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Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples

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– Vous avez la mienne!

Rien de plus royal. Voyez vous ce routier se promenant avec des blancs-seings de la reine, faisant la leçon aux grands capitaines, donnant sa parole avec des gestes de matamore! C'est de la farce lugubre.

D'ailleurs, il est inutile de discuter. Un drame historique, bâti sur ce plan, ne soutient pas la discussion. Toutes les démences s'y abattent. Il serait impossible de prendre un personnage et de l'analyser, sans voir tout de suite qu'on a une marionnette dans les mains. Ainsi, je ne connais pas de figure plus décourageante que la duchesse, cette femme qui trompe son mari qui se sauve avec sa fille pour suivre un amant indigne, le traître de la pièce, et que nous retrouvons dans les larmes, dans le remords, dans tout le tra la la des beaux sentiments. J'ai dit le mot juste, elle est décourageante, car rien n'est plus attristant et malsain que le mensonge. L'auteur a dû vouloir créer l'adultère sympathique, l'ange des épouses infidèles, l'héroïne impeccable des femmes tombées. Et il a accouché de cette pleurnicheuse, dont ni la faute ni le repentir ne nous touchent, et qui se traîne aux pieds de son mari, sans que la salle soit émue. Pourquoi nous intéresserions-nous à elle, puisqu'elle est une poupée dont nous apercevons toutes les ficelles?

Dirai-je un mot du style, maintenant? Ici, je me sens les bras cassés. J'avais véritablement l'impression d'un déluge de tuiles sur mes épaules, pendant la représentation de Coq-Hardy. On ne peut imaginer les étranges phrases qui tombent là dedans. L'auteur semble avoir ramassé avec soin toutes les tournures clichées, les bêtises de la rhétorique, les images que l'usage a ridiculisées, afin de les mettre à la queue les unes des autres dans son oeuvre. C'est un véritable cahier de mauvaises expressions. Pas une ne manque. On aurait voulu faire un pastiche de la langue des mélodrames, qu'on ne serait certainement pas arrivé à une pareille réussite sans beaucoup d'efforts. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'un public n'ait pas les oreilles plus sensibles. Comment se fait-il que des spectateurs, qui se fâcheraient si un orchestre jouait faux, puissent supporter patiemment toute une soirée une langue si abominablement fausse? Je sais que, pour mon compte, le style de Coq-Hardy m'a rendu très malade. Affaire de tempérament sans doute.

Si cela était écrit avec bonhomie encore, si l'on sentait derrière un homme simple, qui ne se pique pas d'écrire et qui dit tout rondement sa pensée! L'intolérable est qu'on devine une continuelle prétention au beau style. Les phrases ont le poing sur la hanche comme les personnages. Au dénoûment, Coq-Hardy fait un discours où il parle des Francs et des Gaulois. Il faut dire que ce duc de Brennes descend de Brennus; Brennes, Brennus, vous comprenez, c'est fort ingénieux. Et il y a ainsi des panaches tout le long de la pièce. Parfois même on entrevoit des intentions shakespiriennes. Oh! les intentions shakespiriennes! c'est là recueil des faiseurs de mélodrames. La poésie les tue.

J'avouerai, d'ailleurs, que je ne puis me défendre d'un grand dédain pour les pièces où les coups d'épée et les coups de pistolet entrent pour la part la plus applaudie dans les mérites du dialogue. Le succès de Coq-Hardy a été le combat du cinquième acte. Si la poudre parle, c'est que l'auteur n'a rien de mieux à dire. Et quel abus aussi des beaux sentiments! Quand un acteur a un beau sentiment à émettre, on s'en aperçoit tout de suite; il s'approche du trou du souffleur comme un ténor qui a une belle note à pousser, il lâche son beau sentiment, on l'applaudit, il salue et se retire. Cela finit par être honteux, de spéculer ainsi sur l'honneur, la patrie, Dieu et le reste. Le procédé est trop facile, il devrait répugner aux esprits simplement honnêtes.

La stricte vérité est que, le premier soir, la salle s'ennuyait. Toutes les fois que des personnages historiques étaient en scène et se perdaient dans des considérations sur la Fronde, je voyais les spectateurs ne plus écouter, lever le nez, s'intéresser au lustre ou aux peintures du plafond. Je vous demande un peu à quoi rime la Fronde pour nous? Il fallait qu'un choc d'épée ou la déclamation d'une tirade vertueuse ramenât l'attention sur la scène. Alors, on applaudissait, pour se réveiller sans doute. Je jurerais que les deux tiers des spectateurs n'ont pas compris la pièce. Coq-Hardy n'en a pas moins marché jusqu'à la fin, et le nom de l'auteur a été acclamé. On en est arrivé à un grand mépris des jugements sincères.

Certes, je souhaite tous les succès à M. Poupart-Davyl. Il y avait des choses très acceptables dans sa Maîtresse légitime, à l'Odéon. Je suis certain que la forme de notre mélodrame historique est surtout la grande coupable, dans cette affaire de Coq-Hardy. On ne ressuscite pas un genre mort. J'entendais bien, dans la salle, les romantiques impénitents rejeter toute la faute sur M. Poupart-Davyl, en l'accusant d'avoir gâché un bon sujet. Mais la vérité est qu'il est impossible aujourd'hui de refaire les pièces d'Alexandre Dumas. Il faudrait tout au moins renouveler le cadre, chercher des combinaisons, choisir des époques inexplorées. Voyez les faits: M. Poupart-Davyl a un grand succès avec la Maîtresse légitime, et je doute qu'il fasse autant d'argent avec Coq-Hardy. Ouvrira-t-on les yeux, comprendra-t-on qu'on doit laisser au magasin des accessoires toutes les guenilles historiques, pour entrer définitivement dans le drame moderne, qui est fait de notre chair et de notre sang?

Dernièrement, les romantiques impénitents se fâchaient contre Rome vaincue. Comment! une tragédie, cela était intolérable! Et ils se chatouillaient pour rire, ils plaisantaient M. Parodi sur la formule démodée qu'il avait ressuscitée. Eh bien! en toute conscience, je trouve les Romains de Rome vaincue autrement vivants que les frondeurs de Coq-Hardy. Certes, la tragédie, que les romantiques avaient tuée, se porte beaucoup mieux à cette heure que le drame. Je ne veux pas même établir un parallèle entre les deux pièces, car d'un côté il y a le souffle d'un tempérament dramatique, tandis que, de l'autre, je ne vois que le pastiche banal de tous les mélodrames odieux qui m'assomment depuis quinze ans. Ici, la question d'art s'élève au-dessus des formules. Et combien je préfère la langue incorrecte de M. Parodi au ron-ron de M. Poupart-Davyl!

IV

M. Poupart-Davyl a fait jouer à l'Ambigu un drame en six actes: les Abandonnés, qui a eu un très vif succès le soir de la première représentation.

Guillaume Aubry est un ouvrier serrurier qui a épousé à Tours une fille superbe, Nanine, laquelle l'a abandonné après quelques mois de mariage. Vainement il l'a cherchée, fou de tendresse et de rage; elle roule le monde, elle est faite pour les amours cosmopolites et pour les aventures. Guillaume est venu à Paris, où il a fini par s'établir. La loi est là qui l'empêche de se remarier, mais son coeur s'est donné à une honnête blanchisseuse, Ursule, avec laquelle il vit maritalement, et dont il a deux petits garçons. Il y a même, dans la maison, un troisième enfant, Robert, qu'Ursule dit avoir recueilli par pitié, en le voyant maltraité par les personnes qui le gardaient; et Guillaume regarde cet enfant d'un oeil jaloux, car son idée fixe est que le petit est la preuve vivante d'une première faute, d'une faute ancienne, qu'Ursule ne veut pas avouer.

Voilà une des actions du drame. Un autre action est fournie par Nanine, qui a été en Angleterre la maîtresse de lord Clifton. Un fils est né de cette liaison, et Nanine, en abandonnant lord Clifton, a emporté cet enfant. Depuis cette époque, le père, qui a hérité d'une fortune colossale, vit dans les regrets et parcourt l'Europe en cherchant son fils. Naturellement, ce fils n'est autre que Robert, recueilli par Ursule. Le bâtard de la femme vit ainsi sous le toit du mari, entre les deux bâtards que celui-ci a eus de son côté; et tout cela sans que personne s'en doute le moins du monde.

Si j'ajoute que Nanine, pour faire peau neuve, a fait annoncer sa mort dans les journaux de San Francisco, et qu'elle ressuscite à Paris sous le nom de madame veuve Perkins; si je dis qu'elle est associée avec un certain Morgane, un gredin de la haute société qui vole au jeu et qui ne recule pas devant les coups de couteau: j'aurai indiqué tous les éléments du drame, et il sera aisé d'en comprendre les péripéties assez compliquées.

A la nouvelle de la mort de Nanine, Guillaume et Ursule sont dans une joie profonde. Enfin, ils vont pouvoir se marier! Cependant, Nanine, en retrouvant lord Clifton affolé par la mort de son fils, ourdit toute une trame. Elle vient trouver son ancien amant et lui offre de lui rendre son fils, s'il consent à se marier avec elle. Celui-ci, après s'être révolté, consent. Nanine se met alors à la recherche de Robert et arrive ainsi chez Guillaume. Ursule, devant son visage froid, ses yeux mauvais, refuse violemment de lui rendre le petit. Puis, Guillaume se présente, et la reconnaissance entre le mari et la femme a lieu. Dès lors, tout croule, plus de mariage possible ni d'un côté ni de l'autre. Mais Nanine ne renonce pas à la lutte, elle volera Robert et elle fera assassiner Guillaume par Morgane. Le malheur pour elle est que Morgane se doute qu'elle le dupe et qu'elle l'emploie comme un instrument dont on se débarrasse ensuite. Au dénoûment, lorsqu'elle s'entête à ne pas le suivre, il la frappe d'un coup de couteau. Et c'est ainsi que les méchants sont punis, pendant que les bons se réjouissent.

On voit quelle complication extraordinaire. Le hasard joue dans tout cela un rôle vraiment trop considérable. Je ne discute pas la vraisemblance. Rien de plus étrange que cette aventurière qui, en quittant lord Clifton, emporte son fils comme un colis encombrant qu'on abandonne à la première station. Il y a aussi, dans le drame, des idées bien singulières sur la législation qui régit les questions de paternité. La seule querelle que je veuille chercher à M. Louis Davyl est de lui demander pourquoi il a mis en oeuvre toutes les vieilles machines de l'ancien mélodrame, lorsqu'il lui était si facile de faire plus simple, plus nature, et d'obtenir par là même un succès plus légitime et plus durable.

 

Car les faits sont là, ce qui a pris le public, ce sont les scènes entre Guillaume et Ursule, c'est la peinture de ce monde ouvrier, étudié dans ses moeurs et dans son langage. Là étaient la nouveauté et la hardiesse, là a été le succès. Dès que Nanine se montrait, dès qu'on voyait reparaître ce lord de convention qui se promène d'un air dolent parmi les serruriers et les peintres en bâtiment, l'intérêt languissait, on souriait même, on écoutait d'une oreille distraite des scènes interminables, connues à l'avance. Il fallait que Guillaume et qu'Ursule reparussent, pour que la salle fût de nouveau prise aux entrailles.

Le pis est que M. Louis Davyl a certainement mis là les figures démodées et ridicules de son aventurière, de son lord, de son bandit du grand monde, pour faire accepter ses ouvriers du public. Il s'est dit, j'en jurerais, que, par le temps qui court, le public ne voulait pas trop de vérité à la fois, et qu'il fallait être habile en ménageant les doses. Alors, il a accepté la recette connue, qui consiste à ne pas mettre que des ouvriers sur la scène, à les mêler dans une savante proportion à de nobles personnages. Et il a obtenu cette singulière mixture qui rend son drame boiteux et qui en fait une oeuvre mal équilibrée et d'une qualité littéraire inférieure.

Je crois que le public lui aurait été reconnaissant de rompre tout à fait avec la tradition. Pourquoi un lord? Elles sont rares les femmes d'ouvriers qui montent dans les lits des grands de la terre. Le plus souvent, elles trompent un serrurier avec un maçon. Transportez ainsi toute l'action des Abandonnés dans le peuple, et vous obtiendrez une pièce vraiment originale, d'une peinture vraie et puissante. Je répète que les seules parties de l'oeuvre qui ont porté sont les parties populaires. C'est là une expérience dont le résultat m'a enchanté, parce que j'y ai vu une confirmation de toutes les idées que je défends.

Déjà, lorsque M. Louis Davyl fit jouer à la Porte-Saint-Martin ce drame stupéfiant de Coq-Hardy, où l'on voyait Louis XIV enfant se promener la nuit dans les rues de Paris en jouant de sa petite épée de gamin, j'ai dit combien les vieilles formules sont délicates à employer. L'auteur était là dans la pièce de cape et d'épée, cherchant le succès avec une bonne foi et un courage méritoires. Le drame ne réussit pas, il comprit, qu'il se trompait, il frappa ailleurs. Je lui avais conseillé de s'attaquer au monde moderne. Il vient de donner les Abandonnés, et il doit s'en trouver bien. Maintenant, s'il veut prendre une place tout à fait digne et à part, il faut qu'il fasse encore un pas, il faut qu'il accepte franchement les cadres contemporains et qu'il ne les gâte pas, en y introduisant des éléments poncifs. C'est lorsqu'on veut ménager le public qu'on se le rend hostile.

Sérieusement, croit-on qu'une oeuvre d'une complication si laborieuse, avec des histoires folles qui ont traîné partout, avec ces trois bâtards qui passent comme des muscades sous les gobelets du dramaturge, ait quelque chance de laisser une petite trace? On la jouera quarante, cinquante fois; puis, elle tombera dans un oubli profond, et si par hasard quelqu'un la déterre un jour, il sourira du lord et de l'aventurière en disant: «C'est dommage, les ouvriers étaient intéressants.» A la place de M. Louis Davyl, j'aurais une ambition littéraire plus large, je voudrais tenter de vivre. Il est homme de travail et de conscience. Pourquoi ne jette-t-il pas là toute la prétendue science du théâtre, qui jusqu'ici l'a empêché de faire un drame vraiment neuf et vivant?

Chaque fois qu'un mélodrame réussit, il y a des critiques qui s'écrient: «Eh bien! vous voyez que le mélodrame n'est pas mort.» Certes, il n'est pas mort et il ne peut mourir. Par exemple, jamais un public ne résistera à une scène comme celle des deux mères, dans les Abandonnés. Nanine vient réclamer Robert à Ursule, la mère adoptive se sent pleine de tendresse à côté de la véritable mère, et elle lui crie, en montrant les trois enfants qui jouent: «Votre fils est là, choisissez dans le tas!» L'effet a été immense. Cela prend les spectateurs par les nerfs et par le coeur. Toujours, de pareilles combinaisons dramatiques, qui mettent en jeu les profonds sentiments de l'homme, remueront puissamment une salle.

Ce qui meurt, au théâtre comme partout, ce sont les modes, les formules vieillies. Il est certain que le dernier acte des Abandonnés, ce pavillon où Morgane vient assassiner Nanine, est de l'art mort. On le tolère, parce qu'il faut bien accepter un dénoûment quelconque. Mais on est fâché que l'auteur n'ait pas trouvé quelque chose de neuf pour finir sa pièce. Le mélodrame est mort, si l'on parle des recettes mélodramatiques connues, des combinaisons qui défrayent depuis quarante ans les théâtres des boulevards et dont le public ne veut plus. Le mélodrame est vivant, et plus vivant que jamais, s'il est question des pièces qu'on peut écrire sur l'éternel thème des passions, en employant des cadres nouveaux et en renouvelant les situations. Nous sommes emportés vers la vérité; qu'un dramaturge satisfasse le public en lui présentant des peintures vraies, et je suis persuadé qu'il obtiendra des succès immenses. Le tort est de croire qu'il faut rester dans les ornières de l'art dramatique pour être applaudi. Adressez-vous aux habiles, et vous verrez qu'eux surtout sentent la nécessité d'une rénovation.

V

M. Ernest Blum est un fervent du mélodrame. Il avait obtenu un beau succès avec Rose Michel. Aujourd'hui, il vient de tenter la fortune avec un drame historique, l'Espion du roi, mais je serais très surpris que le succès fût égal, car le public m'a paru bien froid et singulièrement dépaysé, en face des personnages, empruntés à une Suède de fantaisie. Entendons-nous, on a applaudi les mots sonores d'honneur, de patrie et de liberté; mais les spectateurs n'étaient pas «empoignés», et se moquaient parfaitement de la Suède, au fond de leur coeur.

L'avouerai-je? J'ai à peine compris les deux premiers tableaux. Rien n'accrochait mon attention. Il y avait là un amas d'explications nécessaires, pour indiquer le moment historique et l'affabulation compliquée du drame, qui lassait évidemment la patience de toute la salle. Les visages semblaient écouter, mais n'entendaient certainement pas. Aussi, quelle étrange idée, d'être allé choisir la Suède, qui compte si peu dans les sympathies populaires de notre pays! Ce choix malheureux suffit à reculer l'action dans le brouillard. On raconte que M. Ernest Blum a promené son drame de nationalités en nationalités, avant de le planter à Stockholm. Il a eu ses raisons sans doute; mais je lui prédis qu'il ne s'en repentira pas moins d'avoir poussé le dédain de nos préoccupations quotidiennes jusqu'à nous mener dans une contrée dont la grande majorité des spectateurs ne sauraient indiquer la position exacte sur la carte de l'Europe. Nous rions et nous pleurons où est notre coeur.

Je connais le raisonnement qui fait de nous les frères de tous les peuples opprimés. Cela est vague. On peut applaudir une tirade contre la tyrannie, sans s'intéresser autrement au personnage qui la lance. Je vous demande un peu qui s'inquiète de Christian II, un roi conquérant, une sorte de fou imbécile et féroce, tombé sous la domination d'une favorite, et qui ensanglantait la Suède par des exécutions continuelles, afin d'affermir par la terreur son trône chancelant? Lorsque, au dénoûment, Gustave Wasa, le libérateur, le roi aimé et attendu, délivre Stockholm, on prend son chapeau et on s'en va, bien tranquille, sans la moindre émotion. Est-ce que ces gens-là nous touchent? Si le génie leur soufflait sa flamme, ils pourraient ressusciter du passé et nous communiquer leurs passions. Seulement, le génie, dans les mélodrames, n'est d'ordinaire pas là pour accomplir ce miracle. Quand un auteur a simplement de l'intelligence et de l'habileté, il découpe les personnages historiques, comme les enfants découpent des images.

Je trouve donc le cadre fâcheux, et je maintiens qu'il nuira au drame. La principale situation dramatique sur laquelle l'oeuvre repose avait une certaine grandeur. Il s'agit d'une mère, Marthe Tolben, qui adore ses fils; le plus jeune, Karl, meurt dans ses bras, tué par un officier du tyran; l'aîné, Tolben, est arrêté et va être exécuté, si Marthe ne trahit pas les patriotes de Stockholm, qui conspirent pour la délivrance du pays. Mais sa trahison tourne contre la malheureuse femme; Tolben lui-même est accusé de son crime et veut se faire tuer, pour se laver d'une telle accusation aux yeux de ses compagnons d'armes. Alors, cette mère, qui a sacrifié la patrie à ses fils, se sacrifie elle-même pour la patrie, meurt en ouvrant une des portes de Stockholm à Gustave Wasa; et c'est là une expiation très haute, qui devrait donner une grande largeur au dénoûment.

M. Ernest Blum ne s'est point contenté de cette figure. Il a imaginé une création énigmatique, Ruskoé, un bossu, un chétif, qui, ne pouvant servir, son pays par l'épée, le sert à sa manière en se faisant espion. Pour tout le monde, il est l'espion du roi; mais, en réalité, il travaille à la délivrance de la patrie, il est l'espion de Wasa. Certes, la figure était faite pour tenter un dramaturge: ce pauvre être hué, lapidé, vivant dans le mépris de ses frères, poussant le dévouement jusqu'à accepter l'infamie, attendant des semaines, des mois, avant de pouvoir se redresser dans son honneur et dire son long héroïsme. J'estime cependant que Ruskoé n'a pas donné tout ce que l'auteur en attendait, et cela pour diverses raisons.

La première est que l'intérêt hésite entre lui et Marthe. Sans doute ces deux personnages se rencontrent, lorsque, au quatrième acte, Ruskoé vient offrir le pardon à la femme qui a trahi, en lui donnant les moyens de sauver Stockholm. La scène est fort belle. Seulement, le lien reste bien faible en eux, l'attention se porte de l'un à l'autre, sans pouvoir se fixer d'une manière définitive. Mais la principale raison est que Ruskoé n'agit pas assez. L'auteur, en voulant le rendre intéressant à force de mystère, l'a trop effacé. Pendant quatre tableaux, on attend l'explication que Ruskoé donne au cinquième; tout le monde a deviné, il n'a plus rien à nous apprendre, quand il laisse échapper son secret, dans un élan de douleur et d'espoir. Puis, sa confidence faite, il retourne au second plan. Le dénoûment appartient à Marthe, et non à lui. Il sort de l'ombre, récite son affaire, et rentre dans l'ombre. Cela lui ôte toute hauteur. Il aurait fallu, j'imagine, le montrer plus actif dans le dénoûment. Au théâtre, ce qu'on dit importe peu; l'important est ce qu'on fait. Ruskoé est une draperie, rien de plus; il n'y a pas dessous un personnage vivant.

Je néglige les rôles secondaires: Hedwige, la fille noble, au coeur de patriote, qui aime Tolben; le chevalier de Soreuil, le gentilhomme français de rigueur, qui se promène dans tous les drames russes, américains ou suédois, en distribuant de grands coups d'épée. Mon opinion, en somme, est celle-ci. Les deux premiers tableaux sont lents, embarrassés, d'un effet presque nul. Au troisième tableau, mademoiselle Angèle Moreau, qui joue Karl, meurt d'une façon dramatique, et madame Marie Laurent, Marthe Tolben, pousse des sanglots si vrais et si déchirants, que le public commence à s'émouvoir. Au quatrième, il y a un double duel admirablement réglé, et enlevé avec une grande bravoure par M. Deshayes, le chevalier de Soreuil. Le meilleur tableau est le cinquième, où l'on compte deux belles scènes, la terrible scène entre Marthe et son fils Tolben qui lui arrache le secret de sa trahison, et la grande scène qui suit, dans laquelle Ruskoé se dévoile et apporte à Marthe le rachat. Quant au sixième, il escamote simplement le dénoûment; la pièce est finie, d'ailleurs; il aurait fallu un vaste décor, un tableau mouvementé, montrant Marthe ouvrant la porte aux libérateurs, au milieu des coups de feu et des acclamations; et rien n'est plus froid que de la voir arriver blessée à mort, dans un décor triste et étroit, le coin de forteresse où Tolben, Hedwige et d'autres patriotes attendent leur exécution.

Je vois là quelques belles situations, gâtées par des parties grises et mal venues. Je ne parle pas de la langue, qui est bien médiocre. M. Ernest Blum porte la peine du milieu romantique dans lequel il vit. Il patauge dans une formule morte, malgré sa réelle habileté d'auteur dramatique; il est gêné et raidi, comme les hommes d'armes qu'il nous a montrés, enfermés dans des cuirasses de fer-blanc, pareilles à des casseroles fraîchement étamées.

 
VI

Je n'avais pu assister à la première représentation du drame en cinq actes de MM. Malard et Tournay: le Chien de l'Aveugle, joué au Troisième-Théâtre-Français. Mais les articles extraordinairement élogieux, presque lyriques de certains de mes confrères, m'ont fait un devoir d'assister à une des représentations suivantes; les critiques les plus influents déclaraient que c'était enfin là du théâtre, et que depuis vingt ans on n'avait pas joué un drame mieux fait ni plus intéressant. J'ai donc écouté avec tout le recueillement possible, et j'ai en effet trouvé la pièce habilement charpentée, offrant quelques scènes heureuses, lente pourtant dans certaines parties et fort mal écrite. Cela est d'une moyenne convenable, du d'Ennery qui aurait besoin de coupures. Mais je me refuse absolument à m'extasier, à m'écrier: «Enfin, voilà une oeuvre, voici ce qu'il faut faire; jeunes auteurs, étudiez et marchez!»

Quelle est donc cette rage de la critique dramatique, de nier tous les efforts originaux, et de se pâmer d'aise, dès que se produit une oeuvre médiocre, coupée sur les patrons connus! Ainsi voilà des critiques, la plupart fort intelligents, qui montrent la sévérité la plus grande pour les tentatives dramatiques des poètes et des romanciers, et qui saluent avec des yeux mouillés de larmes le retour de toutes les vieilleries du boulevard du Crime, surtout lorsqu'elles sont en mauvais style. Je connais leur raisonnement: «Nous sommes au théâtre, faites-nous du théâtre. Nous nous moquons du talent, du bon sens et de la langue française, du moment où nous nous asseyons dans notre fauteuil d'orchestre. Nous préférons un imbécile qui nous fera du théâtre, à un homme de génie qui ne nous fera pas du théâtre.» Telle est la théorie. Elle suppose un absolu, le théâtre, une chose qui est à part, immuable, à jamais fixée par des règles. C'est ce qui m'enrage.

Et, d'ailleurs, je veux bien que le théâtre soit à part, qu'il y faille des qualités particulières, qu'on s'y préoccupe des conditions où l'oeuvre dramatique se produit. Mais, pour l'amour de Dieu! que le talent, la personnalité et l'audace de l'auteur comptent aussi un peu dans l'affaire. Nous ne sommes pas dans la mécanique pure. Il s'agit de peindre des hommes et non de faire mouvoir des pantins. La nécessité de la situation s'impose, soit; mais encore faut-il, pour que l'oeuvre ait une réelle valeur humaine, que la situation se présente comme une résultante des caractères; si elle est simplement une aventure, nous tombons au roman-feuilleton, à la plus basse production littéraire.

Voici, par exemple, le Chien de l'Aveugle. Ce drame est la mise en oeuvre d'une cause célèbre, l'affaire Gras, qui est encore présente à toutes les mémoires. Je constate d'abord un changement qui me gâte la réalité, la femme Gras avait pour complice un ouvrier sans éducation, qu'elle avait affolé d'amour au point de le pousser au crime. Les auteurs, qui sont des gens de théâtre, ont eu peur de cet ouvrier, de cette brute docile; comment écrire des scènes avec un pareil complice, comment intéresser et attendrir? Et ils ont eu la belle imagination de changer l'ouvrier en un chirurgien du plus rare mérite, Octave Froment, un amoureux décent, facile à manier, et qui ne peut blesser personne. Eh bien, cette transformation tue le sujet. L'héroïne est diminuée, car elle n'est plus la seule volonté; tout se trouve déplacé, c'est Octave Froment qui commet le crime, nous n'avons plus le beau cas de cette femme usant de la toute-puissance de son sexe. La madame de La Barre des auteurs devient sympathique. C'est là le triomphe du théâtre.

Mais où l'admiration des critiques a éclaté, c'est dans ce qu'ils ont nommé la trouvaille de MM. Malard et Tournay. Il paraît que ces messieurs ont eu un coup de génie en imaginant, après la réussite du crime, les deux derniers actes, où l'on voit Octave Froment, sorti de prison, venir réclamer le payement de son crime à madame de La Barre, qui s'est faite le bon ange de son amant devenu aveugle. La grande scène est celle-ci: à la suite d'une longue et pénible discussion entre les deux complices, Octave va se résigner et s'éloigner de nouveau, lorsque l'amant, Lucien d'Alleray, arrive et reconnaît la voix de l'homme qui lui a ôté la vue. Il s'approche, pose la main sur l'épaule de cet homme et y trouve le bras de la femme qu'il adore; de là des soupçons, une instruction nouvelle, et finalement le suicide de madame de La Barre, qui se jette par une fenêtre. Cette situation du quatrième acte a exalté les critiques. Il paraît que cela est du théâtre, et du meilleur.

Voyons, tâchons d'être juste. D'abord, nous avons vu cela cent fois. Ensuite, nous sommes simplement ici dans un fait-divers, et encore bien invraisemblable. Il faut que madame de La Barre y mette de la complaisance, pour que Lucien trouve son bras au cou d'Octave; elle supplie ce dernier de se taire, je le sais, elle se pend à ses épaules, et le groupe est intéressant; mais tout cela n'en reste pas moins une combinaison scénique, où l'étude humaine, les caractères et les passions des personnages n'ont rien à voir. Si ce qu'on nomme le théâtre est réellement dans cette seule mécanique des faits, ni Molière, ni Corneille ni Racine n'ont fait du théâtre.

Il faudrait s'entendre une bonne fois sur la situation au théâtre. La situation s'impose, si l'on entend par elle le fait auquel arrivent deux personnages qui marchent l'un vers l'autre. Elle est dès lors, comme je l'ai dit plus haut, la résultante même des personnages. Selon les caractères et les passions, elle se posera et se dénouera. C'est l'analyse qui l'amène et c'est la logique qui la termine. Au fond, le drame n'est donc qu'une étude de l'homme. Remarquez que j'appelle situation tout fait produit par les personnages. Il y a, en outre, le milieu et les circonstances extérieures, qui au contraire agissent sur les personnages. Rien de plus poignant que cette bataille de la vie, les hommes soumis aux faits et produisant les faits: c'est là le vrai théâtre, le théâtre de tous les grands génies. Quant à cette mécanique théâtrale dont on nous rebat les oreilles, à ces situations qui réduisent les personnages à de simples pièces d'un jeu de patience, elles sont indignes d'une littérature honnête. C'est de la fabrication, c'est de l'arrangement plus ou moins habile, mais ce n'est pas de l'humanité; et il n'y a rien en dehors de l'humanité.

Un exemple m'a beaucoup frappé. Dans les Noces d'Attila, on voit qu'au dernier acte Ellack, un fils du conquérant, apprend de la bouche même d'Hildiga, que celle-ci veut tuer son père. Justement, à la scène suivante, il se trouve en face d'Attila. Les critiques en question se sont allumés: voilà, selon eux, une situation superbe. Comment Ellack va-t-il en sortir? De la façon la plus simple du monde. Au moment où il est sur le point de tout dire à Attila, celui-ci s'avise de l'avertir que le lendemain matin il fera tuer sa mère, une de ses épouses qu'il retient en prison pour une faute ancienne. Et, dès lors, Ellack, forcé de choisir entre son père et sa mère, se décide pour celle-ci. Il se retire. C'est du théâtre, paraît-il. Les critiques les plus durs pour la pièce ont ici retiré leur chapeau.