant aux carreaux des gargotes louches, se montrant du coin de l'oeil, avec des rires, le gros numéro jaune d'une maison aux persiennes fermées. Dans l'étranglement de la rue des Prouvaires, Claude clignait les yeux, regardait, en face, au bout de la rue couverte, encadré sous ce vaisseau immense de gare moderne, un portail latéral de Saint-Eustache, avec sa rosace et ses deux étages de fenêtres à plein cintre; il disait, par manière de défi, que tout le moyen âge et toute la renaissance tiendraient sous les Halles centrales. Puis, en longeant les larges rues neuves, la rue du Pont-Neuf et la rue des Halles, il expliquait aux deux gamins la vie nouvelle, les trottoirs superbes, les hautes maisons, le luxe des magasins; il annonçait un art original qu'il sentait venir, disait-il, et qu'il se rongeait les poings de ne pouvoir révéler. Mais Cadine et Marjolin préféraient la paix provinciale de la rue des Bourdonnais, où l'on peut jouer aux billes, sans craindre d'être écrasé; la petite faisait la belle, en passant devant les bonneteries et les ganteries en gros, tandis que, sur chaque porte, des commis en cheveux, la plume à l'oreille, la suivaient du regard, d'un air ennuyé. Ils préféraient encore les tronçons du vieux Paris restés debout, les rues de la Poterie et de la Lingerie, avec leurs maisons ventrues, leurs boutiques de beurre, d'oeufs et de fromages; les rues de la Ferronnerie et de l'Aiguillerie, les belles rues d'autrefois, aux étroits magasins obscurs; surtout la rue Courtalon, une ruelle noire, sordide, qui va de la place Sainte-Opportune à la rue Saint-Denis, trouée d'allées puantes, au fond desquelles ils avaient polissonné, étant plus jeunes. Rue Saint-Denis, ils entraient dans la gourmandise; ils souriaient aux pommes tapées, au bois de réglisse, aux pruneaux, au sucre candi des épiciers et des droguistes. Leurs flâneries aboutissaient chaque fois à des idées de bonnes choses, à des envies de manger les étalages des yeux. Le quartier était pour eux une grande table toujours servie, un dessert éternel, dans lequel ils auraient bien voulu allonger les doigts. Ils visitaient à peine un instant l'autre pâté de masures branlantes, les rues Pirouette, de Mondétour, de la Petite-Truanderie, de la Grande-Truanderie, intéressés médiocrement par les dépôts d'escargots, les marchands d'herbes cuites, les bouges des tripiers et des liquoristes; il y avait cependant, rue de la Grande-Truanderie, une fabrique de savon, très-douce au milieu des puanteurs voisines, qui arrêtait Marjolin, attendant que quelqu'un entrât ou sortît, pour recevoir au visage l'haleine de la porte. Et ils revenaient vite rue Pierre-Lescot et rue Rambuteau. Cadine adorait les salaisons, elle restait en admiration devant les paquets de harengs saurs, les barils d'anchois et de câpres, les tonneaux de cornichons et d'olives, où des cuillers de bois trempaient; l'odeur du vinaigre la grattait délicieusement à la gorge; l'âpreté des morues roulées, des saumons fumés, des lards et des jambons, la pointe aigrelette des corbeilles de citrons, lui mettaient au bord des lèvres un petit bout de langue, humide d'appétit; et elle aimait aussi à voir les tas de boîtes de sardines, qui font, au milieu des sacs et des caisses, des colonnes ouvragées de métal. Rue Montorgueil, rue Montmartre, il y avait encore de bien belles épiceries, des restaurants dont les soupiraux sentaient bon, des étalages de volailles et de gibier très-réjouissants, des marchands de conserves, à la porte desquels des barriques défoncées débordaient d'une choucroute jaune, déchiquetée comme de la vieille guipure. Mais, rue Coquillière, ils s'oubliaient dans l'odeur des truffes. Là, se trouve un grand magasin de comestibles qui souffle jusque sur le trottoir un tel parfum, que Cadine et Marjolin fermaient les yeux, s'imaginant avaler des choses exquises. Claude était troublé; il disait que cela le creusait; il allait revoir la Halle au blé, par la rue Oblin, étudiant les marchandes de salades, sous les portes, et les faïences communes, étalées sur les trottoirs, laissant « les deux brutes » achever leur flânerie dans ce fumet de truffes, le fumet le plus aigu du quartier.

 

C'étaient là les grandes tournées. Cadine, lorsqu'elle promenait toute seule ses bouquets de violettes, poussait des pointes, rendait particulièrement visite à certains magasins qu'elle aimait. Elle avait surtout une vive tendresse pour la boulangerie Taboureau, où toute une vitrine était réservée à la pâtisserie; elle suivait la rue Turbigo, revenait dix fois, pour passer devant les gâteaux aux amandes, les saint-honoré, les savarins, les flans, les tartes aux fruits, les assiettes de babas, d'éclairs, de choux à la crème; et elle était encore attendrie par les bocaux pleins de gâteaux secs, de macarons et de madeleines. La boulangerie, très-claire, avec ses larges glaces, ses marbres, ses dorures, ses casiers à pains de fer ouvragé, son autre vitrine, où des pains longs et vernis s'inclinaient, la pointe sur une tablette de cristal. retenus plus haut par une tringle de laiton, avait une bonne tiédeur de pâte cuite, qui l'épanouissait, lorsque cédant à la tentation, elle entrait acheter une brioche de deux sous. Une autre boutique, en face du square des Innocents, lui donnait des curiosités gourmandes, toute une ardeur de désirs inassouvis. C'était une spécialité de godiveaux. Elle s'arrêtait dans la contemplation des godiveaux ordinaires, des godiveaux de brochet, des godiveaux de foies gras truffés; et elle restait là, rêvant, se disant qu'il faudrait bien qu'elle finît par en manger un jour. Cadine avait aussi ses heures de coquetterie. Elle s'achetait alors des toilettes superbes à l'étalage des Fabriques de France, qui pavoisaient la pointe Saint-Eustache d'immenses pièces d'étoffe, pendues et flottant de l'entresol jusqu'au trottoir. Un peu gênée par son éventaire, au milieu des femmes des Halles, en tabliers sales devant ces toilettes des dimanches futurs, elle touchait les lainages, les flanelles, les cotonnades, pour s'assurer du grain et de la souplesse de l'étoffe. Elle se promettait quelque robe de flanelle voyante, de cotonnade à ramages ou de popeline écarlate. Parfois même, elle choisissait dans les vitrines, parmi les coupons plissés et avantagés par la main des commis, une soie tendre, bleu ciel ou vert pomme, qu'elle rêvait de porter avec des rubans roses. Le soir, elle allait recevoir à la face l'éblouissement des grands bijoutiers de la rue Montmartre. Cette terrible rue l'assourdissait de ses files interminables de voitures, la coudoyait de son flot continu de foule, sans qu'elle quittât la place, les yeux emplis de cette splendeur flambante, sous la ligne des réverbères accrochés en dehors à la devanture du magasin. D'abord, c'étaient les blancheurs mates, les luisants aigus de l'argent, les montres alignées, les chaînes pendues, les couverts en croix, et les timbales, les tabatières, les ronds de serviette, les peignes, posés sur les étagères; mais elle avait une affection pour les dés d'argent, bossuant les gradins de porcelaine, que recouvrait un globe. Puis, de l'autre côté, la lueur fauve de l'or jaunissait les glaces. Une nappe de chaînes longues glissait de haut, moirée d'éclairs rouges; les petites montres de femme, retournées du côté du boîtier, avaient des rondeurs scintillantes d'étoiles tombées; les alliances s'enfilaient dans des tringles minces; les bracelets, les broches, les bijoux chers luisaient sur le velours noir des écrins; les bagues allumaient de courtes flammes bleues, vertes, jaunes, violettes, dans les grands baguiers carrés; tandis que, à toutes les étagères, sur deux et trois rangs, des rangées de boucles d'oreilles, de croix, de médaillons, mettaient au bord du cristal des tablettes, des franges riches de tabernacle. Le reflet de tout cet or éclairait la rue d'un coup de soleil, jusqu'au milieu de la chaussée. Et Cadine croyait entrer dans quelque chose de saint, dans les trésors de l'empereur. Elle examinait longuement cette forte bijouterie de poissonnières, lisant avec soin les étiquettes à gros chiffres qui accompagnaient chaque bijou. Elle se décidait pour des boucles d'oreilles, pour des poires de faux corail, accrochées à des roses d'or.

Un matin, Claude la surprit en extase devant un coiffeur de la rue Saint-Honoré. Elle regardait les cheveux d'un air de profonde envie. En haut, c'était un ruissellement de crinières, des queues molles, des nattes dénouées, des frisons en pluie, des cache-peignes à trois étages, tout un flot de crins et de soies, avec des mèches rouges qui flambaient, des épaisseurs noires, des pâleurs blondes, jusqu'à des chevelures blanches pour les amoureuses de soixante ans. En bas, les tours discrets, les anglaises toutes frisées, les chignons pommadés et peignés, dormaient dans des boîtes de carton. Et, au milieu de ce cadre, au fond d'une sorte de chapelle, sous les pointes effiloquées des cheveux accrochés, un buste de femme tournait. La femme portait une écharpe de satin cerise, qu'une broche de cuivre fixait dans le creux des seins; elle avait une coiffure de mariée très haute, relevée de brins d'oranger, souriant de sa bouche de poupée, les yeux clairs, les cils plantés roides et trop longs, les joues de cire, les épaules de cire comme cuites et enfumées par le gaz. Cadine attendait qu'elle revînt, avec son sourire; alors, elle était heureuse, à mesure que le profil s'accentuait et que la belle femme, lentement, passait de gauche à droite. Claude fut indigné. Il secoua Cadine, en lui demandant ce qu'elle faisait là, devant cette ordure, « cette fille crevée ramassée à la Morgue. » Il s'emportait contre cette nudité de cadavre, cette laideur du joli, en disant qu'on ne peignait plus que des femmes comme ça. La petite ne fut pas convaincue; elle trouvait la femme bien belle. Puis, résistant au peintre qui la tirait par un bras, grattant d'ennui sa tignasse noire, elle lui montra une queue rousse, énorme, arrachée à la forte carrure de quelque jument, en lui avouant qu'elle voudrait avoir ces cheveux-là.

Et, dans les grandes tournées, lorsque tous trois, Claude, Cadine et Marjolin, rôdaient autour des Halles, ils apercevaient, par chaque bout de rue, un coin du géant de fonte. C'étaient des échappées brusques, des architectures imprévues, le même horizon s'offrant sans cesse sous des aspects divers. Claude se retournait, surtout rue Montmartre, après avoir passé l'église. Au loin, les Halles, vues de biais, l'enthousiasmaient: une grande arcade, une porte haute, béante, s'ouvrait; puis les pavillons s'entassaient, avec leurs deux étages de toits, leurs persiennes continues, leurs stores immenses; on eût dit des profils de maisons et de palais superposés, une babylone de métal, d'une légèreté hindoue, traversée par des terrasses suspendues, des couloirs aériens, des ponts volants jetés sur le vide. Ils revenaient toujours là, à cette ville autour de laquelle ils flânaient, sans pouvoir la quitter de plus de cent pas. Ils rentraient dans les après-midi tièdes des Halles. En haut, les persiennes sont fermées, les stores baissés. Sous les rues couvertes, l'air s'endort, d'un gris de cendre coupé de barres jaunes par les taches de soleil qui tombent des longs vitrails. Des murmures adoucis sortent des marchés; les pas des rares passants affairés sonnent sur les trottoirs; tandis que des porteurs, avec leur médaille, sont assis à la file sur les rebords de pierre, aux coins des pavillons, ôtant leurs gros souliers, soignant leurs pieds endoloris. C'est une paix de colosse au repos, dans laquelle monte parfois un chant de coq, du fond de la cave aux volailles. Souvent ils allaient alors voir charger les paniers vides sur les camions, qui, chaque après-midi, viennent les reprendre, pour les retourner aux expéditeurs. Les paniers étiquetés de lettres et de chiffres noirs, faisaient des montagnes, devant les magasins de commission de la rue Berger. Pile par pile, symétriquement, des hommes les rangeaient. Mais quand le tas, sur le camion, atteignait la hauteur d'un premier étage, il fallait que l'homme, resté en bas, balançant la pile de paniers, prit un élan pour la jeter à son camarade, perché en haut, les bras en avant. Claude, qui aimait la force et l'adresse, restait des heures à suivre le vol de ces masses d'osier, riant lorsqu'un élan trop vigoureux les enlevait, les lançaient par-dessus le tas, au milieu de la chaussée. Il adorait aussi le trottoir de la rue Rambuteau et celui de la rue du Pont-Neuf, au coin du pavillon des fruits, à l'endroit où se tiennent les marchandes au petit tas. Les légumes en plein air le ravissaient, sur les tables recouvertes de chiffons noirs mouillés. À quatre heures, le soleil allumait tout ce coin de verdure. Il suivait les allées, curieux des têtes colorées des marchandes; les jeunes, les cheveux retenus dans un filet, déjà brûlées par leur vie rude; les vieilles, cassées, ratatinées, la face rouge, sous le foulard jaune de leur marmotte. Cadine et Marjolin refusaient de le suivre, en reconnaissant de loin la mère Chantemesse qui leur montrait le poing, furieuse de les voir polissonner ensemble. Il les rejoignait sur l'autre trottoir. Là, à travers la rue, il trouvait un superbe sujet de tableau: les marchandes au petit tas sous leurs grands parasols déteints, les rouges, les bleus, les violets, attachés à des bâtons, bossuant le marché, mettant leurs rondeurs vigoureuses dans l'incendie du couchant, qui se mourait sur les carottes et les navets. Une marchande, une vieille guenipe de cent ans, abritait trois salades maigres sous une ombrelle de soie rose, crevée et lamentable.

 

Cependant, Cadine et Marjolin avaient fait connaissance de Léon, l'apprenti charcutier des Quenu-Gradelle, un jour qu'il portait une tourte dans le voisinage. Ils le virent qui soulevait le couvercle de la casserole, au fond d'un angle obscur de la rue de Mondétour, et qui prenait un godiveau avec les doigts, délicatement. Ils se sourirent, cela leur donna une grande idée du gamin. Cadine conçut le projet de contenter enfin une de ses envies les plus chaudes; lorsqu'elle rencontra de nouveau le petit, avec sa casserole, elle fut très-aimable, elle se fit offrir un godiveau, riant, se léchant les doigts. Mais elle eut quelque désillusion, elle croyait que c'était meilleur que ça. Le petit, pourtant, lui parut drôle, tout en blanc comme une fille qui va communier, le museau rusé et gourmand. Elle l'invita à un déjeuner monstre, qu'elle donna dans les paniers de la criée aux beurres. Ils s'enfermèrent tous trois, elle, Marjolin et Léon, entre les quatre murs d'osier, loin du monde. La table fut mise sur un large panier plat. Il y avait des poires, des noix, du fromage blanc, des crevettes, des pommes de terre frites et des radis. Le fromage blanc venait d'une fruitière de la rue de la Cossonnerie; c'était un cadeau. Un friteur de la rue de la Grande-Truanderie avait vendu à crédit les deux sous de pommes de terre frites. Le reste, les poires, les noix, les crevettes, les radis, était volé aux quatre coins des Halles. Ce fut un régal exquis. Léon ne voulut pas rester à court d'amabilité, il rendit le déjeuner par un souper, à une heure du matin, dans sa chambre. Il servit du boudin froid, des ronds de saucisson, un morceau de petit salé, des cornichons et de la graisse d'oie. La charcuterie des Quenu-Gradelle avait tout fourni. Et cela ne finit plus, les soupers fins succédèrent aux déjeuners délicats, les invitations suivirent les invitations. Trois fois par semaine, il y eut des fêtes intimes dans le trou aux paniers et dans cette mansarde, où Florent, les nuits d'insomnie, entendait des bruits étouffés de mâchoires et des rires de flageolet jusqu'au petit jour.

Alors, les amours de Cadine et de Marjolin s'étalèrent encore. Ils furent parfaitement heureux. Il faisait le galant, la menait en cabinet particulier, pour croquer des pommes crues ou des coeurs de céleri, dans quelque coin noir des caves. Il vola un jour un hareng saur qu'ils mangèrent délicieusement, sur le toit du pavillon de la marée, au bord des gouttières. Les Halles n'avaient pas un trou d'ombre où ils n'allaient cacher leurs régals tendres d'amoureux. Le quartier, ces files de boutiques ouvertes, pleines de fruits, de gâteaux, de conserves, ne fut plus un paradis fermé, devant lequel rôdait leur faim de gourmands, avec des envies sourdes. Ils allongeaient la main en passant le long des étalages, chipant un pruneau, une poignée de cerises, un bout de morue. Ils s'approvisionnaient également aux Halles, surveillant les allées des marchés, ramassant tout ce qui tombait, aidant même souvent à tomber, d'un coup d'épaule, les paniers de marchandises. Malgré cette maraude, des notes terribles montaient chez le friteur de la rue de la Grande-Truanderie. Ce friteur, dont l'échoppe était appuyée contre une maison branlante, soutenue par de gros madriers verts de mousse, tenait des moules cuites nageant dans une eau claire, au fond de grands saladiers de faïence, des plats de petites limandes jaunes et roidies, sous leur couche trop épaisse de pâte, des carrés de gras-double mijotant au cul de la poêle, des harengs grillés, noirs, charbonnés, si durs, qu'ils sonnaient comme du bois. Cadine, certaines semaines, devait jusqu'à vingt sous; cette dette l'écrasait, il lui fallait vendre un nombre incalculable de bouquets de violettes, car elle n'avait pas à compter du tout sur Marjolin. D'ailleurs, elle était bien forcée de rendre à Léon ses politesses; elle se sentait même un peu honteuse de ne jamais avoir le moindre plat de viande. Lui, finissait par prendre des jambons entiers. D'habitude, il cachait tout dans sa chemise. Quand il montait de la charcuterie, le soir, il tirait de sa poitrine des bouts de saucisse, des tranches de pâté de foie, des paquets de couennes. Le pain manquait, et l'on ne buvait pas. Marjolin aperçut Léon embrassant Cadine, une nuit, entre deux bouchées. Cela le fit rire. Il aurait assommé le petit d'un coup de poing; mais il n'était point jaloux de Cadine, il la traitait en bonne amie qu'on a depuis longtemps.

Claude n'assistait pas à ces festins. Ayant surpris la bouquetière volant une betterave, dans un petit panier garni de foin, il lui avait tiré les oreilles, en la traitant de vaurienne. Cela la complétait, disait-il. Et il éprouvait, malgré lui, comme une admiration pour ces bêtes sensuelles, chipeuses et gloutonnes, lâchées dans la jouissance de tout ce qui traînait, ramassant les miettes tombées de la desserte d'un géant.

Marjolin était entré chez Gavard, heureux de n'avoir rien à faire qu'à écouter les histoires sans fin de son patron. Cadine vendait ses bouquets, habituée aux gronderies de la mère Chantemesse. Ils continuaient leur enfance, sans honte, allant à leurs appétits, avec des vices tout naïfs. Ils étaient les végétations de ce pavé gras du quartier des Halles, où même par les beaux temps, la boue reste notre et poissante. La fille à seize ans, le garçon à dix-huit, gardaient la belle impudence des bambins qui se retroussent au coin des bornes. Cependant, il poussait dans Cadine des rêveries inquiètes, lorsqu'elle marchait sur les trottoirs, tournant les queues des violettes comme des fuseaux. Et Marjolin, lui aussi, avait un malaise qu'il ne s'expliquait pas. Il quittait parfois la petite, s'échappait d'une flânerie, manquait un régal, pour aller voir madame Quenu, à travers les glaces de la charcuterie. Elle était si belle, si grosse, si ronde, qu'elle lui faisait du bien. Il éprouvait, devant elle, une plénitude, comme s'il eût mangé ou bu quelque chose de bon. Quand il s'en allait, il emportait une faim et une soif de la revoir. Cela durait depuis des mois. Il avait eu d'abord pour elle les regards respectueux qu'il donnait aux étalages des épiciers et des marchands de salaisons. Puis, lorsque vinrent les jours de grande maraude, il rêva, en la voyant, d'allonger les mains sur sa forte taille, sur ses gros bras, ainsi qu'il les enfonçait dans les barils d'olives et dans les caisses de pommes tapées.

Depuis quelque temps, Marjolin voyait la belle Lisa chaque jour, le matin. Elle passait devant la boutique de Gavard, s'arrêtait un instant, causait avec le marchand de volailles. Elle faisait son marché elle-même, disait-elle, pour qu'on la volât moins. La vérité était qu'elle tâchait de provoquer les confidences de Gavard; à la charcuterie, il se méfiait; dans sa boutique, il pérorait, racontait tout ce qu'on voulait. Elle s'était dit qu'elle saurait par lui ce qui ce passait au juste chez monsieur Lebigre; car elle tenait mademoiselle Saget, sa police secrète, en médiocre confiance. Elle apprit ainsi du terrible bavard des choses confuses qui l'effrayèrent beaucoup. Deux jours après l'explication qu'elle avait eue avec Quenu, elle rentra du marché, très pâle. Elle fit signe à son mari de la suivre dans la salle à manger. Là, après avoir fermé les portes: