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Le Docteur Pascal

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La troisième crise eut lieu à quatre heures un quart. Dans cet accès final de suffocation, le visage de Pascal exprima une effroyable souffrance. Jusqu'au bout, il devait endurer son martyre d'homme et de savant. Ses yeux troubles semblèrent chercher encore la pendule, pour constater l'heure. Et Ramond, le voyant remuer les lèvres, se pencha, colla son oreille. En effet, il murmurait des paroles, si légères, qu'elles étaient un souffle.

– Quatre heures… Le coeur s'endort, plus de sang rouge dans l'aorte…

La valvule mollit et s'arrête…

Un râle affreux le secoua, le petit souffle devenait très lointain.

– Ça marche trop vite… Ne me quittez pas, la clef est sous l'oreiller… Clotilde, Clotilde…

Au pied du lit, Martine était tombée à genoux, étranglée de sanglots. Elle voyait bien que monsieur se mourait. Elle n'avait point osé courir chercher un prêtre, malgré sa grande envie; et elle récitait elle-même les prières des agonisants, elle priait ardemment le bon Dieu, pour qu'il pardonnât à monsieur et que monsieur allât droit en paradis.

Pascal mourut. Sa face était toute bleue. Après quelques secondes d'une immobilité complète, il voulut respirer, il avança les lèvres, ouvrit sa pauvre bouche, un bec de petit oiseau qui cherche à prendre une dernière gorgée d'air. Et ce fut la mort, très simple.

XIII

Ce fut seulement après le déjeuner, vers une heure, que Clotilde reçut la dépêche de Pascal. Elle était justement, ce jour-là, boudée par son frère Maxime, qui lui faisait sentir, avec une dureté croissante, ses caprices et ses colères de malade. En somme, elle avait peu réussi auprès de lui; il la trouvait trop simple, trop grave, pour l'égayer; et, maintenant, il s'enfermait avec la jeune Rose, cette petite blonde à l'air candide, qui l'amusait. Depuis que la maladie le tenait immobile et affaibli, il perdait de sa prudence égoïste de jouisseur, de sa longue méfiance contre la femme mangeuse d'hommes. Aussi, lorsque sa soeur voulut lui dire que leur oncle la rappelait, et qu'elle partait, eut-elle quelque peine à se faire ouvrir, car Rose était en train de le frictionner. Tout de suite, il l'approuva, et, s'il la pria de revenir le plus tôt possible, dès qu'elle aurait terminé là-bas ses affaires, il n'insista pas, uniquement désireux de se montrer aimable.

Clotilde passa l'après-midi à faire ses malles. Dans sa fièvre, dans l'étourdissement d'une décision si brusque, elle ne réfléchissait pas, elle était toute à la grande joie du retour. Mais, après la bousculade du dîner, après les adieux à son frère et l'interminable course en fiacre, de l'avenue du Bois-de-Boulogne à la gare de Lyon, lorsqu'elle se trouva dans un compartiment de dames seules, partie à huit heures, en pleine nuit pluvieuse et glacée de novembre, roulant déjà hors de Paris, elle se calma, fut peu à peu envahie de réflexions, finit par se sentir troublée de sourdes inquiétudes. Pourquoi donc cette dépêche, immédiate et si brève: «Je t'attends, pars ce soir»? Sans doute, c'était la réponse à la lettre où elle lui annonçait sa grossesse. Seulement, elle savait combien il désirait qu'elle restât à Paris, où il la rêvait heureuse, et elle s'étonnait maintenant de sa hâte à la rappeler. Elle n'attendait pas une dépêche, mais une lettre, puis des arrangements pris, le retour à quelques semaines de là. Était-ce donc qu'il y avait autre chose, une indisposition peut-être, un désir, un besoin de la revoir sur l'heure? Et, dès lors, cette crainte s'enfonça en elle avec la force d'un pressentiment, grandit, la posséda bientôt tout entière.

Toute la nuit, une pluie diluvienne avait fouetté les vitres du train, par les plaines de la Bourgogne. Ce déluge ne cessa qu'à Mâcon. Après Lyon, le jour parut. Clotilde avait sur elle les lettres de Pascal; et elle attendait l'aube avec impatience, pour revoir et étudier ces lettres, dont l'écriture lui avait paru changée. En effet, elle eut un petit froid au coeur, en constatant l'hésitation, les sortes de lézardes qui s'étaient produites dans les mots. Il était malade, très malade: cela, maintenant, tournait à la certitude, s'imposait à elle par une véritable divination, où il entrait moins de raisonnement que de subtile prescience. Et le reste du voyage fut horriblement long, car elle sentait croître son angoisse à mesure qu'elle approchait. Le pis était que, débarquant à Marseille dès midi et demi, elle ne pouvait prendre un train pour Plassans qu'à trois heures vingt. Trois grandes heures d'attente. Elle déjeuna au buffet de la gare, mangea fiévreusement, comme si elle avait eu peur de manquer ce train; puis, elle se traîna dans le jardin poussiéreux, alla d'un banc à un autre, sous le soleil pâle, tiède encore, au milieu de l'encombrement des omnibus et des fiacres. Enfin, elle roula de nouveau, arrêtée tous les quarts d'heure aux petites stations. Elle allongeait la tête à la portière, il lui semblait qu'elle était partie depuis plus de vingt ans et que les lieux devaient être changés. Le train quittait Sainte-Marthe, lorsqu'elle eut la forte émotion, en allongeant le cou, d'apercevoir, à l'horizon, très loin, la Souleiade, avec les deux cyprès centenaires de la terrasse, qu'on reconnaissait de trois lieues.

Il était cinq heures, le crépuscule tombait déjà. Les plaques tournantes retentirent, et Clotilde descendit. Mais elle avait eu un élancement, une douleur vive, en voyant que Pascal n'était pas sur le quai, à l'attendre. Elle se répétait depuis Lyon: «Si je ne le vois pas tout de suite, à l'arrivée, c'est qu'il est malade.» Peut-être, cependant, était-il resté dans la salle, ou s'occupait-il d'une voiture, dehors. Elle se précipita, et elle ne trouva que le père Durieu, le voiturier que le docteur employait d'habitude. Vivement, elle le questionna. Le vieil homme, un Provençal taciturne, ne se hâtait pas de répondre. Il avait là sa charrette, il demandait le bulletin de bagages, voulait d'abord s'occuper des malles. D'une voix tremblante, elle répéta sa question:

– Tout le monde va bien, père Durieu?

– Mais oui, mademoiselle.

Et elle dut insister, avant de savoir que c'était Martine, la veille, vers six heures, qui lui avait commandé de se trouver à la gare, avec sa voiture, pour l'arrivée du train. Il n'avait pas vu, personne n'avait vu le docteur, depuis deux mois. Peut-être bien, puisqu'il n'était pas là, qu'il avait dû prendre le lit, car le bruit courait en ville qu'il n'était guère solide.

– Attendez que j'aie les bagages, mademoiselle. Il y a une place pour vous sur la banquette.

– Non, père Durieu, ce serait trop long. Je vais à pied.

A grands pas, elle monta la rampe. Son coeur se serrait tellement, qu'elle étouffait. Le soleil avait disparu derrière les coteaux de Sainte-Marthe, une cendre fine tombait du ciel gris, avec le premier frisson de novembre; et, comme elle prenait le chemin des Fenouillères, elle eut une nouvelle apparition de la Souleiade qui la glaça, la façade morne sous le crépuscule, tous les volets fermés, dans une tristesse d'abandon et de deuil.

Mais le coup terrible que reçut Clotilde, ce fut lorsqu'elle reconnut Ramond, debout au seuil du vestibule, et qui semblait l'attendre. Il l'avait guettée en effet, il était descendu, voulant amortir en elle l'affreuse catastrophe. Elle arrivait essoufflée, elle avait passé par le quinconce des platanes, près de la source, pour couper au plus court; et, de voir le jeune homme là, au lieu de Pascal qu'elle espérait encore y trouver, elle eut une sensation d'écroulement, d'irréparable malheur. Ramond était très pâle, bouleversé, malgré son effort de courage. Il ne prononça pas un mot, attendant d'être questionné. Elle-même suffoquait, ne disait rien. Et ils entrèrent ainsi, il la mena jusqu'à la salle à manger, où ils restèrent de nouveau quelques secondes en face l'un de l'autre, muets, dans cette angoisse.

– Il est malade, n'est-ce pas? balbutia-t-elle enfin.

Il répéta simplement:

– Oui, malade.

– J'ai bien compris en vous voyant, reprit-elle. Pour qu'il ne soit pas là, il faut qu'il soit malade.

Alors, elle insista.

– Il est malade, très malade, n'est-ce pas?

Il ne répondait plus, il pâlissait davantage, et elle le regarda. A ce moment, elle vit la mort sur lui, sur ses mains frémissantes encore, qui avaient soigné le mourant, sur sa face désespérée, dans ses yeux troubles, qui gardaient le reflet de l'agonie, dans tout son désordre de médecin qui était là depuis douze heures, à lutter, impuissant.

Elle eut un grand cri.

– Mais il est mort!

Et elle chancela, foudroyée, elle s'abattit entre les bras de Ramond, qui l'étreignit fraternellement, dans un sanglot. Tous les deux, au cou l'un de l'autre, pleurèrent.

Puis, lorsqu'il l'eut assise sur une chaise et qu'il put parler:

– C'est moi, hier, vers dix heures et demie, qui ai mis au télégraphe la dépêche que vous avez reçue. Il était si heureux, si plein d'espoir! Il faisait des rêves d'avenir, un an, deux ans de vie… Et c'est ce matin, à quatre heures, qu'il a été pris de la première crise et qu'il m'a envoyé chercher. Tout de suite, il s'était vu perdu. Mais il espérait durer jusqu'à six heures, vivre assez pour vous revoir… Le mal a marché trop vite. Il m'en a dit les progrès jusqu'au dernier souffle, minute par minute, comme un professeur qui dissèque à l'amphithéâtre. Il est mort avec votre nom aux lèvres, calme et désespéré, en héros.

Clotilde aurait voulu courir, monter d'un bond dans la chambre, et elle restait clouée, sans force pour quitter la chaise. Elle avait écouté, les yeux noyés de grosses larmes qui coulaient sans fin. Chacune des phrases, le récit de cette mort stoïque retentissait dans son coeur, s'y gravait profondément. Elle reconstituait l'abominable journée. A jamais elle devait la revivre.

Mais, surtout, son désespoir déborda, lorsque Martine, entrée depuis un instant, dit d'une voix dure:

 

– Ah! mademoiselle a bien raison de pleurer, car si monsieur est mort, c'est bien à cause de mademoiselle.

La vieille servante se tenait là debout, à l'écart, près de la porte de sa cuisine, souffrante, exaspérée qu'on lui eût pris et tué son maître; et elle ne cherchait même pas une parole de bienvenue et de soulagement, pour cette enfant qu'elle avait élevée. Sans calculer la portée de son indiscrétion, la peine ou la joie qu'elle pouvait faire, elle se soulageait, elle disait tout ce qu'elle savait.

– Oui, si monsieur est mort, c'est bien parce que mademoiselle est partie.

Du fond de son anéantissement, Clotilde protesta.

– Mais c'est lui qui s'est fâché, qui m'a forcée à partir!

– Ah bien! il a fallu que mademoiselle y mit de la complaisance, pour ne pas voir clair… La nuit d'avant le départ, j'ai trouvé monsieur à moitié étouffé, tant il avait du chagrin; et, quand j'ai voulu prévenir mademoiselle, c'est lui qui m'en a empêchée… Puis, je l'ai bien vu, moi, depuis que mademoiselle n'est plus là. Toutes les nuits, ça recommençait, il se tenait à quatre pour ne pas écrire et la rappeler… Enfin, il en est mort, c'est la vérité pure.

Une grande clarté se faisait dans l'esprit de Clotilde, à la fois bien heureuse et torturée. Mon Dieu! c'était donc vrai, ce qu'elle avait soupçonné un instant? Ensuite, elle avait pu finir par croire, devant l'obstination violente de Pascal, qu'il ne mentait pas, qu'entre elle et le travail il choisissait sincèrement le travail, en homme de science chez qui l'amour de l'oeuvre l'emporte sur l'amour de la femme. Et il mentait pourtant, il avait poussé le dévouement, l'oubli de lui-même, jusqu'à s'immoler, pour ce qu'il pensait être son bonheur, à elle. Et la tristesse des choses voulait qu'il se fût trompé, qu'il eût consommé ainsi leur malheur à tous.

De nouveau, Clotilde protestait, se désespérait.

– Mais comment aurais-je pu savoir?.. J'ai obéi, j'ai mis toute ma tendresse dans mon obéissance.

– Ah! cria encore Martine, il me semble que j'aurais deviné, moi!

Ramond intervint, parla doucement. Il avait repris les mains de son amie, il lui expliqua que le chagrin avait pu hâter l'issue fatale, mais que le maître était malheureusement condamné depuis quelque temps. La maladie de coeur dont il souffrait devait dater d'assez loin déjà: beaucoup de surmenage, une part certaine d'hérédité, enfin toute sa passion dernière; et le pauvre coeur s'était brisé.

– Montons, dit Clotilde. Je veux le voir.

En haut, dans la chambre, on avait fermé les volets, le crépuscule mélancolique n'était même pas entré. Deux cierges brûlaient sur une petite table, dans des flambeaux, au pied du lit. Et ils éclairaient d'une pâle lueur jaune Pascal étendu, les jambes serrées, les mains ramenées et à demi jointes, sur la poitrine. Pieusement, on avait clos les paupières. Le visage semblait dormir, bleuâtre encore, pourtant apaisé déjà, dans le flot épandu de la chevelure blanche et de la barbe blanche. Il était mort depuis une heure et demie à peine. L'infinie sérénité commençait, l'éternel repos.

A le revoir ainsi, à se dire qu'il ne l'entendait plus, qu'il ne la voyait plus, qu'elle était seule désormais, qu'elle le baiserait une dernière fois, puis qu'elle le perdrait pour toujours, Clotilde avait eu un grand élan de douleur, s'était jetée sur le lit, en ne pouvant balbutier que cet appel de tendresse:

– Oh! maître, maître, maître…

Ses lèvres s'étaient posées sur le front du mort; et, comme elle le trouvait refroidi à peine, encore tiède de vie, elle put avoir un instant d'illusion, croire qu'il restait sensible à cette caresse dernière, si longtemps attendue. N'avait-il pas souri dans son immobilité, heureux enfin et pouvant achever de mourir, à présent qu'il les sentait là tous deux, elle et l'enfant qu'elle portait? Puis, défaillante devant la terrible réalité, elle sanglota de nouveau, éperdument.

Martine entrait, avec une lampe, qu'elle posa à l'écart, sur un coin de la cheminée. Et elle entendit Ramond, qui surveillait Clotilde, inquiet de la voir bouleversée, à ce point, dans sa situation.

– Je vais vous emmener, si vous manquez de courage. Songez que vous n'êtes pas seule, qu'il y a le cher petit être, dont il me parlait déjà avec tant de joie et de tendresse.

Dans la journée, la servante s'était étonnée de certaines phrases, surprises par hasard. Brusquement, elle comprit; et, comme elle était sur le point de quitter la chambre, elle s'arrêta, elle écouta encore.

Ramond avait baissé la voix.

– La clef de l'armoire est sous l'oreiller, il m'a répété plusieurs fois de vous en avertir… Vous savez ce que vous avez à faire?

Clotilde tâcha de se rappeler et de répondre.

– Ce que j'ai à faire? pour les papiers, n'est-ce pas?.. Oui, oui! je me souviens, je dois garder les dossiers et vous donner les autres manuscrits… N'ayez pas peur, j'ai toute ma tête, je serai très raisonnable. Mais je ne veux pas le quitter, je vais passer la nuit là, bien tranquille, je vous le promets.

Elle était si douloureuse, l'air si résolu à le veiller, à rester avec lui tant qu'on ne l'emporterait pas, que le médecin la laissa faire.

– Eh bien! je vous quitte, on doit m'attendre chez moi. Puis, il y a toutes sortes de formalités, la déclaration, le convoi, dont je veux vous éviter le souci. Ne vous occupez de rien. Demain matin, tout sera réglé, quand je reviendrai.

Il l'embrassa encore, il s'en alla. Et ce fut alors seulement que Martine disparut à son tour, derrière lui, fermant à clef la porte, en bas, courant par la nuit devenue noire.

Maintenant, dans la chambre, Clotilde était seule; et, autour d'elle, sous elle, au milieu du grand silence, elle sentait la maison vide. Clotilde était seule, avec Pascal mort. Elle avait approché une chaise, contre le lit, au chevet, elle s'était assise, immobile, seule. En arrivant, elle avait simplement retiré son chapeau; puis, s'étant aperçue qu'elle avait gardé ses gants, elle venait aussi de les ôter. Mais elle demeurait là, en robe de voyage, poussiéreuse, fripée, par les vingt heures de chemin de fer. Sans doute, le père Durieu avait, depuis longtemps, déposé les malles, en bas. Et elle n'avait ni l'idée ni la force de se débarbouiller, de se changer, anéantie à présent sur cette chaise où elle était tombée. Un regret unique, un remords immense, l'emplissaient. Pourquoi avait-elle obéi? pourquoi s'était-elle résignée à partir? Si elle était restée, elle avait la conviction, ardente qu'il ne serait pas mort. Elle l'aurait tant aimé, tant caressé, qu'elle l'aurait guéri. Chaque soir, elle l'aurait pris entre ses bras pour l'endormir, elle l'aurait réchauffé de toute sa jeunesse, elle lui aurait soufflé de sa vie dans ses baisers. Quand on ne voulait pas que la mort vous prît un être cher, on restait pour donner de son sang, on la mettait en fuite. C'était sa faute, si elle l'avait perdu, si elle ne pouvait plus, d'une étreinte, l'éveiller de l'éternel sommeil. Et elle se trouvait imbécile de n'avoir pas compris, lâche de ne s'être pas dévouée, coupable et punie à jamais de s'en être allée, quand le simple bon sens, à défaut du coeur, devait la clouer là, dans sa tache de sujette soumise et tendre, veillant sur son roi.

Le silence devenait tel, si absolu, si large, que Clotilde détacha un instant les yeux du visage de Pascal, pour regarder dans la chambre. Elle n'y vit que des ombres vagues: la lampe éclairait de biais la glace de la grande psyché, pareille à une plaque d'argent mat; et les deux cierges mettaient seulement, sous le haut plafond, deux taches fauves. A ce moment, la pensée lui revint des lettres qu'il lui écrivait, si courtes, si froides; et elle comprenait sa torture à étouffer son amour. Quelle force il lui avait fallu, dans l'accomplissement du projet de bonheur, sublime et désastreux, qu'il faisait pour elle! Il s'entêtait à disparaître, à la sauver de sa vieillesse et de sa pauvreté; il la rêvait riche, libre de jouir de ses vingt-six ans, loin de lui: c'était l'oubli total de soi, l'anéantissement dans l'amour d'une autre. Et elle en éprouvait une gratitude, une douceur profondes, mêlées à une sorte d'amertume irritée contre le destin mauvais. Puis, tout d'un coup, les années heureuses s'évoquèrent, sa jeunesse, son adolescence près de lui, si bon, si gai. Comme il l'avait conquise d'une lente passion, comme elle s'était sentie sienne, après les révoltes qui les avaient un instant séparés, et dans quel emportement de joie elle s'était donnée à lui, pour être davantage et toute à lui, puisqu'il la désirait! Cette chambre où il se refroidissait à cette heure, elle la retrouvait tiède encore et frissonnante de leurs nuits de tendresse.

Sept heures sonnèrent à la pendule, et Clotilde tressaillit à ce tintement léger, dans le grand silence. Qui donc avait parlé? Elle se rappela, elle regarda la pendule, dont le timbre avait sonné tant d'heures de joie. Cette pendule antique avait une voix chevrotante d'amie très vieille, qui les amusait, dans l'obscurité, quand ils veillaient, aux bras l'un de l'autre. Et, de tous les meubles, à présent, lui venaient des souvenirs. Leurs deux images lui semblèrent renaître, du fond argenté et pâle de la grande psyché: elles s'avançaient, indécises, presque confondues, avec un flottant sourire, comme aux jours ravis, où il l'amenait là, pour la parer de quelque bijou, un cadeau qu'il cachait depuis le matin, dans sa folie du don. C'était aussi la table où brûlaient les deux cierges, la petite table sur laquelle ils avaient fait leur dîner de misère, le soir qu'ils manquaient de pain et qu'elle lui avait servi un festin royal. Que de miettes de leur amour elle retrouverait dans la commode à marbre blanc, cerclé d'une galerie! Quels bons rires ils avaient eus, sur la chaise longue, aux pieds raidis, quand elle y mettait ses bas et qu'il la taquinait! Même de la tenture, de l'ancienne indienne rouge décolorée, devenue couleur d'aurore, un chuchotement lui arrivait, tout ce qu'ils s'étaient dit de frais et de tendre, les enfantillages infinis de leur passion, et jusqu'à l'odeur de sa chevelure, à elle, une odeur de violette, qu'il adorait. Alors, comme la vibration des sept coups de la pendule avait cessé, si longue en son coeur, elle ramena les yeux sur le visage immobile de Pascal, et de nouveau elle s'anéantit.

Ce fut dans cette prostration croissante que Clotilde, quelques minutes plus tard, entendit un bruit soudain de sanglots. On était entré en coup de vent, elle reconnut sa grand'mère Félicité. Mais elle ne bougea pas, elle ne parla pas, tellement elle était déjà engourdie de douleur. Martine, devançant l'ordre qu'on lui aurait sûrement donné, venait de courir chez la vieille madame Rougon, pour lui apprendre l'affreuse nouvelle; et celle-ci, stupéfaite d'abord d'une catastrophe si prompte, bouleversée ensuite, accourait, débordante d'un chagrin bruyant. Elle sanglota devant son fils, elle embrassa Clotilde, qui lui rendit son baiser, comme dans un rêve. Puis, à partir de cet instant, celle-ci, sans sortir de l'accablement où elle s'isolait, sentit bien qu'elle n'était plus seule, au continuel remue-ménage étouffé dont les petits bruits traversaient la chambre. C'était Félicité qui pleurait, qui entrait, qui sortait sur la pointe des pieds, qui mettait de l'ordre, furetait, chuchotait, tombait sur une chaise pour se relever aussitôt. Et, vers neuf heures, elle voulut absolument décider sa petite-fille à manger quelque chose. Deux fois déjà, elle l'avait sermonnée, tout bas. Elle revint lui dire à l'oreille:

– Clotilde, ma chérie, je t'assure que tu as tort… Il faut prendre des forces, jamais tu n'iras jusqu'au bout.

Mais, d'un signe de tête, la jeune femme s'obstinait à refuser.

– Voyons, tu as dû déjeuner à Marseille, au buffet, n'est-ce pas? et tu n'as rien pris depuis ce moment… Est-ce raisonnable? Je n'entends pas que tu tombes malade, toi aussi… Martine a du bouillon. Je lui ai dit de faire un potage léger et d'ajouter un poulet… Descends manger un morceau, rien qu'un morceau, pendant que je vais rester là.

Du même signe souffrant, Clotilde refusait toujours. Elle finit par bégayer:

– Laisse-moi, grand'mère, je t'en supplie… Je ne pourrais pas, ça m'étoufferait.

Et elle ne parla plus. Pourtant, elle ne dormait pas, elle avait les yeux grands ouverts, obstinément fixés sur le visage de Pascal. Durant des heures, elle ne fit plus un mouvement, droite, rigide, comme absente, là-bas, très loin, avec le mort. A dix heures, elle entendit un bruit: c'était Martine qui remontait la lampe. Vers onze heures, Félicité, qui veillait dans un fauteuil, parut inquiète, sortit de la chambre, puis y rentra. Dès lors, il y eut des allées et venues, des impatiences rôdant autour de la jeune femme, toujours éveillée, avec ses grands yeux fixes. Minuit sonna, une idée têtue demeurait seule dans son crâne vide, comme un clou qui l'empêchait de s'endormir: pourquoi avait-elle obéi? Si elle était restée, elle l'aurait réchauffé de toute sa jeunesse, il ne serait pas mort! Et ce fut seulement un peu avant une heure, qu'elle sentit cette idée elle-même se brouiller et se perdre en un cauchemar. Elle tomba à un lourd sommeil, épuisée de douleur et de fatigue.

 

Quand Martine était allée annoncer à la vieille madame Rougon la mort inattendue de son fils, celle-ci, dans son saisissement, avait eu un premier cri de colère, mêlé à son chagrin. Eh quoi! Pascal mourant n'avait pas voulu la voir, avait fait jurer à cette servante de ne pas la prévenir! Cela la fouettait au sang, comme si la lutte qui avait duré toute l'existence, entre elle et lui, devait continuer par delà le tombeau. Puis, après s'être habillée à la hâte lorsqu'elle était accourue à la Souleiade, la pensée des terribles dossiers, de tous les manuscrits qui emplissaient l'armoire, l'avait envahie d'une passion frémissante. Maintenant que l'oncle Macquart et Tante Dide étaient morts, elle ne redoutait plus ce qu'elle nommait l'abomination des Tulettes; et le pauvre petit Charles lui-même, en disparaissant, avait emporté une des tares les plus humiliantes pour la famille. Il ne restait que les dossiers, les abominables dossiers, menaçant cette légende triomphale des Rougon qu'elle avait mis sa vie entière à créer, qui était l'unique préoccupation de sa vieillesse, l'oeuvre au triomphe de laquelle, obstinément, elle avait voué les derniers efforts de son esprit d'activité et de ruse. Depuis de longues années, elle les guettait, jamais lasse, recommençant la lutte quand on la croyait battue, toujours embusquée et tenace. Ah! si elle pouvait s'en emparer enfin, les détruire! Ce serait l'exécrable passé anéanti, ce serait la gloire des siens, si durement conquise, délivrée de toute menace, s'épanouissant enfin librement, imposant son mensonge à l'histoire. Et elle se voyait traversant les trois quartiers de Plassans, saluée par tous, dans son attitude de reine, portant noblement le deuil du régime déchu. Aussi, comme Martine lui avait appris que Clotilde était là, hâtait-elle sa marche, en approchant de la Souleiade, talonnée par la crainte d'arriver trop tard.

D'ailleurs, dès qu'elle se fut installée dans la maison, Félicité se remit tout de suite. Rien ne pressait, on avait la nuit devant soi. Pourtant, elle voulut, sans tarder, avoir Martine avec elle; et elle savait bien ce qui agirait sur cette créature simple, enfoncée dans les croyances d'une religion étroite. Son premier soin fut donc, en bas, au milieu du désordre de la cuisine, où elle était descendue voir rôtir le poulet, d'affecter une grande désolation, à la pensée que son fils était mort, avant d'avoir fait sa paix avec l'Église. Elle questionnait la servante, exigeait des détails. Mais celle-ci hochait la tête, désespérément: non! aucun prêtre n'était venu, monsieur n'avait pas même fait un signe de croix. Elle seule s'était agenouillée, pour réciter les prières des agonisants, ce qui, bien sûr, ne devait pas suffire au salut d'une âme. Avec quelle ferveur, cependant, elle avait prié le bon Dieu, afin que monsieur allât droit au paradis!

Les yeux sur le poulet qui tournait, devant un grand feu clair, Félicité reprit à voix plus basse, d'un air absorbé:

– Ah! ma pauvre fille, ce qui l'empêche surtout d'y aller, en paradis, ce sont les abominables papiers que le malheureux laisse là-haut, dans l'armoire. Je ne puis comprendre comment la foudre du ciel n'est pas encore tombée sur ces papiers, pour les mettre on cendres. Si on les laisse sortir d'ici, c'est la peste, le déshonneur, et c'est l'enfer à jamais!

Toute pâle, Martine l'écoutait.

– Alors, madame croit que ce serait une bonne oeuvre de les détruire, une oeuvre qui assurerait le repos de l'âme de monsieur?

– Grand Dieu! si je le crois!.. Mais, si nous les avions, ces affreuses paperasses, tenez! c'est dans ce feu que je les jetterais. Ah! vous n'auriez pas besoin d'ajouter d'autres sarments, rien qu'avec les manuscrits de là-haut, il y a de quoi faire rôtir trois poulets comme celui-ci.

La servante avait pris une longue cuiller pour arroser la bête. Elle aussi, maintenant, semblait réfléchir.

– Seulement, nous ne les avons pas… J'ai même, à ce propos, entendu une conversation que je puis bien répéter à madame… C'est quand mademoiselle Clotilde est montée dans la chambre. Le docteur Ramond lui a demandé si elle se souvenait des ordres qu'elle avait reçus, avant son départ sans doute; et elle a dit qu'elle se souvenait, qu'elle devait garder les dossiers et lui donner tous les autres manuscrits.

Félicité, frémissante, ne put retenir un geste d'inquiétude. Déjà, elle voyait les papiers lui échapper; et ce n'étaient pas les dossiers seulement qu'elle voulait, mais toutes les pages écrites, toute cette oeuvre inconnue, louche et ténébreuse, dont il ne pouvait sortir que du scandale, d'après son cerveau obtus et passionné de vieille bourgeoise orgueilleuse.

– Il faut agir! cria-t-elle, agir cette nuit même! Demain peut-être serait-il trop tard.

– Je sais bien où est la clef de l'armoire, reprit Martine à demi-voix. Le médecin l'a dit à mademoiselle.

Tout de suite, Félicité avait dressé l'oreille.

– La clef, où donc est-elle?

– Sous l'oreiller, sous la tête de monsieur.

Malgré la flambée vive du feu de sarments, un petit souffle glacé passa; et les deux vieilles femmes se turent. Il n'y eut plus que le grésillement du jus qui tombait du rôti dans la lèchefrite.

Mais, après que madame Rougon eut dîné seule, et promptement, elle remonta avec Martine. Dès lors, sans qu'elles eussent causé davantage, l'entente se trouva faite, il était décidé qu'elles s'empareraient des papiers avant le jour, par tous les moyens possibles. Le plus simple consistait encore à prendre la clef sous l'oreiller. Certainement, Clotilde finirait par s'endormir: elle paraissait trop épuisée, elle succomberait à la fatigue. Et il ne s'agissait que d'attendre. Elles se mirent donc à épier, à rôder de la salle de travail à la chambre, aux aguets pour savoir si les grands yeux élargis et fixes de la jeune femme ne se fermaient pas enfin. Toujours, il y en avait une qui allait voir, tandis que l'autre s'impatientait dans la salle, où charbonnait une lampe. Cela dura jusqu'à près de minuit, de quart d'heure en quart d'heure. Les yeux, sans fond, pleins d'ombre et d'un immense désespoir, restaient grands ouverts. Un peu avant minuit, Félicité se réinstalla dans un fauteuil, au pied du lit, résolue à ne pas quitter la place, tant que sa petite-fille ne dormirait pas. Elle ne la quittait plus du regard, s'irritant à remarquer qu'elle battait à peine des paupières, dans cette fixité inconsolable qui défiait le sommeil. Puis, ce fut elle, à ce jeu, qui se sentit envahie d'une somnolence. Exaspérée, elle ne put rester là davantage. Et elle alla trouver de nouveau Martine.

– C'est inutile, elle ne s'endormira pas! dit-elle, la voix étouffée et tremblante. Il faut imaginer autre chose.

L'idée lui était bien venue déjà de forcer l'armoire. Mais les vieux bâtis de chêne semblaient inébranlables, les vieilles ferrures tenaient solidement. Avec quoi briser la serrure? sans compter qu'on ferait un bruit terrible et que ce bruit s'entendrait certainement de la chambre voisine.

Elle s'était cependant plantée devant les portes épaisses, les tâtait des doigts, cherchait les places faibles.