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Le Docteur Pascal

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Clotilde l'avait écoutée attentivement, debout dans sa longue blouse noire. Elle était redevenue grave, les bras tombés, les yeux à terre. Un silence régna, puis elle dit avec lenteur:

– C'est la science, grand'mère.

– La science! s'exclama Félicité, en piétinant de nouveau, elle est jolie, leur science, qui va contre tout ce qu'il y a de sacré au monde! Quand ils auront tout démoli, ils seront bien avancés!.. Ils tuent le respect, ils tuent la famille, ils tuent le bon Dieu…

– Oh! ne dites pas ça, madame! interrompit douloureusement Martine, dont la dévotion étroite saignait. Ne dites pas que monsieur tue le bon Dieu!

– Si, ma pauvre fille, il le tue… Et, voyez-vous, c'est une crime, au point de vue de la religion, que de le laisser se damner ainsi. Vous ne l'aimez pas, ma parole d'honneur! non, vous ne l'aimez pas, vous deux qui avez le bonheur de croire, puisque vous ne faites rien pour qu'il rentre dans la vraie route… Ah! moi, à votre place, je fendrais plutôt cette armoire à coups de hache, je ferais un fameux feu de joie avec toutes les insultes au bon Dieu qu'elle contient!

Elle s'était plantée devant l'immense armoire, elle la mesurait de son regard de feu, comme pour la prendre d'assaut, la saccager, l'anéantir, malgré la maigreur desséchée de ses quatre-vingts ans. Puis, avec un geste d'ironique dédain:

– Encore, avec sa science, s'il pouvait tout savoir!

Clotilde était restée absorbée, les yeux perdus. Elle reprit à demi-voix, oubliant des deux autres, se parlant, à elle-même:

– C'est vrai, il ne peut tout savoir… Toujours, il y a autre chose, là-bas… C'est ce qui me fâche, c'est ce qui nous fait nous quereller parfois; car je ne puis pas, comme lui, mettre le mystère à part: je m'en inquiète, jusqu'à en être torturée… Là-bas, tout ce qui veut et agit dans le frisson de l'ombre, toutes les forces inconnues…

Sa voix s'était ralentie peu à peu, tombée à un murmure indistinct.

Alors, Martine, l'air sombre depuis un moment, intervint à son tour.

– Si c'était vrai pourtant, mademoiselle, que monsieur se damnât avec tous ces vilains papiers! Dites, est-ce que nous le laisserions faire?.. Moi, voyez-vous, il me dirait de me jeter en bas de la terrasse, je fermerais les yeux et je me jetterais, parce que je sais qu'il a toujours raison. Mais, à son salut, oh! si je le pouvais, j'y travaillerais malgré lui. Par tous les moyens, oui! je le forcerais, ça m'est trop cruel de penser qu'il ne sera pas dans le ciel avec nous.

– Voilà qui est très bien, ma fille, approuva Félicité. Vous aimez au moins votre maître d'une façon intelligente.

Entre elles deux, Clotilde semblait encore irrésolue. Chez elle, la croyance ne se pliait pas à la règle stricte du dogme, le sentiment religieux ne se matérialisait pas dans l'espoir d'un paradis, d'un lieu de délices, où l'on devait retrouver les siens. C'était simplement, en elle, un besoin d'au delà, une certitude que le vaste monde ne s'arrête point à la sensation, qu'il y a tout un autre monde inconnu, dont il faut tenir compte. Mais sa grand'mère si vieille, cette servante si dévouée, l'ébranlaient, dans sa tendresse inquiète pour son oncle. Ne l'aimaient-elles pas davantage, d'une façon plus éclairée et plus droite, elles qui le voulaient sans tache, dégagé de ses manies de savant, assez pur pour être parmi les élus? Des phrases de livres dévots lui revenaient, la continuelle bataille livrée à l'esprit du mal, la gloire des conversions emportées de haute lutte. Si elle se mettait à cette besogne sainte, si pourtant, malgré lui, elle le sauvait! Et une exaltation, peu à peu, gagnait son esprit, tourné volontiers aux entreprises aventureuses.

– Certainement, finit-elle par dire, je serais très heureuse qu'il ne se cassât pas la tête, à entasser ces bouts de papier, et qu'il vint avec nous à l'église.

En la voyant près de céder, madame Rougon s'écria qu'il fallait agir, et Martine elle-même pesa de toute sa réelle autorité. Elles s'étaient rapprochées, elles endoctrinaient la jeune fille, baissant la voix, comme pour un complot, d'où sortirait un miraculeux bienfait, une joie divine dont la maison entière serait parfumée. Quel triomphe, si l'on réconciliait le docteur avec Dieu! et quelle douceur ensuite, à vivre ensemble, dans la communion céleste d'une même foi!

– Enfin, que dois-je faire? demanda Clotilde, vaincue, conquise.

Mais, à ce moment, dans le silence, le pilon du docteur reprit plus haut, de son rythme régulier. Et Félicité victorieuse, qui allait parler, tourna la tête avec inquiétude, regarda un instant la porte de la chambre voisine. Puis, à demi-voix:

– Tu sais où est la clef de l'armoire?

Clotilde ne répondit pas, eut un simple geste, pour dire toute sa répugnance à trahir ainsi son maître.

– Que tu es enfant! Je te jure de ne rien prendre, je ne dérangerai même rien… Seulement, n'est-ce pas? puisque nous sommes seules, et que jamais Pascal ne reparaît avant le dîner, nous pourrions nous assurer de ce qu'il y a là dedans… Oh! rien qu'un coup d'oeil, ma parole d'honneur!

La jeune fille, immobile, ne consentait toujours pas.

– Et puis, peut-être que je me trompe, il n'y a sans doute là aucune des mauvaises choses que je t'ai dites.

Ce fut décisif, elle courut prendre dans le tiroir la clef, elle ouvrit elle-même l'armoire toute grande.

– Tiens! grand'mère, les dossiers sont là-haut.

Martine, sans une parole, était allée se planter à la porte de la chambre, l'oreille au guet, écoutant le pilon, tandis que Félicité, clouée sur place par l'émotion, regardait les dossiers. Enfin, c'étaient eux, ces dossiers terribles, dont le cauchemar empoisonnait sa vie! elle les voyait, elle allait les toucher, les emporter! Et elle se dressait, dans un allongement passionné de ses courtes jambes.

– C'est trop haut, mon petit chat, dit-elle. Aides-moi, donne-les-moi!

– Oh! ça, non, grand'mère… Prends une chaise.

Félicité prit une chaise, monta lestement dessus. Mais elle était encore trop petite. D'un effort extraordinaire, elle se haussait, arrivait à se grandir, jusqu'à toucher du bout de ses ongles les chemises de fort papier bleu; et ses doigts se promenaient, se crispaient, avec des égratignements de griffes. Brusquement, il y eut un fracas: c'était un échantillon géologique, un fragment de marbre, qui se trouvait sur une planche inférieure, et qu'elle venait de faire tomber.

Aussitôt, le pilon s'arrêta, et Martine dit d'une voix étouffée:

– Méfiez-vous, le voici!

Mais Félicité, désespérée, n'entendait pas, ne lâchait pas, lorsque Pascal entra vivement. Il avait cru à un malheur, à une chute, et il demeura stupéfié devant ce qu'il voyait: sa mère sur la chaise, le bras encore en l'air, tandis que Martine s'était écartée, et que Clotilde debout, très pale, attendait, sans détourner les yeux. Quand il eut compris, lui-même devint d'une blancheur de linge. Une colère terrible montait en lui.

La vieille madame Rougon, d'ailleurs, ne se troubla aucunement. Dès qu'elle vit l'occasion perdue, elle sauta de la chaise, ne fit aucune allusion à la vilaine besogne dans laquelle il la surprenait.

– Tiens, c'est toi! Je ne voulais pas te déranger… J'étais venue embrasser Clotilde. Mais voici près de deux heures que je bavarde, et je file bien vite. On m'attend chez moi, on ne doit plus savoir ce que je suis devenue… Au revoir, à dimanche!

Elle s'en alla, très à l'aise, après avoir souri à son fils, qui était resté muet devant elle, respectueux. C'était une attitude prise par lui, depuis longtemps, pour éviter une explication qu'il sentait devoir être cruelle et dont il avait toujours eu peur. Il la connaissait, il voulait tout lui pardonner, dans sa large tolérance de savant qui faisait la part de l'hérédité, du milieu et des circonstances. Puis, n'était-elle pas sa mère? et cela aurait suffi; car, au milieu des effroyables coups que ses recherches portaient à la famille, il gardait une grande tendresse de coeur pour les siens.

Lorsque sa mère ne fut plus là, sa colère éclata, s'abattit sur Clotilde. Il avait détourné les yeux de Martine, il les tenait fixés sur la jeune fille, dont les regards ne se baissaient toujours pas, dans une bravoure qui acceptait la responsabilité de son acte.

– Toi! toi! dit-il enfin.

Il lui avait saisi le bras, il le serrait, à la faire crier. Mais elle continuait à le regarder en face, sans plier devant lui, avec la volonté indomptable de sa personnalité, de sa pensée, à elle. Elle était belle et irritante, si mince, si élancée, vêtue de sa blouse noire; et son exquise jeunesse blonde, son front droit, son nez fin, son menton ferme, prenait un charme guerrier, dans sa révolte.

– Toi que j'ai faite, toi qui es mon élève, mon amie, mon autre pensée, à qui j'ai donné un peu de mon coeur et de mon cerveau! Ah! oui, j'aurais dû te garder tout entière pour moi, ne pas me laisser prendre le meilleur de toi-même par ton bête de bon Dieu!

– Oh! monsieur, vous blasphémez! cria Martine, qui s'était rapprochée, pour détourner sur elle une partie de sa colère.

Mais il ne la voyait même pas. Clotilde seule existait. Et il était comme transfiguré, soulevé d'une telle passion, que, sous ses cheveux blancs, dans sa barbe blanche, son beau visage flambait de jeunesse, d'une immense tendresse blessée et exaspérée. Un instant encore, ils se contemplèrent de la sorte, sans se céder, les yeux sur les yeux.

– Toi! toi! répétait-il, de sa voix frémissante.

– Oui, moi!.. Pourquoi donc, maître, ne t'aimerais-je pas autant que tu m'aimes? et pourquoi, si je te crois en péril, ne tâcherais-je pas de te sauver? Tu t'inquiètes bien de ce que je pense, tu veux bien me forcer à penser comme toi!

Jamais elle ne lui avait ainsi tenu tête.

– Mais tu es une petite fille, tu ne sais rien!

 

– Non, je suis une âme, et tu n'en sais pas plus que moi!

Il lui lâcha le bras, il eut un grand geste vague vers le ciel, et un extraordinaire silence tomba, plein des choses graves, de l'inutile discussion qu'il ne voulait pas engager. D'une rude poussée, il était allé ouvrir le volet de la fenêtre du milieu; car le soleil baissait, la salle s'emplissait d'ombre. Puis, il revint.

Mais elle, dans un besoin d'air et de libre espace, était allée à cette fenêtre ouverte. L'ardente pluie de braise avait cessé, il n'y avait plus, tombant de haut, que le dernier frisson du ciel surchauffé et pâlissant; et, de la terre brûlante encore, montaient des odeurs chaudes, avec la respiration soulagée du soir. Au bas de la terrasse, c'était d'abord la voie du chemin de fer, les premières dépendances de la gare, dont on apercevait les bâtiments; puis, traversant la vaste plaine aride, une ligne d'arbres indiquait le cours de la Viorne, au delà duquel montaient les coteaux de Sainte-Marthe, des gradins de terres rougeâtres plantées d'oliviers, soutenues par des murs de pierres sèches, et que couronnaient des bois sombres de pins: large amphithéâtre désolé, mangé de soleil, d'un ton de vieille brique cuite, déroulant en haut, sur le ciel, cette frange de verdure noire. A gauche, s'ouvraient les gorges de la Seille, des amas de pierres jaunes, écroulées au milieu de terres couleur de sang, dominées par une immense barre de rochers, pareille à un mur de forteresse géante; tandis que, vers la droite, à l'entrée même de la vallée où coulait la Viorne, la ville de Plassans étageait ses toitures de tuiles décolorées et roses, son fouillis ramassé de vieille cité, que perçaient des cimes d'ormes antiques, et sur laquelle régnait la haute tour de Saint-Saturnin, solitaire et sereine, à cette heure, dans l'or limpide du couchant.

– Ah! mon Dieu! dit lentement Clotilde, faut-il être orgueilleux, pour croire qu'on va tout prendre dans sa main et tout connaître!

Pascal venait de monter sur la chaise, afin de s'assurer que pas un des dossiers ne manquait. Ensuite, il ramassa le fragment de marbre, le replaça sur la planche; et, quand il eut refermé l'armoire, d'une main énergique, il mit la clef au fond de sa poche.

– Oui, reprit-il, tâcher de tout connaître, et surtout ne pas perdre la tête avec ce qu'on ne connaît pas, ce qu'on ne connaîtra sans doute jamais!

Martine, de nouveau, s'était rapprochée de Clotilde, pour la soutenir, pour montrer que toutes deux faisaient cause commune. Et, maintenant, le docteur l'apercevait, elle aussi, les sentait l'une et l'autre unies dans la même volonté de conquête. Après des années de sourdes tentatives, c'était enfin la guerre ouverte, le savant qui voit les siens se tourner contre sa pensée et la menacer de destruction. Il n'est point de pire tourment, avoir la trahison chez soi, autour de soi, être traqué, dépossédé, anéanti, par ceux que vous aimez et qui vous aiment!

Brusquement, cette idée affreuse lui apparut.

– Mais vous m'aimez toutes les deux pourtant!

Il vit leurs yeux s'obscurcir de larmes, il fut pris d'une infinie tristesse, dans cette fin si calme d'un beau jour. Toute sa gaieté, toute sa bonté, qui venaient de sa passion de la vie, en étaient bouleversées.

– Ah! ma chérie, et toi, ma pauvre fille, vous faites ça pour mon bonheur, n'est-ce pas? Mais, hélas! que nous allons être malheureux!

II

Le lendemain matin, Clotilde, dès six heures, se réveilla. Elle s'était mise au lit fâchée avec Pascal, ils se boudaient. Et son premier sentiment fut un malaise, un chagrin sourd, le besoin immédiat de se réconcilier, pour ne pas garder sur son coeur le gros poids qu'elle y retrouvait.

Vivement, sautant du lit, elle était allée entr'ouvrir les volets des deux fenêtres. Déjà haut, le soleil entra, coupa la chambre de deux barres d'or. Dans cette pièce ensommeillée, toute moite d'une bonne odeur de jeunesse, la claire matinée apportait de petits souffles d'une gaieté fraîche; tandis que, revenue s'asseoir au bord du matelas, la jeune fille demeurait un instant songeuse, simplement vêtue de son étroite chemise, qui semblait encore l'amincir, avec ses jambes longues et fuselées, son torse élancé et fort, à la gorge ronde, au cou rond, aux bras ronds et souples; et sa nuque, ses épaules adorables jetaient un lait pur, une soie blanche, polie, d'une infinie douceur. Longtemps, à l'âge ingrat, de douze à dix-huit ans, elle avait paru trop grande, dégingandée, montant aux arbres comme un garçon. Puis, du galopin sans sexe, s'était dégagée cette fine créature de charme et d'amour.

Les yeux perdus, elle continuait à regarder les murs de la chambre. Bien que la Souleiade datât du siècle dernier, on avait dû la remeubler sous le premier empire, car il y avait là, pour tenture, une ancienne indienne imprimée, représentant des bustes de sphinx, dans des enroulements de couronnes de chêne. Autrefois d'un rouge vif, cette indienne était devenue rose, d'un vague rose qui tournait à l'orange. Les rideaux des deux fenêtres et du lit existaient; mais il avait fallu les faire nettoyer, ce qui les avait pâlis encore. Et c'était vraiment exquis, cette pourpre effacée, ce ton d'aurore, si délicatement doux. Quant au lit, tendu de la même étoffe, il tombait d'une vétusté telle, qu'on l'avait remplacé par un autre lit, pris dans une pièce voisine, un autre lit empire, bas et très large, en acajou massif, garni de cuivres, dont les quatre colonnes d'angle portaient aussi des bustes de sphinx, pareils à ceux de la tenture. D'ailleurs, le reste du mobilier était appareillé, une armoire à portes pleines et à colonnes, une commode à marbre blanc cerclé d'une galerie, une haute psyché monumentale, une chaise longue aux pieds raidis, des sièges aux dossiers droits, en forme de lyre. Mais un couvrepied, fait d'une ancienne jupe de soie Louis XV, égayait le lit majestueux, tenant le milieu du panneau, en face des fenêtres; tout un amas de coussins rendait moelleuse la dure chaise longue; et il y avait deux étagères et une table garnies également de vieilles soies brochées de fleurs, découvertes au fond d'un placard.

Clotilde enfin mit ses bas, enfila un peignoir de piqué blanc; et, ramassant du bout des pieds ses mules de toile grise, elle courut dans son cabinet de toilette, une pièce de derrière, qui donnait sur l'autre façade. Elle l'avait fait simplement tendre de coutil écru, à rayures bleues; et il ne s'y trouvait que des meubles de sapin verni, la toilette, deux armoires, des chaises. On l'y sentait pourtant d'une coquetterie naturelle et fine, très femme. Cela avait poussé chez elle, en même temps que la beauté. A côté de la têtue, de la garçonnière qu'elle restait parfois, elle était devenue une soumise, une tendre, aimant à être aimée. La vérité était qu'elle avait grandi librement, n'ayant jamais appris qu'à lire et à écrire, s'étant fait ensuite d'elle-même une instruction assez vaste, en aidant son oncle. Mais il n'y avait eu aucun plan arrêté entre eux, elle s'était seulement passionnée pour l'histoire naturelle, ce qui lui avait tout révélé de l'homme et de la femme. Et elle gardait sa pudeur de vierge, comme un fruit que nulle main n'a touché, sans doute grâce à son attente ignorée et religieuse de l'amour, ce sentiment profond de femme qui lui faisait réserver le don de tout son être, son anéantissement dans l'homme qu'elle aimerait.

Elle releva ses cheveux, se lava à grande eau; puis, cédant à son impatience, elle revint ouvrir doucement la porte de sa chambre, et se risqua à traverser sur la pointe des pieds, sans bruit, la vaste salle de travail. Les volets étaient fermés encore, mais elle voyait assez clair, pour ne pas se heurter aux meubles. Lorsqu'elle fut à l'autre bout, devant la porte de la chambre du docteur, elle se pencha, retenant son haleine. Était-il levé déjà? que pouvait-il faire? Elle l'entendit nettement qui marchait à petits pas, s'habillant sans doute. Jamais elle n'entrait dans cette chambre, où il aimait à cacher certains travaux, et qui restait close, ainsi qu'un tabernacle. Une anxiété l'avait prise, celle d'être trouvée là par lui, s'il poussait la porte; et c'était un grand trouble, une révolte de son orgueil et un désir de montrer sa soumission. Un instant, son besoin de se réconcilier devint si fort, qu'elle fut sur le point de frapper. Puis, comme le bruit des pas se rapprochait, elle se sauva follement.

Jusqu'à huit heures, Clotilde s'agita dans une impatience croissante. A chaque minute, elle regardait la pendule, sur la cheminée de sa chambre, une pendule empire de bronze doré, une borne contre laquelle l'Amour souriant contemplait le Temps endormi. C'était d'habitude à huit heures qu'elle descendait faire le premier déjeuner, en commun avec le docteur, dans la salle à manger. Et, en attendant, elle se livra à des soins de toilette minutieux, se coiffa, se chaussa, passa une robe, de toile blanche à pois rouges. Puis, ayant encore un quart d'heure à tuer, elle contenta un ancien désir, elle s'assit pour coudre une petite dentelle, une imitation de chantilly, à sa blouse de travail, cette blouse noire qu'elle finissait par trouver trop garçonnière, pas assez femme. Mais, comme huit heures sonnaient, elle lâcha son travail, descendit vivement.

– Vous allez déjeuner toute seule, dit tranquillement Martine, dans la salle à manger.

– Comment ça?

– Oui, monsieur m'a appelée, et je lui ai passé son oeuf, par l'entre-bâillement de la porte. Le voilà encore dans son mortier et dans son filtre. Nous ne le verrons pas avant midi.

Clotilde était restée saisie, les joues pâles. Elle but son lait debout, emporta son petit pain et suivit la servante, au fond de la cuisine. Il n'existait, au rez-de-chaussée, avec la salle à manger et cette cuisine, qu'un salon abandonné, où l'on mettait la provision de pommes de terre. Autrefois, lorsque le docteur recevait des clients chez lui, il donnait ses consultations là; mais, depuis des années, on avait monté, dans sa chambre, le bureau et le fauteuil. Et il n'y avait plus, ouvrant sur la cuisine, qu'une autre petite pièce, la chambre de la vieille servante, très propre, avec une commode de noyer et un lit monacal, garni de rideaux blancs.

– Tu crois qu'il s'est remis à fabriquer sa liqueur? demanda Clotilde.

– Dame! ça ne peut être que ça. Vous savez bien qu'il en perd le manger et le boire, quand ça le prend.

Alors, toute la contrariété de la jeune fille s'exhala en une plainte basse.

– Ah! mon Dieu! mon Dieu!

Et, tandis que Martine montait faire sa chambre, elle prit une ombrelle au portemanteau du vestibule, elle sortit manger son petit pain dehors, désespérée, ne sachant plus à quoi occuper son temps, jusqu'à midi.

Il y avait déjà près de dix-sept ans que le docteur Pascal, résolu à quitter sa maison de la ville neuve, avait acheté la Souleiade, une vingtaine de mille francs. Son désir était de se mettre à l'écart, et aussi de donner plus d'espace et plus de joie à la fillette que son frère venait de lui envoyer de Paris. Cette Souleiade, aux portes de la ville, sur un plateau qui dominait la plaine, était une ancienne propriété considérable, dont les vastes terres se trouvaient réduites à moins de deux hectares, par suite de ventes successives, sans compter que la construction du chemin de fer avait emporté les derniers champs labourables. La maison elle-même avait été à moitié détruite par un incendie, il ne restait qu'un seul des deux corps de bâtiment, une aile carrée, à quatre pans comme on dit en Provence, de cinq fenêtres de façade, couverte en grosses tuiles roses. Et le docteur qui l'avait achetée toute meublée, s'était contenté de faire réparer et compléter les murs de l'enclos, pour être tranquille chez lui.

D'ordinaire, Clotilde aimait passionnément cette solitude, ce royaume étroit qu'elle pouvait visiter en dix minutes et qui gardait pourtant des coins de sa grandeur passée. Mais, ce matin-là, elle y apportait une colère sourde. Un moment, elle s'avança sur la terrasse, aux deux bouts de laquelle étaient plantés des cyprès centenaires, deux énormes cierges sombres, qu'on voyait de trois lieues. La pente ensuite dévalait jusqu'au chemin de fer, des murs de pierres sèches soutenaient les terres rouges, où les dernières vignes étaient mortes; et, sur ces sortes de marches géantes, il ne poussait plus que des files chétives d'oliviers et d'amandiers, au feuillage grêle. La chaleur était déjà accablante, elle regarda de petits lézards qui fuyaient sur les dalles disjointes, entre des touffes chevelues de câpriers.

Puis, comme irritée du vaste horizon, elle traversa le verger et le potager, que Martine s'entêtait à soigner, malgré son âge, ne faisant venir un homme que deux fois par semaine, pour les gros travaux; et elle monta, vers la droite, dans une pinède, un petit bois de pins, tout ce qu'il restait des pins superbes qui avaient jadis couvert le plateau. Mais, une fois encore, elle s'y trouva mal à l'aise: les aiguilles sèches craquaient sons ses pieds, un étouffement résineux tombait des branches. Et elle fila le long du mur de clôture, passa devant la porte d'entrée, qui ouvrait sur le chemin des Fenouillères, à cinq minutes des premières maisons de Plassans, déboucha enfin sur l'aire, une aire immense de vingt mètres de rayon, qui aurait suffi à prouver l'ancienne importance du domaine. Ah! cette aire antique, pavée de cailloux ronds, comme au temps des Romains, cette sorte de vaste esplanade qu'une herbe courte et sèche, pareille à de l'or, semblait recouvrir d'un tapis de haute laine! quelles bonnes parties elle y avait faites autrefois, à courir, à se rouler, à rester des heures étendue sur le dos, lorsque naissaient les étoiles, au fond du ciel sans bornes!

 

Elle avait rouvert son ombrelle, elle traversa l'aire d'un pas ralenti. Maintenant, elle se trouvait à la gauche de la terrasse, elle avait achevé le tour de la propriété. Aussi revint-elle derrière la maison, sous le bouquet d'énormes platanes qui jetaient, de ce côté, une ombre épaisse. Là, s'ouvraient les deux fenêtres de la chambre du docteur. Et elle leva les yeux, car elle ne s'était rapprochée que dans l'espoir brusque de le voir enfin. Mais les fenêtres restaient closes, elle en fut blessée comme d'une dureté à son égard. Alors seulement, elle s'aperçut qu'elle tenait toujours son petit pain, oubliant de le manger; et elle s'enfonça sous les arbres, elle le mordit impatiemment, de ses belles dents de jeunesse.

C'était une retraite délicieuse, cet ancien quinconce de platanes, un reste encore de la splendeur passée de la Souleiade. Sous ces géants, aux troncs monstrueux, il faisait à peine clair, un jour verdâtre, d'une fraîcheur exquise, par les jours brûlants de l'été. Autrefois, un jardin français était dessiné là, dont il ne restait que les bordures de buis, des buis qui s'accommodaient de l'ombre sans doute, car ils avaient vigoureusement poussé, grands comme des arbustes. Et le charme de ce coin si ombreux était une fontaine, un simple tuyau de plomb scellé dans un fût de colonne, d'où coulait perpétuellement, même pendant les plus grandes sécheresses, un filet d'eau de la grosseur du petit doigt, qui allait, plus loin, alimenter un large bassin moussu, dont on ne nettoyait les pierres verdies que tous les trois ou quatre ans. Quand tous les puits du voisinage se tarissaient, la Souleiade gardait sa source, de qui les grands platanes étaient sûrement les fils centenaires. Nuit et jour, depuis des siècles, ce mince filet d'eau, égal et continu, chantait sa même chanson, pure, d'une vibration de cristal.

Clotilde, après avoir erré parmi les buis qui lui arrivaient à l'épaule, rentra chercher une broderie, et revint s'asseoir devant une table de pierre, à côté de la fontaine. On avait mis là quelques chaises de jardin, on y prenait le café. Et elle affecta dès lors de ne plus lever la tête, comme absorbée dans son travail. Pourtant, de temps à autre, elle semblait jeter un coup d'oeil, entre les troncs des arbres, vers les lointains ardents, l'aire aveuglante ainsi qu'un brasier, où le soleil brûlait. Mais, en réalité, son regard se coulait derrière ses longs cils, remontait jusqu'aux fenêtres du docteur. Rien n'y apparaissait, pas une ombre. Et une tristesse, une rancune grandissaient en elle, cet abandon où il la laissait, ce dédain où il semblait la tenir, après leur querelle de la veille. Elle qui s'était levée avec un si gros désir de faire tout de suite la paix! Lui, n'avait donc pas de hâte, ne l'aimait donc pas, puisqu'il pouvait vivre fâché? Et peu à peu elle s'assombrissait, elle retournait à des pensées de lutte, résolue de nouveau à ne céder sur rien.

Vers onze heures, avant de mettre son déjeuner au feu, Martine vint la rejoindre, avec l'éternel bas qu'elle tricotait même en marchant, quand la maison ne l'occupait pas.

– Vous savez qu'il est toujours enfermé là-haut, comme un loup, à fabriquer sa drôle de cuisine?

Clotilde haussa les épaules, sans quitter des yeux sa broderie.

– Et, mademoiselle, si je vous répétais ce qu'on raconte! Madame Félicité avait raison, hier, de dire qu'il y a vraiment de quoi rougir… On m'a jeté à la figure, à moi qui vous parle, qu'il avait tué le vieux Boutin, vous vous souvenez, ce pauvre vieux qui tombait du haut mal et qui est mort sur une route.

Il y eut un silence. Puis, voyant la jeune fille s'assombrir encore, la servante reprit, tout en activant le mouvement rapide de ses doigts:

– Moi, je n'y entends rien, mais ça me met en rage, ce qu'il fabrique…

Et vous, mademoiselle, est-ce que vous approuvez cette cuisine-là?

Brusquement, Clotilde leva la tête, cédant au flot de passion qui l'emportait.

– Écoute, je ne veux pas m'y entendre plus que toi, mais je crois qu'il court à de très grands soucis… Il ne nous aime pas…

– Oh! si, mademoiselle, il nous aime!

– Non, non, pas comme nous l'aimons!.. S'il nous aimait, il serait là, avec nous, au lieu de perdre là-haut son âme, son bonheur et le nôtre, à vouloir sauver tout le monde!

Et les deux femmes se regardèrent un moment, les yeux brûlants de tendresse, dans leur colère jalouse. Elles se remirent au travail, elles ne parlèrent plus, baignées d'ombre.

En haut, dans sa chambre, le docteur Pascal travaillait avec une sérénité de joie parfaite. Il n'avait guère exercé la médecine que pendant une douzaine d'années, depuis son retour de Paris, jusqu'au jour où il était venu se retirer à la Souleiade. Satisfait des cent et quelques mille francs qu'il avait gagnés et placés sagement, il ne s'était plus guère consacré qu'à ses études favorites, gardant simplement une clientèle d'amis, ne refusant pas d'aller au chevet d'un malade, sans jamais envoyer sa note. Quand on le payait, il jetait l'argent au fond d'un tiroir de son secrétaire, il regardait cela comme de l'argent de poche, pour ses expériences et ses caprices, en dehors de ses rentes dont le chiffre lui suffisait. Et il se moquait de la mauvaise réputation d'étrangeté que ses allures lui avaient faite, il n'était heureux qu'au milieu de ses recherches, sur les sujets qui le passionnaient. C'était pour beaucoup une surprise, de voir que ce savant, avec ses parties de génie gâtées par une imagination trop vive, fût resté à Plassans, cette ville perdue, qui semblait ne devoir lui offrir aucun des outils nécessaires. Mais il expliquait très bien les commodités qu'il y avait découvertes, d'abord une retraite de grand calme, ensuite un terrain insoupçonné d'enquête continue, un point de vue des faits de l'hérédité, son étude préférée, dans ce coin de province où il connaissait chaque famille, où il pouvait suivre les phénomènes tenus secrets, pendant deux et trois générations. D'autre part, il était voisin de la mer, il y était allé, presque à chaque belle saison, étudier la vie, le pullulement infini où elle naît et se propage, au fond des vastes eaux. Et il y avait enfin, à l'hôpital de Plassans, une salle de dissection, qu'il était presque le seul à fréquenter, une grande salle claire et tranquille, dans laquelle, depuis plus de vingt ans, tous les corps non réclamés étaient passés sous son scalpel. Très modeste d'ailleurs, d'une timidité longtemps ombrageuse, il lui avait suffi de rester en correspondance avec ses anciens professeurs et quelques amis nouveaux, au sujet des très remarquables mémoires qu'il envoyait parfois à l'Académie de médecine. Toute ambition militante lui manquait.