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Le Docteur Pascal

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Comme ils approchaient de la ferme, une faneuse, dans un pré, lâcha sa fourche, accourut. C'était Sophie, qui avait reconnu le docteur et la demoiselle, ainsi qu'elle nommait Clotilde. Elle les adorait, elle resta ensuite toute confuse, à les regarder, sans pouvoir dire les bonnes choses dont son coeur débordait. Elle ressemblait à son frère Valentin, elle avait sa petite taille, ses pommettes saillantes, ses cheveux pâles; mais, à la campagne, loin de la contagion du milieu paternel, il semblait qu'elle eût pris de la chair, d'aplomb sur ses fortes jambes, les joues remplies, les cheveux abondants. Et elle avait de très beaux yeux, qui luisaient de santé et de gratitude. La tante Dieudonné, qui fanait elle aussi, s'était avancée à son tour, criant de loin, plaisantant avec quelque rudesse provençale.

– Ah! monsieur Pascal, nous n'avons pas besoin de vous, ici! Il n'y a personne de malade!

Le docteur, qui était simplement venu chercher ce beau spectacle de santé, répondit sur le même ton:

– Je l'espère bien. N'empêche que voilà une fillette qui nous doit un fameux cierge, à vous et à moi!

– Ça, c'est la vérité pure! Et elle le sait, monsieur Pascal, elle dit tous les jours que, sans vous, elle serait à cette heure comme son pauvre frère Valentin.

– Bah! nous le sauverons également. Il va mieux, Valentin. Je viens de le voir.

Sophie saisit les mains du docteur, de grosses larmes parurent dans ses yeux. Elle ne put que balbutier:

– Oh! monsieur Pascal!

Comme on l'aimait! et Clotilde sentait sa tendresse pour lui s'augmenter de toutes ces affections éparses. Ils restèrent là un instant, à causer, dans l'ombre saine des chênes verts. Puis, ils revinrent vers Plassans, avant encore de faire une visite.

C'était, à l'angle de deux routes, dans un cabaret borgne, blanc des poussières envolées. On venait d'installer, en face, un moulin à vapeur, en utilisant les anciens bâtiments du Paradou, une propriété datant du dernier siècle. Et Lafouasse, le cabaretier, faisait tout de même de petites affaires, grâce aux ouvriers du moulin et aux paysans qui apportaient leur blé. Il avait encore pour clients, le dimanche, les quelques habitants des Artaud, un hameau voisin. Mais la malechance le frappait, il se traînait depuis trois ans, en se plaignant de douleurs, dans lesquelles le docteur avait fini par reconnaître un commencement d'ataxie; et il s'entêtait pourtant à ne pas prendre de servante, il se tenait aux meubles, servait quand même ses pratiques. Aussi, remis debout après une dizaine de piqûres, criait-il déjà sa guérison partout.

Il était justement sur sa porte, grand et fort, le visage enflammé, sous le flamboiement de ses cheveux rouges.

– Je vous attendais, monsieur Pascal. Vous savez que j'ai pu hier mettre deux pièces de vin en bouteilles, et sans fatigue!

Clotilde resta dehors, sur un banc de pierre, tandis que Pascal entrait dans la salle, afin de piquer Lafouasse. On entendait leurs voix; et ce dernier, très douillet malgré ses gros muscles, se plaignait que la piqûre fût douloureuse; mais, enfin, on pouvait bien souffrir un peu, pour acheter de la bonne santé. Ensuite, il se fâcha, força le docteur à accepter un verre de quelque chose. La demoiselle ne lui ferait pas l'affront de refuser du sirop. Il porta une table dehors, il fallut absolument trinquer avec lui.

– A votre santé, monsieur Pascal, et à la santé de tous les pauvres bougres, à qui vous rendez le goût du pain!

Souriante, Clotilde songeait aux commérages dont lui avait parlé Martine, à ce père Boutin qu'on accusait le docteur d'avoir tué. Il ne tuait donc pas tous ses malades, sa médication faisait donc de vrais miracles? Et elle retrouvait sa foi en son maître, dans cette chaleur d'amour qui lui remontait au coeur. Quand ils partirent, elle était revenue à lui tout entière, il pouvait la prendre, l'emporter, disposer d'elle, à son gré.

Mais, quelques minutes auparavant, sur le banc de pierre, elle avait rêvé à une confuse histoire, en regardant le moulin à vapeur. N'était-ce point là, dans ces bâtiments noirs de charbon et blancs de farine aujourd'hui, que s'était passé autrefois un drame de passion? Et l'histoire lui revenait, des détails donnés par Martine, des allusions faites par le docteur lui-même, toute une aventure amoureuse et tragique de son cousin, l'abbé Serge Mouret, alors curé des Artaud, avec une adorable fille, sauvage et passionnée, qui habitait le Paradou.

Ils suivaient de nouveau la route, et Clotilde s'arrêta, montrant de la main la vaste étendue morne, des chaumes, des cultures plates, des terrains encore en friche.

– Maître, est-ce qu'il n'y avait pas là un grand jardin? ne m'as-tu pas conté cette histoire?

Pascal, dans la joie de cette bonne journée, eut un tressaillement, un sourire d'une tendresse infiniment triste.

– Oui, oui, le Paradou, un jardin immense, des bois, des prairies, des vergers, des parterres, et des fontaines, et des ruisseaux qui se jetaient dans la Viorne… Un jardin abandonné depuis un siècle, le jardin de la Belle au Bois dormant, où la nature était redevenue souveraine… Et, tu le vois, ils l'ont déboisé, défriché, nivelé, pour le diviser en lots et le vendre aux enchères. Les sources elles-mêmes se sont taries, il n'y a plus, là-bas, que ce marais empoisonné… Ah! quand je passe par ici, c'est un grand crève-coeur!

Elle osa demander encore:

– N'est-ce point dans le Paradou que mon cousin Serge et ta grande amie Albine se sont aimés?

Mais il ne la savait plus là, il continua, les yeux au loin, perdus dans le passé.

– Albine, mon Dieu! je la revois, dans le coup de soleil du jardin, comme un grand bouquet d'une odeur vivante, la tête renversée, la gorge toute gonflée de gaieté, heureuse de ses fleurs, des fleurs sauvages tressées parmi ses cheveux blonds, nouées à son cou, à son corsage, à ses bras minces, nus et dorés… Et, quand elle se fut asphyxiée, au milieu de ses fleurs, je la revois morte, très blanche, les mains jointes, dormant avec un sourire, sur sa couche de jacinthes et de tubéreuses… Une morte d'amour, et comme Albine et Serge s'étaient aimés dans le grand jardin tentateur, au sein de la nature complice! et quel flot de vie emportant tous les faux liens, et quel triomphe de la vie!

Clotilde, troublée, à cet ardent murmure de paroles, le regardait fixement. Jamais elle ne s'était permis de lui parler d'une autre histoire qui courait, l'unique et discret amour qu'il aurait eu pour une dame, morte elle aussi à cette heure. On racontait qu'il l'avait soignée, sans même oser lui baiser le bout des doigts. Jusqu'ici, jusqu'à près de soixante ans, l'étude et la timidité l'avaient détourné des femmes. Mais on le sentait réservé à la passion, le coeur tout neuf et débordant, sous sa chevelure blanche.

– Et celle qui est morte, celle qu'on pleure…

Elle se reprit, la voix tremblante, les joues empourprées, sans savoir pourquoi.

– Serge ne l'aimait donc pas, qu'il l'a laissée mourir?

Pascal sembla se réveiller, frémissant de la retrouver près de lui, si jeune, avec de si beaux yeux, brûlants et clairs, dans l'ombre du grand chapeau. Quelque chose avait passé, un même souffle venait de les traverser tous deux. Ils ne se reprirent pas le bras, ils marchèrent côte à côte.

– Ah! chérie, ce serait trop beau, si les hommes ne gâtaient pas tout! Albine est morte, et Serge est maintenant curé à Saint-Eutrope, où il vit avec sa soeur Désirée, une brave créature, celle-ci, qui a la chance d'être à moitié idiote. Lui est un saint homme, je n'ai jamais dit le contraire… On peut être un assassin et servir Dieu.

Et il continua, disant les choses crues de l'existence, l'humanité exécrable et noire, sans quitter son gai sourire. Il aimait la vie, il en montrait l'effort incessant avec une tranquille vaillance, malgré tout le mal, tout l'écoeurement qu'elle pouvait contenir. La vie avait beau paraître affreuse, elle devait être grande et bonne, puisqu'on mettait à la vivre une volonté si tenace, dans le but, sans doute, de cette volonté même et du grand travail ignoré qu'elle accomplissait. Certes, il était un savant, un clairvoyant, il ne croyait pas à une humanité d'idylle vivant dans une nature de lait, il voyait au contraire les maux et les tares, les étalait, les fouillait, les cataloguait depuis trente ans; et sa passion de la vie, son admiration des forces de la vie suffisaient à le jeter dans une perpétuelle joie, d'où semblait couler naturellement son amour des autres, un attendrissement fraternel, une sympathie, qu'on sentait sous sa rudesse d'anatomiste et sous l'impersonnalité affectée de ses études.

– Bah! conclut-il, en se retournant une dernière fois vers les vastes champs mornes, le Paradou n'est plus, ils l'ont saccagé, sali, détruit; mais, qu'importe! des vignes seront plantées, du blé grandira, toute une poussée de récoltes nouvelles; et l'on s'aimera encore, aux jours lointains de vendange et de moisson… La vie est éternelle, elle ne fait jamais que recommencer et s'accroître.

Il lui avait repris le bras, ils rentrèrent ainsi, serrés l'un contre l'autre, bons amis, par le lent crépuscule qui se mourait au ciel, en un lac tranquille de violettes et de roses. Et, à les revoir passer tous deux, l'ancien roi puissant et doux, appuyé à l'épaule d'une enfant charmante et soumise, dont la jeunesse le soutenait, les femmes du faubourg, assises sur leurs portes, les suivaient d'un sourire attendri.

A la Souleiade, Martine les guettait. De loin, elle leur fit un grand geste. Eh bien! quoi donc, on ne dînait pas ce jour-là? Puis, quand ils se furent approchés:

– Ah! vous attendrez un petit quart d'heure. Je n'ai pas osé mettre mon gigot.

Ils restèrent dehors, charmés, dans le jour finissant. La pinède, qui se noyait d'ombre, exhalait une odeur balsamique de résine; et de l'aire, brûlante encore, où se mourait un dernier reflet rose, montait un frisson. C'était comme un soulagement, un soupir d'aise, un repos de la propriété entière, des amandiers amaigris, des oliviers tordus, sous le grand ciel pâlissant, d'une sérénité pure; tandis que, derrière la maison, le bouquet des platanes n'était plus qu'une masse de ténèbres, noire et impénétrable, où l'on entendait la fontaine, à l'éternel chant de cristal.

 

– Tiens! dit le docteur, monsieur Bellombre a déjà dîné, et il prend le frais.

Il montrait, de la main, sur un banc de la propriété voisine, un grand et maigre vieillard de soixante-dix ans, à la figure longue, tailladée de rides, aux gros yeux fixes, très correctement serré dans sa cravate et dans sa redingote.

– C'est un sage, murmura Clotilde. Il est heureux.

Pascal se récria.

– Lui! j'espère bien que non!

Il ne haïssait personne, et seul, M. Bellombre, cet ancien professeur de septième, aujourd'hui retraité, vivant dans sa petite maison sans autre compagnie que celle d'un jardinier, muet et sourd, plus âgé que lui, avait le don de l'exaspérer.

– Un gaillard qui a eu peur de la vie, entends-tu? peur de la vie!.. Oui! égoïste, dur et avare! S'il a chassé la femme de son existence, ça n'a été que dans la terreur d'avoir à lui payer des bottines. Et il n'a connu que les enfants des autres, qui l'ont fait souffrir: de là, sa haine de l'enfant, cette chair à punitions… La peur de la vie, la peur des charges et des devoirs, des ennuis et des catastrophes! la peur de la vie qui fait, dans l'épouvante où l'on est de ses douleurs, que l'on refuse ses joies! Ah! vois-tu, cette lâcheté me soulève, je ne puis la pardonner… Il faut vivre, vivre tout entier, vivre toute la vie, et plutôt la souffrance, la souffrance seule, que ce renoncement, cette mort à ce qu'on a de vivant et d'humain en soi!

M. Bellombre s'était levé, et il suivait une allée de son jardin, à petits pas paisibles. Alors, Clotilde, qui le regardait toujours, silencieuse, dit enfin:

– Il y a pourtant la joie du renoncement. Renoncer, ne pas vivre, se garder pour le mystère, cela n'a-t-il pas été tout le grand bonheur des saints?

– S'ils n'ont pas vécu, cria Pascal, ils ne peuvent pas être des saints.

Mais il la sentit qui se révoltait, qui allait de nouveau lui échapper. Dans l'inquiétude de l'au delà, tout au fond, il y a la peur et la haine de la vie. Aussi retrouva-t-il son bon rire, si tendre et si conciliant.

– Non, non! en voilà assez pour aujourd'hui, ne nous disputons plus, aimons-nous bien fort… Et, tiens! Martine nous appelle, allons dîner.

III

Pendant un mois, le malaise empira, et Clotilde souffrait surtout de voir que Pascal fermait les tiroirs à clef, maintenant. Il n'avait plus en elle la tranquille confiance de jadis, elle en était blessée, à un tel point, que, si elle avait trouvé l'armoire ouverte, elle aurait jeté les dossiers au feu, comme sa grand'mère Félicité la poussait à le faire. Et les fâcheries recommençaient, souvent on ne se parlait pas de deux jours.

Un matin, à la suite d'une de ces bouderies qui durait depuis l'avant-veille, Martine dit, en servant le déjeuner:

– Tout à l'heure, comme je traversais la place de la Sous-Préfecture, j'ai vu entrer chez madame Félicité un étranger que j'ai bien cru reconnaître… Oui, ce serait votre frère, mademoiselle, que je n'en serais pas surprise.

Du coup, Pascal et Clotilde se parlèrent.

– Ton frère! est-ce que grand'mère l'attendait?

– Non, je ne crois pas… Voici plus de six mois qu'elle l'attend. Je sais qu'elle lui a de nouveau écrit, il y a huit jours.

Et ils questionnèrent Martine.

– Dame! monsieur, je ne peux pas dire, car, depuis quatre ans que j'ai vu monsieur Maxime, lorsqu'il est resté deux heures chez nous, en se rendant en Italie, il a peut-être bien changé… J'ai cru tout de même reconnaître son dos.

La conversation continua, Clotilde paraissait heureuse de cet événement qui rompait enfin le lourd silence, et Pascal conclut:

– Bon! si c'est lui, il viendra nous voir.

C'était Maxime, en effet. Il cédait, après des mois de refus, aux sollicitations pressantes de la vieille madame Rougon, qui avait, de ce côté encore, toute une plaie vive de la famille à fermer. L'histoire était ancienne, et elle s'aggravait chaque jour.

A l'âge de dix-sept ans, il y avait quinze ans déjà, Maxime avait eu, d'une servante séduite, un enfant, sotte aventure de gamin précoce, dont Saccard, son père, et sa belle-mère Renée, celle-ci simplement vexée du choix indigne, s'étaient contentés de rire. La servante, Justine Mégot, était justement d'un village des environs, une fillette blonde de dix-sept ans aussi, docile et douce; et on l'avait renvoyée à Plassans, avec une rente de douze cents francs, pour élever le petit Charles. Trois ans plus tard, elle y avait épousé un bourrelier du faubourg, Anselme Thomas, bon travailleur, garçon raisonnable que la rente tentait. Du reste, elle était devenue d'une conduite exemplaire, engraissée, comme guérie d'une toux qui avait fait craindre une hérédité fâcheuse, due à toute une ascendance alcoolique. Et deux nouveaux enfants, nés de son mariage, un garçon âgé de dix ans, et une petite fille de sept, gras et roses, se portaient admirablement bien; de sorte qu'elle aurait été la plus respectée, la plus heureuse des femmes, sans les ennuis que Charles lui causait dans son ménage. Thomas, malgré la rente, exécrait ce fils d'un autre, le bousculait, ce dont souffrait secrètement la mère, en épouse soumise et silencieuse. Aussi, bien qu'elle l'adorât, l'aurait-elle volontiers rendu à la famille du père.

Charles, à quinze ans, en paraissait à peine douze, et il en était resté à l'intelligence balbutiante d'un enfant de cinq ans. D'une extraordinaire ressemblance avec sa trisaïeule, Tante Dide, la folle des Tulettes, il avait une grâce élancée et fine, pareil à un de ces petits rois exsangues qui finissent une race, couronnés de longs cheveux pâles, légers comme de la soie. Ses grands yeux clairs étaient vides, sa beauté inquiétante avait une ombre de mort. Et ni cerveau ni coeur, rien qu'un petit chien vicieux, qui se frottait aux gens, pour se caresser. Son arrière-grand'mère Félicité, gagnée par cette beauté où elle affectait de reconnaître son sang, l'avait d'abord mis au collège, le prenant à sa charge; mais il s'en était fait chasser au bout de six mois, sous l'accusation de vices inavouables. Trois fois, elle s'était entêtée, l'avait changé de pensionnat, pour aboutir toujours au même renvoi honteux. Alors, comme il ne voulait, comme il ne pouvait absolument rien apprendre, et comme il pourrissait tout, il avait fallu le garder, on se l'était passé des uns aux autres, dans la famille. Le docteur Pascal, attendri, songeant à une guérison, n'avait abandonné cette cure impossible qu'après l'avoir eu chez lui pendant près d'un an, inquiet du contact pour Clotilde. Et, maintenant, lorsque Charles n'était pas chez sa mère, où il ne vivait presque plus, on le trouvait chez Félicité ou chez quelque autre parent, coquettement mis, comblé de joujoux, vivant en petit dauphin efféminé d'une antique race déchue.

Cependant, la vieille madame Rougon souffrait de ce bâtard, à la royale chevelure blonde, et son plan était de le soustraire aux commérages de Plassans, en décidant Maxime à le prendre, pour le garder à Paris. Ce serait encore une vilaine histoire de la famille effacée. Mais longtemps Maxime avait fait la sourde oreille, hanté par la continuelle terreur de gâter son existence. Après la guerre, riche depuis la mort de sa femme, il était revenu manger sagement sa fortune dans son hôtel de l'avenue du Bois-de-Boulogne, ayant gagné à sa débauche précoce la crainte salutaire du plaisir, surtout résolu à fuir les émotions et les responsabilités, afin de durer le plus possible. Des douleurs vives dans les pieds, des rhumatismes, croyait-il, le tourmentaient depuis quelque temps; il se voyait déjà infirme, cloué sur un fauteuil; et le brusque retour en France de son père, l'activité nouvelle que Saccard déployait, avaient achevé de le terrifier. Il connaissait bien ce dévoreur de millions, il tremblait en le retrouvant empressé autour de lui, bonhomme, avec son ricanement amical. N'allait-il pas être mangé, s'il restait un jour à sa merci, lié par ces douleurs qui lui envahissaient les jambes. Et une telle peur de la solitude l'avait pris, qu'il venait de céder enfin à l'idée de revoir son fils. Si le petit lui semblait doux, intelligent, bien portant, pourquoi ne l'emmènerait-il pas? Cela lui donnerait un compagnon, un héritier qui le protégerait contre les entreprises de son père. Peu à peu, son égoïsme s'était vu aimé, choyé, défendu; et pourtant, peut-être ne se serait-il pas risqué encore à un tel voyage, si son médecin ne l'avait envoyé aux eaux de Saint-Gervais. Dès lors, il n'y avait plus à faire qu'un crochet de quelques lieues, il était tombé le matin chez la vieille madame Rougon, à l'improviste, bien résolu à reprendre un train, le soir même, après l'avoir interrogée et vu l'enfant.

Vers deux heures, Pascal et Clotilde étaient encore près de la fontaine, sous les platanes, où Martine leur avait servi le café, lorsque Félicité arriva, avec Maxime.

– Ma chérie, quelle surprise! je t'amène ton frère.

Saisie, la jeune fille s'était levée, devant cet étranger maigri et jauni, qu'elle reconnaissait à peine. Depuis leur séparation, en 1854, elle ne l'avait revu que deux fois, la première à Paris, la seconde à Plassans. Mais elle gardait de lui une image nette, élégante et vive. La face s'était creusée, les cheveux s'éclaircissaient, semés de fils blancs. Pourtant, elle finit par le retrouver, avec sa tête jolie et fine, d'une grâce inquiétante de fille, jusque dans sa décrépitude précoce.

– Comme tu te portes bien, toi! dit-il simplement, en embrassant sa soeur.

– Mais, répondit-elle, il faut vivre au soleil… Ah! que je suis heureuse de te voir!

Pascal, de son coup d'oeil de médecin, avait fouillé à fond son neveu. Il l'embrassa à son tour.

– Bonjour, mon garçon… Et elle a raison, vois-tu, on ne se porte bien qu'au soleil, comme les arbres!

Vivement, Félicité était allée jusqu'à la maison. Elle revint en criant:

– Charles n'est donc pas ici?

– Non, dit Clotilde. Nous l'avons eu hier. L'oncle Macquart l'a emmené, et il doit passer quelques jours aux Tulettes.

Félicité se désespéra. Elle n'était accourue que dans la certitude de trouver l'enfant chez Pascal. Comment faire, maintenant? Le docteur, de son air paisible, proposa d'écrire à l'oncle, qui le ramènerait, dès le lendemain matin. Puis, quand il sut que Maxime voulait absolument repartir par le train de neuf heures, sans coucher, il eut une autre idée. Il allait envoyer chercher un landau, chez le loueur, et l'on irait tous les quatre voir Charles, chez l'oncle Macquart. Ce serait même une charmante promenade. Il n'y avait pas trois lieues de Plassans aux Tulettes: une heure pour aller, une heure pour revenir, on aurait encore près de deux heures à rester là-bas, si l'on voulait être de retour à sept heures. Martine ferait à dîner, Maxime aurait tout le temps de manger et de prendre son train.

Mais Félicité s'agitait, visiblement inquiète de cette visite à Macquart.

– Ah bien, non! si vous croyez que je vais aller là-bas, par ce temps d'orage… Il est bien plus simple d'envoyer quelqu'un qui nous ramènera Charles.

Pascal hocha la tête. On ne ramenait pas toujours Charles comme on voulait. C'était un enfant sans raison, qui, parfois, galopait au moindre caprice, ainsi qu'un animal indompté. Et la vieille madame Rougon, combattue, furieuse de n'avoir rien pu préparer, dut finir par céder, dans la nécessité où elle était de s'en remettre au hasard.

– Après tout, comme vous voudrez! Mon Dieu, que les choses s'arrangent mal!

Martine courut chercher le landau, et trois heures n'étaient pas sonnées, lorsque les deux chevaux enfilèrent la route de Nice, dévalant la pente qui descendait jusqu'au pont de la Viorne. On tournait ensuite à gauche, pour longer pendant près de deux kilomètres les bords boisés de la rivière. Puis, la route s'engageait dans les gorges de la Seille, un défilé étroit entre deux murs géants de roches cuites et dorées par les violents soleils. Des pins avaient poussé dans les fentes; des panaches d'arbres, à peine gros d'en bas comme des touffes d'herbe, frangeaient les crêtes, pendaient sur le gouffre. Et c'était un chaos, un paysage foudroyé, un couloir de l'enfer, avec ses détours tumultueux, ses coulures de terre sanglante glissées de chaque entaille, sa solitude désolée que troublait seul le vol des aigles.

Félicité ne desserra pas les lèvres, la tête en travail, l'air accablé sous ses réflexions. Il faisait en effet très lourd, le soleil brillait, derrière un voile de grands nuages livides. Presque seul, Pascal causa, dans sa tendresse passionnée pour cette nature ardente, tendresse qu'il s'efforçait de faire partager à son neveu. Mais il avait beau s'exclamer, lui montrer l'entêtement des oliviers, des figuiers et des ronces, à pousser dans les roches, la vie de ces roches elles-mêmes, de cette carcasse colossale et puissante de la terre, d'où l'on entendait monter un souffle: Maxime restait froid, pris d'une sourde angoisse, devant ces blocs d'une majesté sauvage, dont la masse l'anéantissait. Et il préférait reporter les yeux sur sa soeur, assise en face de lui. Elle le charmait peu à peu, tellement il la voyait saine et heureuse, avec sa jolie tête ronde, au front droit, si bien équilibré. Par moments, leurs regards se rencontraient, et elle avait un sourire tendre, dont il était réconforté.

 

Mais la sauvagerie de la gorge s'adoucit, les deux murs de rochers s'abaissèrent, on fila entre des coteaux apaisés, aux pentes molles, semées de thyms et de lavandes. C'était le désert encore, des espace nus, verdâtres et violâtres, où la moindre brise roulait un âpre parfum. Puis, tout d'un coup, après un dernier détour, on descendit dans le vallon des Tulettes, que des sources rafraîchissaient. Au fond s'étendaient des prairies, coupées de grands arbres. Le village était à mi-côte, parmi des oliviers, et la bastide de Macquart, un peu écartée, se trouvait sur la gauche, en plein midi. Il fallut que le landau prit le chemin qui conduisait à l'Asile des Aliénés, dont on apercevait, en face, les murs blancs.

Le silence de Félicité s'était assombri, car elle n'aimait pas montrer l'oncle Macquart. Encore un dont la famille serait bien débarrassée, le jour où il s'en irait! Pour la gloire d'eux tous, il aurait dû dormir sous la terre depuis longtemps. Mais il s'entêtait, il portait ses quatre-vingt-trois ans en vieil ivrogne, saturé de boisson, que l'alcool semblait conserver. A Plassans, il avait une légende terrible de fainéant et de bandit, et les vieillards chuchotaient l'exécrable histoire des cadavres qu'il y avait entre lui et les Rougon, une trahison aux jours troublés de décembre 1851, un guet-apens dans lequel il avait laissé des camarades, le ventre ouvert, sur le pavé sanglant. Plus tard, quand il était rentré en France, il avait préféré, à la bonne place qu'il s'était fait promettre, ce petit domaine des Tulettes, que Félicité lui avait acheté. Et il y vivait grassement depuis lors, il n'avait plus eu que l'ambition de l'arrondir, guettant de nouveau les bons coups, ayant encore trouvé le moyen de se faire donner un champs longtemps convoité, en se rendant utile à sa belle-soeur, lorsque celle-ci avait dû reconquérir Plassans sur les légitimistes: une autre effroyable histoire qu'on se disait aussi à l'oreille, un fou lâché sournoisement de l'Asile, battant la nuit, courant à sa vengeance, incendiant sa propre maison, où flambaient quatre personnes. Mais c'étaient heureusement là des choses anciennes, et Macquart, rangé aujourd'hui, n'était plus le bandit inquiétant dont avait tremblé toute la famille. Il se montrait fort correct, d'une diplomatie finaude, n'ayant gardé que son rire goguenard qui avait l'air de se ficher du monde.

– L'oncle est chez lui, dit Pascal, comme on approchait.

La bastide était une de ces constructions provençales, d'un seul étage, aux tuiles décolorées, les quatre murs violemment badigeonnés en jaune. Devant la façade attendait une étroite terrasse, que d'antiques mûriers, rabattus en forme de treille, allongeant et tordant leurs grosses branches, ombrageaient. C'était là que l'oncle fumait sa pipe, l'été. Et, en entendant la voiture, il était venu se planter au bord de la terrasse, redressant sa haute taille, vêtu proprement de drap bleu, coiffé de l'éternelle casquette de fourrure qu'il portait d'un bout de l'année à l'autre.

Quand il eut reconnu les visiteurs, il ricana, il cria:

– En voila de la belle société!.. Vous êtes bien gentils, vous allez vous rafraîchir.

Mais la présence de Maxime l'intriguait. Qui était-il? pour qui venait-il, celui-là? On le lui nomma, et tout de suite il arrêta les explications qu'on ajoutait, en voulant l'aider à se retrouver, au milieu de l'écheveau compliqué de la parenté.

– Le père de Charles, je sais, je sais!.. Le fils de mon neveu Saccard, pardi! celui qui a fait un beau mariage et dont la femme est morte…

Il dévisageait Maxime, l'air tout heureux de le voir ridé déjà à trente-deux ans, les cheveux et la barbe semés de neige.

– Ah! dame! ajouta-t-il, nous vieillissons tous… Moi, encore, je n'ai pas trop à me plaindre, je suis solide.

Et il triomphait, d'aplomb sur les reins, la face comme bouillie et flambante, d'un rouge ardent de brasier. Depuis longtemps, l'eau-de-vie ordinaire lui semblait de l'eau pure; seul, le trois-six chatouillait encore son gosier durci; il en buvait de tels coups, qu'il en restait plein, la chair baignée, imbibée ainsi qu'une éponge. L'alcool suintait de sa peau. Au moindre souffle, quand il parlait, une vapeur d'alcool s'exhalait de sa bouche.

– Certes, oui! vous êtes solide, l'oncle! dit Pascal émerveillé. Et vous n'avez rien fait pour ça, vous avez bien raison de vous moquer de nous… Voyez-vous, je ne crains qu'une chose, c'est qu'un jour, en allumant votre pipe, vous ne vous allumiez vous-même, ainsi qu'un bol de punch.

Macquart, flatté, s'égaya bruyamment.

– Plaisante, plaisante, mon petit! Un verre de cognac, ça vaut mieux que tes sales drogues… Et vous allez tous trinquer, hein? pour qu'il soit bien dit que votre oncle vous fait honneur à tous. Moi, je me fiche des mauvaises langues. J'ai du blé, j'ai des oliviers, j'ai des amandiers, et des vignes, et de la terre, autant qu'un bourgeois. L'été, je fume ma pipe à l'ombre de mes mûriers; l'hiver, je vais la fumer là, contre mon mur, au soleil. Hein? d'un oncle comme ça, on n'a pas à en rougir!.. Clotilde, j'ai du sirop, si tu en veux. Et vous, Félicité, ma chère, je sais que vous préférez l'anisette. Il y a de tout, je vous dis qu'il y a de tout, chez moi!

Son geste s'était élargi, comme pour embrasser la possession de son bien-être de vieux gredin devenu ermite; pendant que Félicité, qu'il effrayait depuis un moment, avec l'énumération de ses richesses, ne le quittait pas des yeux, prête à l'interrompre.

– Merci, Macquart, nous ne prendrons rien, nous sommes pressés… Où donc est Charles?

– Charles, bon, bon! tout à l'heure! J'ai compris, le papa vient pour voir l'enfant… Mais ça ne va pas nous empêcher de boire un coup.

Et, lorsqu'on eut refusé absolument, il se blessa, il dit avec son rire mauvais:

– Charles, il n'est pas là, il est à l'Asile, avec la vieille.

Puis, emmenant Maxime au bout de la terrasse, il lui montra les grands bâtiments blancs, dont les jardins inférieurs ressemblaient à des préaux de prison.

– Tenez! mon neveu, vous voyez trois arbres devant nous. Eh bien! au-dessus de celui de gauche, il y a une fontaine, dans une cour. Suivez le rez-de-chaussée, la cinquième fenêtre à droite est celle de Tante Dide. Et c'est là qu'est le petit… Oui, je l'y ai mené tout à l'heure.

C'était une tolérance de l'administration. Depuis vingt et un ans qu'elle était à l'Asile, la vieille femme n'avait pas donné un souci à sa gardienne. Bien calme, bien douce, immobile dans son fauteuil, elle passait les journées à regarder devant elle; et, comme l'enfant se plaisait là, comme elle-même semblait s'intéresser à lui, on fermait les yeux sur cette infraction aux règlements, on l'y laissait parfois deux et trois heures, très occupé à découper des images.