Kostenlos

Le Docteur Pascal

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Brusquement, Pascal s'aperçut qu'il était seul sur le quai, pendant que, là-bas, le train avait disparu, à un coude de la ligne. Alors, il n'écouta pas sa mère, il prit sa course, un galop furieux de jeune homme, monta la pente, enjamba les gradins de pierres sèches, se trouva en trois minutes sur la terrasse de la Souleiade. Le mistral y faisait rage, une rafale géante qui pliait les cyprès centenaires comme des pailles. Dans le ciel décoloré, le soleil paraissait las de tout ce vent dont la violence, depuis six jours, lui passait sur la face. Et, pareil aux arbres échevelés, Pascal tenait bon, avec ses vêtements qui avaient des claquements de drapeaux, avec sa barbe et ses cheveux emportés, fouettés de tempête. L'haleine coupée, les deux mains sur son coeur pour en contenir les battements, il regardait au loin fuir le train, à travers la plaine rase, un train tout petit que le mistral semblait balayer, ainsi qu'un rameau de feuilles sèches.

XII

Dès le lendemain, Pascal s'enferma au fond de la grande maison vide. Il n'en sortit plus, cessa complètement les rares visites de médecin qu'il faisait encore, vécut là, portes et fenêtres closes, dans une solitude et un silence absolus. Et l'ordre formel était donné à Martine: elle ne devait laisser entrer personne, sous aucun prétexte.

– Mais, monsieur, votre mère, madame Félicité?

– Ma mère moins encore que les autres, j'ai mes raisons… Vous lui direz que je travaille, que j'ai besoin de me recueillir et que je la prie de m'excuser.

Coup sur coup, à trois reprises, la vieille madame Rougon se présenta. Elle tempêtait au rez-de-chaussée, il l'entendait qui élevait la voix, s'irritant, voulant forcer la consigne. Puis, le bruit s'apaisait, il n'y avait plus qu'un chuchotement de plainte et de complot, entre elle et la servante. Et pas une fois il ne céda, ne se pencha en haut de la rampe, pour lui crier de monter.

Un jour, Martine se hasarda à dire:

– C'est bien dur tout de même, monsieur, de refuser la porte à sa mère. D'autant plus que madame Félicité vient dans de bons sentiments, car elle sait la grande gêne de monsieur et elle n'insiste que pour lui offrir ses services.

Exaspéré, il cria:

– De l'argent, je n'en veux pas, entendez-vous!.. Je travaillerai, je gagnerai bien ma vie, que diable!

Cependant, cette question de l'argent devenait pressante. Il s'entêtait à ne pas prendre un sou des cinq mille francs enfermés dans le secrétaire. Maintenant qu'il était seul, il avait une complète insouciance de la vie matérielle, il se serait contenté de pain et d'eau; et, chaque fois que la servante lui demandait de quoi acheter du vin, de la viande, quelque douceur, il haussait les épaules: à quoi bon? il restait une croûte de la veille, n'était-ce pas suffisant? Mais elle, dans sa tendresse pour ce maître qu'elle sentait souffrir, se désolait de cette avarice plus rude que la sienne, de ce dénuement de pauvre homme où il s'abandonnait, avec la maison entière. On vivait mieux chez les ouvriers du faubourg. Aussi, pendant toute une journée, parut-elle en proie à un terrible combat intérieur. Son amour de chien docile luttait contre sa passion de l'argent, amassé sou à sou, caché quelque part, faisant des petits, comme elle disait. Elle aurait mieux aimé donner de sa chair. Tant que son maître n'avait pas souffert seul, l'idée ne lui était pas même venue de toucher à son trésor. Et ce fut un héroïsme extraordinaire, le matin où, poussée à bout, voyant sa cuisine froide et le buffet vide, elle disparut pendant une heure, puis rentra avec des provisions et la monnaie d'un billet de cent francs.

Justement, Pascal qui descendait, s'étonna, lui demanda d'où venait cet argent, déjà hors de lui et prêt à jeter tout à la rue, en croyant qu'elle était allée chez sa mère.

– Mais non, mais non! monsieur, bégayait-elle, ce n'est pas cela du tout…

Et elle finit par dire le mensonge qu'elle avait préparé.

– Imaginez-vous que les comptes s'arrangent, chez monsieur Grandguillot, ou du moins ça m'en a tout l'air… J'ai eu l'idée, ce matin, d'aller voir, et on m'a dit qu'il vous reviendrait sûrement quelque chose, que je pouvais prendre cent francs… Oui, on s'est même contenté d'un reçu de moi. Vous régulariserez ça plus tard.

Pascal sembla à peine surpris. Elle espérait bien qu'il ne sortirait pas, pour vérifier le fait. Pourtant, elle fut soulagée de voir avec quelle facilité insouciante il acceptait son histoire.

– Ah! tant mieux! s'écria-t-il. Je disais bien qu'il ne faut jamais désespérer. Cela va me donner le temps d'organiser mes affaires.

Ses affaires, c'était la vente de la Souleiade, à laquelle il avait songé confusément. Mais quelle peine affreuse, quitter cette maison, où Clotilde avait grandi, où il avait vécu près de dix-huit ans avec elle! Il s'était donné deux ou trois semaines pour y réfléchir. Quand il eut cet espoir, qu'il rattraperait un peu de son argent, il n'y pensa plus du tout. De nouveau, il s'abandonnait, mangeait ce que lui servait Martine, ne s'apercevait même pas du strict bien-être qu'elle remettait autour de lui, à genoux, en adoration, déchirée de toucher à son petit trésor, mais si heureuse de le nourrir maintenant, sans qu'il se doutât que sa vie venait d'elle.

D'ailleurs, Pascal ne la récompensait guère. Il s'attendrissait ensuite, regrettait ses violences. Mais, dans l'état de fièvre désespérée où il vivait, cela ne l'empêchait pas de recommencer, de s'emporter contre elle, au moindre sujet de mécontentement. Un soir qu'il avait encore entendu sa mère causer sans fin, au fond de la cuisine, il eut un accès de colère furieuse.

– Écoutez-moi, bien, Martine, je ne veux plus qu'elle entre à la Souleiade… Si vous la recevez une seule fois, en bas, je vous chasse!

Saisie, elle restait immobile. Jamais, depuis trente-deux ans qu'elle le servait, il ne l'avait ainsi menacée de renvoi.

– Oh! monsieur, vous auriez ce courage! Mais je ne m'en irais pas, je me coucherais en travers de la porte.

Déjà, il était honteux de son emportement, et il se fit plus doux.

– C'est que je sais parfaitement ce qui se passe. Elle vient pour vous endoctriner, pour vous mettre contre moi, n'est-ce pas?.. Oui, elle guette mes papiers, elle voudrait tout voler, tout détruire, là-haut, dans l'armoire. Je la connais, quand elle veut quelque chose, elle le veut jusqu'au bout… Eh bien! vous pouvez lui dire que je veille, que je ne la laisserai même pas approcher de l'armoire, tant que je serai vivant. Et puis, la clef est là, dans ma poche.

En effet, toute sa terreur de savant traqué et menacé était revenue. Depuis qu'il vivait seul, il avait la sensation d'un danger renaissant, d'un guet-apens continu, dressé dans l'ombre. Le cercle se resserrait, et s'il se montrait si rude contre les tentatives d'envahissement, s'il repoussait les assauts de sa mère, c'était qu'il ne se trompait pas sur ses projets véritables et qu'il avait peur d'être faible. Quand elle serait là, elle le posséderait peu à peu, au point de le supprimer. Aussi ses tortures recommençaient-elles, il passait les journées en surveillance, il fermait lui-même les portes, le soir, et souvent il se relevait, la nuit, pour s'assurer qu'on ne forçait pas les serrures. Son inquiétude était que la servante, gagnée, croyant assurer son salut éternel, n'ouvrît à sa mère. Il croyait voir les dossiers flamber dans la cheminée, il montait la garde autour d'eux, repris d'une passion souffrante, d'une tendresse déchirée pour cet amas glacé de papiers, ces froides pages de manuscrits, auxquelles il avait sacrifié la femme, et qu'il s'efforçait d'aimer assez, afin d'oublier le reste.

Pascal, depuis que Clotilde n'était plus là, se jetait dans le travail, essayait de s'y noyer et de s'y perdre. S'il s'enfermait, s'il ne mettait plus les pieds dans le jardin, s'il avait eu, un jour que Martine était montée lui annoncer le docteur Ramond, la force de répondre qu'il ne pouvait le recevoir, toute cette volonté âpre de solitude n'avait d'autre but que de s'anéantir au fond d'un labeur incessant. Ce pauvre Ramond, comme il l'aurait embrassé volontiers! car il devinait bien l'exquis sentiment qui le faisait accourir, pour consoler son vieux maître. Mais pourquoi perdre une heure? pourquoi risquer des émotions, des larmes, d'où il sortait lâche? Dès le jour, il était à sa table, y passait la matinée et l'après-midi, continuait souvent à la lampe, très tard. C'était son ancien projet qu'il voulait mettre à exécution: reprendre toute sa théorie de l'hérédité sur un plan nouveau, se servir des dossiers, des documents fournis par sa famille, pour établir d'après quelles lois, dans un groupe d'êtres, la vie se distribue et conduit mathématiquement d'un homme à un autre homme, en tenant compte des milieux: vaste bible, genèse des familles, des sociétés, de l'humanité entière. Il espérait que l'ampleur d'un tel plan, l'effort nécessaire à la réalisation d'une idée si colossale, le posséderait tout entier, lui rendrait sa santé, sa foi, son orgueil, dans la jouissance supérieure de l'oeuvre accomplie. Et il avait beau vouloir se passionner, se donner sans réserve, avec acharnement, il n'arrivait qu'à surmener son corps et son esprit, distrait quand même, le coeur absent de sa besogne, plus malade de jour en jour, et désespéré. Était-ce donc une faillite définitive du travail? Lui dont le travail avait dévoré l'existence, qui le regardait comme le moteur, le bienfaiteur et le consolateur, allait-il donc être forcé de conclure qu'aimer et être aimé passe tout au monde? Il tombait par moments à de grandes réflexions, il continuait à ébaucher sa nouvelle théorie de l'équilibre des forces, qui consistait à établir que tout ce que l'homme reçoit en sensation, il doit le rendre en mouvement. Quelle vie normale, pleine et heureuse, si l'on avait pu la vivre entière, dans un fonctionnement de machine bien réglée, rendant en force ce qu'elle brûle en combustible, s'entretenant elle-même en vigueur et en beauté par le jeu simultané et logique de tous ses organes! Il y voyait autant de labeur physique que de labeur intellectuel, autant de sentiment que de raisonnement, la part faite à la fonction génésique comme à la fonction cérébrale, sans jamais de surmenage, ni d'une part ni d'une autre, car le surmenage n'est que le déséquilibre et la maladie. Oui, oui! recommencer la vie et savoir la vivre, bêcher la terre, étudier le monde, aimer la femme, arriver à la perfection humaine, à la cité future de l'universel bonheur, par le juste emploi de l'être entier, quel beau testament laisserait là un médecin philosophe! Et ce rêve lointain, cette théorie entrevue achevait de l'emplir d'amertume, à la pensée que, désormais, il n'était plus qu'une force gaspillée et perdue.

 

Au fond même de son chagrin, Pascal avait cette sensation dominante qu'il était fini. Le regret de Clotilde, la souffrance de ne plus l'avoir, la certitude qu'il ne l'aurait jamais plus, l'envahissait, à chaque heure davantage, d'un flot douloureux qui emportait tout. Le travail était vaincu, il laissait parfois tomber sa tête sur la page en train, et il pleurait pendant des heures, sans trouver le courage de reprendre la plume. Son acharnement à la besogne, ses journées de volontaire anéantissement aboutissaient à des nuits terribles, des nuits d'insomnie ardente, pendant lesquelles il mordait ses draps, pour ne pas crier le nom de Clotilde. Elle était partout, dans cette maison morne, où il se cloîtrait. Il la retrouvait traversant chaque pièce, assise sur tous les sièges, debout derrière toutes les portes. En bas, dans la salle à manger, il ne pouvait plus se mettre à table, sans l'avoir en face de lui. Dans la salle de travail, en haut, elle continuait à être sa compagne de chaque seconde, elle y avait tant vécu enfermée, elle-même, que son image semblait émaner des choses: sans cesse, il la sentait évoquée près de lui, il la devinait droite et mince devant son pupitre, penchée sur un pastel, avec son fin profil. Et, s'il ne sortait pas pour fuir cette hantise du cher et torturant souvenir, c'était qu'il avait la certitude de la retrouver partout aussi dans le jardin, rêvant au bord de la terrasse, suivant à pas ralentis les allées de la pinède, assise et rafraîchie sous les platanes par l'éternel chant de la source, couchée sur l'aire, au crépuscule, les yeux perdus, attendant les étoiles. Mais il existait surtout pour lui un lieu de désir et de terreur, un sanctuaire sacré où il n'entrait qu'en tremblant: la chambre où elle s'était donnée à lui, où ils avaient dormi ensemble. Il en gardait la clef, il n'y avait pas dérangé un objet de place, depuis le triste matin du départ; et une jupe oubliée traînait encore sur un fauteuil. Là, il respirait jusqu'à son souffle, sa fraîche odeur de jeunesse, restée parmi l'air comme un parfum. Il ouvrait ses bras éperdus, il les serrait sur son fantôme, flottant dans le tendre demi-jour des volets fermés, dans le rose éteint de la vieille indienne des murs, couleur d'aurore. Il sanglotait devant les meubles, il baisait le lit, la place marquée où se dessinait l'élancement divin de son corps. Et sa joie d'être là, son regret de ne plus y voir Clotilde, cette émotion violente l'épuisait à un tel point, qu'il n'osait pas visiter tous les jours ce lieu redoutable, couchant dans sa chambre froide, où ses insomnies ne la lui montraient pas si voisine et si vivante.

Au milieu de son travail obstiné, Pascal avait une autre grande joie douloureuse, les lettres de Clotilde. Elle lui écrivait régulièrement deux fois par semaine, de longues lettres de huit à dix pages, dans lesquelles elle lui racontait sa vie quotidienne. Il ne semblait pas qu'elle fut très heureuse, à Paris. Maxime, qui ne quittait plus son fauteuil d'infirme, devait la torturer par des exigences d'enfant gâté et de malade, car elle parlait en recluse, sans cesse de garde près de lui, ne pouvant même s'approcher des fenêtres, pour jeter un coup d'oeil sur l'avenue, où roulait le flot mondain des promeneurs du Bois; et, à certaines de ses phrases, on sentait que son frère, après l'avoir si impatiemment réclamée, la soupçonnait déjà, commençait à la prendre en méfiance et en haine, ainsi que toutes les personnes qui le servaient, dans sa continuelle inquiétude d'être exploité et dévalisé. Deux fois, elle avait vu son père, lui toujours très gai, débordé d'affaires, converti à la République, en plein triomphe politique et financier. Saccard l'avait prise à part, pour lui expliquer que ce pauvre Maxime était vraiment insupportable, et qu'elle aurait du courage, si elle consentait à être sa victime. Comme elle ne pouvait tout faire, il avait même eu l'obligeance, le lendemain, d'envoyer la nièce de son coiffeur, une petite jeune fille de dix-huit ans, nommée Rose, très blonde, l'air candide, qui l'aidait à présent autour du malade. D'ailleurs, Clotilde ne se plaignait pas, affectait au contraire de montrer une âme égale, satisfaite, résignée à la vie. Ses lettres étaient pleines de vaillance, sans colère contre la séparation cruelle, sans appel désespéré à la tendresse de Pascal, pour qu'il la rappelât. Mais, entre les lignes, comme il la sentait frémissante de révolte, toute élancée vers lui, prête à la folie de revenir sur l'heure, au moindre mot!

Et c'était ce mot que Pascal ne, voulait pas écrire. Les choses s'arrangeraient, Maxime s'habituerait à sa soeur, le sacrifice devait être consommé jusqu'au bout, maintenant qu'il était accompli. Une seule ligne écrite par lui, dans la faiblesse d'une minute, et le bénéfice de l'effort était perdu, la misère recommençait. Jamais il n'avait fallu à Pascal un courage plus grand que lorsqu'il répondait à Clotilde. Pendant ses nuits brûlantes, il se débattait, il la nommait furieusement, il se relevait pour écrire, pour la rappeler tout de suite, par dépêche. Puis, au jour, quand il avait beaucoup pleuré, sa fièvre tombait; et sa réponse était toujours très courte, presque froide. Il surveillait chacune de ses phrases, recommençait, quand il croyait s'être oublié. Mais quelle torture, ces affreuses lettres, si brèves, si glacées, où il allait contre son coeur, uniquement pour la détacher de lui, pour prendre tous les torts et lui faire croire qu'elle pouvait l'oublier, puisqu'il l'oubliait! Il en sortait en sueur, épuisé, comme après un acte violent d'héroïsme.

On était dans les derniers jours d'octobre, depuis un mois Clotilde était partie, lorsque Pascal, un matin, eut une brusque suffocation. A plusieurs reprises déjà, il avait éprouvé ainsi de légers étouffements, qu'il mettait sur le compte du travail. Mais, cette fois, les symptômes furent si nets, qu'il ne put s'y tromper: une douleur poignante dans la région du coeur, qui gagnait toute la poitrine et descendait le long du bras gauche, une affreuse sensation d'écrasement et d'angoisse, tandis qu'une sueur froide l'inondait. C'était une crise d'angine de poitrine. L'accès ne dura guère plus d'une minute, et il resta d'abord plus surpris qu'effrayé. Avec cet aveuglement que les médecins gardent parfois sur l'état de leur propre santé, jamais il n'avait soupçonné que son coeur pût se trouver atteint.

Comme il se remettait, Martine monta justement dire que le docteur Ramond était en bas, insistant de nouveau pour être reçu. Et Pascal, cédant peut-être à un inconscient besoin de savoir, s'écria:

– Eh bien! qu'il monte, puisqu'il s'entête. Ça me fera plaisir.

Les deux hommes s'embrassèrent, et il n'y eut pas d'autre allusion à l'absente, à celle dont le départ avait vidé la maison, qu'une énergique et désolée poignée de main.

– Vous ne savez pas pourquoi je viens? s'écria tout de suite Ramond. C'est pour une question d'argent… Oui, mon beau-père, monsieur Lévêque, l'avoué que vous connaissez, m'a parlé hier encore des fonds que vous aviez chez le notaire Grandguillot. Et il vous conseille fortement de vous remuer, car des personnes ont réussi, dit-on, à rattraper quelque chose.

– Mais, dit Pascal, je sais que ça s'arrange. Martine a déjà obtenu deux cents francs, je crois.

Ramond parut très étonné.

– Comment, Martine? sans que vous soyez intervenu… Enfin, voulez-vous autoriser mon beau-père à s'occuper de votre cas? Il tirera les choses au clair, puisque vous n'avez ni le temps ni le goût de cette besogne.

– Certainement, j'autorise monsieur Lévêque, et dites-lui que je le remercie mille fois.

Puis, cette affaire réglée, le jeune homme ayant remarqué sa pâleur et le questionnant, il répondit avec un sourire:

– Figurez-vous, mon ami, que je viens d'avoir une crise d'angine de poitrine… Oh! ce n'est pas une imagination, tous les symptômes y étaient… Et, tenez! puisque vous vous trouvez là, vous allez m'ausculter.

D'abord, Ramond s'y refusa, en affectant de tourner la consultation en plaisanterie. Est-ce qu'un conscrit comme lui oserait se prononcer sur son général? Mais il l'examinait pourtant, lui trouvait la face tirée, angoissée, avec un singulier effarement du regard. Il finit par l'ausculter avec beaucoup d'attention, l'oreille collée longuement contre sa poitrine. Plusieurs minutes s'écoulèrent, dans un profond silence.

– Eh bien? demanda Pascal, lorsque le jeune médecin se releva.

Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il sentait les yeux du maître droit dans ses yeux. Aussi ne les détourna-t-il pas; et, devant la bravoure tranquille de la demande, il répondit simplement:

– Eh bien! c'est vrai, je crois qu'il y a de la sclérose.

– Ah! vous êtes gentil de ne pas mentir, reprit le docteur. J'ai eu peur un instant que vous ne mentiez, et cela m'aurait fait de la peine.

Ramond s'était remis à écouter, disant à demi-voix:

– Oui, l'impulsion est énergique, le premier bruit est sourd, tandis que le second, au contraire, est éclatant… On sent que la pointe s'abaisse et se trouve reportée vers l'aisselle… Il y a de la sclérose, c'est au moins très probable…

Puis, se relevant:

– On vit vingt ans avec cela.

– Sans doute, parfois, dit Pascal. A moins qu'on n'en meure tout de suite, foudroyé.

Ils causèrent encore, s'étonnèrent au sujet d'un cas étrange de sclérose du coeur, observé à l'hôpital de Plassans. Et, lorsque le jeune médecin partit, il annonça qu'il reviendrait, dès qu'il aurait des nouvelles de l'affaire Grandguillot.

Quand il fut seul, Pascal se sentit perdu. Tout s'éclairait, ses palpitations depuis quelques semaines, ses vertiges, ses étouffements; et il y avait surtout cette usure de l'organe, de son pauvre coeur surmené de passion et de travail, ce sentiment d'immense fatigue et de fin prochaine, auquel il ne se trompait plus à cette heure. Pourtant, ce n'était pas encore de la crainte qu'il éprouvait. Sa première pensée venait d'être que lui aussi, à son tour, payait son hérédité, que la sclérose, cette sorte de dégénérescence, était sa part de misère physiologique, le legs inévitable de sa terrible ascendance. D'autres avaient vu la névrose, la lésion originelle, se tourner en vice ou en vertu, en génie, en crime, en ivrognerie, en sainteté; d'autres étaient morts phtisiques, épileptiques, ataxiques; lui avait vécu de passion et allait mourir du coeur. Et il n'en tremblait plus, il ne s'en irritait plus, de cette hérédité manifeste, fatale et nécessaire, sans doute. Au contraire, une humilité le prenait, la certitude que toute révolte contre les lois naturelles est mauvaise. Pourquoi donc, autrefois, triomphait-il, exultant d'allégresse, à l'idée de n'être pas de sa famille, de se sentir différent, sans communauté aucune? Rien n'était moins philosophique. Les monstres seuls poussaient à l'écart. Et être de sa famille, mon Dieu! cela finissait par lui paraître aussi bon, aussi beau que d'être d'une autre, car toutes ne se ressemblaient-elles pas, l'humanité n'était-elle pas identique partout, avec la même somme de bien et de mal? Il en arrivait, très modeste et très doux, sous la menace de la souffrance et de la mort, à tout accepter de la vie.

Dès lors, Pascal vécut dans cette pensée qu'il pouvait mourir d'une heure à l'autre. Et cela acheva de le grandir, de le hausser à l'oubli complet de lui-même. Il ne cessa pas de travailler, mais jamais il n'avait mieux compris combien l'effort doit trouver en soi sa récompense, l'oeuvre étant toujours transitoire et restant quand même inachevée. Un soir, au dîner, Martine lui apprit que Sarteur l'ouvrier chapelier, l'ancien pensionnaire de l'Asile des Tulettes, venait de se pendre. Toute la soirée, il songea à ce cas étrange, à cet homme qu'il croyait avoir sauvé de la folie homicide, par sa médication des piqûres hypodermiques, et qui, évidemment, repris d'un accès, avait eu assez de lucidité encore pour s'étrangler, au lieu de sauter à la gorge d'un passant. Il le revoyait, si parfaitement raisonnable, pendant qu'il lui conseillait de reprendre sa vie de bon ouvrier. Quelle était donc cette force de destruction, le besoin du meurtre se changeant en suicide, la mort faisant sa besogne malgré tout? Avec cet homme disparaissait son dernier orgueil de médecin guérisseur; et, chaque matin, quand il se remettait au travail, il ne se croyait plus qu'un écolier qui épelle, qui cherche la vérité toujours, à mesure qu'elle recule et qu'elle s'élargit.

 

Mais, cependant, dans cette sérénité, un souci lui restait, l'anxiété de savoir ce que deviendrait Bonhomme, son vieux cheval, s'il mourait avant lui. Maintenant, la pauvre bête, complètement aveugle, les jambes paralysées, ne quittait plus sa litière. Lorsque son maître la venait voir, elle entendait pourtant, tournait la tête, était sensible aux deux gros baisers qu'il lui posait sur les naseaux. Tout le voisinage haussait les épaules, plaisantait sur ce vieux parent que le docteur ne voulait pas faire abattre. Allait-il donc partir le premier, avec la pensée qu'on appellerait l'équarrisseur, le lendemain? Et, un matin, comme il entrait dans l'écurie, Bonhomme ne l'entendit pas, ne leva pas la tête. Il était mort, il gisait, l'air paisible, comme soulagé d'être mort là, doucement. Son maître s'était agenouillé, et il le baisa une dernière fois, il lui dit adieu, tandis que deux grosses larmes roulaient sur ses joues.

Ce fut ce jour-là que Pascal s'intéressa encore à son voisin, M. Bellombre. Il s'était approché d'une fenêtre, il l'aperçut, par-dessus le mur du jardin, au pâle soleil des premiers jours de novembre, faisant sa promenade accoutumée; et la vue de l'ancien professeur, vivant si parfaitement heureux, le jeta d'abord dans l'étonnement. Il lui semblait n'avoir jamais songé à cette chose, qu'un homme de soixante-dix ans était là, sans une femme, sans un enfant, sans un chien, et qu'il tirait tout son égoïste bonheur de la joie de vivre en dehors de la vie. Ensuite, il se rappela ses colères contre cet homme, ses ironies contre la peur de l'existence, les catastrophes qu'il lui souhaitait, l'espoir que le châtiment viendrait, quelque servante maîtresse, quelque parente inattendue, qui serait la vengeance. Mais non! il le retrouvait toujours aussi vert, il sentait bien que, longtemps encore, il vieillirait ainsi, dur, avare, inutile et heureux. Et, cependant, il ne l'exécrait plus, il l'aurait plaint volontiers, tellement il le jugeait ridicule et misérable, de n'être pas aimé. Lui qui agonisait, parce qu'il restait seul! Lui dont le coeur allait éclater, parce qu'il était trop plein des autres! Plutôt la souffrance, la souffrance seule, que cet égoïsme, cette mort à ce qu'on a de vivant et d'humain en soi!

Dans la nuit qui suivit, Pascal eut une nouvelle crise d'angine de poitrine. Elle dura près de cinq minutes, il crut qu'il étoufferait, sans avoir eu la force d'appeler sa servante. Lorsqu'il reprit haleine, il ne la dérangea pas, il préféra ne parler à personne de cette aggravation de son mal; mais il garda la certitude qu'il était fini, qu'il ne vivrait pas un mois peut-être. Sa première pensée alla vers Clotilde. Pourquoi ne lui écrivait-il pas d'accourir? Justement, il avait reçu une lettre d'elle, la veille, et il voulait lui répondre, ce matin-là. Puis, l'idée de ses dossiers lui apparut soudain. S'il mourait tout d'un coup, sa mère resterait la maîtresse, elle les détruirait; et ce n'étaient pas seulement les dossiers, mais ses manuscrits, tous ses papiers, trente années de son intelligence et de son travail. Ainsi se consommerait le crime qu'il avait tant redouté, dont la seule crainte, pendant ses nuits de fièvre, le faisait se relever frissonnant, l'oreille aux aguets, écoutant si l'on ne forçait pas l'armoire. Une sueur le reprit, il se vit dépossédé, outragé, les cendres de son oeuvre jetées aux quatre vents. Et, tout de suite, il revint à Clotilde, il se dit qu'il suffisait simplement de la rappeler: elle serait là, elle lui fermerait les yeux, elle défendrait sa mémoire. Déjà, il s'était assis, il se hâtait de lui écrire, pour que la lettre partit par le courrier du matin.

Mais, lorsque Pascal fut devant la page blanche, la plume aux doigts, un scrupule grandissant, un mécontentement de lui-même l'envahit. Est-ce que cette pensée des dossiers, le beau projet de leur donner une gardienne et de les sauver, n'était pas une suggestion de sa faiblesse, un prétexte qu'il imaginait pour ravoir Clotilde? L'égoïsme était au fond. Il songeait à lui, et non à elle. Il la vit rentrer dans cette maison pauvre, condamnée à soigner un vieillard malade; il la vit surtout, dans la douleur, dans l'épouvante de son agonie, lorsqu'il la terrifierait, un jour, en tombant foudroyé près d'elle. Non, non! c'était l'affreux moment qu'il voulait lui éviter, c'étaient quelques journées de cruels adieux, et la misère ensuite, triste cadeau qu'il ne pouvait lui faire, sans se croire un criminel. Son calme, son bonheur à elle seule comptait, qu'importait le reste! Il mourrait dans son trou, heureux de la croire heureuse. Quant à sauver ses manuscrits, il verrait s'il aurait la force de s'en séparer, en les remettant à Ramond. Et, même si tous ses papiers devaient périr, il y consentait, et il voulait bien que rien de lui n'existât plus, pas même sa pensée, pourvu que rien de lui désormais ne troublât l'existence de sa chère femme!

Pascal se mit donc à écrire une de ses réponses habituelles, qu'il faisait volontairement, à grand'peine, insignifiante et presque froide. Clotilde, dans sa dernière lettre, sans se plaindre de Maxime, laissait entendre que son frère se désintéressait d'elle, amusé davantage par Rose, la nièce du coiffeur de Saccard, cette petite jeune fille très blonde, à l'air candide. Et il flairait quelque manoeuvre du père, une savante captation autour du fauteuil de l'infirme, que ses vices, si précoces jadis, reprenaient, aux approches de la mort. Mais, malgré son inquiétude, il n'en donnait pas moins de très bons conseils à Clotilde, en lui répétant que son devoir était de se dévouer jusqu'au bout. Quand il signa, des larmes lui obscurcissaient la vue. C'était sa mort de bête vieillie et solitaire, sa mort sans un baiser, sans une main amie, qu'il signait. Puis, des doutes lui vinrent: avait-il raison de la laisser là-bas, dans ce milieu mauvais, où il sentait toutes sortes d'abominations autour d'elle?

A la Souleiade, chaque matin, le facteur apportait les lettres et les journaux, vers neuf heures; et Pascal, quand il écrivait à Clotilde, avait l'habitude de guetter, pour lui remettre la lettre, de façon à être bien certain qu'on n'interceptait pas sa correspondance. Or, ce matin-là, comme il était descendu lui donner celle qu'il venait d'écrire, il fut surpris d'en recevoir une nouvelle de la jeune femme, dont ce n'était pas le jour. Pourtant, il laissa partir la sienne. Ensuite, il remonta, il reprit sa place devant sa table, déchirant l'enveloppe.

Et, dès les premières lignes, ce fut un grand saisissement, une stupeur. Clotilde lui écrivait qu'elle était enceinte de deux mois. Si elle avait tant hésité à lui annoncer cette nouvelle, c'était qu'elle voulait avoir elle-même une absolue certitude. Maintenant, elle ne pouvait se tromper, la conception remontait sûrement aux derniers jours d'août, à cette nuit heureuse où elle lui avait donné le royal festin de jeunesse, le soir de leur course de misère, de porte en porte. N'avaient-ils pas senti passer, dans une de leurs étreintes, la volupté accrue et divine de l'enfant? Après le premier mois, dès son arrivée à Paris, elle avait douté, croyant à un retard, à une indisposition, bien explicable au milieu du trouble et des chagrins de leur rupture. Mais, n'ayant encore rien vu le second mois, elle avait attendu quelques jours, et elle était aujourd'hui certaine de sa grossesse, que tous les symptômes d'ailleurs confirmaient. La lettre était courte, disant le fait simplement, pleine pourtant d'une ardente joie, d'un élan d'infinie tendresse, dans un désir de retour immédiat.