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Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples

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Parbleu! le raisonnement est superbe! Je jure à M. Henry Fouquier que je ne confonds pas du tout le fond éternel des choses avec les moyens d'expression. Ce fond éternel des choses est d'un bon comique dans cette argumentation. Voyez-vous un gredin devant un tribunal, disant qu'il a le fond éternel d'honnêteté, mais que, dans la pratique, il n'en a pas tenu compte? Où en serions-nous, si l'intention suffisait dans les arts et dans les lettres? Vous me la bâillez belle, avec votre fond éternel des choses! Que m'importe ce que veulent les artistes et les écrivains? C'est ce qu'ils me donnent qui m'intéresse.

Évidemment, à toutes les époques, les prosateurs comme les poètes ont eu la prétention de peindre la nature et de dire la vérité. Mais l'ont-ils fait? C'est ici que les écoles commencent, que la critique naît, qu'on échange des montagnes d'arguments. Me dire que je me trompe, en ne mettant pas tous les écrivains sur une même ligne et en ne leur donnant pas à tous le nom de naturalistes, parce que tous ont l'intention de reproduire la nature, c'est jouer sur les mots et faire de l'esprit singulièrement fin. J'appelle naturalistes ceux qui ne se contentent pas de vouloir, mais qui exécutent: Balzac est un naturaliste, Lamartine est un idéaliste. Les mots n'auraient plus aucun sens si cela n'était pas très net pour tout le monde. Quand on raffine, quand on amincit les mots pour tourner spirituellement autour d'eux, il arrive qu'ils fondent et que la page écrite tombe en poussière. Il faut moins de finesse et plus de grosse bonhomie dans l'art.

Donc, je ne tiens compte du fond éternel des choses que lorsque l'écrivain en tient compte lui-même et ne triche pas, volontairement ou non. Le reste est une pure dissertation philosophique, parfaitement inutile. Remarquez que je ne nie pas le génie humain. Je crois qu'on a fait et qu'on peut faire des chefs-d'oeuvre en se moquant de la vérité. Seulement, je constate la grande évolution d'observation et d'expérimentation qui caractérise notre siècle, et j'appelle naturalisme la formule littéraire amenée par cette évolution. Les écrivains naturalistes sont donc ceux dont la méthode d'étude serre la nature et l'humanité du plus près possible, tout en laissant, bien entendu, le tempérament particulier de l'observateur libre de se manifester ensuite dans les oeuvres comme bon lui semble.

M. Henry Fouquier, du moment que je n'entends pas modifier le fond éternel des choses, est plein de dédain. Il voudrait peut-être, pour se déclarer satisfait, me voir créer le monde une seconde fois. Ma tâche lui semble modeste, si je ne m'attaque qu'aux moyens d'expression. A quoi veut-il donc que je m'attaque, à la terre ou au ciel? Mais, les moyens d'expression, c'est tout le domaine de la critique; le reste ne saurait nous regarder. Enfin, il prétend que j'enfonce les portes ouvertes. Toujours le même espoir déçu de me voir faire quelque chose d'extraordinaire. Mon Dieu! non, je n'ai pas de rocher où je pontifie et prophétise. Je ne tutoie pas Dieu. Je ne suis qu'un homme du siècle. Quant aux portes, elles sont, il est vrai, sinon ouvertes, du moins entr'ouvertes. Un battant tient encore, selon moi; j'y donne mon petit coup de cognée. Que chacun fasse comme moi, et le passage sera plus large.

Revenons au théâtre. Si dans le roman le triomphe du naturalisme est complet, je constate malheureusement qu'il n'en est pas de même sur notre scène française. Je ne rentrerai pas dans ce que j'ai dit vingt fois à ce sujet. L'autre jour, en répondant à M. Sarcey, j'ai, une fois de plus, donné mes arguments. Pour M. Henry Fouquier, il se déclare absolument satisfait; notre théâtre contemporain l'enchante, il le trouve supérieur. Pour me convaincre, il m'envoie assister aux Fourchambault; j'ai vu la pièce, j'en ai dit mon sentiment, et il est inutile que j'y revienne. Il n'y aurait qu'un moyen de me prouver que la formule naturaliste a donné au théâtre tout ce qu'elle doit donner: ce serait de poser en face de Balzac un auteur dramatique de sa taille, ce serait de me nommer une série de pièces qui se tiennent debout devant la Comédie humaine.

Si vous ne pouvez pas établir cette comparaison, c'est qu'à notre époque le roman est supérieur et et que le drame est inférieur. J'attends le génie qui achèvera au théâtre l'évolution commencée. Vous êtes satisfait de notre littérature dramatique actuelle, je ne le suis pas, et j'expose mes raisons. Plus tard, on saura bien lequel de nous deux se trompait.

Ce que j'abandonne volontiers à l'esprit si fin de M. Henry Fouquier, ce sont mes pièces sifflées. Là, il triomphe aisément, ayant l'apparence des faits pour lui. Il a bien lu dans mes pièces et dans mes préfaces des choses que je n'y ai jamais écrites; mettons cela sur le compte de son ardeur à me convaincre. C'est chose entendue, mes pièces ne valent absolument rien; mais en quoi mon manque de talent touche-t-il la question du naturalisme au théâtre? Un autre prendra la place, voilà tout.

III

M. de Lapommeraye est un conférencier aimable, spirituel, d'une élocution prodigieusement facile. La première fois que je l'ai entendu, je suis resté stupéfait de toutes les grâces dont il a semé ses paroles. Il paraît adoré de son public, devant lequel il lui sera toujours très facile d'avoir raison contre moi.

Dans une de ses dernières conférences, à laquelle j'assistais, il a constaté d'abord la crise que nous traversons, l'effarement où se trouvent nos auteurs dramatiques, en ne sachant quelles pièces ils doivent faire pour réussir. Et il a déclaré qu'il allait élucider la question et indiquer la formule de l'art de demain. Là-dessus, je suis devenu tout oreille, car ce problème ainsi posé m'intéressait singulièrement. Je tâtonnais encore, j'allais donc mettre enfin la main sur la vérité. Mais j'ai été bien désillusionné, je l'avoue. Le conférencier, après des digressions brillantes, après avoir opposé l'idéalisme au naturalisme, a conclu que les auteurs dramatiques devaient tendre vers le grand art. Vraiment, nous voilà bien renseignés, et c'est là une trouvaille merveilleuse!

Le grand art! mais, sérieusement, moi qui m'honore d'être un naturaliste, est-ce que je ne réclame pas le grand art plus impérieusement encore que les idéalistes? M. de Lapommeraye me prend-il pour un vaudevilliste, ou pour un faiseur d'opérettes? Il faudrait s'entendre sur le grand art, un mot dont M. Prudhomme a plein la bouche, et que les esprits médiocres galvaudent dans toutes les boursouflures de la versification. M. de Lapommeraye a cité la Fille de Roland. Eh bien, la Fille de Roland est de l'art très petit, de l'art absolument inférieur; et attendez vingt ans, vous verrez ce qu'en penseront nos fils. Je donnerais ce paquet informe de mauvais vers, pour deux vers d'un vrai poète. Non, mille fois non! le grand art n'est pas l'art monté sur des échasses, l'art en tartines, l'art qui tient delà place et qui fait les grands bras, en roulant les yeux. Je préfère un vaudeville amusant à une tragédie imbécile. Le grand art, c'est l'épanouissement du génie, pas autre chose, quel que soit le cadre choisi par le génie. La Noce juive, de Delacroix, un tableau d'intérieur large comme la main, est du grand art, tandis que les toiles immenses de nos Salons annuels sont généralement de l'art odieux et lilliputien.

Et j'affirme que le naturalisme autant que l'idéalisme aspire au grand art. M. de Lapommeraye s'est débarrassé du naturalisme de la façon la plus commode du monde. «Quand vous êtes au bord de la mer, a-t-il dit à peu près, ne préférez-vous pas vous perdre dans la contemplation de l'infini, de l'horizon lointain où le ciel et l'eau se confondent? n'êtes-vous pas plus ému par ce spectacle que par le spectacle de la plage, où rôdent des pêcheurs sordides?» Sans doute, l'horizon lointain, c'est l'idéalisme, tandis que la plage, c'est le naturalisme. Voilà une belle comparaison, mais le malheur est que le naturalisme est partout, aussi bien à cinq lieues qu'à cinq mètres. Il n'exclut rien, il accepte tout, il peint tout.

Je ne puis m'empêcher de m'égayer honnêtement, en pensant que M. de Lapommeraye a cru tuer le naturalisme avec une comparaison. Il s'attaque à l'esprit moderne tout entier, et il n'a qu'une belle comparaison pour arme. Imaginez une rose pour barrer le chemin à un torrent. Veut-on savoir ce que c'est que le naturalisme, tout simplement? Dans la science, le naturalisme, c'est le retour à l'expérience et à l'analyse, c'est la création de la chimie et de la physique, ce sont les méthodes exactes qui, depuis la fin du siècle dernier, ont renouvelé toutes nos connaissances; dans l'histoire, c'est l'étude raisonnée des faits et des hommes, la recherche des sources, la résurrection des sociétés et de leurs milieux; dans la critique, c'est l'analyse du tempérament de l'écrivain, la reconstruction de l'époque où il a vécu, la vie remplaçant la rhétorique; dans les lettres, dans le roman surtout, c'est la continuelle compilation des documents humains, c'est l'humanité vue et peinte, résumée en des créations réelles et éternelles. Tout notre siècle est là, tout le travail gigantesque de notre siècle, et ce n'est pas une comparaison de M. de Lapommeraye qui arrêtera ce travail.

Certes, je reconnais moi-même l'inutilité de ces polémiques. Le naturalisme se produira au théâtre, cela est indéniable pour moi, parce que cela est dans la loi même du mouvement qui nous emporte. Mais, au lieu de donner ici de bonnes raisons, j'aimerais mieux que de grandes oeuvres naturalistes parussent au théâtre. M. de Lapommeraye, si elles réussissaient, serait le premier à les applaudir et à les louer devant son public. Alors, nous serions parfaitement d'accord, ce que je désire de tout mon coeur.

Un autre critique, M. Poignand, veut bien également n'être pas de mon avis. Je néglige les attaques qu'il dirige contre mes propres oeuvres; c'est là un massacre enfantin, auquel je m'habitue, et dont je souris. Je ne m'arrête pas également à son amusant paradoxe, par lequel ce sont les personnages historiques qui sont vivants, tandis que nous autres, vivants, nous sommes morts. Mais il fait sur le drame historique des réflexions qui m'intéressent.

 

Je crois avoir moi-même indiqué que le drame historique prendrait seulement de l'intérêt, le jour où les auteurs, renonçant aux pantins de fantaisie, s'aviseront de ressusciter les personnages réels, avec leurs tempéraments et leurs idées, avec toute l'époque qui les entoure. M. Poignand annonce la venue d'une jeune école, qui songe à ces résurrections de l'histoire. Voilà qui est parfait. L'entreprise est formidable, car elle nécessitera des recherches immenses et un talent d'évocation rare. Mais j'applaudirai très volontiers, si elle réussit. D'ailleurs, M. Poignand ne s'aperçoit peut-être pas que le drame dont il parle serait le drame historique naturaliste. Gustave Flaubert n'a pas suivi une autre méthode pour écrire Salammbô. J'accepte parfaitement le drame historique, ainsi compris, parce qu'il mène tout droit au drame moderne, tel que je le demande. On ne peut pas être exclusif: si l'on ressuscite le passé, c'est tout le moins qu'on laisse vivre le présent.

IV

M. Henri de Lapommeraye a fait une nouvelle conférence sur le naturalisme au théâtre.

La thèse de M. de Lapommeraye est des plus simples. Il a apporté, sur sa table de conférencier, un tas énorme de livres, et il a dit à son auditoire, dont il est l'enfant gâté: «Je vais vous prouver, en vous lisant des passages de Diderot, de Mercier, d'autres critiques encore, que le naturalisme n'est pas né d'hier et que, de tout temps, on a réclamé ce que M. Zola réclame aujourd'hui.» Il est parti de là, il a lu des pages entières, il a prouvé de la façon la plus complète que j'ai le très grand honneur de continuer la besogne de Diderot.

J'avoue que je m'en doutais bien un peu. Mais je ne l'en remercie pas moins de l'aide précieuse qu'il a bien voulu m'apporter. Mon Dieu! oui, je n'ai rien inventé; jamais, d'ailleurs, je n'ai eu l'outrecuidance de vouloir inventer quelque chose. On n'invente pas un mouvement littéraire: on le subit, on le constate. La force du naturalisme, c'est qu'il est le mouvement même de l'intelligence moderne.

Ainsi donc, il est bien entendu que Diderot a soutenu les mêmes idées que moi, qu'il croyait lui aussi à la nécessité de porter la vérité au théâtre; il est bien entendu que le naturalisme n'est pas une invention de ma cervelle, un argument de circonstance que j'emploie pour défendre mes propres oeuvres. Le naturalisme nous a été légué par le dix-huitième siècle; je crois même que, si l'on cherchait bien, on le retrouverait, plus ou moins confus, à toutes les périodes de notre histoire littéraire. Voilà ce que M. de Lapommeraye a établi, et il ne pouvait me faire un plus vif plaisir.

Seulement, où M. de Lapommeraye a voulu m'être désagréable, c'est lorsqu'il a ajouté que toutes les réformes demandées par Diderot ont été prises en considération, et qu'il n'y a pas lieu aujourd'hui de tenir compte des idées exprimées dans ma critique dramatique. Il fait ses politesses à Diderot, ce qui est naturel, puisque Diderot est mort. Mais ne se doute-t-il pas que les confrères de Diderot disaient dans leur temps, des théories de celui-ci, ce qu'il dit lui-même à cette heure de mes théories à moi? C'est un sentiment commun à toutes les générations: les aînés ont eu raison, les contemporains ne savent ce qu'ils disent. Comme l'a tranquillement déclaré M. de Lapommeraye, le théâtre est parfait aujourd'hui, il doit rester immobile, la plus petite réforme en gâterait l'excellence.

Vraiment? M. de Lapommeraye feint d'ignorer que tout marche, que rien ne reste stationnaire. Il est commode de dire: «Les améliorations réclamées par Diderot ont eu lieu,» ce qui, d'ailleurs, est radicalement faux, car Diderot voulait la vérité humaine au théâtre, et je ne sache pas que la vérité humaine trône sur nos planches. En tous cas si les améliorations avaient eu lieu, elles ne nous suffiraient plus, voilà tout. Il y a une somme de vérités pour chaque époque. Toujours des évolutions s'accompliront. Il faut qu'une langue meure pour qu'on dise à une littérature: «Tu n'iras pas plus loin.»

LES EXEMPLES

LA TRAGEDIE

I

Pendant la première représentation, au Théâtre-Français, de Rome vaincue, la nouvelle tragédie de M. Alexandre Parodi, rien ne m'a intéressé comme l'attitude des derniers romantiques qui se trouvaient dans la salle. Ils étaient furibonds; mais, en petit nombre, noyés dans la foule, ils restaient impuissants et perdus. Voilà donc où nous en sommes, la grande querelle de 1830 est bien finie, une tragédie peut encore se produire sans rencontrer dans le public un parti pris contre elle; et demain un drame romantique serait joué, qu'il bénéficierait de la même tolérance. La liberté littéraire est conquise.

A vrai dire, je veux voir dans le bel éclectisme du public un jugement très sain porté sur les deux formes dramatiques. La formule classique est d'une fausseté ridicule, cela n'a plus besoin d'être démontré. Mais la formule romantique est tout aussi fausse; elle a simplement substitué une rhétorique à une rhétorique, elle a créé un jargon et des procédés plus intolérables encore. Ajoutez que les deux formules sont à peu près aussi vieilles et démodées l'une que l'autre. Alors, il est de toute justice de tenir la balance égale entre elles. Soyez classiques, soyez romantiques, vous n'en faites pas moins de l'art mort, et l'on ne vous demande que d'avoir du talent pour vous applaudir, quelle que soit votre étiquette. Les seules pièces qui réveilleraient, dans une salle, la passion des querelles littéraires, ce seraient les pièces conçues d'après une nouvelle et troisième formule, la formule naturaliste. C'est là ma croyance entêtée.

M. Alexandre Parodi ne va pas moins être mis bien au-dessous de Ponsard et de Casimir Delavigne par les amis de nos poètes lyriques. J'ai déjà entendu nommer Luce de Lancival. On l'accuse de ne pas savoir faire les vers, ce qui est certain, si le vers typique est ce vers admirablement forgé et ciselé des petits-fils de Victor Hugo. On lui reproche encore d'être retourné aux Romains, d'avoir dramatisé une fois de plus l'antique et barbare histoire de la vestale enterrée vive, pour s'être oubliée dans l'amour d'un homme. Tout cela est bien grossi par l'ennui légitime que les derniers romantiques ont dû éprouver en voyant réussir une tragédie. Il est bon de remettre les choses en leur place.

L'auteur, en effet, a choisi un sujet fort connu. Seulement, il serait injuste de ne pas lui tenir compte de la façon dont il a mis ce sujet en oeuvre. On est au lendemain de la bataille de Cannes, Rome est perdue, lorsque les augures annoncent qu'une vestale a trahi son voeu et qu'il faut apaiser les dieux, si l'on désire sauver la patrie. Voilà, du coup, le cadre qui s'élargit. Opimia, la vestale parjure, grandit et devient brusquement héroïque. Il y a bien à côté un drame amoureux: elle aime le soldat Lentulus, qui est venu annoncer la défaite de Paul-Emile. Mais l'idée patriotique domine, et si Opimia revient se livrer après s'être sauvée avec son amant, c'est que la patrie la réclame.

Et je veux répondre aussi à la ridicule querelle qu'on fait à l'auteur, en lui reprochant d'avoir pris pour noeud de son drame une superstition odieuse. Cette superstition s'appelait alors une croyance, et dès lors la question s'élève. Si tout le peuple de Rome croyait fermement acheter la victoire par l'ensevelissement épouvantable d'Opimia, cet ensevelissement prenait aussitôt un caractère de nécessité grandiose. Elle-même, si elle avait la foi, se sacrifiait avec autant de noblesse que le soldat donnant son sang à la patrie. Je vais même plus loin, j'admets que l'oncle d'Opimia, Fabius, qui la juge et l'envoie à la mort, soit assez éclairé et assez sceptique pour ne pas croire à l'efficacité matérielle de l'agonie affreuse d'une pauvre enfant; il agit cependant en ardent patriote, en consentant à cette agonie, qui peut rendre le courage au peuple et faire sortir de terre de nouveaux défenseurs.

Certes, on restreindrait fort le domaine dramatique, si l'on refusait la foi comme moyen. L'auteur est à Rome et non à Paris. Je trouve même fâcheux son personnage du poète Ennius qu'il a créé uniquement pour plaider les droits de l'humanité. Ennius m'a paru singulièrement moderne. Cela prouve que M. Alexandre Parodi a prévu l'objection des personnes sensibles, et qu'il a voulu leur faire une concession. Je crois que la tragédie aurait encore gagné en largeur, en acceptant l'horreur entière du sujet. On tue Opimia parce que la patrie d'alors veut qu'on la tue, et c'est tout, cela suffit.

D'ailleurs, le mérite de Rome vaincue est surtout dans le développement de l'idée première. Opimia a pour aïeule une vieille femme aveugle, Postumia, qui vient la disputer à ses juges avec un emportement superbe. De ses bras tendus, de ses mains tremblantes, elle cherche sa fille, la serre avec des cris de révolte. Elle supplie les juges, se traîne à leurs genoux, puis les insulte, quand ils se montrent impitoyables. La scène a fait un grand effet. Mais elle n'est que la préparation d'une autre scène, que je trouve plus large encore. Quand Postumia voit Opimia perdue, elle veut tout au moins abréger son agonie, elle lui apporte un poignard. Et, comme la pauvre fille a les mains liées et qu'elle ne peut se frapper elle-même, l'aïeule lui demande où est la place de son coeur, puis la tue. Au dénoûment, lorsque la nouvelle de la retraite d'Annibal fait courir tout le peuple aux remparts, Postumia, restée seule à la porte du caveau d'Opimia, y descend, pour mourir à côté du corps de l'enfant.

Eh bien, cela est absolument grand. L'homme qui a trouvé cela est un tempérament dramatique de première valeur. Si une pareille situation se trouvait dans un drame, accommodée au ragoût romantique, nos poètes n'auraient pas assez d'exclamations pour crier au génie. Sans doute, la forme classique me gêne; mais la forme romantique me gênerait tout autant. Je ne puis donc que trouver très remarquable l'invention de la vieille aveugle, disputant sa fille à la mort jusqu'à la dernière heure, et la tuant elle-même pour que la mort lui soit plus douce. Cette figure est posée avec beaucoup de puissance.

Je n'ai pas cru devoir raconter la pièce en détail. Au courant de la discussion, l'analyse se fait d'elle-même. C'est ainsi que je dois parler d'un esclave gaulois, Vestaepor, employé dans le temple de Vesta, et qui favorise les amours et la fuite d'Opimia et de Lentulus. M. Alexandre Parodi semble avoir voulu marquer encore dans ce personnage la force de la foi. Vestaepor aide les amants à se sauver, parce qu'il déteste Rome et qu'il croit à la colère des dieux; si les dieux n'ont pas leur victime, ils consommeront la perte des Romains, ils vengeront l'esclave et le réuniront à ses deux fils, qui combattent dans l'armée d'Annibal. Ce personnage est d'invention ordinaire, légèrement mélodramatique même; mais je voulais le signaler, pour montrer l'idée de foi et de patriotisme qui plane sur toute l'oeuvre.

Le succès a été grand, surtout pour les deux derniers actes. Voici, d'ailleurs, exactement le bilan de la soirée.

Un premier acte très large, le Sénat assemblé pour délibérer après la défaite de Cannes, et l'arrivée de Lentulus, qui raconte la bataille dans un long récit fortement applaudi. Un second acte dans le temple de Vesta, décor superbe, mais action lente et d'intérêt médiocre; c'est là qu'Opimia se trahit. Un troisième acte dans le bois sacré de Vesta, le moins bon des cinq; Opimia et Lentulus, aidés par Vestaepor, se sauvent, grâce à un souterrain. Un quatrième acte, d'une grande beauté; Opimia est revenue se livrer, on la condamne, et Postumia la dispute à ses juges. Enfin, un cinquième acte, dont le dénoûment reste superbe, encore un décor magnifique, le Champ Scélérat, avec le caveau où l'on descend le corps de la vestale tuée par l'aïeule.

Le vers de M. Alexandre Parodi n'a pas, je le répète, la facture savante de nos poètes contemporains. Il manque de lyrisme, cette flamme du vers sans laquelle on semble croire aujourd'hui que le vers n'existe pas. Quant à moi, je suis persuadé que M. Alexandre Parodi a réussi justement parce qu'il n'est pas un poète lyrique. Il fabrique ses hexamètres en homme consciencieux qui tient à être correct; parfois, il rencontre un beau vers, et c'est tout. Aucun souci de décrocher les étoiles. Oserai-je l'avouer? cela ne me fâche pas outre mesure. Il n'est pas poète comme nous l'entendons depuis une cinquantaine d'années; eh bien, il n'est pas poète, c'est entendu. Mettons qu'il écrit en prose. Ce qui me blesse davantage, c'est l'amphigouri classique dans lequel il se noie, et j'arrive ici à la seule querelle que je veuille lui faire.

 

Comment se fait-il qu'un jeune homme de trente-quatre ans, dit-on, un écrivain qui paraît avoir une vaste ambition, puisse ainsi claquemurer son vol dans une formule devenue grotesque? Je ne lui conseille pas, ah! certes, non! de tomber dans l'autre formule, la formule romantique, peut-être plus grotesque encore; mais je fais appel à toute sa jeunesse, à toute son ambition, et je le supplie d'ouvrir les yeux à la vérité moderne. Il y a une place à prendre, une place immense, écrire la tragédie bourgeoise contemporaine, le drame réel qui se joue chaque jour sous nos yeux. Cela est autrement grand, vivant et passionnant, que les guenilles de l'antiquité et du moyen âge. Pourquoi va-t-il s'essouffler et fatalement se rapetisser dans un genre mort? Pourquoi ne tente-t-il pas de renouveler notre théâtre et de devenir un chef, au lieu de patauger dans le rôle de disciple? Il a de la volonté et une véritable largeur de vol. C'est ce qu'il faut avoir pour aborder le vrai, au-dessus des écoles et du raffinement des artistes simplement ciseleurs.

II

La tragédie en quatre actes et en vers, Spartacus, que M. Georges Talray vient de faire jouer à l'Ambigu, a une histoire qu'il est bon de conter pour en tirer des enseignements.

L'auteur, m'a-t-on dit, est un homme riche, bien apparenté, qui a été mordu de la passion du théâtre, comme d'autres heureux de ce monde sont mordus de la passion du jeu, des femmes ou des chevaux. Certes, on ne saurait trop le féliciter et l'encourager.

Un homme qui s'ennuie et qui songe à écrire des tragédies en quatre actes, lorsqu'il pourrait donner des hôtels à des danseuses, est à coup sûr digne de tous les respects. Pouvoir être Mécène et consentir à devenir Virgile, voilà qui dénote une noble activité d'esprit, un souci des amusements les plus dignes et les plus élevés.

Naturellement, M. Talray entend être maître absolu dans le théâtre où on le joue. Quand on a le moyen de mettre ses pièces dans leurs meubles, on serait bien sot de les loger en garni à la Comédie-Française ou à l'Odéon. Cela explique pourquoi M. Talray s'est adressé une première fois au théâtre-Déjazet, et la seconde fois à l'Ambigu. Seules les méchantes langues laissent entendre que M. Perrin et M. Duquesnel auraient pu refuser ses pièces, fruits d'un noble loisir. M. Talray veut simplement passer de son salon sur la scène, sans quitter son appartement; et, s'il n'a pas bâti un théâtre, c'est que le temps a dû lui manquer. Il cherche donc une salle à louer, accepte le premier théâtre en déconfiture qui se présente, en se disant que les chefs-d'oeuvre honorent les planches les plus encanaillées.

Une légende s'est formée sur la façon magnifique dont il s'est conduit au théâtre-Déjazet. Il s'agissait seulement d'un petit acte, je crois; et les ouvreuses elles-mêmes ont reçu en cadeau des bonnets neufs. A l'Ambigu, la solennité s'élargit. Songez donc! une tragédie en quatre actes, quelque chose comme dix-huit cents vers! Aussi le bruit s'est-il répandu que le directeur a demandé au poète quinze mille francs, pour jouer sa pièce quinze fois; je ne parle pas des décors, des costumes, des accessoires. Les chiffres ne sont peut-être pas exacts; mais il n'en est pas moins certain que l'auteur paye les frais et présente son oeuvre au public, directement, sans l'avoir soumise au jugement de personne.

Ah! c'est le rêve, et les gens très riches peuvent seuls se permettre une pareille tentative. J'ai entendu soutenir brillamment cette opinion, que l'auteur devait avoir un théâtre à lui et jouer lui-même ses pièces, s'il voulait donner sa pensée tout entière, dans sa verdeur et sa vérité. Les deux plus grands génies dramatiques, Shakespeare et Molière, ont entendu ainsi le théâtre, et ne s'en sont pas mal trouvés. Seulement, cette trinité de l'auteur, du directeur et de l'acteur réunis en une seule personne, n'est pas dans nos moeurs, et tous les essais qu'on a pu tenter de nos jours ont échoué misérablement.

Je suis allé à l'Ambigu avec une grande curiosité, très décidé à m'intéresser au Spartacus de M. Talray. Notez qu'il faut un certain courage pour aborder ainsi le public, quand on est un simple amateur: on s'expose aux plaisanteries de ses amis, aux rudesses de la critique, aux rires de la foule. Il est entendu qu'un auteur qui paye et qui tombe, est doublement ridicule. Châtiment mérité, dira-t-on. Peut-être. Mais j'aime cette belle confiance des poètes qui risquent ainsi tranquillement le ridicule, et qui souvent même l'achètent très cher.

J'arrive et j'écoute religieusement. Il faut vous dire, avant tout, que M. Talray s'est absolument moqué de l'histoire. Son Spartacus est d'une grande fantaisie. J'avoue que cela ne me fâche pas outre mesure. Les auteurs dramatiques ont toujours traité l'histoire avec tant de familiarité, qu'un mensonge de plus ou de moins importe peu. Nous sommes en pleine imagination, c'est chose convenue. Seulement, ce qu'on peut demander, c'est que l'imagination ne batte pas la campagne, au point d'ahurir le monde. Or, M. Talray a une façon de traiter le théâtre très dangereuse pour le public bon enfant, qui vient naïvement voir ses pièces, avec l'intention de les comprendre.

Je vais tenter d'analyser son Spartacus en quelques mots; et je demande à l'avance pardon si je me trompe, car ce ne serait vraiment pas ma faute. Spartacus a pour père un prêtre d'Isis, nommé Séphare, qui nourrit les plus grands projets; on ne sait pas bien lesquels, il parle du bonheur du genre humain, il lance l'anathème sur Rome, et je suis porté à croire qu'il rêve l'affranchissement des esclaves, avec des vues particulières et lointaines sur la Révolution française. Bref, ce Séphare, entré comme intendant chez le consul Crassus, commence son beau rôle de régénérateur en donnant Camille, la fille de son maître, pour maîtresse à son fils Spartacus, alors gladiateur. Voilà qui n'est pas propre; mais la passion du sectaire est, à la rigueur, une excuse.

Il y a une autre femme dans l'aventure, Myrrha, une courtisane à ce qu'on peut croire. Séphare est aussi très bien avec celle-là, si bien même qu'ils complotent ensemble l'empoisonnement du gardien des jeux. Décidément, ce prêtre d'Isis manque de sens moral. Quand le gardien des jeux est mort, Myrrha obtient du préteur Métellus son amant la place du défunt pour Spartacus. Le héros, ramassant sous ses ordres les gladiateurs et la plèbe de la ville, suscite alors une révolte, brûle Rome, se bat pour l'affranchissement des esclaves. Rien de stupéfiant comme la mise en oeuvre dramatique de cet épisode. Le préteur Métellus est gris, la courtisane Myrrha embellit la fête, on voit Rome brûler sur un transparent, et un choeur arrive, on ignore pourquoi, qui chante, je crois, le bon vin et la liberté.

Cependant, Camille, la maîtresse de Spartacus, joue là dedans un rôle symbolique. Elle doit être la liberté en personne, j'imagine. Au dénoûment, Spartacus, après avoir battu les Romains, est à son tour sur le point d'être vaincu. Il se tue d'un coup de poignard en pleine poitrine; Camille devient folle sur son cadavre; et, quand le consul Crassus se présente, Séphare le traite de la belle façon, lui montre sa fille folle, et lui annonce qu'un jour le fils de Spartacus et de Camille reprendra l'oeuvre de délivrance. Sur quoi, un choeur envahit de nouveau la scène, et la toile tombe sur la reprise des couplets du troisième acte.