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Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples

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Sans doute, je vois bien qu'il y a là-dessous une thèse, et les thèses m'ont toujours fâché au théâtre. D'autre part, la donnée reste bien mélodramatique. Si l'on veut savoir ce qui m'a séduit, c'est la belle nudité de la pièce. Pas un coup de théâtre, à notre mode française. Les scènes se suivent tranquillement, la toile tombe sur une conversation, les actes sont coupés au petit bonheur. C'est une tragédie, avec des personnages modernes. M. d'Ennery hausserait les épaules et trouverait cela bien maladroit.

Justement, je pensais à Une Cause célèbre, qui a une si étrange parenté avec la Mort civile. Dans le premier de ces drames, quelle grossièreté de procédé! On peut être sûr que l'auteur ne se privera pas d'une ficelle, d'une situation, d'une tirade. Il gorgera la bêtise populaire, il trempera de larmes son public, par les moyens les plus énormes. Tout notre mauvais théâtre actuel est là, avec l'impudence de son dédain littéraire. Une Cause célèbre sue le mépris du bon sens, du génie français. On ne dit pas assez ce qu'une pareille pièce peut faire de mal à notre littérature dramatique. Pour en sentir toute l'infériorité, il faudrait la comparer à la Mort civile.

On se rappelle, par exemple, l'épisode de Jean Renaud retrouvant sa fille Adrienne. Il y a là des forçats dans un parc, une jeune personne qui sait une phrase entendue en rêve, un père en casaque rouge qui pousse des hurlements à ameuter le château. Rien de plus criard comme enluminure d'Epinal. L'auteur italien, au contraire, ne paraît pas avoir songé un instant qu'il pourrait tirer un effet du retour du forçat. Son forçat entre, s'asseoit et cause, à peu près comme cela se passerait dans la réalité. Il a, plus tard, deux scènes avec Emma. La jeune fille a peur de lui, ce qui est naturel. Et voilà tout, cela suffit à serrer les coeurs d'une profonde émotion.

Chaque épisode est traité avec cette simplicité, dans la Mort civile. L'intrigue, sans aucune complication, va d'un bout à l'autre de la pièce. Rien n'y a été introduit pour satisfaire le mauvais goût du gros public. Conrad n'est pas innocent comme Jean Renaud; il a tué un homme, le propre frère de sa femme, et sa figure grandit de ce meurtre; il n'est pas ce pantin persécuté de notre mélodrame, dont l'innocence doit éclater au cinquième acte.

Remarquez que la Mort civile a eu en Italie un immense succès. Aucune traduction française n'existe, et je crois que le drame traduit ferait de maigres recettes à la Porte-Saint-Martin1. C'est que notre public est pourri maintenant. Il lui faut de grandes machines compliquées. On l'a mis au régime du roman-feuilleton et des mélodrames où les ducs et les forçats s'embrassent. La plupart des critiques eux-mêmes font du théâtre une chose bête, où le talent d'écrivain n'est pas nécessaire, où il faut manquer d'observation, d'analyse et de style, pour faire des chefs-d'oeuvre. Le théâtre, disent ils, c'est ça; et il semble qu'ils professent un cours d'ébénisterie. Donner des règles au néant, c'est le comble.

Eh! non, le théâtre, ce n'est pas ça! L'absolu n'existe point. Le théâtre d'une époque est ce qu'une génération d'écrivains le fait. Nous sommes, malheureusement, d'une ignorance crasse et d'une vanité incroyable. Les littératures des peuples voisins sont pour nous comme si elles n'étaient pas. Si nous étions plus curieux, plus lettrés, nous connaîtrions depuis longtemps la Mort civile, et nous verrions dans ce drame un singulier démenti à nos théories françaises. Il est conçu absolument dans la formule que j'indique, depuis que je m'occupe de critique dramatique; et il paraît que cette formule n'est pas si mauvaise, puisque l'Italie tout entière a applaudi la pièce.

Mais je m'arrête, car j'enfourche là mon dada, et c'est de Salvini surtout dont je veux parler. Je me méfiais beaucoup des acteurs italiens, je me les imaginais d'une exubérance folle. Aussi quel a été mon étonnement, lorsque j'ai constaté que le grand talent de Salvini est tout de mesure, de finesse, d'analyse. Il n'a pas un geste inutile, pas un éclat de voix qui détonne. Au premier aspect, il serait plutôt gris, et il faut attendre pour être empoigné par ce jeu si simple, si savant et si fort.

Je citerai quelques exemples. Son entrée de forçat fugitif, d'homme humble et souffrant, inquiet et torturé, est merveilleuse. Mais ce qui m'a plus frappé encore, c'est la façon dont il dit le long récit de son évasion. Tout d'un coup, au milieu de l'allure dramatique de la scène, c'est un coin de comédie qui s'ouvre. Il baisse la voix, comme si l'on pouvait l'entendre; il dit le récit sur le même ton voilé, en s'animant pourtant, en finissant par rire d'avoir si bien trompé les gardiens. Nous n'avons pas un seul acteur de drame en France qui aurait l'intelligence d'effacer ainsi sa voix. Tous raconteraient leur fuite en roulant les yeux et en faisant les grands bras. L'impression que produit Salvini par la simplicité de son jeu est prodigieuse en cette occasion.

Il me faudrait citer toutes les scènes. Dans la conversation qu'il a avec le docteur, et plus tard dans la scène avec Rosalie, lorsqu'il laisse tomber sa tête sur la poitrine de cette femme qu'il aime tant et qu'il va perdre, il arrive aux plus larges effets du pathétique. Je ne voudrais être désagréable pour personne, mais puisque j'ai comparé la Mort civile à Une Cause célèbre, je puis bien rapprocher Salvini de Dumaine. Il faut voir le premier pour comprendre combien le second crie et se démène inutilement. Tout le jeu de Dumaine, dans Jean Renaud, devient faux et pénible, à côté du jeu si souple et si vrai de Salvini. Celui-ci a étudié l'âme humaine, il en analyse les nuances, il est un homme qui pleure.

Mais où il a été superbe surtout, c'est au dernier acte, lorsqu'il meurt. Je n'ai jamais vu mourir personne ainsi au théâtre. Salvini gradue ses derniers moments de moribond avec une telle vérité, qu'il terrifie la salle. Il est vraiment un mourant, avec ses yeux qui se voilent, sa face qui blêmit et se décompose, ses membres qui se raidissent. Lorsque Emma, sur la demande de Rosalie, s'approche et l'appelle: «Mon père», il a un retour de vie, un éclair de joie sur son visage déjà mort, d'un charme douloureux; et ses mains tremblent, et sa tête se penche, secouée par le râle, tandis que ses derniers mots se perdent et ne s'entendent plus. Sans doute, on a fait souvent cela au théâtre, mais jamais, je le répète, avec une pareille intensité de vérité. Enfin, Salvini a eu une trouvaille de génie: il est étendu dans un fauteuil, et lorsqu'il expire, la tête penchée vers Emma, il semble s'écrouler, son poids l'emporte, il culbute et vient rouler devant le trou du souffleur, pendant que les personnages présents s'écartent en poussant un cri. Il faut être un bien grand comédien pour oser cela. L'effet est inattendu et foudroyant. La salle entière s'est levée, sanglotant et applaudissant.

La troupe qui donne la réplique à Salvini est très suffisante. Ce que j'ai beaucoup remarqué, c'est la façon convaincue dont jouent ces comédiens italiens. Pas une fois, ils ne regardent le public. La salle ne semble point exister pour eux. Quand ils écoutent, ils ont les yeux fixés sur le personnage qui parle, et quand ils parlent, ils s'adressent bien réellement au personnage qui écoute. Aucun d'eux ne s'avance jusqu'au trou du souffleur, comme un ténor qui va lancer son grand air. Ils tournent le dos à l'orchestre, entrent, disent ce qu'ils ont à dire et s'en vont, naturellement, sans le moindre effort pour retenir les yeux sur leurs personnes. Tout cela semble peu de chose, et c'est énorme, surtout pour nous, en France.

Avez-vous jamais étudié nos acteurs? La tradition est déplorable sur nos théâtres. Nous sommes partis de l'idée que le théâtre ne doit avoir rien de commun avec la vie réelle. De là, cette pose continue, ce gonflement du comédien qui a le besoin irrésistible de se mettre en vue. S'il parle, s'il écoute, il lance des oeillades au public; s'il veut détacher un morceau, il s'approche de la rampe et le débite comme un compliment. Les entrées, les sorties sont réglées, elles aussi, de façon à faire un éclat. En un mot, les interprètes ne vivent pas la pièce; ils la déclament, ils tâchent de se tailler chacun un succès personnel, sans se préoccuper le moins du monde de l'ensemble.

Voilà, en toute sincérité, mes impressions. Je me suis mortellement ennuyé à Macbeth, et je suis sorti, ce soir là, sans opinion nette sur Salvini. Dans la Mort civile, Salvini m'a transporté; je m'en suis allé étranglé d'émotion. Certes, l'auteur de ce dernier drame, M. Giacometti, ne doit pas avoir la prétention d'égaler Shakespeare. Son oeuvre, au fond, est même médiocre, malgré la belle nullité de la formule. Seulement, elle est de mon temps, elle s'agite dans l'air que je respire, elle me touche comme une histoire qui arriverait à mon voisin. Je préfère la vie à l'art, je l'ai dit souvent. Un chef-d'oeuvre glacé par les siècles n'est en somme qu'un beau mort.

IV

Je me souviens d'avoir assisté à la première représentation de l'Idole. On comptait peu sur la pièce, on était venu au théâtre avec défiance. Et l'oeuvre, en effet, avait une valeur bien médiocre. Les premiers actes surtout étaient d'un ennui mortel, mal bâtis, coupés d'épisodes fâcheux. Cependant, vers la fin, un grand succès se dessina. On put étudier, en cette occasion, la toute-puissance d'une artiste de talent sur le public. Madame Rousseil, non seulement sauva l'oeuvre d'une chute certaine, mais encore lui donna un grand éclat.

 

Elle s'était ménagée pendant les premiers actes, montrant une froideur calculée; puis, au quatrième acte, sa passion éclata avec une fougue superbe qui enleva la foule. Je me rappelle encore l'ovation qu'on lui fit. Elle était méritée, tout le succès lui était dû. Des difficultés s'élevèrent, je crois, entre les acteurs et le directeur, et la pièce disparut de l'affiche, mais j'aurais été étonné si elle avait fait de l'argent, comme je le serais encore si elle en faisait aujourd'hui. Elle n'est vraiment pas assez d'aplomb; madame Rousseil, malgré ses fortes épaules, ne saurait la tenir longtemps debout. Il y aurait toute une étude à écrire à propos de ces succès personnels des artistes, qui trompent souvent le public sur le mérite véritable d'une oeuvre. Ce qui est consolant pour la dignité des lettres, c'est qu'une oeuvre ainsi soutenue par le talent d'un artiste, n'a jamais qu'une vogue temporaire, et qu'elle disparaît fatalement avec son interprète.

J'ai également assisté à la première représentation de Froufrou, bien que je ne fisse pas alors de critique dramatique. Desclée se trouvait dans tout son triomphe de grande artiste. Ici, l'oeuvre était une peinture charmante d'un coin de notre société; les premiers actes surtout offraient les détails d'une observation très fine et très vraie; j'aimais moins la fin qui tournait au larmoyant. Cette pauvre Froufrou était en vérité trop punie; cela serrait inutilement le coeur et terminait cette série de tableaux parisiens par une gravure poncive, faite pour tirer des larmes aux personnes sensibles.

Sans doute, l'oeuvre cette fois aidait, poussait l'artiste. Mais Desclée, on peut le dire, y mit encore de son tempérament et élargit ainsi l'horizon de la pièce. C'est que, justement, elle semblait faite pour le personnage, elle le jouait avec toute sa nature. Aussi s'incarna-t-elle dans ce rôle, où elle fut superbe de vie et de vérité.

La mort de Desclée a été pleurée par beaucoup de débutants dramatiques. Nous la regardions tous grandir, avec la joie de constater, à chaque nouvelle création, que nous trouverions en elle l'interprète que nous rêvions pour nos oeuvres futures. Nous songions tous à des pièces où nous étudierions notre société, où nous tâcherions de mettre la réalité à la scène. Et nous lui taillions déjà des rôles, parce qu'elle seule nous paraissait moderne, vivant de notre air et exprimant avec exactitude les troubles nerveux de l'époque présente. Elle ne semblait avoir passé par aucune école, elle arrivait avec sa personnalité, sans aucune recette d'attitudes ni de diction. Notre âge vibrait en elle avec une intensité merveilleuse. Je la sentais née pour aider puissamment au théâtre le mouvement naturaliste. Et elle est morte. C'est une perte immense pour nous tous.

On peut dire qu'elle n'a pas été remplacée. Le public ne se doute pas de la difficulté qu'éprouve aujourd'hui un auteur dramatique pour trouver une interprète selon ses voeux, dans une pièce moderne, qui demande la sensation et l'intelligence du temps où nous vivons. Je mets à part la Comédie-Française. Les directeurs disent: «Il n'y a plus d'artiste.» Ce qui est plus vrai et plus triste, c'est qu'il y a bien encore des artistes, mais que ces artistes n'ont pas la flamme du mouvement littéraire actuel. Ils ne sont pas faits pour les oeuvres qui viennent. Notre mouvement naturaliste, en un mot, ne voit pas encore poindre ses Frédérick-Lemaître et ses Dorval.

Justement, Desclée s'annonçait comme la Dorval de ce mouvement. C'est pourquoi nous la regrettons avec tant d'amertume. Il est une loi: c'est que toute période littéraire, au théâtre, doit amener avec elle ses interprètes, sous peine de ne pas être. La tragédie a eu ses illustres comédiens pendant deux siècles; le romantisme a fait naître toute une génération d'artistes de grand talent. Aujourd'hui, le naturalisme ne peut compter sur aucun acteur de génie. C'est sans doute parce que les oeuvres, elles aussi, ne sont encore qu'en promesse. Il faut des succès pour déterminer des courants d'enthousiasme et de foi; et ces courants seuls dégagent les originalités, amènent et groupent autour d'une cause les combattants qui doivent la défendre.

Examinez le personnel de nos actrices, par exemple. Voilà Desclée morte, à qui confiera-t-on le rôle de Froufrou? M. Montigny a voulu utiliser mademoiselle Legault, qu'il avait sous la main. Mais je suis persuadé que celle-ci n'a accepté le rôle qu'à son corps défendant; il n'est pas dans ses moyens; elle y est fort jolie, seulement elle ne saurait lui donner de la profondeur ni en rendre le détraquement nerveux. Mademoiselle Legault est une très charmante ingénue, un peu minaudière, dont on a voulu à tort forcer les notes aimables.

Je crois que, si M. Montigny avait eu le choix, il aurait préféré donner le rôle à mademoiselle Blanche Pierson. Je ne vois guère qu'elle, toujours en dehors de la Comédie-Française, qui puisse aborder aujourd'hui les rôles de Desclée. Mademoiselle Pierson, qui n'a été longtemps qu'une jolie femme, se trouve être actuellement une des rares comédiennes qui sentent la vie moderne. Elle s'est montrée remarquable dans Fromont jeune et Risler aîné, d'Alphonse Daudet. A la vérité, elle manque d'un je ne sais quoi, ce qui la laisse toujours un peu dans l'ombre; elle n'a pas la foi peut-être, elle n'enlève pas une salle d'un geste ou d'un mot. Rappelez-vous ses créations, aucune ne vient en avant et ne s'impose par une largeur magistrale. Je le répète, elle n'en est pas moins la seule artiste qu'on aimerait voir dans Froufrou.

Je ne puis nommer madame Rousseil, dont je parlais tout à l'heure. Celle-là n'a rien de moderne. Elle est taillée pour la tragédie, elle a les bras forts et le masque énergique des héroïnes de Corneille. Quand elle descend au drame, il lui faut des créations mâles, des vigueurs qui emportent tout. Je ne la vois pas chaussée des fines bottines de la Parisienne, se jouant et agonisant dans des amours à fleur de peau.

Quant à madame Fargueil, qui a eu de si beaux cris de passion, elle est trop marquée aujourd'hui, comme on dit en argot de coulisse, pour accepter des rôles où il y a des scènes d'amour. Il lui faut désormais des rôles faits pour elle, ce qui la rend d'un emploi assez difficile, malgré son beau talent.

Mon intention n'est point de passer ainsi toutes nos comédiennes en revue. Le lecteur peut continuer aisément ce travail. Il verra combien il est malaisé de trouver une Froufrou; j'ai pris ce personnage de Froufrou comme type d'un personnage strictement moderne, parce que l'actualité me l'apportait et qu'il est, en effet, suffisamment caractéristique. Si l'on imagine un rôle plus accentué encore, n'ayant plus certains côtés de grâce facile, vivant une vie moins factice, d'une classe moins élégante, on comprendra que le choix d'une interprète devient alors d'une difficulté presque insurmontable. Où découvrir une femme assez artiste pour vivre sur les planches la vie qu'elle voit tous les jours dans la rue, pour oublier les grimaces apprises et se donner tout entière, avec ses souffrances et ses joies? Ce qui complique les choses, c'est que la modernité tend à rendre les oeuvres dramatiques très complexes: les rôles ne sont plus d'un seul jet, coulés dans une abstraction; ils reproduisent toute la créature qui pleure et qui rit, qui se jette continuellement à droite et à gauche. Dès lors, ces rôles demandent une composition extrêmement serrée. Il faut un grand talent pour s'en tirer avec honneur.

J'ai mis la Comédie-Française à part. Les débutants n'y sont point joués facilement. Il y a pourtant là une sociétaire, madame Sarah Bernhardt, qui a la flamme moderne. Jusqu'à présent, il me semble qu'elle n'a pas eu une création où elle se soit donnée complètement. On a goûté sa voix si souple et si sonore, dans ce rôle de dona Sol, qui n'est guère qu'un rôle de figurante. On a admiré sa science dans Phèdre et dans le répertoire romantique. Mais, selon moi, la tragédie et le drame romantique ont des liens traditionnels qui garrottent sa nature. Je la voudrais voir dans une figure bien moderne et bien vivante, poussée dans le sol parisien. Elle est fille de ce sol, elle y a grandi, elle l'aime et en est une des expressions les plus typiques. Je suis persuadé qu'elle ferait une création qui serait une date dans notre histoire dramatique.

Nous avons bien vu madame Sarah Bernhardt dans l'Étrangère, de M. Dumas. Mais, vraiment, son personnage de miss Clarkson était une plaisanterie par trop romantique. Cette Vierge du mal qui parcourait la terre pour se venger des hommes, en se faisant aimer d'eux et en se régalant ensuite de leurs souffrances, est à mon sens une des imaginations les plus comiques qu'on puisse voir. L'artiste avait surtout, au troisième acte, je crois, un interminable monologue, d'une drôlerie achevée. Madame Sarah Bernhardt exécuta un tour de force en n'y étant pas ridicule. Même elle montra, dans l'Étrangère, ce qu'elle pourrait donner, le jour où elle aurait un rôle central dans une pièce moderne, prise en pleine réalité sociale.

Souvent, cette grave question de l'interprétation m'a préoccupé. Chaque fois qu'un auteur dramatique, ayant quelque souci de la vérité, a aujourd'hui un rôle important de femme à distribuer, je sais qu'il se trouve dans l'embarras. On finit toujours, il est vrai, par faire un choix, mais la pièce en pâtit souvent. Le public ne saurait entrer dans cette cuisine des coulisses; la pièce est médiocrement jouée, et comme justement les pièces d'analyse et de caractère ne supportent pas une interprétation médiocre, on la siffle. C'est une oeuvre enterrée. Il est vrai que nous sommes singulièrement difficiles, nous voudrions des artistes jeunes, jolies, très intelligentes, profondément originales. En un mot, nous tous qui travaillons pour l'avenir, nous demandons des comédiennes de génie.

V

Le cas de madame Sarah Bernhardt me paraît des plus intéressants et des plus caractéristiques. Je n'ai pas à prendre la défense de la grande artiste, que son talent défendra suffisamment. Mais je ne puis résister au besoin d'étudier, à son sujet, ce fameux besoin de réclame qui affole notre époque, selon les chroniqueurs.

D'abord, posons nettement les situations. Madame Sarah Bernhardt est accusée d'être dévorée d'une fièvre de publicité. A entendre les chroniqueurs et les reporters de notre presse parisienne, elle ne dit pas une parole, ne risque pas un acte, sans en calculer à l'avance le retentissement. Non contente d'être une comédienne adorée du public, elle a cherché à se singulariser en touchant à la sculpture, à la peinture, à la littérature. Enfin, on en est venu à dire que, tout à fait affolée par sa rage de réclame, compromettant la dignité de la Comédie-Française, elle avait fini par se montrer à Londres, vêtue en homme, pour un franc.

Quant aux chroniqueurs et aux reporters qui dressent aujourd'hui ce réquisitoire, ils prennent des attitudes de moralistes affligés. Ils pleurent sur ce beau talent qui se compromet. Ils menacent la comédienne de la lassitude du public et lui font entendre que, si elle fait encore parler d'elle d'une façon désordonnée, on la sifflera. En un mot, eux qui sont les seuls coupables de tout ce bruit, ils déclarent que si le bruit continue, c'en est fait de madame Sarah Bernhardt; et le plus comique, c'est que, précisément, ils continuent eux-mêmes le bruit.

J'ai lu avec attention les derniers articles de M. Albert Wolff, dans le Figaro. M. Albert Wolff est un écrivain de beaucoup d'esprit et de raison; mais il «s'emballe» aisément. Quand il croit être dans la vérité, il pousse sa thèse à l'aigu; et vous devinez quelle besogne, s'il est dans l'erreur. Beaucoup d'autres ont parlé comme lui de madame Sarah Bernhardt. Mais je m'adresse à lui, parce qu'il a une réelle puissance sur le public.

Voyons, de bonne foi, croit-il à cet amour enragé de madame Sarah Bernhardt pour la réclame? Ne s'avoue-t-il pas que, si madame Sarah Bernhardt aime aujourd'hui à entendre parler d'elle, la faute en est précisément à lui et à ses confrères qui ont fait autour d'elle un tapage si énorme? Ne voit-il pas enfin que, si notre époque est tapageuse, avide de boniments, dévorée par la publicité à outrance, cela vient moins des personnalités dont on parle que du vacarme fait autour de ces personnalités par la presse à informations. Examinons cela tranquillement, sans passion, uniquement pour trouver la vérité, en nous appuyant sur le cas de madame Sarah Bernhardt.

Qu'on se rappelle ses débuts. Ils furent assez difficiles. Le Passant, tout d'un coup, la mit en lumière. Il y a de cela une dizaine d'années. Dès ce jour-là, la presse s'empara d'elle, et ce fut surtout de sa maigreur dont il fut question. Je crois que cette maigreur fit alors pour sa réputation beaucoup plus que son talent. Pendant dix années, on n'a pu ouvrir un journal sans trouver une plaisanterie sur la maigreur de madame Sarah Bernhardt. Elle était surtout célèbre parce qu'elle était maigre. M. Albert Wolff pense-t-il que madame Sarah Bernhardt s'était fait maigrir pour qu'on parlât d'elle? J'imagine qu'elle a dû être souvent blessée par ces bons mots d'un goût douteux; ce qui exclut l'idée qu'elle payait des gens pour les publier.

 

Ainsi donc voilà son début dans la réclame. Elle est maigre, et les chroniqueurs, aidés des reporters, font d'elle un phénomène qui occupe l'Europe. Plus tard, on découvre d'autres choses: par exemple, on l'accuse d'une méchanceté diabolique; on raconte que, chez elle, elle invente des supplices atroces pour ses singes; puis, toutes sortes de légendes se répandent, elle dort dans son cercueil, un cercueil capitonné de satin blanc; elle a des goûts macabres et sataniques, qui la font tomber amoureuse d'un squelette, pendu dans son alcôve. Je m'arrête, je ne puis dire ici les histoires monstrueuses qui ont circulé, et que la presse a répandues crûment ou à demi mots. De nouveau, je prie M. Albert Wolff de me dire s'il soupçonne madame Sarah Bernhardt d'avoir fait circuler ces histoires elle même, dans le but calculé de faire parler d'elle.

Je touche ici un point délicat. En quoi les excentricités de madame Sarah Bernhardt, vraies ou non, intéressaient-elles le public? Je suis persuadé, pour mon compte, de la fausseté parfaite de ces légendes. Mais, quand il serait vrai que madame Sarah Bernhardt rôtirait des singes et coucherait avec un squelette, qu'avons-nous à voir là-dedans, nous autres, si c'est son plaisir? Dès qu'on est chez soi, les portes closes, on a le droit absolu de vivre à sa guise, pourvu qu'on ne gêne personne. C'est affaire de tempérament. Si je disais que tel critique, très moral, vit dans une cour de petites femmes complaisantes, que tel romancier idéaliste patauge dans la prose de l'escroquerie, je me mêlerais certainement de ce qui ne me regarde pas. La vie intérieure de madame Sarah Bernhardt ne regardait ni les reporters ni les chroniqueurs. En tout cas, ce n'est pas encore elle qu'il faut accuser ici de chercher la réclame; c'est la réclame, violente et blessante, qui a forcé sa demeure et qui a mis autour de l'artiste la réputation romantique et légèrement ridicule d'une femme à moitié folle.

Maintenant, arrivons à la grosse accusation. On lui reproche surtout de ne pas s'en être tenu à l'art dramatique, d'avoir abordé la sculpture, la peinture, que sais-je encore! Cela est plaisant. Voila que, non content de la trouver maigre et de la déclarer folle, on voudrait réglementer l'emploi de ses journées. Mais, dans les prisons, on est beaucoup plus libre. Est-ce qu'on s'inquiète de ce que madame Favart ou madame Croizette fait en rentrant chez elle? Il plaît à madame Sarah Bernhardt de faire des tableaux et des statues, c'est parfait. A la vérité, on ne lui nie pas le droit de peindre ni de sculpter, on déclare simplement qu'elle ne devrait pas exposer ses oeuvres. Ici le réquisitoire atteint le comble du burlesque. Qu'on fasse une loi tout de suite pour empêcher le cumul des talents. Remarquez qu'on a trouvé la sculpture de madame Sarah Bernhardt si personnelle, qu'on l'a accusée de signer des oeuvres dont elle n'était pas l'auteur. Nous sommes ainsi faits en France, nous n'admettons pas qu'une individualité s'échappe de l'art dans lequel nous l'avons parquée. D'ailleurs, je ne juge pas le talent de madame Sarah Bernhardt, peintre et sculpteur; je dis simplement qu'il est tout naturel qu'elle fasse de la peinture et de la sculpture, si cela lui plaît, et qu'il est plus naturel encore qu'elle montre cette peinture et cette sculpture, qu'elle tâche de vendre ses oeuvres, qu'elle mène, en un mot, ses occupations et sa fortune comme elle l'entend.

Ce sont là des affirmations naïves, tant elles vont de soi. On sourit d'avoir à expliquer que chacun a le droit strict d'arranger son existence selon son goût, sans qu'on le jette violemment sur la sellette, devant l'opinion publique. Et ici le reproche adressé à madame Sarah Bernhardt de chercher la publicité devient plaisant. Sans doute, comme peintre et comme sculpteur, elle cherche la publicité, si l'on entend par là qu'elle expose ses oeuvres et qu'elle les vend. Mais alors pourquoi ne lui fait-on pas un crime de chercher la publicité comme artiste dramatique? Les personnes qui la rêvent modeste et cachée, devraient lui défendre de paraître sur les planches. De cette façon, on ne parlerait plus d'elle du tout. Si l'on admet qu'elle se montre au public en chair et en os, – en os surtout, dirait un reporter, – elle peut bien lui montrer ensuite ses oeuvres. C'est raisonner singulièrement que de conclure à un besoin furieux de réclame, parce qu'elle ne se contente pas du théâtre et qu'elle s'adresse aux autres arts; il faudrait plutôt conclure à un besoin d'activité, à une satisfaction de tempérament. Jamais personne n'a eu le courage de mener à bien de longs travaux, dans le but étroit d'obtenir des articles. On écrit, on peint, on sculpte, uniquement parce que la main vous démange.

C'est ce que M. Sarcey doit admettre, car lui se lamente seulement sur le temps que la peinture et la sculpture prennent à madame Sarah Bernhardt. Elle est trop occupée, selon lui, et c'est pourquoi elle a fait manquer à Londres une matinée, scandale énorme qui a occupé toute la presse. Je ne veux pas entrer dans la discussion des faits qui se sont passés là-bas, d'autant plus que je me méfie des articles publiés; je sais quelle est la vérité des journaux. Il paraît pourtant que madame Sarah Bernhardt était réellement très souffrante, et il est tout à fait comique d'attribuer cette indisposition à sa peinture, à sa sculpture, ou encore à la fatigue que lui occasionnent les représentations données par elle en dehors du théâtre. Tout le monde peut être malade, même sans s'être fatigué et sans être peintre ou sculpteur. Ce qui me met en défiance sur les chroniques que nous avons lues, c'est justement le démenti donné par l'intéressée elle-même au conte qui la présentait vêtue en homme, au milieu de ses tableaux et de ses statues, et se montrant pour un franc comme une bête curieuse. Je reconnais là les mêmes imaginations que pour les singes à la broche et le squelette dans le lit. A cette heure, tout se gâterait; madame Sarah Bernhardt parlerait de donner sa démission; la question deviendrait grosse d'orage. Cela est vraiment très typique. Je n'entends pas trancher la question, mais j'ai voulu exposer les faits.

Et, à présent, je le demande une fois encore à M. Albert Wolff, si les reporters, si les chroniqueurs n'avaient pas fait d'abord de madame Sarah Bernhardt une maigre légendaire qui restera dans l'histoire; si, plus tard, ils ne s'étaient pas occupés de son squelette et de ses singes; si, lorsque la copie leur manquait, ils n'avaient pas bouché le trou avec un bon mot ou une indiscrétion sur elle; s'ils n'avaient pas empli les journaux de leur étonnement goguenard, chaque fois qu'elle a fait un envoi au Salon, publié un livre ou monté en ballon captif; enfin, si, lors de ce voyage de la Comédie-Française à Londres, ils ne nous avaient pas raconté en détail jusqu'à ses maux de coeur: M. Albert Wolff croit-il que les choses en seraient venues au point où elles en sont?

Ce que j'ai voulu établir nettement, c'est ce que j'énonçais au début: ce n'est pas madame Sarah Bernhardt comédienne, ce n'est pas nous artistes, romanciers, poètes, qui sommes pris de cette rage de réclame; c'est le reportage, c'est la chronique qui, depuis cinquante ans, ont changé les conditions de la réclame, décuplé les appétits curieux du public, soulevé autour des personnalités en vue cet orchestre formidable de l'information à outrance. Ici, j'élargis mon sujet; à la vérité, je n'ai pris le cas de madame Sarah Bernhardt que pour préciser des faits dont j'ai été frappé. Mon expérience personnelle m'a appris que, lorsqu'un chroniqueur accuse un écrivain de chercher le bruit, il arrive que l'écrivain est un bon bourgeois faisant tranquillement sa besogne, tandis que c'est le chroniqueur qui joue devant lui de la trompette.

1Depuis que cet article a été écrit, M. Auguste Vitu a fait jouer à l'Odéon une traduction de la Mort civile qui n'a eu aucun succès.