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Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples

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J'insiste maintenant sur la stupéfiante détermination du fils partant à la découverte de son père pour venger sa mère. M. Darcey lui a raconté que la malheureuse femme avait été violée dans une auberge des Pyrénées, près de Luchon. Longtemps il a cherché le misérable pour le tuer. Vingt-cinq ans se sont passés, l'aventure est oubliée, tout porte à croire qu'une nouvelle enquête ne saurait aboutir. N'importe, Georges entend partir sur-le-champ, et il emmène Borel. Les actes suivants vont être consacrés à cette étrange chasse qu'un fils donne à son père.

Je m'arrête et je me demande quels peuvent être, au juste, les sentiments qui animent Georges. Voilà un garçon qui va se marier avec une jeune fille qu'il adore; voilà un fils qui retrouve un père qu'il a cru mort, et il abandonne cette jeune fille et ce père pour se donner la mission la plus lamentable et la moins utile qu'on puisse imaginer. Cela est-il croyable? Remarquez que tout ce petit monde est tranquille et heureux. A quoi bon remuer un passé mort, à quoi bon soulever une lutte effroyable dans tous ces coeurs? Le vrai père est un gredin: eh bien! que ce gredin aille se faire pendre ailleurs; son fils n'a pas à jouer le rôle de justicier, et s'il joue ce rôle, c'est uniquement pour permettre à MM. Decourcelle et Claretie de faire un drame. Dans la réalité, à moins d'être fou, Georges dirait simplement à M. Darcey: «Mon véritable père, c'est vous. Je ne veux pas savoir si j'en ai un autre. Aimons-nous comme par le passé, et vivons en paix.» Seulement, je le répète, dans ce cas, il n'y avait pas de pièce.

Georges est parti en guerre contre son père. Nous le retrouvons avec Borel, dans l'auberge des Pyrénées, où l'attentat a été commis. Un quart de siècle s'est écoulé, personne naturellement ne peut le renseigner. Le second acte ne contient guère que deux scènes, deux interrogatoires que le jeune homme fait subir, l'un à un paysan, l'autre à un vieux militaire, le père Lazare, que l'âge et la boisson ont abêti. Il tire enfin de ce dernier un renseignement: l'homme qu'il cherche, son père, lui ressemble. Et c'est avec cette seule indication qu'il reprend ses recherches.

Au troisième acte, Georges, qui va partout, se fait présenter par un ami chez une fille galante, un soir de fête, dans une villa des environs de Luchon. Le hasard le met en présence d'une femme, lasse et désabusée, qui traverse la pièce en maudissant les hommes. Voilà, certes, une figure d'une fraîcheur douteuse. Mais l'important est qu'elle porte un bracelet, sur lequel se trouve le portrait de Saint-André. Enfin Georges tient la bonne piste. Saint-André lui-même arrive. Les auteurs ont aussitôt accumulé les couleurs noires sur son compte: il lance les maximes les plus abominables; il se montre joueur, libertin, sans foi ni loi; il donne des leçons de vice à Georges et finit par lui raconter nettement le viol de sa mère, comme un bon tour qu'il a fait dans le temps. C'est vraiment trop commode de bâtir ainsi un mauvais père, juste sur le patron d'infamie que l'on désire.

Le dénoûment, le quatrième acte, se passe encore dans l'auberge. Saint-André et ses amis vont partir pour une chasse à l'ours. Georges, qui est de la bande, pose la thèse sur laquelle repose la pièce, et une discussion s'engage, où l'on dit ses vérités à la voix du sang. Puis, Georges, convaincu par cette discussion, livre son vrai père à son père adoptif, qui se trouve dans une pièce voisine. Un duel a lieu, pendant lequel le jeune homme se tord les bras. M. Darcey rentre, il a tué Saint-André. Alors, Georges se jette dans les bras du survivant, en criant: «Mon père! mon père!» et M. Darcey répond: «Mon fils! oui, mon fils!» Comme on le dit après la solution de tout problème, c'est ce qu'il fallait démontrer.

Je crois inutile de rentrer dans la discussion de la thèse. Les auteurs ont voulu cela. Mais le premier venu peut vouloir autre chose, la thèse absolument contraire par exemple, et le premier venu n'aura qu'à arranger un autre drame, pour avoir également raison. La question d'art seule demeure, et j'ai le regret de constater que l'argumentation a fait un tort considérable au mérite littéraire de l'oeuvre, en torturant les faits et en embarrassant le dialogue de plaidoyers inutiles. Les personnages n'obéissent plus à un caractère, mais à une situation; ils font ceci et cela, non pas parce que leur nature est de le faire, mais parce que les auteurs veulent qu'ils le fassent. Dès lors, nous avons des pantins au lieu de créatures vivantes.

VI

Je retrouve M. Louis Davyl à l'Odéon, avec une comédie en trois actes: Monsieur Chéribois. Avant tout, j'analyserai l'oeuvre. Ensuite, je me permettrai de la juger et d'en tirer une leçon, s'il y a lieu.

M. Chéribois est un bourgeois de Joigny qui passe grassement sa vie dans un égoïsme bien entendu. Il n'a autour de lui que des femmes qui le gâtent: madame Chéribois d'abord, puis sa filleule, Henriette, et la vieille bonne de la famille, Marion. Tout le premier acte sert à peindre cet intérieur cossu et tranquille, dans lequel le bon M. Chéribois ne tolère pas le pli d'une rosé. Cependant, il attend ce jour-là son fils Paul, qui est en train de faire fortune à Paris, chez un agent de change. Il est même allé le chercher à la gare, et il revient très maussade, parce que Paul n'est pas arrivé. La vérité est que ce malheureux garçon rôde autour de la maison depuis le malin; il a joué à la Bourse et a perdu cent mille francs; il explique à sa mère épouvantée qu'il est déshonoré, s'il ne paye pas. Mais lorsque M. Chéribois apprend l'aventure, il refuse tout net les cent mille francs. Tant pis si son fils est un imbécile! Voilà la tranquille maison bouleversée, et l'égoïste seul y dînera paisiblement le soir.

Au second acte, madame Chéribois tente vainement de sauver son fils. Elle se rend chez le notaire Violette, où déjà Henriette et la vieille Marion sont venues faire assaut de dévouement, en tâchant de réaliser leur petite fortune pour la donner à Paul. Mais toutes les tendresses de la mère se brisent contre la loi; elle ne peut disposer d'aucun argent sans le consentement de son mari. Alors, elle se lamente, et, M. Chéribois se présentant à son tour, une explication cruelle a lieu entre eux. Il ne cède pas, la situation reste plus tendue.

Enfin, au troisième acte, le dénoûment est amené par une intrigue secondaire. Un neveu de M. Chéribois, Laurent, possède pour toute fortune une vigne que son oncle guette depuis longtemps. Justement, la fille du notaire, Cécile, est aimée de Laurent. Il se décide à vendre sa vigne à son oncle pour le prix de soixante-quinze mille francs, puis à prêter cet argent à Paul. Autre complication: M. Chéribois veut payer ces soixante-quinze mille francs sur une somme de cent mille francs qu'il vient de faire porter chez un banquier par Bidard, le clerc de M° Violette. Et voilà qu'on lui annonce la fuite de ce banquier. Il se désole. Enfin, quand il apprend que Bidard, prévenu à temps, ne s'est pas dessaisi de la somme, il se laisse attendrir et consent à donner les cent mille francs à son fils.

Je commencerai par la critique. Qui ne comprend que ce dénoûment est fâcheux? Pendant les deux premiers actes, M. Louis Davyl s'est tenu dans une étude très simple et très juste d'un petit coin de la vie de province. On ne sent nulle part la convention théâtrale, les recettes connues, la routine des expédients et des ficelles du métier. Rien de plus charmant, de mieux observé et de mieux rendu. Et voilà tout d'un coup que l'auteur paraît avoir peur de cette belle simplicité; il se dit que ça ne peut pas finir comme ça, que ce serait trop nu, qu'il faut absolument corser le troisième acte. Alors, il ramasse cette vieille histoire des cent mille francs qu'on croit perdus et qu'on retrouve dans la poche d'un clerc fantaisiste. Il force le coffre-fort de son égoïste par un tour de passe-passe, au lieu de chercher à amener le dénoûment par une évolution du caractère du personnage.

Le pis est que M. Louis Davyl a fait la scène qu'il fallait faire, et qu'il l'a même très bien faite. Quand M. Chéribois rentre chez lui à la nuit tombante, il ne trouve plus personne, ni sa femme, ni sa nièce, ni la vieille bonne. Il n'y a pas même de lampe allumée. Le nid où il se fait dorloter depuis un demi-siècle est désert et froid, lentement empli d'une ombre inquiétante. Alors, il est pris de peur, il tremble qu'on ne l'abandonne, il grelotte à la pensée qu'il n'aura plus là trois femmes pour prévenir ses moindres désirs. Et il se lance à travers les pièces, il appelle, il crie. C'est lui, dès lors, qui est à la merci de son entourage. J'aurais voulu qu'a ce moment il fût vaincu par le seul fait de son abandon, que son caractère d'égoïste lui arrachât ce cri: «Tenez! voilà les cent mille francs, rendez-moi ma tranquillité et mon bien-être.»

Remarquez que M. Chéribois obéissait ainsi jusqu'au bout à sa nature. Après avoir résisté par égoïsme, il consentait par égoïsme. Son vice le punissait, sans que l'auteur eût à le transformer. D'autre part, il faut songer que M. Chéribois n'est pas un avare; il se nourrit merveilleusement et tient à digérer dans de bons fauteuils. S'il refuse de donner les cent mille francs, c'est qu'il songe sans doute à toutes les satisfactions personnelles qu'il peut se procurer avec une pareille somme. Rien d'étonnant dès lors à ce qu'il les donne, dès que son refus menace de gâter son existence entière. Je le répète, le dénoûment naturel était là, et pas ailleurs.

Tout le reste, les cent mille francs promenés dans la poche de Bidard, le bel expédient de Lucile, décidant Laurent à vendre sa vigne, n'est réellement là que pour tenir de la place. Ce sont des complications enfantines, imaginées en dehors de toute observation, ajoutées par l'auteur dans le but d'occuper les planches. Je crois le calcul fâcheux. L'effet obtenu aurait grandi, si le troisième acte avait continué la belle et touchante simplicité des deux premiers. M. Louis Davyl a eu le tort de ne pas pousser magistralement son étude jusqu'au bout. Il s'est dit qu'une «pièce» était nécessaire, lorsque, selon moi, une «étude» suffisait et donnait à l'idée une ampleur superbe. On a tort de se défier du public, de croire qu'il exige de la convention. Ce sont les deux premiers actes qui ont surtout charmé la salle. Jamais M. Louis Davyl n'aura laissé échapper une si belle occasion de laisser une oeuvre.

 

Telle qu'elle est, pourtant, la pièce est une des meilleures que j'aie vues cette année. J'ai été très heureux de son succès, car ce succès me confirme dans les idées que je défends. Voilà donc le naturalisme au théâtre, je veux dire l'analyse d'un milieu et d'un personnage, le tableau d'un coin de la vie quotidienne. Et l'on a pris le plus grand plaisir à cette fidélité des peintures, à cette scrupuleuse minutie de chaque détail. Le premier acte est vraiment charmant de vérité; on dirait le début d'un roman de Balzac, sans la grande allure. Que m'affirmait-on, que le théâtre ne supportait pas l'étude du milieu? Allez voir jouer Monsieur Chéribois, et, ce qui vous séduira, ce sera précisément cette maison de Joigny, si tiède et si douce, dans laquelle vous croirez entrer.

Pour moi, M. Louis Davyl fera bien de s'en tenir là. Sa voie est trouvée. Quand il s'est lancé dans la littérature dramatique, après une vie déjà remplie, il a déployé une activité fiévreuse, il a voulu tenter toutes les notes à la fois. J'ai vu de lui des pièces bien médiocres, entre autres de grands mélodrames où il pataugeait à la suite de Dumas père et de M. Dennery. J'ai vu un drame populaire, dans lequel, à côté d'excellentes scènes prises dans le milieu ouvrier, il y avait une accumulation de vieux clichés intolérables. De tout son bagage, il ne reste que la Maîtresse légitime et Monsieur Chéribois. La conclusion est facile à tirer. J'espère que l'expérience est désormais faite pour lui; il doit s'en tenir aux pièces d'observation et d'analyse, il doit ne pas sortir du théâtre naturaliste, s'il veut enfin conquérir et garder une haute situation. On a pu comprendre qu'il se cherchât et qu'il tâtât le public; on ne comprendrait plus qu'il ne se fixât pas où paraît aller le succès et où se trouve évidemment son tempérament d'auteur dramatique.

VII

La comédie en quatre actes de M. Albert Delpit: le Fils de Coralie a obtenu un véritable succès au Gymnase.

En quelques lignes, voici le sujet. Une fille, Coralie, qui a scandalisé Paris par sa débauche, s'est retirée en province, après fortune faite, pour se consacrer tout entière à l'éducation de son fils Daniel. L'enfant a grandi, il est aujourd'hui capitaine, et un capitaine extraordinairement pur, noble, bon, délicat, grand, chaste, intègre, magnanime. Naturellement, il ignore les anciennes farces de sa mère, qui s'est modestement dérobée sous le nom de madame Dubois. C'est alors que le capitaine veut épouser la fille d'une respectable famille de Montauban, Edith Godefroy. Les deux jeunes gens s'adorent, sa prétendue tante donne à Daniel une somme de neuf cent mille francs, une fortune dont on lui aurait confié la gestion; tout irait pour le mieux, si un ancien viveur, M. de Montjoye, ne reconnaissait pas d'abord Coralie, et si ensuite le notaire Bonchamps ne mettait pas à néant le roman naïf de madame Dubois, en lui posant les questions nécessaires à la rédaction du contrat. Elle se trouble, et la grande scène attendue, la scène d'explication entre elle et son fils, se produit alors. Au dernier acte, le mariage ne se ferait naturellement pas, si Edith ne déclarait publiquement, dans un étrange coup de tête, qu'elle est la maîtresse de Daniel. M. Godefroy, vaincu par ce moyen un peu raide de comédie, se décide à les unir, à la condition que Coralie se retirera dans un couvent.

Avant tout, examinons la question de moralité. Je crois savoir que M. Delpit est à cheval sur la morale. Sa prétention, me dit-on, est d'écrire des oeuvres dont les femmes ne rougissent pas, et dont l'influence salutaire doit améliorer l'espèce humaine, par des moyens tendres et nobles.

Or, j'avoue avoir cherché la vraie moralité du Fils de Coralie, sans être encore parvenu à la découvrir. Est-ce à dire que les filles ne doivent pas avoir de fils, ou bien qu'elles doivent éviter d'en faire des capitaines immaculés, si elles en ont? Non, car Daniel est en somme parfaitement heureux à la fin, et il serait fils d'une sainte, qu'il n'aurait pas à remercier davantage la Providence. L'auteur ne dit même pas aux dames légères de Paris: «Voyez combien vos désordres retomberont sur la tête de vos fils; vous serez un jour punies dans leur bonheur brisé.» Au demeurant, Coralie est pardonnée; elle s'enterre bien au couvent, mais quelle fin heureuse pour une vieille catin, lasse de la vie, s'endormant au milieu des tendresses câlines des bonnes soeurs! car je me plais à ajouter un cinquième acte, à voir Coralie mourir dans le sein de l'Église et laisser sa fortune pour les frais du culte. C'est la mort enviée de toutes les pécheresses, l'argent du Diable retourne au bon Dieu. Et remarquez que celle-ci a, en outre, la joie de savoir son fils bien établi.

Donc, la moralité est ici fort obscure. La seule conclusion qu'on puisse tirer, me paraît être celle-ci, adressée aux filles trop lancées: «Tâchez d'avoir un fils capitaine et pur pour qu'il vous refasse une virginité sur le tard,» moyen un peu compliqué, qui n'est pas à la portée de toutes ces dames.

Mais soyons sérieux, laissons la morale absente, et arrivons à la question littéraire. C'est la seule qui doive nous intéresser. J'ai simplement voulu montrer que les écrivains moraux sont généralement ceux dont les oeuvres ne prouvent rien et ne mènent à rien. On tombe avec eux dans l'amphigouri des grands sentiments opposés aux grandes hontes, dans un pathos de noblesse d'une extravagance rare, lorsqu'on le met en face des réalités pratiques de la vie.

Les deux premiers actes sont consacrés à l'exposition. Rien de saillant, mais des scènes d'une grande netteté et bien conduites. Je ne fais des réserves que pour la langue; c'est trop écrit, avec des enflures de phrases, tout un dialogue qui n'est point vécu. Maintenant, je passe au troisième acte, le seul remarquable. Il mérite vraiment la discussion.

Nulle part je n'ai encore lu les raisons qui, selon moi, ont fait le grand et légitime succès de cet acte. Presque tous les critiques se sont exclamés sur la coupe même de l'acte, sur la facture des scènes, sur le pur côté théâtral, en un mot. Il semble, d'après eux, que M. Delpit ait réussi, parce qu'il a coulé son oeuvre dans un moule connu. Eh bien! je crois être certain, pour ma part, que M. Delpit doit son succès à la quantité de vérité qu'il a osé mettre sur les planches; cette quantité n'est pas grande, il est vrai, et le public, en applaudissant, a pu très bien ne pas se rendre un compte exact de ce qu'il applaudissait. Mais le fait ne m'en paraît pas moins facile à démontrer.

Voyez la scène du notaire. Rien de plus simple, de plus logique ni de plus fort. Voilà un homme dans l'exercice de sa profession; il pose les questions qu'il doit poser, et ce sont justement ces questions, si naturelles, qui déterminent la catastrophe. Ici, nous ne sommes plus au théâtre; il ne s'agit plus de ce qu'on nomme «une ficelle», un expédient visible, consacré, usé, passé à l'état de loi. Nous sommes dans la vie ordinaire, dans ce qui doit être. Aussi l'effet a-t-il été immense. Toute la salle était secouée. La preuve est-elle assez concluante, et me donne-telle assez raison? Voilà ce qu'on obtient avec la vérité banale de tous les jours.

Et ce n'est pas tout. Voyez Coralie pendant cette scène et les suivantes. Tout un coin de la vraie fille est risqué ici fort habilement et dans une juste mesure des nécessités scéniques. D'abord, voici la fille avec son roman naïf, son histoire d'une soeur à elle qui aurait laissé neuf cent mille francs à Daniel; elle ne s'est pas inquiétée des lois qu'elle ignore, elle s'est contentée d'un de ces mensonges qu'elle a faits cent fois à ses amants et dont ceux-ci se sont toujours montrés satisfaits. Aussi se trouble-t-elle tout de suite, lorsque le notaire la met en face des réalités. C'est un château de cartes qui s'écroule, et elle en reste suffoquée, éperdue, sans force pour mentir de nouveau, pleurant comme une enfant. L'observation est excellente; une fois encore, nous sommes dans la vie. J'en dirai de même pour certaines parties de la grande scène entre Coralie et son fils, tout en faisant pourtant des réserves, car l'auteur ici verse singulièrement dans la déclamation et dans les gros effets inutiles. J'aurais voulu plus de discrétion dramatique, certain que le coup porté sur le public aurait encore grandi. Rien de meilleur que l'embarras de Coralie, lorsque Daniel lui demande le nom de son père; très juste également la conclusion de la scène, le pardon du fils acceptant sa mère, quelle qu'elle soit. Seulement, c'est là que je voudrais moins de rhétorique. Daniel fait des phrases sur la rédemption, sur l'honneur, sur la famille. A quoi bon ces phrases, dont on rirait dans la réalité? Pourquoi ne pas parler simplement et dire tout juste ce que Daniel dirait, s'il était seul à seule avec sa mère, dans une chambre? Toujours l'idée qu'on est au théâtre et qu'il faut donner un coup de pouce à la vérité, si l'on veut obtenir l'émotion, lorsqu'il est démontré au contraire que la plus forte émotion naît de la vérité la plus franche et la plus simple.

Tel est donc, pour moi, le grand mérite de ce troisième acte. Daniel reste en bois, sauf deux ou trois cris, car Daniel est un être abstrait, fait sur un type ridicule de perfection. Mais Coralie se montre bien vivante, et cela suffit pour donner à l'acte un souffle de vie. Je le répéterai: l'acte a réussi parce que, d'un bout à l'autre, il échappe aux ficelles ordinaires, et qu'il obéit simplement à des ressorts logiques et humains, pris dans le caractère même des personnages. Je n'insisterai pas sur le quatrième acte, bien qu'il contienne peut-être la pensée morale et philosophique de l'auteur. En tout cas, je vois là une concession aux nécessités scéniques qui diminue l'oeuvre et lui enlève toute largeur.

Maintenant, M. Delpit me permettra-t-il de lui donner quelques conseils, comme mon métier de critique m'y oblige? Je vois partout qu'on l'acclame et qu'on le grise, en le poussant dans une voie qui me paraît fâcheuse. Ainsi, je nommerai M. Sarcey, dont l'autorité est réelle en matière dramatique, et qui, selon moi, fait beaucoup de victimes par les enseignements de son feuilleton. Écoutez ce qu'il écrit à propos du Fils de Coralie: «La belle chose que le théâtre! Personne à ce moment ne pensait plus à l'indignité de la mère, à l'impossibilité du sujet. Personne ne songeait plus à chicaner son émotion. On avait en face une mère et un fils dans une situation terrible, et les répliques jaillissaient à coups pressés comme des éclats de foudre. Tout le reste avait disparu.» Cela revient à dire en bon français: «Moquez-vous de la vraisemblance, moquez-vous du bon sens, mettez simplement des pantins l'un devant l'autre, dans des situations préparées, et comptez sur l'émotion du public pour être absous: tel est le théâtre qui est une belle chose.» D'ailleurs, je le sais, M. Sarcey ne se fait pas une autre idée du théâtre, il le juge au point de vue de la consommation courante du public. Eh bien! que M. Delpit s'avise d'écouter M. Sarcey, de croire que tous les défauts disparaissent, lorsqu'on a fait rire ou pleurer une salle, et il verra le beau résultat à sa cinquième ou sixième pièce!

Non, il n'est pas vrai que tout disparaisse dans l'émotion purement nerveuse du public. A ce compte, les mélodrames les plus gros et les plus bêtes seraient des chefs-d'oeuvre inattaquables, car ils ont bouleversé de gaieté et de douleur des générations entières. Non, le théâtre n'est pas une belle chose, parce qu'on peut y duper chaque soir quinze cents personnes, en leur faisant avaler des choses très médiocres dans un éclat de rire ou dans un flot de larmes. C'est au contraire pour cette raison que le théâtre est inférieur. Il n'est pas honorable d'ébranler la raison des spectateurs par des situations violentes, au point de les rendre imbéciles, et cela n'est permis qu'aux pièces sans littérature. Où M. Sarcey a-t-il vu que la situation faisait tout oublier? dans le répertoire des boulevards, dans nos pièces romantiques qui mêlent l'habileté de Scribe à la fantasmagorie de Victor Hugo. Mais qu'il cite un chef-d'oeuvre qui soit un chef-d'oeuvre en dehors de l'observation humaine et de la beauté littéraire du dialogue. Il faut toujours voir le chef-d'oeuvre; rien ne me paraît désastreux pour la critique comme cet engourdissement dans le train-train quotidien de nos théâtres, qui ne met rien au delà du succès immédiat d'une pièce et qui rapporte tout à la consommation courante du public. Sans doute, les chefs-d'oeuvre sont rares; mais c'est pour le chef-d'oeuvre que nous travaillons tous. Peu importent les fabricants, ils ne méritent pas qu'on discute sur leur plus ou leur moins de médiocrité.

 

Je dirai donc à M. Delpit de ne pas trop se fier aux situations, à l'émotion qu'il peut déterminer en heurtant des marionnettes, placées dans de certaines conditions. Ce métier ne réussit même plus aux vieux routiers du mélodrame. S'il n'avait mis dans sa comédie que des invraisemblances et des conventions, comme M. Sarcey paraît le croire, sa comédie tomberait aujourd'hui devant l'indifférence publique. Ce n'est pas grâce aux situations que le Fils de Coralie a réussi, car nous avons vu d'autres situations aussi puissantes et plus neuves ne pas toucher les spectateurs; c'est grâce à la somme de vérité que l'auteur a osé apporter dans les situations, comme j'ai tâché de le prouver. M. Sarcey ne dit pas un mot de cela. Il ajoute même que, lorsqu'une salle pleure, il n'y a plus à discuter; alors qu'on nous ramène à Lazare le Pâtre, dont on vient de faire quelque part une reprise si piteuse. Le preuve que rien ne disparaît, même dans le succès, c'est que le capitaine Daniel reste un personnage en bois pour tout le monde, c'est que le quatrième acte empêchera toujours le Fils de Coralie d'être une oeuvre de premier ordre. Le public, que l'on croit pris tout entier quand on l'a vu rire ou pleurer, a de terribles revanches; il juge son émotion et il se révolte, si l'on s'est moqué de lui. Telle est l'explication du dédain que nos petits-fils montreront pour certaines oeuvres acclamées aujourd'hui dans nos théâtres.

M. Delpit vient de révéler un tempérament d'homme de théâtre. Maintenant, il faut qu'il produise. Deux routes s'ouvrent devant lui: l'oeuvre de convention et l'oeuvre de vérité, l'analyse humaine et la fabrication dramatique. Dans dix ans, on le jugera.