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Le Ventre de Paris

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– Bêta, lui dit sa femme en le voyant vaincu, tu avais pris un beau chemin. Mais, vois-tu, il aurait fallu nous passer sur le corps à Pauline et à moi… Et ne te mêle plus de juger le gouvernement, n'est-ce pas? Tous les gouvernements sont les mêmes, d'abord. On soutient celui-là, on en soutiendrait un autre, c'est nécessaire. Le tout, quand on est vieux, est de manger ses rentes en paix, avec la certitude de les avoir bien gagnées.

Quenu approuvait de la tête. Il voulut commencer une justification.

– C'est Gavard… murmura-t-il.

Mais elle devint sérieuse, elle l'interrompit avec brusquerie.

– Non, ce n'est pas Gavard… Je sais qui c'est. Celui-là ferait bien de songer à sa propre sûreté, avant de compromettre les autres.

– C'est de Florent que tu veux parler? demanda timidement Quenu, après un silence.

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle se leva, retourna au secrétaire, comme faisant effort pour se contenir. Puis, d'une voix nette:

– Oui, de Florent… Tu sais combien je suis patiente. Pour rien au monde, je ne voudrais me mettre entre ton frère et toi. Les liens de famille, c'est sacré. Mais la mesure est comble, à la fin. Depuis que ton frère est ici, tout va de mal en pis… D'ailleurs, non, je ne veux rien dire, ça vaudra mieux.

Il y eut un nouveau silence. Et, comme son mari regardait le plafond de l'alcôve, l'air embarrassé, elle reprit avec plus de violence:

– Enfin, on ne peut pas dire, il ne semble pas même comprendre ce que nous faisons pour lui. Nous nous sommes gênés, nous lui avons donné la chambre d'Augustine, et la pauvre fille couche sans se plaindre dans un cabinet où elle manque d'air. Nous le nourrissons matin et soir, nous sommes aux petits soins… Rien. Il accepte cela naturellement. Il gagne de l'argent, et on ne sait seulement pas où ça passe, ou plutôt on ne le sait que trop.

– Il y a l'héritage, hasarda Quenu, qui souffrait d'entendre accuser son frère.

Lisa resta toute droite, comme étourdie. Sa colère tomba.

– Tu as raison, il y a l'héritage… Voilà le compte, dans ce tiroir. Il n'en a pas voulu, tu étais là, tu te souviens? Cela prouve que c'est un garçon sans cervelle et sans conduite. S'il avait la moindre idée, il aurait déjà fait quelque chose avec cet argent… Moi, je voudrais bien ne plus l'avoir, ça nous débarrasserait… Je lui en ai déjà parlé deux fois; mais il refuse de m'écouter. Tu devrais le décider à le prendre, toi… Tâche d'en causer avec lui, n'est-ce pas?

Quenu répondit par un grognement, Lisa évita d'insister, ayant mis, croyait-elle, toute l'honnêteté de son côté.

– Non, ce n'est pas un garçon comme un autre, recommença-t-elle. Il n'est pas rassurant, que veux-tu! Je le dis ça, parce que nous en causons… Je ne m'occupe pas de sa conduite, qui fait déjà beaucoup jaser sur nous dans le quartier. Qu'il mange, qu'il couche, qu'il nous gêne, on peut le tolérer. Seulement, ce que je ne lui permettrai pas, c'est de nous fourrer dans sa politique. S'il le monte encore la tête, s'il nous compromet le moins du monde, je t'avertis que je me débarrasserai de lui carrément… Je t'avertis, tu comprends!

Florent était condamné. Elle faisait un véritable effort pour ne pas se soulager, laisser couler le flot de rancune amassée qu'elle avait sur le coeur. Il heurtait tous ses instincts, la blessait, l'épouvantait, la rendait véritablement malheureuse. Elle murmura encore:

– Un homme qui a eu les plus vilaines aventures, qui n'a pas su se créer seulement un chez lui… je comprends qu'il veuille des coups de fusil. Qu'il aille en recevoir, s'il les aime; mais qu'il laisse les braves gens à leur famille… Puis il ne me plaît pas, voilà! Il sent le poisson, le soir, à table. Ça m'empêche de manger. Lui, n'en perd pas une bouchée; et pour ce que ça lui profite! Il ne peut pas seulement engraisser, le malheureux, tant il est rongé de méchanceté.

Elle s'était approchée de la fenêtre. Elle vit Florent qui traversait la rue Rambuteau, pour se rendre à la poissonnerie. L'arrivage de la marée débordait, ce matin-là; les mannes avaient de grandes moires d'argent, les criées grondaient. Lisa suivit les épaules pointues de son beau-frère entrant dans les odeurs fortes des Halles, l'échine pliée, avec cette nausée de l'estomac qui lui montait aux tempes; et le regard dont elle l'accompagnait était celui d'une combattante, d'une femme résolue au triomphe.

Quand elle se retourna, Quenu se levait. En chemise, les pieds dans la douceur du tapis de mousse, encore tout chaud de la bonne chaleur de l'édredon, il était blême, affligé de la mésintelligence de son frère et de sa femme. Mais Lisa eut un de ses beaux sourires. Elle le toucha beaucoup en lui donnant ses chaussettes.

IV

Marjolin fut trouvé au marché des Innocents, dans un tas de choux, sous un chou blanc, énorme, et dont une des grandes feuilles rabattues cachait son visage rose d'enfant endormi. On ignora toujours quelle main misérable l'avait posé là. C'était déjà un petit bonhomme de deux à trois ans, très-gras, très-heureux de vivre, mais si peu précoce, si empâté, qu'il bredouillait à peine quelque mots, ne sachant que sourire. Quand une marchande de légumes le découvrit sous le grand chou blanc, elle poussa un tel cri de surprise, que les voisines accoururent, émerveillées; et lui, il tendait les mains, encore en robe, roulé dans un morceau de couverture. Il ne put dire qui était sa mère. Il avait dos yeux étonnés, en se serrant contre l'épaule d'une grosse tripière qui l'avait pris entre les bras. Jusqu'au soir, il occupa le marché. Il s'était rassuré, il mangeait des tartines, il riait à toutes les femmes. La grosse tripière le garda; puis, il passa à une voisine; un mois plus tard, il couchait chez une troisième. Lorsqu'on lui demandait: « Où est ta mère? » il avait un geste adorable: sa main faisait le tour, montrant les marchandes toutes à la fois. Il fut l'enfant des Halles, suivant les jupes de l'une ou de l'autre, trouvant toujours un coin dans un lit, mangeant la soupe un peu partout, habillé à la grâce de Dieu, et ayant quand même des sous au fond de ses poches percées. Une belle fille rousse, qui vendait des plantes officinales, l'avait appelé Marjolin, sans qu'on sût pourquoi.

Marjolin allait avoir quatre ans, lorsque la mère Chantemesse fit à son tour la trouvaille d'une petite fille, sur le trottoir de la rue Saint-Denis, au coin du marché. La petite pouvait avoir deux ans, mais elle bavardait déjà comme une pie, écorchant les mots dans son babil d'enfant; si bien que la mère Chantemesse crut comprendre qu'elle s'appelait Cadine, et que sa mère, la veille au soir, l'avait assise sous une porte, en lui disant de l'attendre. L'enfant avait dormi là; elle ne pleurait pas, elle racontait qu'on la battait. Puis, elle suivit la mère Chantemesse, bien contente, enchantée de cette grande place, où il y avait tant de monde et tant de légumes. La mère Chantemesse, qui vendait au petit tas, était une digne femme, très-bourrue, touchant déjà à la soixantaine; elle adorait les enfants, ayant perdu trois garçons au berceau. Elle pensa que « cette roulure-là semblait une trop mauvaise gale pour crever, » et elle adopta Cadine.

Mais, un soir, comme la mère Chantemesse s'en allait, tenant Cadine delà main droite, Marjolin lui prit sans façon la main gauche.

– Eh! mon garçon, dit la vieille en s'arrêtant, la place est donnée… Tu n'es donc plus avec la grande Thérèse! Tu es un fameux coureur, sais-tu?

Il la regardait, avec son rire, sans la lâcher. Elle ne put rester grondeuse, tant il était joli et bouclé. Elle murmura:

– Allons, venez, marmaille… Je vous coucherai ensemble.

Et elle arriva rue au Lard, où elle demeurait, avec un enfant de chaque main. Marjolin s'oublia chez la mère Chantemesse. Quand ils faisaient par trop de tapage, elle leur allongeait quelques taloches, heureuse de pouvoir crier, de se fâcher, de les débarbouiller, de les fourrer sous la même couverture. Elle leur avait installé un petit lit, dans une vieille voiture de marchand des quatre saisons, dont les roues et les brancards manquaient. C'était comme un large berceau, un peu dur, encore tout odorant des légumes qu'elle y avait longtemps tenus frais sous des linges mouillés. Cadine et Marjolin dormirent là, à quatre ans, aux bras l'un de l'autre.

Alors, ils grandirent ensemble, on les vit toujours les mains à la taille. La nuit, la mère Chantemesse les entendait qui bavardaient doucement. La voix flûtée de Cadine, pendant des heures, racontait des choses sans fin, que Marjolin écoutait avec des étonnements plus sourds. Elle était très-méchante, elle inventait des histoires pour lui faire peur, lui disait que, l'antre nuit, elle avait vu un homme tout blanc, au pied de leur lit, qui les regardait, en tirant une grande langue rouge. Marjolin suait d'angoisse, lui demandait des détails; et elle se moquait de lui, elle finissait par l'appeler « grosse bête. » D'autres fois, ils n'étaient pas sages, ils se donnaient des coups de pieds, sous les couvertures; Cadine repliait les jambes, étouffait ses rires, quand Marjolin, de toutes ses forces, la manquait et allait taper dans le mur. Il fallait, ces fois-là, que la mère Chantemesse se levât pour border les couvertures; elle les endormait tous les deux d'une calotte, sur l'oreiller. Le lit fut longtemps ainsi pour eux un lieu de récréation; ils y emportaient leurs joujoux, ils y mangeaient des carottes et des navets volés; chaque matin, leur mère adoptive était toute surprise d'y trouver des objets étranges, des cailloux, des feuilles, des trognons de pommes, des poupées faites avec des bouts de chiffon. Et, les jours de grands froids, elle les laissait là, endormis, la tignasse noire de Cadine mêlée aux boucles blondes de Marjolin, les bouches si près l'une de l'autre, qu'ils semblaient se réchauffer de leur haleine.

Cette chambre de la rue au Lard était un grand galetas, délabré, qu'une seule fenêtre, aux vitres dépolies par les pluies, éclairait. Les enfants y jouaient à cache-cache, dans la haute armoire de noyer et sous le lit colossal de la mère Chantemesse. Il y avait encore deux ou trois tables, sous lesquelles ils marchaient à quatre pattes. C'était charmant, parce qu'il n'y faisait pas clair, et que des légumes traînaient dans les coins noirs. La rue au Lard, elle aussi, était bien amusante, étroite, peu fréquentée, avec sa large arcade qui s'ouvre sur la rue de la Lingerie. La porte de la maison se trouvait à côté même de l'arcade, une porte basse, dont le battant ne s'ouvrait qu'à demi sur les marches grasses d'un escalier tournant. Cette maison, à auvent, qui se renflait, toute sombre d'humidité, avec la caisse verdie des plombs, à chaque étage, devenait, elle aussi, un grand joujou. Cadine et Marjolin passaient leurs matinées à jeter d'en bas des pierres, de façon à les lancer dans les plombs; les pierres descendaient alors le long des tuyaux de descente, en faisant un tapage très-réjouissant. Mais ils cassèrent deux vitres, et ils emplirent les tuyaux de cailloux, à tel point que la mère Chantemesse, qui habitait la maison depuis quarante-trois ans, faillit recevoir congé.

 

Cadine et Marjolin s'attaquèrent alors aux tapissières, aux baquets, aux camions, qui stationnaient dans la rue déserte. Ils montaient sur les roues, se balançaient aux bouts de chaîne, escaladaient les caisses, les paniers entassés. Les arrière-magasins des commissionnaires de la rue de la Poterie ouvraient là de vastes salles sombres, qui s'emplissaient et se vidaient en un jour, ménageant à chaque heure de nouveaux trous charmants, des cachettes, ou les gamins s'oubliaient dans l'odeur des fruits secs, des oranges, des pommes fraîches. Puis, ils se lassaient, ils allaient retrouver la mère Chantemesse, sur le carreau des Innocents. Ils y arrivaient, bras dessus, bras dessous, traversant les rues avec des rires, au milieu des voitures, sans avoir peur d'être écrasés. Ils connaissaient le pavé, enfonçant leurs petites jambes jusqu'aux genoux dans les fanes de légumes; ils ne glissaient pas, ils se moquaient, quand quelque roulier, aux souliers lourds, s'étalait les quatre fers en l'air, pour avoir marché sur une queue d'artichaut. Ils étaient les diables roses et familiers de ces rues grasses. On ne voyait qu'eux. Par les temps de pluie, ils se promenaient gravement, sous un immense parasol tout en loques, dont la marchande au petit tas avait abrité son éventaire pendant vingt ans; ils le plantaient gravement dans un coin du marché, ils appelaient ça « leur maison. » Les jours de soleil, ils galopinaient, à ne plus pouvoir remuer le soir; ils prenaient des bains de pieds dans la fontaine, faisaient des écluses en barrant les ruisseaux, se cachaient sous des tas de légumes, restaient là, au frais, à bavarder, comme la nuit, dans leur lit. On entendait souvent sortir, en passant à côté d'une montagne de laitues ou de romaines, un caquetage étouffé. Lorsqu'on écartait les salades, on les apercevait, allongés côte à côte, sur leur couche de feuilles, l'oeil vif, inquiets comme des oiseaux découverts au fond d'un buisson. Maintenant, Cadine ne pouvait se passer de Marjolin, et Marjolin pleurait, quand il perdait Cadine. S'ils venaient à être séparés, ils se cherchaient derrière toutes les jupes des Halles, dans les caisses, sous les choux. Ce fut surtout sous les choux qu'ils grandirent et qu'ils s'aimèrent.

Marjolin allait avoir huit ans, et Cadine six, quand la mère Chantemesse leur fit honte de leur paresse. Elle leur dit qu'elle les associait à sa vente au petit tas; elle leur promit un sou par jour, s'ils voulaient l'aider à éplucher ses légumes. Les premiers jours, les enfants eurent un beau zèle. Ils s'établissaient aux deux côtés de l'éventaire, avec des couteaux étroits, très attentifs à la besogne. La mère Chantemesse avait la spécialité des légumes épluchés; elle tenait, sur sa table tendue d'un bout de lainage noir mouillé, des alignements de pommes de terre, de navets, de carottes, d'oignons blancs, rangés quatre par quatre, en pyramide, trois pour la base, un pour la pointe, tout prêts à être mis dans les casseroles des ménagères attardées. Elle avait aussi des paquets ficelés pour le pot-au-feu, quatre poireaux, trois carottes, un panais, deux navets, deux brins de céleri; sans parler de la julienne fraîche coupée très fine sur des feuilles de papier, des choux taillés en quatre, des tas de tomates et des tranches de potiron qui mettaient des étoiles rouges et des croissants d'or dans la blancheur des autres légumes lavés à grande eau. Cadine se montra beaucoup plus habile que Marjolin, bien qu'elle fût plus jeune; elle enlevait aux pommes de terre une pelure si mince, qu'on voyait le jour à travers; elle ficelait les paquets pour le pot-au-feu d'une si gentille façon, qu'ils ressemblaient à des bouquets; enfin, elle savait faire des petits tas qui paraissaient très-gros, rien qu'avec trois carottes ou trois navets. Les passants s'arrêtaient en riant, quand elle criait de sa voix pointue de gamine:

– Madame, madame, venez me voir… À deux sous, mon petit tas!

Elle avait des pratiques, ses petits tas étaient très-connus. La mère Chantemesse, assise entre les deux enfants, riait d'un rire intérieur, qui lui faisait monter la gorge au menton, à les voir si sérieux à la besogne. Elle leur donnait religieusement leur sou par jour. Mais les petits tas finirent par les ennuyer. Ils prenaient de l'âge, ils rêvaient des commerces plus lucratifs. Marjolin restait enfant très-tard, ce qui impatientait Cadine. Il n'avait pas plus d'idée qu'un chou, disait-elle. Et, à la vérité, elle avait beau inventer pour lui des moyens de gagner de l'argent, il n'en gagnait point, il ne savait pas même faire une commission. Elle, était très-rouée. À huit ans, elle se fit enrôler par une de ces marchandes qui s'assoient sur un banc, autour des Halles avec un panier de citrons, que toute une bande de gamines vendent sous leurs ordres; elle offrait les citrons dans sa main, deux pour trois sous, courant après les passants, poussant sa marchandise sous le nez des femmes, retournant s'approvisionner, quand elle avait la main vide; elle touchait deux sous par douzaine de citrons, ce qui mettait ses journées jusqu'à cinq et six sous, dans les bons temps. L'année suivante, elle plaça des bonnets à neuf sous; le gain était plus fort; seulement, il fallait avoir l'oeil vif, car ces commerces en plein vent sont défendus; elle flairait les sergents de ville à cent pas, les bonnets disparaissaient sous ses jupes, tandis qu'elle croquait une pomme, d'un air innocent. Puis, elle tint des gâteaux, des galettes, des tartes aux cerises, des croquets, des biscuits de maïs, épais et jaunes, sur des claies d'osier; mais Marjolin lui mangea son fonds. Enfin, à onze ans, elle réalisa une grande idée qui la tourmentait depuis longtemps. Elle économisa quatre francs en deux mois, fit l'emplette d'une petite hotte, et se mit marchande de mouron.

C'était toute une grosse affaire. Elle se levait de bon matin, achetait aux vendeurs en gros sa provision de mouron, de millet en branche, d'échaudés; puis elle partait, passait l'eau, courait le quartier Latin, de la rue Saint-Jacques à la rue Dauphine, et jusqu'au Luxembourg. Marjolin l'accompagnait. Elle ne voulait pas même qu'il portât la hotte; elle disait qu'il n'était bon qu'à crier; et il criait sur un ton gras et traînant:

– Mouron pour les p'tits oiseaux!

Et elle reprenait, avec des notes de flûte, sur une étrange phrase, musicale qui finissait par un son pur et filé, très haut:

– Mouron pour les p'tits oiseaux!

Ils allaient chacun sur un trottoir, regardant en l'air. À cette époque, Marjolin avait un grand gilet rouge qui lui descendait jusqu'aux genoux, le gilet du défunt père Chantemesse, ancien cocher de fiacre; Cadine portait une robe à carreaux bleus et blancs, taillée dans un tartan usé de la mère Chantemesse. Les serins de toutes les mansardes du quartier Latin les connaissaient. Quand ils passaient, répétant leur phrase, se jetant l'écho de leur cri, les cages chantaient.

Cadine vendit aussi du cresson. « A deux sous la botte! à deux sous la botte! » Et c'était Marjolin qui entrait dans les boutiques pour offrir « le beau cresson de fontaine, la santé du corps! » Mais les Halles centrales venaient d'être construites; la petite restait en extase devant l'allée aux fleurs qui traverse le pavillon des fruits. Là, tout le long, les bancs de vente, comme des plates-bandes aux deux bords d'un sentier, fleurissent, épanouissent de gros bouquets; c'est une moisson odorante, deux haies épaisses de roses, entre lesquelles les filles du quartier aiment à passer, souriantes, un peu étouffées par la senteur trop forte; et, en haut des étalages, il y a des fleurs artificielles, des feuillages de papier où des gouttes de gomme font des gouttes de rosée, des couronnes de cimetière en perles noires et blanches qui se moirent de reflets bleus. Cadine ouvrait son nez rose avec des sensualités de chatte; elle s'arrêtait dans cette fraîcheur douce, emportait tout ce qu'elle pouvait de parfum. Quand elle mettait son chignon sous le nez de Marjolin, il disait que ça sentait l'oeillet. Elle jurait qu'elle ne se servait plus de pommade, qu'il suffisait de passer dans l'allée. Puis, elle intrigua tellement, qu'elle entra au service d'une des marchandes. Alors, Marjolin trouva qu'elle sentait bon des pieds à la tête. Elle vivait dans les roses, dans les lilas, dans les giroflées, dans les muguets. Lui, flairant sa jupe, longuement, en manière de jeu, semblait chercher, finissait par dire: « Ça sent le muguet. » Il montait à la taille, au corsage, reniflait plus fort: « Ça sent la giroflée. » Et aux manches, à la jointure des poignets: « Ça sent le lilas. » Et à la nuque, tout autour du cou, sur les joues, sur les lèvres: « Ça sent la rose. » Cadine riait, l'appelait « bêta, » lui criait de finir, parce qu'il lui faisait des chatouilles avec le bout de son nez. Elle avait une haleine de jasmin. Elle était un bouquet tiède et vivant.

Maintenant, la petite se levait à quatre heures, pour aider sa patronne dans ses achats. C'était, chaque matin, des brassées de fleurs achetées aux horticulteurs de la banlieue, des paquets de mousse, des paquets de feuilles de fougère et de pervenche, pour entourer les bouquets. Cadine restait émerveillée devant les brillants et les valenciennes que portaient les filles des grands jardiniers de Montreuil, venues au milieu de leurs roses. Les jours de Sainte Marie, de Saint Pierre, de Saint Joseph, des saints patronymiques très-fêtés, la vente commençait à deux heures; il se vendait, sur le carreau, pour plus de cent mille francs de fleurs coupées; des revendeuses gagnaient jusqu'à deux cents francs en quelques heures. Ces jours-là, Cadine ne montrait plus que les mèches frisées de ses cheveux au-dessus des bottes de pensées, de réséda, de marguerites; elle était noyée, perdue sous les fleurs; elle montait toute la journée des bouquets sur des brins de jonc. En quelques semaines, elle avait acquis de l'habileté et une grâce originale. Ses bouquets ne plaisait pas à tout le monde; ils faisaient sourire, et ils inquiétaient, par un côté de naïveté cruelle. Les rouges y dominaient, coupés de tons violents, de bleus, de jaunes, de violets, d'un charme barbare. Les matins où elle pinçait Marjolin, où elle le taquinait à le faire pleurer, elle avait des bouquets féroces, des bouquets de fille en colère, aux parfums rudes, aux couleurs irritées. D'autres matins, quand elle était attendrie par quelque peine ou par quelque joie, elle trouvait des bouquets d'un gris d'argent, très-doux, voilés, d'une odeur discrète. Puis, c'étaient des roses, saignantes comme des coeurs ouverts, dans des lacs d'oeillets blancs; des glaïeuls fauves, montant en panaches de flammes parmi des verdures effarées; des tapisseries de Smyrne, aux dessins compliqués, faites fleur à fleur, ainsi que sur un canevas; des éventails moirés, s'élargissant avec des douceurs de dentelle; des puretés adorables, des tailles épaissies, des rêves à mettre dans les mains des harengères ou des marquises, des maladresses de vierge et des ardeurs sensuelles de fille, toute la fantaisie exquise d'une gamine de douze ans, dans laquelle la femme s'éveillait.

Cadine n'avait plus que deux respects: le respect du lilas blanc, dont la botte de huit à dix branches coûte, l'hiver, de quinze à vingt francs; et le respect des camélias, plus chers encore, qui arrivent par douzaine, dans des boîtes, couchés sur un lit de mousse, recouverts d'une feuille d'ouate. Elle les prenait, comme elle aurait pris des bijoux, délicatement, sans respirer, de peur de les gâter d'un souffle; puis, c'était avec de précautions infinies qu'elle attachait sur des brins de jonc leurs queues courtes. Elle parlait d'eux sérieusement. Elle disait à Marjolin qu'un beau camélia blanc, sans piqûre de rouille, était une chose rare, tout à fait belle. Comme elle lui en faisait admirer un, il s'écria, un jour:

 

– Oui, c'est gentil, mais j'aime mieux le dessous de ton menton, là, à cette place; c'est joliment plus doux et plus transparent que ton camélia… Il y a des petites veines bleues et roses qui ressemblent à des veines de fleur.

Il la caressait du bout des doigts; puis il approcha le nez, murmurant:

– Tiens, tu sens l'oranger, aujourd'hui.

Cadine avait un très-mauvais caractère. Elle ne s'accommodait pas du rôle de servante. Aussi finit-elle par s'établir pour son compte. Comme elle était alors âgée de treize ans, et qu'elle ne pouvait rêver le grand commerce, un banc de vente de l'allée aux fleurs, elle vendit des bouquets de violettes d'un sou, piqués dans un lit de mousse, sur un éventaire d'osier pendu à son cou. Elle rôdait toute la journée dans les Halles, autour des Halles, promenant son bout de pelouse. C'était là sa joie, cette flânerie continuelle, qui lui dégourdissait les jambes, qui la tirait des longues heures passées à faire des bouquets, les genous pliés, sur une chaise basse. Maintenant, elle tournait ses violettes en marchant, elle les tournait comme des fuseaux, avec une merveilleuse légèreté de doigts; elle comptait six à huit fleurs, selon la saison, pliait en deux un brin de jonc, ajoutait une feuille, roulait un fil mouillé; et, entre ses dents de jeune loup, elle cassait le fil. Les petits bouquets semblaient pousser tout seuls dans la mousse de l'éventaire, tant elle les y plantait vite. Le long des trottoirs, au milieu des coudoiements de la rue, ses doigts rapides fleurissaient, sans qu'elle les regardât, la mine effrontément levée, occupée des boutiques et des passants. Puis, elle se reposait un instant dans le creux d'une porte; elle mettait au bord des ruisseaux, gras des eaux de vaisselle, un coin de printemps, une lisière de bois aux herbes bleuies. Ses bouquets gardaient ses méchantes humeurs et ses attendrissements; il y en avait de hérissés, de terribles, qui ne décoléraient pas dans leur cornet chiffonné; il y en avait d'autres, paisibles, amoureux, souriant au fond de leur collerette propre. Quand elle passait, elle laissait une odeur douce. Marjolin la suivait béatement. Des pieds à la tête, elle ne sentait plus qu'un parfum. Lorsqu'il la prenait, qu'il allait de ses jupes à son corsage, de ses mains à sa face, il disait qu'elle n'était que violette, qu'une grande violette. Il enfonçait sa tête, il répétait:

– Tu te rappelles, le jour où nous sommes allés à Romainville? C'est tout à fait ça, là surtout, dans ta manche… Ne change plus. Tu sens trop bon.

Elle ne changea plus. Ce fut son dernier métier. Mais les deux enfants grandissaient, souvent elle oubliait son éventaire pour courir le quartier. La construction des Halles centrales fut pour eux un continuel sujet d'escapades. Ils pénétraient au beau milieu des chantiers, par quelque fente des clôtures de planches; ils descendaient dans les fondations, grimpaient aux premières colonnes de fonte. Ce fut alors qu'ils mirent un peu d'eux, de leurs jeux, de leurs batteries, dans chaque trou, dans chaque charpente. Les pavillons s'élevèrent sous leurs petites mains. De là vinrent les tendresses qu'ils eurent pour les grandes Halles, et les tendresses que les grandes Halles leur rendirent. Ils étaient familiers avec ce vaisseau gigantesque, en vieux amis qui en avaient vu poser les moindres boulons. Ils n'avaient pas peur du monstre, tapaient de leur poing maigre sur son énormité, le traitaient en bon enfant, eu camarade avec lequel on ne se gêne pas. Et les Halles semblaient sourire de ces deux gamins qui étaient la chanson libre, l'idylle effrontée de leur ventre géant.

Cadine et Marjolin ne couchaient plus ensemble, chez la mère Chantemesse, dans la voilure de marchand des quatre saisons. La vieille, qui les entendait toujours bavarder la nuit, fit un lit à part pour le petit, par terre, devant l'armoire; mais, le lendemain matin, elle le retrouva au cou de la petite sous la même couverture. Alors elle le coucha chez une voisine. Cela rendit les enfants très-malheureux. Dans le jour, quand la mère Chantemesse n'était pas là, ils s'éprenaient tout habillés entre les bras l'un de l'autre, ils s'allongeaient sur le carreau, comme sur un lit; et cela les amusait beaucoup. Plus tard, ils polissonnèrent, ils cherchèrent les coins noirs de la chambre, ils se cachèrent plus souvent au fond des magasins de la rue au Lard, derrière les tas de pommes et les caisses d'oranges. Ils étaient libres et sans honte, comme les moineaux qui s'accouplent au bord d'un toit.

Ce fut dans la cave du pavillon aux volailles qu'ils trouvèrent moyen de coucher encore ensemble. C'était une habitude douce, une sensation de bonne chaleur, une façon de s'endormir l'un contre l'autre, qu'ils ne pouvaient perdre. Il y avait là, près des tables d'abatage, de grands paniers de plume dans lesquels ils tenaient à l'aise. Dès la nuit tombée, ils descendaient, ils restaient toute la soirée, à se tenir chaud, heureux des mollesses de cette couche, avec du duvet par-dessus les yeux. Ils traînaient d'ordinaire leur panier loin du gaz; ils étaient seuls, dans les odeurs fortes des volailles, tenus éveillés par de brusques chants de coq qui sortaient de l'ombre. Et ils riaient, ils s'embrassaient, pleins d'une amitié vive qu'ils ne savaient comment se témoigner. Marjolin était très bête. Cadine le battait, prise de colère contre lui, sans savoir pourquoi. Elle le dégourdissait par sa crânerie de fille des rues. Lentement, dans les paniers de plumes, ils en surent long. C'était un jeu. Les poules et les coqs qui couchaient à côté d'eux, n'avaient pas une plus belle innocence.

Plus tard, ils emplirent les grandes Halles de leurs amours de moineaux insouciants. Ils vivaient en jeunes bêtes heureuses, abandonnées à l'instinct, satisfaisant leurs appétits au milieu de ces entassements de nourriture, dans lesquels ils avaient poussé comme des plantes tout en chair. Cadine à seize ans, était une fille échappée, une bohémienne noire du pavé, très gourmande, très sensuelle. Marjolin, à dix-huit ans, avait l'adolescence déjà ventrue d'un gros homme, l'intelligence nulle, vivant par les sens. Elle découchait souvent pour passer la nuit avec lui dans la cave aux volailles; elle riait hardiment au nez de la mère Chantemesse, le lendemain, se sauvant sous le balai dont la vieille tapait à tort et à travers dans la chambre, sans jamais atteindre la vaurienne, qui se moquait avec une effronterie rare, disant qu'elle avait veillé « pour voir s'il poussait des cornes à la lune. » Lui, vagabondait; les nuits où Cadine le laissait seul, il restait avec le planton des forts de garde dans les pavillons; il dormait sur des sacs, sur des caisses, au fond du premier coin venu. Ils en vinrent tous deux à ne plus quitter les Halles. Ce fut leur volière, leur étable, la mangeoire colossale où ils dormaient, s'aimaient, vivaient, sur un lit immense de viandes, de beurres et de légumes.

Mais ils eurent toujours une amitié particulière pour les grands paniers de plumes. Ils revenaient là, les nuits de tendresse. Les plumes n'étaient pas triées. Il y avait de longues plumes noires de dinde et des plumes d'oie, blanches et lisses, qui les chatouillaient aux oreilles, quand ils se retournaient; puis, c'était du duvet de canard, où ils s'enfonçaient comme dans de l'ouate, des plumes légères de poules, dorées, bigarrées, dont ils faisaient monter un vol à chaque souffle, pareil à un vol de mouches ronflant au soleil. En hiver, ils couchaient aussi dans la pourpre des faisans, dans la cendre grise des alouettes, dans la soie mouchetée des perdrix, des cailles et des grives. Les plumes étaient vivantes encore, tièdes d'odeur. Elles mettaient des frissons d'ailes, des chaleurs de nid, entre leurs lèvres. Elles leur semblaient un large dos d'oiseau, sur lequel ils s'allongeaient, et qui les emportait, pâmés aux bras l'un de l'autre. Le matin, Marjolin cherchait Cadine, perdue au fond du panier, comme s'il avait neigé sur elle. Elle se levait ébouriffée, se secouait, sortait d'un nuage, avec son chignon où restait toujours planté quelque panache de coq.