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Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples

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Tel est, en gros, le drame. Dans une étude qu'il a publiée sur son oeuvre, M. de Bornier a écrit ceci: «L'idée des Noces d'Attila est fort simple; tout vainqueur se détruit lui-même par l'abus de sa victoire, voilà l'idée philosophique; un tigre veut manger une gazelle, mais la gazelle se fâche, voilà le fait dramatique.» Acceptons cela, et examinons la mise en oeuvre.

M. de Bornier ne nous a pas montré du tout un vainqueur se détruisant par l'abus de sa victoire, car Attila meurt d'un accident en pleines conquêtes, au milieu de ses armées victorieuses. Reste la fable du tigre et de la gazelle. J'admets que Hildiga soit une gazelle; ailleurs, M. de Bornier l'appelle une colombe; c'est plus tendre encore, et cela convient mieux aux grâces bien portantes de mademoiselle Rousseil. Mais quant au tigre, il est vraiment trop bon enfant et trop rageur à la fois. Je demande à m'expliquer longuement sur son compte.

Cette figure d'Attila emplit le drame, et c'est, en somme, juger l'oeuvre que de l'étudier. M. de Bornier paraît avoir voulu reconstituer autant que possible la figure historique d'Attila, telle que nous la montrent les rares documents historiques. Son barbare est civilisé, l'homme de guerre est doublé en lui d'un diplomate aussi rusé que peu scrupuleux. Seulement, à côté de quelques traits acceptables, quelle étrange résurrection de ce terrible conquérant! Tout le monde l'insulte pendant quatre actes. Les prisonniers, Herric, Hildiga, Gerontia, Walter, d'autres encore, défilent devant lui, en lui jetant à la face les plus sanglantes injures, sans qu'il se mette une seule fois dans une bonne et franche colère. Ce n'est pas tout, Maximin vient le braver au nom de Rome, avec un étalage d'insolence lyrique, et il se contente de lutter de lyrisme avec l'insulteur. De temps à autre, il est vrai, il se dresse sur la pointe des pieds, en disant: «C'est trop de hardiesse!» Mais il s'en lient la, les hardiesses continuent, les plus humbles lui lavent la tête, on le traite à bouche que veux-tu de bourreau, de tyran, d'assassin; une vraie cible aux tirades patriotiques de chacun, un fantoche criblé de vers, lardé des mots de patrie et d'honneur. Ah! la bonne ganache de barbare! A coup sûr, le tigre ne s'est pas défendu contre M. de Bornier, qui, avant de le faire manger par sa gazelle, l'a accommodé sans péril à la sauce des beaux sentiments.

Cet Attila est donc un brave homme. Ajoutons qu'il a des mouvements d'humeur. Ainsi, s'il tolère autour de lui les gens qui l'injurient, il fait crucifier ceux de ses soldats qui gardent le silence; voir l'épisode du premier acte. D'autre part, il donne l'ordre de couper le cou de Walter, dans un moment de vivacité; mais, en vérité, ce Walter a bien mérité son sort; on n'«embête» pas un tyran à ce point, le moindre tigre en chambre n'aurait certainement pas attendu d'être provoqué deux fois. La bonhomie imbécile de Géronte, jointe à la folie meurtrière de Polichinelle, voilà l'Attila de M. de Bornier. Dès qu'il a besoin de faire injurier son despote, le poète l'asseoit sur son trône et le tient immobile et patient, tant que la tirade se développe. Ensuite, il pousse un ressort, et le pantin lâche le fameux: «C'est trop de hardiesse!» Une seule fois, le pantin tue un homme, non pas parce que cet homme lui dit depuis huit heures du soir des choses excessivement désagréables, mais parce qu'il abuse de sa situation de noble prisonnier et de belle âme pour vouloir lui prendre sa femme. C'en est trop, le tigre est dans le cas de légitime défense.

Je me laisse aller à la plaisanterie. Mais, en vérité, comment prendre au sérieux une pareille psychologie. Voilà le grand mot lâché: Toute cette tragédie, déguisée en drame romantique, est d'une psychologie enfantine. Essayez un instant de reconstituer les mouvements d'âme des personnages, de savoir à quelle logique ils obéissent, et vous arriverez à une analyse stupéfiante. Nous sommes ici dans une abstraction quintessenciée. Ce n'est plus la machine intellectuelle si bien réglée du dix-septième siècle. C'est un casse-cou continuel au milieu de nos idées modernes habillées à l'antique. On est en l'air, partout et nulle part, parmi des ombres qui cabriolent sans raison, qui marchent tout d'un coup la tête en bas, sans nous prévenir. Les personnages sont extraordinaires, mais ils pourraient être plus extraordinaires encore, et il faut leur savoir gré de se modérer, car il n'y a pas de raison pour qu'ils gardent le moindre grain de bon sens. Nous sommes dans le sublime.

Oui, dans le sublime, tout est là. M. de Bornier lape à tous coups dans le sublime. Ses personnages sont sublimes, ses vers sont sublimes. Il y a tant de sublime là dedans, qu'à la fin du quatrième acte, j'aurais donné volontiers trois francs d'un simple mot qui ne fût pas sublime. Mais c'est justement au quatrième acte que le sublime déborde et vous noie. Ainsi je n'ai pas parlé d'Ellak, ce fils d'Attila qui a le coeur tendre et qui veut sauver Hildiga; quand il comprend, dans la chambre nuptiale, qu'elle va tuer son père, il est torturé par la pensée de prévenir celui-ci et de la livrer ainsi à sa fureur; mais Attila parle justement de faire mourir la mère d'Ellak pour une faute ancienne, et alors le jeune homme n'hésite plus, il livre son père à Hildiga pour sauver sa mère. Sublime, vous dis-je, sublime! Si ce n'était pas sublime, ce serait bête.

Et quel coup de sublime encore que le dénoûment! Attila raconte à Hildiga le rêve qu'il a fait, en la voyant en vierge qui foulait au pied le serpent. Hildiga, flairant un piège, lui répond par un autre songe: elle a rêvé qu'elle l'assassinait d'un coup de sa hache. Vous croyez qu'Attila va se méfier et prendre ses précautions avec cette faible femme qu'il peut écraser d'une chiquenaude. Allons donc! Il passe avec elle derrière un rideau, et nous l'entendons tout de suite glousser comme un poulet qu'on égorge. C'est sublime!

Le sublime, voilà la seule excuse, à ce point de dédain absolu pour tout ce qui est vrai et humain. D'ailleurs, M. de Bornier ne se défend pas d'avoir voulu se mettre en dehors de l'humanité. «Après bien des hésitations, dit-il, j'ai choisi le temps et le personnage d'Attila, précisément parce que le temps est obscur et le personnage peu connu.» Il insiste beaucoup sur ce point que personne ne peut pénétrer une âme comme celle d'Attila. Le despote lui-même, en parlant de l'histoire, dit qu'elle pourra le condamner, mais non pas le connaître.

Dès lors, le poète est libre, il va se permettre toutes les gambades sur le dos d'Attila. Et c'est ainsi qu'il nous a donné ce stupéfiant barbare, qui a des allures de romantique de 1830, qui rappelle ces personnages d'un drame de Ponson du Terrail, je crois, disant: «Nous autres, gens du moyen âge…» Oui, Attila se traite lui même de barbare, parle de l'histoire et de la décadence, prédit tout ce qui doit arriver, porte sur ses actions les jugements que nous portons aujourd'hui. Et il n'y a pas qu'Attila, les autres personnages ne sont également que des chienlits modernes, lâchés dans une action baroque, et s'y conduisant avec nos idées et nos moeurs. Tous les mensonges sont accumulés: non seulement la psychologie de ces marionnettes est absurde, mais encore le drame est d'une fausseté absolue, comme histoire et comme humanité.

Que reste-il? une fable, un sujet quelconque, auquel un poète dramatique a accroché des vers. Imaginez-vous un arbre planté en l'air, sans racine dans le sol, et dont les bras morts portent des drapeaux. Cela claque dans le vide, et le peuple applaudit.

Dès lors, j'en suis amené à ne plus juger que les vers de M. de Bornier. Je sais des poètes qui se sont indignés. Ils refusent à l'auteur des Noces d'Attila le don de poésie. Cela me touche moins. Au théâtre, dans une étude de caractères et de passions, j'estime que le lyrisme est un don bien dangereux. Mais il est certain que M. de Bornier obtient une étrange cuisine, en passant tour à tour du procédé de Corneille au procédé de Victor Hugo. Cela me choque surtout parce que je ne crois pas à une alliance possible entre des maîtres de tempéraments différents. Les auteurs de juste milieu, ceux qui ont eu, comme Casimir Delavigne, l'ambition de concilier les extrêmes, ne sont jamais parvenus qu'à un talent bâtard et neutre n'ayant plus de sexe. C'est un peu le cas de M. de Bornier.

Le directeur de l'Odéon a monté le drame richement. Mais franchement, malgré ses soins et l'argent qu'il a dépensé, rien n'est plus triste ni plus laid que le défilé de ces costumes baroques, qu'on nous donne comme exacts. Il y a là une orgie de cheveux, de barbes et de moustaches, de l'effet le plus extravagant. Du côté des Francs, tout le monde est blond, un ruissellement de filasse; du côté des Huns, tout le monde est brun, des poils trempés dans de l'encre et balafrant les visages comme des traits de cirage. C'est enfantin et lugubre. Quant à l'exactitude, elle me fait un peu sourire. Elle doit ressembler au respect historique de M. de Bornier. Ainsi, on a mis un entonnoir sur la tête de M. Marais. C'est très bien. Mais alors je déclare cela faible comme imagination. Du moment qu'on avait recours aux ustensiles de cuisine, je me plains qu'on n'ait pas coiffé M. Pujol d'une casserole et M. Dumaine d'un moule à pâtisserie. Remarquez que nous n'aurions pas réclamé, et que cela peut-être aurait été plus joli.

On me trouvera sans doute bien sévère pour M. de Bornier. La vérité est que nous n'avons pas le crâne fait de même. Il me paraît être la négation de l'auteur dramatique tel que je le comprends; et comme nous n'avons aucun engagement l'un envers l'autre, je m'exprime avec une entière franchise, je dis tout haut ce que bien du monde pense tout bas. Cela est aussi honorable pour lui que pour moi.

LE DRAME SCIENTIFIQUE

Le public des premières représentations a été bien sévère, au théâtre Cluny, pour ce pauvre M. Figuier. L'estimable savant, tenté par le succès du Tour du monde en 80 jours et d'Un Drame au fond de la mer, a eu l'idée, lui aussi, de découper une pièce à grand spectacle, dans les livres de vulgarisation scientifique qu'il publie depuis près de vingt ans, et qui se vendent à un nombre considérable d'exemplaires. Pour être chez lui, il s'est entendu avec M. Paul Clèves. Mais, grand Dieu! jamais bouffonnerie du Palais-Royal n'a égayé une salle comme les Six Parties du monde.

 

Je ne raconterai pas la pièce, qui est taillée sur le patron du genre. Il s'agit d'un groupe de voyageurs lancés à la queue leu leu dans toutes les contrées imaginables. Une histoire quelconque relie les personnages les uns aux autres et explique tant bien que mal leur course au clocher. D'ailleurs, tout cela est le prétexte; l'intention de l'auteur est de présenter une suite de tableaux saisissants, une sorte de panorama géographique qui instruise et qui charme à la fois.

Mon Dieu! la pièce est à coup sûr mal bâtie. Elle prête à rire par des puérilités, des façons innocentes et convaincues de présenter les choses. Rien n'est drôle parfois comme ces voyageurs qui dissertent au milieu des sauvages. Mais, en vérité, M. Figuier n'est pas l'inventeur du genre, et on a eu tort de lui faire porter tout le ridicule d'une pièce dont les modèles eux-mêmes sont parfaitement grotesques.

J'avoue, quant à moi, faire une très faible différence entre les Six Parties du monde et le Tour du monde en 80 jours. Et, puisque le titre de cette dernière pièce vient sous ma plume, je veux dire combien une oeuvre pareille me paraît inférieure et drôlatique. Rien de moins scénique que l'idée sur laquelle elle repose; le héros de l'aventure, qui gagne un jour sans le savoir, peut être un monsieur intéressant pour des astronomes et des géographes, mais je jurerais bien que, sur les milliers de spectateurs qui sont allés à la Porte-Saint-Martin, quelques douzaines au plus ont compris l'ingéniosité scientifique du dénoûment. Tout le reste de l'intrigue est d'une banalité rare.

L'épisode le plus saillant est celui de la veuve du Malabar que l'on va brûler vive; et quelle étonnante histoire, grosse de comique, lorsqu'un des héros épouse cette veuve, à son retour en Angleterre! Je connais peu d'intrigues qui mettent plus de solennité dans la charge. Quand j'ai vu jouer la pièce, tout m'y a paru stupéfiant.

Certes, je m'explique parfaitement le succès. D'abord, il y avait un éléphant. Puis, deux ou trois tableaux étaient joliment mis en scène. On allait voir ça en famille, on y menait les demoiselles et les petits garçons qui avaient été sages. C'était un spectacle que les professeurs recommandaient. D'ailleurs, lorsqu'un courant de bêtise s'établit, il faut bien que tout Paris y passe. Moi, je préfère une féerie, je le confesse. Au moins une féerie n'a aucune prétention. Le côté irritant d'une machine telle que le Tour du monde en 80 jours, c'est qu'on rencontre des gens qui en parlent sérieusement, comme d'une oeuvre qui aide à l'instruction des masses. J'entends la science autrement au théâtre.

Je me sens d'ailleurs beaucoup moins sévère pour Un Drame au fond de la mer. Il y avait là un tableau très original et d'un effet immense, celui du navire naufragé, avec ses cadavres, dans les profondeurs transparentes de l'Océan. Je sais bien que, pour arriver à ce tableau, et ensuite pour dénouer la pièce, les auteurs avaient entassé toute la friperie du mélodrame. Mais la pièce n'en contenait pas moins une trouvaille, tandis que le Tour du monde en 80 jours est un défilé ininterrompu de banalités, sans un seul tableau qui soit vraiment neuf. Si je m'explique le succès, je n'en trouve pas moins le public bon enfant et facile à contenter.

Aussi est-ce pour cela que j'ai une grande indulgence devant la tentative malheureuse de M. Figuier. Il est tombé où d'autres ont réussi; mais le talent qu'il pourrait avoir importait peu. Il y a là une question du plus ou du moins qui ne me touche pas. S'il avait fait quelques coupures, s'il avait écouté les conseils d'un ami, il aurait mis son oeuvre debout, sans la rendre meilleure à mes yeux. C'est le genre qui est idiot, on doit dire cela carrément. Je vois là toul au plus des parades de foire que l'on devrait jouer dans des baraques en planches, des spectacles pour les yeux où le peuple achève de brouiller les quelques notions justes qu'il possède, des oeuvres bâtardes et grossières qui gâtent le talent des acteurs et qui acheminent notre théâtre national vers les pièces d'un intérêt purement physique.

Remarquez que ce pauvre M. Figuier avait toutes sortes de bonnes intentions. Il voulait même être patriote, il avait pris des héros français, désireux de faire entendre que les Anglais et les Américains ne sont pas les seuls à courir le monde dans l'intérêt de la science. Le malheur est qu'il n'a pas su escamoter suffisamment les drôleries du genre. D'autre part, la scène étroite de Cluny ne se prêtait guère à un défilé des cinq parties du monde, augmentées d'une sixième. Fatalement, les moindres naïvetés y devenaient énormes. Il faut de la place, pour faire tenir une vaste bouffonnerie, établie sérieusement. Enfin, M. Figuier n'avait pas d'éléphant. Cela était décisif.

Pauvre science! à quels singuliers usages on la rabaisse, pour battre monnaie! La voilà maintenant qui remplace le bon génie et le mauvais génie de nos contes d'enfants. Certes, lorsque j'annonce que le large mouvement scientifique du siècle va bientôt atteindre notre scène et la renouveler, je ne songe guère à cette vulgarisation en une douzaine de tableaux de quelque notion élémentaire que les enfants savent en huitième. Il y a là une veine de succès que les faiseurs exploitent, rien de plus. Ce que je veux dire, c'est que l'esprit scientifique du siècle, la méthode analytique, l'observation exacte des faits, le retour à la nature par l'étude expérimentale, vont bientôt balayer toutes nos conventions dramatiques et mettre la vie sur les planches.

LA COMÉDIE

I

Mes confrères en critique dramatique ont bien voulu, pour la plupart, parler de mon dernier roman, à propos de Pierre Gendron, la pièce que MM. Lafontaine et Richard viennent de donner au Gymnase. Sans accuser les auteurs de plagiat, quelques-uns ont admis certaines ressemblances entre cette comédie et l'Assommoir. Loin de moi la pensée de me montrer plus sévère. Je tiens MM. Lafontaine et Richard pour de galants hommes qui se seraient adressés à moi, s'ils avaient eu la moindre velléité de tirer une pièce de mon livre. D'ailleurs, ils ont fait dire dans la presse que Pierre Gendron était écrit avant l'Assommoir, et cela doit suffire. Certes, je ne réclame pas une enquête. Je m'estime simplement heureux que les directeurs ne se soient pas montrés plus empressés de jouer la pièce; car, dans ce cas, ce serait moi qui aurais pu être traité de plagiaire.

Seulement, la rencontre entre les deux oeuvres est vraiment prodigieuse. Il y a là un cas littéraire sur lequel je me permets d'insister, uniquement pour la curiosité du fait.

Imaginez qu'un auteur dramatique veuille tirer un drame de l'Assommoir. La grosse difficulté qu'il rencontrera sera le noeud même du drame, le ménage à trois, le retour de l'ancien amant que le mari ramène auprès de sa femme, un jour de soûlerie. Dans la vie réelle, j'ai connu des Coupeau, lentement hébétés par la boisson. Mais un romancier seul peut employer aujourd'hui de tels personnages, parce qu'il a le loisir de les analyser à l'aise et de tirer d'eux les terribles leçons de la vérité. Au théâtre, ils restent encore d'un maniement presque impossible.

Tout le problème, pour un auteur dramatique, serait donc d'accommoder Coupeau et Lantier, de façon à ce qu'ils pussent paraître devant le public, sans trop le révolter. Il faudrait, tout en gardant la situation du ménage à trois, trouver un arrangement qui maintiendrait l'aventure dans cette convention d'honnêteté scénique, hors de laquelle une pièce est fort compromise. En un mot, étant donné Gervaise, Lantier et Coupeau, il s'agirait de les conserver tous les trois, et pourtant de les rendre possibles, en modifiant légèrement les données du roman.

Eh bien, MM. Lafontaine et Richard ont trouvé une solution très agréable. J'avais songé à ces choses, avant la représentation de leur pièce, et j'ai été réellement surpris de ne pas avoir eu l'idée d'une solution aussi habile. Certainement, ce qui m'a empêché de la trouver, c'est la pensée qu'un roman transporté au théâtre doit rester entier. Mais des auteurs qui ne seraient tenus à aucun respect envers l'Assommoir, et qui préféreraient même s'en écarter un peu, n'inventeraient pas une adaptation plus adroite que Pierre Gendron. Et cela est d'autant plus miraculeux que cette comédie a été écrite avant le roman.

Voici l'adaptation. Faites que Coupeau ne soit pas marié avec Gervaise, et admettez que Coupeau, tout en connaissant Lantier, ignore ses anciens rapports avec la jeune femme; dès lors, Coupeau, qui est un honnête ouvrier, pourra ramener Lantier dans son ménage, et, de ce retour, naîtront tous les éléments dramatiques nécessaires. Gervaise, naturellement, tremblera devant Lantier et refusera avec horreur le marché de honte qu'il lui offre pour garder le silence. Quant au dénoûment, il sera aimable ou triste, selon le théâtre où l'on portera la pièce.

Mais la rencontre la plus curieuse est peut-être que le retour de Lantier, dans le roman et dans le drame, a lieu pendant un repas de famille. Seulement, dans le roman, le repas est donné le jour de la fête de Gervaise; tandis que, dans le drame, il a lieu le jour de la fête de Coupeau.

Je n'ai pas besoin de faire remarquer les conséquences énormes que la légère modification du sujet amène au point de vue théâtral. Au lieu de cette déchéance lente du ménage, qui est le roman tout entier, on n'a plus qu'un honnête ménage d'ouvriers tyrannisé et menacé par un sacripant. Les auteurs ont même chargé Lantier en noir; ils en ont fait un assassin, que les gendarmes emmènent au dénoûment, ce qui est vraiment trop gros et noie leur oeuvre dans les eaux vulgaires du mélodrame. Quant à Coupeau et à Gervaise, ils se marient et sont heureux. On prétend, il est vrai, que la pièce était en cinq actes et qu'on l'a réduite pour les besoins du Gymnase. Je serais bien curieux de connaître les deux actes que M. Montigny a fait couper.

Et voyez le prodige, les rencontres ne s'arrêtent pas là! La fille des Coupeau, Nana, est aussi dans la pièce. Or, cette Nana était encore bien embarrassante; on pouvait, à la vérité, ne pas pousser les choses jusqu'au bout, en la ramenant au bercail, avant qu'elle eût glissé à la faute; mais elle n'en demeurait pas moins un danger, si l'on ne mettait pas à côté d'elle une consolation. Aussi Nana a-t-elle une soeur, une demoiselle bien élevée et sans tache, grandie en dehors du milieu ouvrier, et qui, au dénoûment, épousera le patron de la fabrique où travaille Coupeau. Cela compense tout.

Je ne veux pas insister davantage. Je répète une fois encore que j'accuse le hasard seul. Il m'a paru simplement intéressant de montrer comment, sans le vouloir, MM. Lafontaine et Richard ont tiré de l'Assommoir la pièce que des hommes de théâtre auraient pu y trouver. En outre, comme j'ai accordé de grand coeur à deux auteurs dramatiques l'autorisation de porter sur les planches le sujet de mon livre, j'ai pensé que je devais me prononcer sur la question soulevée dans la presse, à propos de Pierre Gendron.

Si l'on veut maintenant mon avis tout net sur cette comédie, j'ajouterai qu'elle me plaît médiocrement. Les auteurs ont dû la baser sur une situation fausse. Toute la pièce tient sur ce fait que Gervaise a refusé d'épouser Coupeau, parce qu'elle a appartenu à Lantier, et qu'elle courbe la tête sous l'éternelle honte de cette liaison. Il faut connaître bien peu le milieu où s'agitent les personnages, pour prêter un tel sentiment à Gervaise. Dans la réalité, elle serait depuis longtemps la femme légitime de Goupeau. Seulement, comme je l'ai expliqué, si elle était sa femme, les auteurs retomberaient dans la situation embarrassante du roman, et ils ont dû choisir entre la convention théâtrale et la vérité.

Je ne parle pas du dénoûment, je sais très bien que c'est là un dénoûment imposé par le Gymnase. On se marie trop à la fin, et toute cette action terrible tombe en plein dans la confiture. Voyez-vous Nana ramenée saine et sauve, comme s'il suffisait d'un tour d'escamotage pour transformer en bonne petite fille une coureuse de trottoirs, qui appartient de naissance au pavé parisien! Je voudrais que l'on sentît bien la à quel point de mensonge on a rabaissé le théâtre. Car soyez convaincus que MM. Lafontaine et Richard sont trop intelligents pour ne pas savoir eux-mêmes qu'ils mentent. La vérité est qu'ils ont eu peur, et avec raison; ils se sont dit qu'ils devaient se conformer au désir du public, qui aime les dénoûments aimables.

 

J'arrive ainsi au singulier jugement porté par plusieurs de mes confrères qui ont vu, dans Pierre Gendron, un manifeste naturaliste au théâtre. Gomme toujours, c'est la forme, l'expression extérieure de la pièce qui les a trompés. Il a suffi que les personnages employassent quelques mots d'argot populaire, pour qu'on criât au réalisme. On ne voit que la phrase, le fond échappe.

Certes, on ne saurait trop louer MM. Lafontaine et Richard, en mettant des ouvriers en scène, de leur avoir conservé certaines tournures de langage, qui marquent la réalité du milieu. C'était déjà là une audace, et il faut les en remercier. Seulement, j'aurais voulu les voir pousser plus loin l'amour du vrai, s'attaquer aux moeurs elles-mêmes, à la réalité des faits. Leur Gendron, c'est l'éternel bon ouvrier des mélodrames; leur Louvard, c'est le traître qu'on a vu tant de fois. Les bonshommes n'ont pas changé; ils restent jusqu'au cou dans la convention. Ils commencent à parler leur vraie langue, voilà tout.

Paris a besoin d'un certain nombre de plaisanteries courantes. Que les chroniqueurs, les échotiers, tout le personnel rieur et turbulent de la petite presse, ait lancé une série de calembredaines sur le mouvement littéraire actuel, rien de plus acceptable; que l'on fasse par moquerie tenir le naturalisme dans l'argot des barrières, l'ordure du langage et les images risquées, cela s'explique, et nous tous qui défendons la vérité, nous sommes les premiers à sourire de ces plaisanteries, lorsqu'elles sont spirituelles. Mais, en France, on ne saurait croire combien est dangereux ce jeu de la raillerie. Les esprits les plus épais et les plus sérieux finissent par accepter comme des jugements définitifs les aimables bons mots de la presse légère.

Ainsi, on tend à admettre que l'argot entre comme une base fondamentale dans notre jeune littérature. On vous clôt la bouche, en disant: «Ah! oui, ces messieurs qui remplacent la langue de Racine par celle de Dumollard!» Et l'on est condamné. Vraiment! nous nous moquons bien de l'argot! Quand on fait parler un ouvrier, il est d'une honnêteté stricte, je crois, de lui conserver son langage, de même qu'on doit mettre dans la bouche d'un bourgeois ou d'une duchesse des expressions justes. Mais ce n'est là que le côté de forme du grand mouvement littéraire contemporain. Le fond, certes, importe davantage.

Par exemple, au théâtre, c'est un triomphe médiocre que de placer de loin en loin une expression populaire. J'ai remarqué que l'argot fait toujours rire à la scène, lorsqu'on le ménage habilement. Il est beaucoup plus difficile de s'attaquer aux conventions, de faire vivre sur les planches des personnages taillés en pleine réalité, de transporter dans ce monde de carton un coin de la véritable comédie humaine. Cela est même si mal commode que personne n'a encore osé, parmi les nouveaux venus, qui ne sont pourtant pas timides.

Il faut remettre l'argot à sa place. Il peut être une curiosité philologique, une nécessité qui s'impose à un romancier soucieux du vrai. Mais il reste, en somme, une exception, dont il serait ridicule d'abuser. Parce qu'il y a de l'argot dans une oeuvre, il ne s'ensuit pas que cette oeuvre appartient au mouvement actuel. Au contraire, il faut se méfier, car rien n'est un voile plus complaisant qu'une forme pittoresque; on cache là-dessous toutes les erreurs imaginables.

Ce qu'il faut demander avant tout à une oeuvre, que le romancier ait cru devoir prendre la plume d'Henri Monnier ou celle de Bossuet, c'est d'être une étude exacte, une analyse sincère et profonde. Quand les personnages sont plantés carrément sur leurs pieds et vivent d'une vie intense, ils parlent d'eux-mêmes la langue qu'ils doivent parler.

II

La première représentation au Gymnase de Châteaufort, une comédie en trois actes de madame de Mirabeau, m'a paru pleine d'enseignements. Pendant que le public tournait au comique les situations dramatiques, et que les critiques se fâchaient en criant à l'immoralité, je songeais qu'il y avait là un malentendu bien grand, j'aurais voulu pouvoir transformer d'un coup de baguette cette pièce mal faite en une pièce bien faite, et changer ainsi en applaudissements les rires et les indignations; car, au fond, il s'agissait uniquement d'une question de facture.

Voici, en gros, le sujet de la pièce. Le marquis de Ponteville a donné sa fille Nadine en mariage à M. de Châteaufort, un homme de la plus grande intelligence, que le gouvernement vient même de charger d'une mission diplomatique. Puis, le marquis s'est remarié avec une demoiselle d'une réputation équivoque. Mais voilà que Nadine acquiert la preuve, par une lettre, que son mari a été l'amant de sa belle-mère. Le beau Châteaufort, l'homme irrésistible et magnifique, est un simple gredin. Précisément, il vient de commettre une première scélératesse. Aidé de la marquise, il a décidé le marquis à lui léguer le château de Ponteville, au détriment de Pierre, le frère aîné de Nadine. Celui-ci apprend tout par le notaire qui a rédigé le testament. Un singulier notaire qui, pour se venger d'avoir reçu des honoraires trop faibles, dénonce tout le monde, et apprend surtout à la marquise que Nadine a des rendez-vous avec M. de Varennes, rendez vous fort innocents d'ailleurs. Dès lors, la guerre est déclarée entre les deux femmes. Madame de Ponteville accuse madame de Châteaufort d'adultère, et fait prendre par le marquis une lettre que celle-ci semble vouloir dissimuler. Mais justement cette lettre est celle qui révèle la liaison de Châteaufort et de madame de Ponteville. Le marquis a un coup de sang, dont il se tire pour se lamenter. Enfin Châteaufort, auquel le gouvernement vient de retirer sa mission, comprend qu'il gêne tout le monde, qu'il n'y a pas d'issue possible, et il se décide à dénouer le drame en se faisant sauter la cervelle.

Certes, je ne défends point les inexpériences ni les maladresses de la pièce. Seulement, je me demande quelle a été la véritable intention de madame de Mirabeau. A coup sûr, son idée première a dû être de mettre debout la haute figure de Châteaufort. On dit que son héros était, dans le principe, député et ambassadeur; la censure aurait diminué le personnage, en en faisant un simple diplomate, envoyé en mission particulière.

Mais l'indication suffit. On comprend immédiatement quel est le personnage, le type que l'auteur a voulu créer. Châteaufort n'est point l'aventurier vulgaire. Son nom est à lui; de plus, il a une grande intelligence, une haute situation. Sa perversion est un fruit de l'époque et du milieu. Il est la pourriture en gants blancs, l'intrigue toute puissante, l'homme public qui abuse de son mandat, le cerveau vaste qui combine le mal. Cet homme, titré, occupant une des situations politiques les plus en vue, représente donc la corruption dans les hautes classes, avec ce qu'elle a d'intelligent, d'élégant et d'abominable. Je ne sais si je me fais bien comprendre. Mais il y avait, à mon sens, une création très large à tenter avec un tel personnage. Il est de notre temps; on l'a rencontré dans vingt procès scandaleux. Il a poussé sur les décombres des monarchies; il ne peut plus avoir de pensions sur la cassette des rois, et il bat monnaie avec ses titres et ses situations officielles. Regardez autour de vous, très haut, et vous le reconnaîtrez. Je comprends donc parfaitement que madame de Mirabeau n'ait pu résister à la tentation de mettre au théâtre une figure si contemporaine et si puissamment originale.