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Le Docteur Pascal

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Pascal s'arrêta, Clotilde lui avait passé tous les dossiers, un à un, et il les avait tous feuilletés, dépouillés, reclassés et remis sur la planche du haut, dans l'armoire. Il était hors d'haleine, épuisé d'un tel souffle démesuré, à travers cette humanité vivante; tandis que, sans voix, sans geste, la jeune fille, dans l'étourdissement de ce torrent de vie débordé, attendait toujours, incapable d'une réflexion et d'un jugement. L'orage continuait à battre la campagne noire du roulement sans fin de sa pluie diluvienne. Un coup de tonnerre venait de foudroyer quelque arbre du voisinage, avec un horrible craquement. Les bougies s'effarèrent, sous le vent de la fenêtre grande ouverte.

– Ah! reprit-il, en montrant encore d'un geste les dossiers, c'est un monde, une société et une civilisation, et la vie entière est là, avec ses manifestations bonnes et mauvaises, dans le feu et le travail de forge qui emporte tout… Oui, notre famille pourrait, aujourd'hui, suffire d'exemple à la science, dont l'espoir est de fixer un jour, mathématiquement, les lois des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms de vertus et de vices. Et elle est aussi un document d'histoire, elle raconte le second empire, du coup d'État à Sedan, car les nôtres sont partis du peuple, se sont répandus parmi toute la société contemporaine, ont envahi toutes les situations, emportés par le débordement des appétits, par cette impulsion essentiellement moderne, ce coup de fouet qui jette aux jouissances les basses classes, en marche à travers le corps social… Les origines, je te les ai dites: elles sont parties de Plassans; et nous voici à Plassans encore, au point d'arrivée.

Il s'interrompit de nouveau, une rêverie ralentissait sa parole.

– Quelle masse effroyable remuée, que d'aventures douces ou terribles, que de joies, que de souffrances jetées à la pelle, dans cet amas colossal de faits!.. Il y a de l'histoire pure, l'empire fondé dans le sang, d'abord jouisseur et durement autoritaire, conquérant les villes rebelles, puis glissant à une désorganisation lente, s'écroulant dans le sang, dans une telle mer de sang, que la nation entière a failli en être noyée… Il y a des études sociales, le petit et le grand commerce, la prostitution, le crime, la terre, l'argent, la bourgeoisie, le peuple, celui qui se pourrit dans le cloaque des faubourgs, celui qui se révolte dans les grands centres industriels, toute cette poussée croissante du socialisme souverain, gros de l'enfantement du nouveau siècle… Il y a de simples études humaines, des pages intimes, des histoires d'amour, la lutte des intelligences et des coeurs contre la nature injuste, l'écrasement de ceux qui crient sous leur tâche trop haute, le cri de la bonté qui s'immole, victorieuse de la douleur… Il y a de la fantaisie, l'envolée de l'imagination hors du réel, des jardins immenses, fleuris en toutes saisons, des cathédrales aux fines aiguilles précieusement ouvragées, des contes merveilleux tombés du paradis, des tendresses idéales remontées au ciel dans un baiser… Il y a de tout, de l'excellent et du pire, du vulgaire et du sublime, les fleurs, la boue, les sanglots, les rires, le torrent même de la vie charriant sans fin l'humanité!

Et il reprit l'Arbre généalogique resté sur la table, il l'étala, recommença à le parcourir du doigt, énumérant maintenant les membres de la famille qui vivaient encore. Eugène Rougon, majesté déchue, était à la Chambre le témoin, le défenseur impassible de l'ancien monde emporté dans la débâcle. Aristide Saccard, après avoir fait peau neuve, retombait sur ses pieds républicain, directeur d'un grand journal, en train de gagner de nouveaux millions; tandis que son fils Maxime mangeait ses rentes, dans son petit hôtel de l'avenue du Bois-de-Boulogne, correct et prudent, menacé d'un mal terrible, et que son autre fils, Victor, n'avait point reparu, rôdant dans l'ombre du crime, puisqu'il n'était pas au bagne, lâché par le monde, à l'avenir, à l'inconnu de l'échafaud. Sidonie Rougon, disparue longtemps, lasse de métiers louches, venait de se retirer, désormais d'une austérité monacale, à l'ombre d'une sorte de maison religieuse, trésorière de l'Oeuvre du Sacrement, pour aider au mariage des filles mères. Octave Mouret, propriétaire des grands magasins Au Bonheur des Dames, dont la fortune colossale grandissait toujours, avait eu, vers la fin de l'hiver, un deuxième enfant de sa femme Denise Baudu, qu'il adorait, bien qu'il recommençât à se déranger un peu. L'abbé Mouret, curé à Saint-Eutrope, au fond d'une gorge marécageuse, s'était cloîtré là avec sa soeur Désirée, dans une grande humilité, refusant tout avancement de son évêque, attendant la mort en saint homme qui repoussait les remèdes, bien qu'il souffrît d'une phtisie commençante. Hélène Mouret vivait très heureuse, très à l'écart, idolâtrée de son nouveau mari, M. Rambaud, dans la petite propriété qu'ils possédaient près de Marseille, au bord de la mer; et elle n'avait pas eu d'enfant de son second mariage. Pauline Quenu était toujours à Bonneville, à l'autre bout de la France, en face du vaste océan, seule désormais avec le petit Paul, depuis la mort de l'oncle Chanteau, résolue à ne pas se marier, à se donner toute au fils de son cousin Lazare, devenu veuf, parti en Amérique pour faire fortune. Étienne Lantier, de retour à Paris après la grève de Montsou, s'était compromis plus tard dans l'insurrection de la Commune, dont il avait défendu les idées avec emportement; on l'avait condamné à mort, puis gracié et déporté, de sorte qu'il se trouvait maintenant à Nouméa; on disait même qu'il s'y était tout de suite marié et qu'il avait un enfant, sans qu'on sût au juste le sexe. Enfin, Jean Macquart, licencié après la semaine sanglante, était revenu se fixer près de Plassans, à Valqueyras, où il avait eu la chance d'épouser une forte fille, Mélanie Vial, la fille unique d'un paysan aisé, dont il faisait valoir la terre; et sa femme, grosse dès la nuit des noces, accouchée d'un garçon en mai, était grosse encore de deux mois, dans un de ces cas de fécondité pullulante qui ne laissent pas aux mères le temps d'allaiter leurs petits.

– Certes, oui, reprit-il à demi-voix, les races dégénèrent. Il y a là un véritable épuisement, une rapide déchéance, comme si les nôtres, dans leur fureur de jouissance, dans la satisfaction gloutonne de leurs appétits, avaient brûlé trop vite. Louiset mort au berceau; Jacques-Louis, à demi imbécile, emporté par une maladie nerveuse; Victor retourné à l'état sauvage, galopant on ne sait au fond de quelles ténèbres; notre pauvre Charles, si beau et si frêle: ce sont là les rameaux derniers de l'Arbre, les dernières tiges pales où la sève puissante des grosses branches ne semble pas pouvoir monter. Le ver était dans le tronc, il est à présent dans le fruit et le dévore… Mais il ne faut jamais désespérer, les familles sont l'éternel devenir. Elles plongent, au delà de l'ancêtre commun, à travers les couches insondables des races qui ont vécu, jusqu'au premier être; et elles pousseront sans fin, elles s'étaleront, se ramifieront à l'infini, au fond des âges futurs… Regarde notre Arbre: il ne compte que cinq générations, il n'a pas même l'importance d'un brin d'herbe, au milieu de la forêt humaine, colossale et noire, dont les peuples sont les grands chênes séculaires. Seulement, songe à ses racines immenses qui tiennent tout le sol, songe à l'épanouissement continu de ses feuilles hautes qui se mêlent aux autres feuilles, à la mer sans cesse roulante des cimes, sons l'éternel souffle fécondant de la vie… Eh bien! l'espoir est là, dans la reconstitution journalière de la race par le sang nouveau qui lui vient du dehors. Chaque mariage apporte d'autres éléments, bons ou mauvais, dont l'effet est quand même d'empêcher la dégénérescence mathématique et progressive. Les brèches sont réparées, les tares s'effacent, un équilibre fatal se rétablit au bout de quelques générations, et c'est l'homme moyen qui finit toujours par en sortir, l'humanité vague, obstinée à son labeur mystérieux, en marche vers son but ignoré.

Il s'arrêta, il eut un long soupir.

– Ah! notre famille, que va-t-elle devenir, à quel être aboutira-t-elle enfin?

Et il continua, ne comptant plus sur les survivants qu'il avait nommés, les ayant classés, ceux-là, sachant ce dont ils étaient capables, mais plein d'une curiosité vive, au sujet des enfants en bas âge encore. Il avait écrit à un confrère de Nouméa pour obtenir des renseignements précis sur la femme d'Étienne et sur l'enfant dont elle devait être accouchée; et il ne recevait rien, il craignait bien que, de ce côté, l'Arbre ne restât incomplet. Il était plus documenté, à l'égard des deux enfants d'Octave Mouret, avec lequel il restait en correspondance: la petite fille demeurait chétive, inquiétante, tandis que le petit garçon, qui tenait de sa mère, poussait magnifique. Son plus solide espoir, d'ailleurs, était dans les enfants de Jean, dont le premier-né, un gros garçon, semblait apporter le renouveau, la sève jeune des races qui vont se retremper dans la terre. Il se rendait parfois à Valqueyras, il revenait heureux de ce coin de fécondité, du père calme et raisonnable, toujours à sa charrue, de la mère gaie et simple, aux larges flancs, capables de porter un monde. Qui savait d'où naîtrait la branche saine? Peut-être le sage, le puissant attendu germerait-il là. Le pis était, pour la beauté de son Arbre, que ces gamins et ces gamines étaient si petits encore, qu'il ne pouvait les classer. Et sa voix s'attendrissait sur cet espoir de l'avenir, ces têtes blondes, dans le regret inavoué de son célibat.

Pascal regardait toujours l'Arbre étalé devant lui. Il s'écria:

 

– Et pourtant est-ce complet, est-ce décisif, regarde donc!.. Je te répète que tous les cas héréditaires s'y rencontrent. Je n'ai eu, pour fixer ma théorie, qu'à la baser sur l'ensemble de ces faits… Enfin, ce qui est merveilleux, c'est qu'on touche là du doigt comment des créatures, nées de la même souche, peuvent paraître radicalement différentes, tout en n'étant que les modifications logiques des ancêtres communs. Le tronc explique les branches qui expliquent les feuilles. Chez ton père, Saccard, comme chez ton oncle, Eugène Rougon, si opposés de tempérament et de vie, c'est la même poussée qui a fait les appétits désordonnés de l'un, l'ambition souveraine de l'autre. Angélique, ce lis pur, naît de la louche Sidonie, dans l'envolée qui fait les mystiques ou les amoureuses, selon le milieu. Les trois enfants des Mouret sont emportés par un souffle identique, qui fait d'Octave intelligent un vendeur de chiffons millionnaire, de Serge croyant un pauvre curé de campagne, de Désirée imbécile une belle fille heureuse. Mais l'exemple est plus frappant encore avec les enfants de Gervaise: la névrose passe, et Nana se vend, Étienne se révolte, Jacques tue, Claude a du génie; tandis que Pauline, leur cousine germaine, à côté, est l'honnêteté victorieuse, celle qui lutte et qui s'immole… C'est l'hérédité, la vie même qui pond des imbéciles, des fous, des criminels et des grands hommes. Des cellules avortent, d'autres prennent leur place, et l'on a un coquin ou un fou furieux, à la place d'un homme de génie ou d'un simple honnête homme. Et l'humanité roule, charriant tout!

Puis, dans un nouveau branle de sa pensée:

– Et l'animalité, la bête qui souffre et qui aime, qui est comme l'ébauche de l'homme, toute cette animalité fraternelle qui vit de notre vie!.. Oui, j'aurais voulu la mettre dans l'arche, lui faire sa place parmi notre famille, la montrer sans cesse confondue avec nous, complétant notre existence. J'ai connu des chats dont la présence était le charme mystérieux de la maison, des chiens qu'on adorait, dont la mort était pleurée et qui laissait au coeur un deuil inconsolable. J'ai connu des chèvres, des vaches, des ânes, d'une importance extrême, dont la personnalité a joué un rôle tel, qu'on en devrait écrire l'histoire… Et, tiens! notre Bonhomme à nous, notre pauvre vieux cheval, qui nous a servi pendant un quart de siècle, est-ce que tu ne crois pas qu'il a mêlé de son sang au nôtre, et que désormais il est de la famille? Nous l'avons modifié comme lui-même a un peu agi sur nous, nous finissons par être faits sur la même image; et cela est si vrai, que, lorsque, maintenant, je le vois à demi aveugle, l'oeil vague, les jambes perdues de rhumatismes, je l'embrasse sur les deux joues, ainsi qu'un vieux parent pauvre, tombé à ma charge… Ah! l'animalité, tout ce qui se traîne et tout ce qui se lamente au-dessous de l'homme, quelle place d'une sympathie immense il faudrait lui faire, dans une histoire de la vie!

Ce fut un dernier cri, où Pascal jeta l'exaltation de sa tendresse pour l'être. Il s'était peu à peu excité, il en arrivait à la confession de sa foi, au labeur continu et victorieux de la nature vivante. Et Clotilde, qui jusque-là n'avait point parlé, toute blanche dans la catastrophe de tant de faits qui tombaient sur elle, desserra enfin les lèvres, pour demander:

– Eh bien! maître, et moi là dedans?

Elle avait posé un de ses doigts minces sur la feuille de l'Arbre, où elle voyait son nom inscrit. Lui, toujours, avait passé cette feuille. Et elle insista.

– Oui, moi, que suis-je donc?.. Pourquoi ne m'as-tu pas lu mon dossier?

Un instant, il resta muet, comme surpris de la question.

– Pourquoi? mais pour rien… C'est vrai, je n'ai rien à te cacher… Tu vois ce qui est écrit là: «Clotilde, née en 1847. Élection de la mère. Hérédité en retour, avec prédominance morale et physique de son grand-père maternel…» Rien n'est plus net. Ta mère l'a emporté en toi, tu as son bel appétit, et tu as également beaucoup de sa coquetterie, de son indolence parfois, de sa soumission. Oui, tu es très femme comme elle, sans trop t'en douter, je veux dire que tu aimes à être aimée. En outre, ta mère était une grande liseuse de romans, une chimérique qui adorait rester couchée des journées entières, à rêvasser sur un livre; elle raffolait des histoires de nourrice, se faisait faire les cartes, consultait les somnambules; et j'ai toujours pensé que ta préoccupation du mystère, ton inquiétude de l'inconnu venaient de là… Mais ce qui achève de te façonner, en mettant chez toi une dualité, c'est l'influence de ton grand-père, le commandant Sicardot. Je l'ai connu, il n'était pas un aigle, il avait au moins beaucoup de droiture et d'énergie. Sans lui, très franchement, je crois que tu ne vaudrais pas grand'chose, car les autres influences ne sont guère bonnes. Il t'a donné le meilleur de ton être, le courage de la lutte, la fierté et la franchise.

Elle l'avait écouté avec attention, elle fit un léger signe de tête, pour dire que c'était bien ça, qu'elle n'était pas blessée, malgré le petit frémissement de souffrance, dont ces nouveaux détails sur les siens, sur sa mère, avaient agité ses lèvres.

– Eh bien! reprit-elle, et toi, maître?

Cette fois, il n'eut pas une hésitation, il cria:

– Oh! moi, à quoi bon parler de moi? je n'en suis pas, de la famille!.. Tu vois bien ce qui est écrit là: «Pascal, né en 1813. Innéité. Combinaison, où se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que rien d'eux semble se retrouver dans le nouvel être…» Ma mère me l'a répété assez souvent, que je n'en étais pas, qu'elle ne savait pas d'où je pouvais bien venir!

Et c'était chez lui un cri de soulagement, une sorte de joie involontaire.

– Va, le peuple ne s'y trompe pas. M'as-tu jamais entendu appeler Pascal Rougon, dans la ville? Non! le monde a toujours dit le docteur Pascal, tout court. C'est que je suis à part… Et ce n'est guère tendre peut-être, mais j'en suis ravi, car il y a vraiment des hérédités trop lourdes à porter. J'ai beau les aimer tous, mon coeur n'en bat pas moins d'allégresse, lorsque je me sens autre, différent, sans communauté aucune. N'en être pas, n'en être pas, mon Dieu? C'est une bouffée d'air pur, c'est ce qui me donne le courage de les avoir tous là, de les mettre à nu dans ces dossiers, et de trouver encore le courage de vivre!

Il se tut enfin, il y eut un silence. La pluie avait cessé, l'orage s'en allait, on n'entendait que des coups de foudre, de plus en plus lointains; tandis que, de la campagne, noire encore, rafraîchie, montait par la fenêtre ouverte une délicieuse odeur de terre mouillée. Dans l'air qui se calmait, les bougies achevaient de brûler, d'une haute flamme tranquille.

– Ah! dit simplement Clotilde, avec un grand geste accablé, que devenir?

Elle l'avait crié avec angoisse, une nuit, sur l'aire: la vie était abominable, comment pouvait-on la vivre paisible et heureuse? C'était une clarté terrible que la science jetait sur le monde, l'analyse descendait dans toutes les plaies humaines pour en étaler l'horreur. Et voilà qu'il venait encore de parler plus crûment, d'élargir la nausée qu'elle avait des êtres et des choses, en jetant sa famille elle-même, toute nue, sur la dalle de l'amphithéâtre. Le torrent fangeux avait roulé devant elle, pendant près de trois heures, et c'était la pire des révélations, la brusque et terrible vérité sur les siens, les êtres chers, ceux qu'elle devait aimer: son père grandi dans les crimes de l'argent, son frère incestueux, sa grand'mère sans scrupules, couverte du sang des justes, les autres presque tous tarés, des ivrognes, des vicieux, des meurtriers, la monstrueuse floraison de l'arbre humain. Le choc était si brutal, qu'elle ne se retrouvait pas, au milieu de la stupeur douloureuse de toute la vie apprise de la sorte, en un coup. Et, cependant, cette leçon était comme innocentée, dans sa violence même, par quelque chose de grand et de bon, un souffle d'humanité profonde, qui l'avait emportée d'un bout à l'autre. Rien de mauvais ne lui en était venu, elle s'était sentie fouettée par un âpre vent marin, le vent des tempêtes, dont on sort la poitrine élargie et saine. Il avait tout dit, parlant librement de sa mère elle-même, continuant à garder vis-à-vis d'elle son attitude déférente de savant qui ne juge point les faits. Tout dire pour tout connaître, pour tout guérir, n'était-ce pas le cri qu'il avait poussé, dans la belle nuit d'été? Et, sous l'excès même de ce qu'il lui apprenait, elle restait ébranlée, aveuglée de cette trop vive lumière, mais le comprenant enfin, s'avouant qu'il tentait là une oeuvre immense. Malgré tout, c'était un cri de santé, d'espoir en l'avenir. Il parlait en bienfaiteur, qui, du moment où l'hérédité faisait le monde, voulait en fixer les lois pour disposer d'elle, et refaire un monde heureux.

Puis, n'y avait-il donc que de la boue, dans ce fleuve débordé, dont il lâchait les écluses? Que d'or passait, mêlé aux herbes et aux fleurs des berges! Des centaines de créatures galopaient encore devant elle, et elle demeurait hantée par des figures de charme et de bonté, de fins profils de jeunes filles, de sereines beautés de femmes. Toute la passion saignait là, tout le coeur s'ouvrait en envolées tendres. Elles étaient nombreuses, les Jeanne, les Angélique, les Pauline, les Marthe, les Gervaise, les Hélène. D'elles et des autres, même des moins bonnes, même des hommes terribles, les pires de la bande, montait une humanité fraternelle. Et c'était justement ce souffle qu'elle avait senti passer, ce courant de large sympathie qu'il venait de mettre, sous sa leçon précise de savant. Il ne semblait point s'attendrir, il gardait l'attitude impersonnelle du démonstrateur; mais, au fond de lui, quelle bonté navrée, quelle fièvre de dévouement, quel don de tout son être au bonheur des autres! Son oeuvre entière, si mathématiquement construite, était baignée de cette fraternité douloureuse, jusque dans ses plus saignantes ironies. Ne lui avait-il pas parlé des bêtes, en frère aîné de tous les vivants misérables qui souffrent? La souffrance l'exaspérait, il n'avait que la colère de son rêve trop haut, il n'était devenu brutal que dans sa haine du factice et du passager, rêvant de travailler, non pour la société polie d'un moment, mais pour l'humanité entière, à toutes les heures graves de son histoire. Peut-être même était-ce cette révolte contre la banalité courante, qui l'avait fait se jeter au défi de l'audace, dans les théories et dans l'application. Et l'oeuvre demeurait humaine, débordante du sanglot immense des êtres et des choses.

D'ailleurs, n'était-ce pas la vie? Il n'y a pas de mal absolu. Jamais un homme n'est mauvais pour tout le monde, il fait toujours le bonheur de quelqu'un; de sorte que, lorsqu'on ne se met pas à un point de vue unique, on finit par se rendre compte de l'utilité de chaque être. Ceux qui croient à un Dieu doivent se dire que, si leur Dieu ne foudroie pas les méchants, c'est qu'il voit la marche totale de son oeuvre, et qu'il ne peut descendre au particulier. Le labeur qui finit recommence, la somme des vivants reste quand même admirable de courage et de besogne; et l'amour de la vie emporte tout. Ce travail géant des hommes, cette obstination à vivre, est leur excuse, la rédemption. Alors, de très haut, le regard ne voyait plus que cette continuelle lutte, et beaucoup de bien malgré tout, s'il y avait beaucoup de mal. On entrait dans l'indulgence universelle, on pardonnait, on n'avait plus qu'une infinie pitié et une charité ardente. Le port était sûrement là, attendant ceux qui ont perdu la foi aux dogmes, qui voudraient comprendre pourquoi ils vivent, au milieu de l'iniquité apparente du monde. Il faut vivre pour l'effort de vivre, pour la pierre apportée à l'oeuvre lointaine et mystérieuse, et la seule paix possible, sur cette terre, est dans la joie de cet effort accompli.

Une heure encore venait de passer, la nuit entière s'était écoulée à cette terrible leçon de vie, sans que ni Pascal ni Clotilde eussent conscience du lieu où ils étaient, ni du temps qui fuyait. Et lui, surmené depuis quelques semaines, ravagé déjà par son existence de soupçon et de chagrin, eut un frisson nerveux, comme dans un brusque réveil.

– Voyons, tu sais tout, te sens-tu le coeur fort, trempé par le vrai, plein de pardon et d'espoir?.. Es-tu avec moi?

Mais, sous l'effrayant choc moral qu'elle avait reçu, elle-même frémissait, sans pouvoir se reprendre. C'était en elle une telle débâcle des croyances anciennes, une évolution telle vers un monde nouveau, qu'elle n'osait s'interroger et conclure. Elle se sentait désormais saisie, emportée dans la toute-puissance de la vérité. Elle la subissait et n'était pas convaincue.

– Maître, balbutia-t-elle, maître…

 

Et ils restèrent un instant face à face, à se regarder. Le jour naissait, une aube d'une pureté délicieuse, au fond du grand ciel clair, lavé par l'orage. Aucun nuage n'en tachait plus le pale azur, teinté de rose. Tout le gai réveil de la campagne mouillée entrait par la fenêtre, tandis que les bougies, qui achevaient de se consumer, pâlissaient dans la clarté croissante.

– Réponds, veux-tu encore tout détruire, tout brûler, ici?.. Es-tu avec moi, entièrement avec moi?

A ce moment, il crut qu'elle allait se jeter à son cou, en pleurant. Un élan soudain semblait la pousser. Mais ils se virent, dans leur demi-nudité. Elle, qui, jusque-là, ne s'était pas aperçue, eut conscience qu'elle était en simple jupon, les bras nus, les épaules nues, à peine couvertes par les mèches folles de ses cheveux dénoués; et là, près de l'aisselle gauche, quand elle abaissa les regards, elle retrouva les quelques gouttes de sang, la meurtrissure qu'il lui avait faite en luttant, pour la dompter, dans une étreinte brutale. Ce fut alors, en elle, une confusion extraordinaire, une certitude qu'elle allait être vaincue, comme si, par cette étreinte, il était devenu son maître, en tout et à jamais. La sensation s'en prolongeait, elle était envahie, entraînée au delà de son vouloir, prise de l'irrésistible besoin de se donner.

Brusquement, Clotilde se redressa, voulant réfléchir. Elle avait serré ses bras nus sur sa gorge nue. Tout le sang de ses veines était monté à sa peau, en un flot de pudeur empourpré. Et elle se mit à fuir, dans le divin élancement de sa taille mince.

– Maître, maître, laisse-moi… Je verrai…

D'une légèreté de vierge inquiète, elle s'était, comme autrefois déjà, réfugiée au fond de sa chambre. Il l'entendit fermer vivement la porte, à double tour. Il restait seul, il se demanda, pris tout à coup d'un découragement et d'une tristesse immenses, s'il avait eu raison de tout dire, si la vérité germerait dans cette chère créature adorée, et y grandirait un jour, en une moisson de bonheur.