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Le Docteur Pascal

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Ces théories, Pascal, pendant des heures, les développait, les expliquait à Clotilde, avec un enthousiasme fiévreux, exagéré. Il semblait ressaisi par cet amour de la science, qui, jusqu'à son coup de passion pour elle, avait seul dévoré sa vie. Il lui répétait qu'il ne pouvait laisser son oeuvre inachevée, qu'il avait tant à faire encore, s'il voulait élever un monument durable! Le souci des dossiers paraissait le reprendre, il ouvrait de nouveau la grande armoire vingt fois par jour, les descendait de la planche du haut, continuait à les enrichir. Ses idées sur l'hérédité se transformaient déjà, il aurait désiré tout revoir, tout refondre, tirer de l'histoire naturelle et sociale de sa famille une vaste synthèse, un résumé, à larges traits, de l'humanité entière. Puis, à côté, il revenait à son traitement par les piqûres, pour l'élargir: une confuse vision de thérapeutique nouvelle, une théorie vague et lointaine, née en lui de sa conviction et de son expérience personnelle, au sujet de la bonne influence dynamique du travail.

Maintenant, chaque fois qu'il s'asseyait à sa table, il se lamentait.

– Jamais je n'aurais assez d'années devant moi, la vie est trop courte!

On aurait cru qu'il ne pouvait plus perdre une heure. Et, un matin, brusquement, il leva la tête, il dit à sa compagne, qui recopiait un manuscrit, à son côté:

– Écoute bien, Clotilde… Si je mourais…

Effarée, elle protesta.

– En voilà une idée!

– Si je mourais, écoute bien… Tu fermerais tout de suite les portes. Tu garderais les dossiers pour toi, pour toi seule. Et, lorsque tu aurais rassemblé mes autres manuscrits, tu les remettrais à Ramond… Entends-tu! ce sont là mes dernières volontés.

Mais elle lui coupait la parole, refusait de l'écouter.

– Non! non! tu dis des bêtises!

– Clotilde, jure-moi que tu garderas les dossiers et que tu remettras mes autres papiers à Ramond.

Enfin, elle jura, devenue sérieuse et les yeux en larmes. Il l'avait saisie entre ses bras, très ému lui aussi, la couvrant de caresses, comme si son coeur, tout d'un coup, se fût rouvert. Puis, il se calma, parla de ses craintes. Depuis qu'il s'efforçait de travailler, elles paraissaient le reprendre, il faisait le guet autour de l'armoire, il prétendait avoir vu rôder Martine. Ne pouvait-on mettre en branle la dévotion aveugle de cette fille, la pousser à une mauvaise action, en lui persuadant qu'elle sauvait son maître? Il avait tant souffert du soupçon! Il retombait, sous la menace de la solitude prochaine, à son tourment, à cette torture du savant menacé, persécuté par les siens, chez lui, dans sa chair même, dans l'oeuvre de son cerveau.

Un soir qu'il revenait sur ce sujet, avec Clotilde, il laissa échapper:

– Tu comprends, quand tu ne vas plus être là…

Elle devint toute blanche; et, voyant qu'il s'arrêtait, frissonnant:

– Oh! maître, maître! tu y songes donc toujours, à cette abomination? Je le vois bien dans tes yeux, que tu me caches quelque chose, que tu as une pensée qui n'est plus à moi… Mais, si je pars et si tu meurs, qui donc sera là pour défendre ton oeuvre?

Il crut qu'elle s'habituait à cette idée du départ, il trouva la force de répondre gaiement:

– Penses-tu donc que je me laisserais mourir sans te revoir?.. Je t'écrirai, que diable! Ce sera toi qui reviendras me fermer les yeux.

Maintenant, elle sanglotait, tombée sur une chaise.

– Mon Dieu! est-ce possible? tu veux que demain nous ne soyons plus ensemble, nous qui ne nous quittons pas d'une minute, qui vivons aux bras l'un de l'autre! Et, pourtant, si l'enfant était venu…

– Ah! tu me condamnes! interrompit-il violemment. Si l'enfant était venu, jamais tu ne serais partie… Ne vois-tu donc pas que je suis trop vieux et que je me méprise! Avec moi, tu resterais stérile, tu aurais cette douleur de n'être pas toute la femme, la mère! Va-t'en donc, puisque je ne suis plus un homme!

Vainement, elle s'efforçait de le calmer.

-Non! je n'ignore pas ce que tu penses, nous l'avons dit vingt fois; si l'enfant n'est pas au bout, l'amour n'est qu'une saleté inutile… Tu as jeté, l'autre soir, ce roman que tu lisais, parce que les héros, stupéfaits d'avoir fait un enfant, sans même s'être doutés qu'ils pouvaient en faire un, ne savaient comment s'en débarrasser… Ah! moi, que je l'ai attendu, que je l'aurais aimé, un enfant de toi!

Ce jour-là, Pascal parut s'enfoncer plus encore dans le travail. Il avait, à présent, des séances de quatre et cinq heures, des matinées, des après-midi entières, où il ne levait pas la tête. Il outrait son zèle, défendant qu'on le dérangeât, qu'on lui adressât un seul mot. Et parfois, lorsque Clotilde sortait sur la pointe des pieds, ayant à donner des ordres, en bas, ou à faire une course, il s'assurait d'un coup d'oeil furtif qu'elle n'était plus là, puis il laissait tomber sa tête au bord de la table, d'un air d'accablement immense. C'était une détente douloureuse à l'extraordinaire effort qu'il devait s'imposer, quand il la sentait près de lui, pour rester devant sa table, et ne pas la prendre dans ses bras, et ne pas la garder ainsi pendant des heures, à la baiser doucement. Ah! le travail, quel ardent appel il lui faisait, comme au seul refuge où il espérait s'étourdir, s'anéantir! Mais, le plus souvent, il ne pouvait travailler, il devait jouer la comédie de l'attention, ses yeux sur la page, ses tristes yeux qui se voilaient de larmes, tandis que sa pensée agonisait, brouillée, fuyante, toujours emplie de la même image. Allait-il donc assister à cette faillite du travail, lui qui le croyait souverain, créateur unique, régulateur du monde? Fallait-il jeter l'outil, renoncer à l'action, ne faire plus que vivre, aimer les belles filles qui passent? Ou bien n'était-ce que la faute de sa sénilité, s'il devenait incapable d'écrire une page, comme il était incapable de faire un enfant? La peur de l'impuissance l'avait toujours tourmenté. Pendant que, la joue contre la table, il restait sans force, accablé de sa misère, il rêvait qu'il avait trente ans, qu'il puisait chaque nuit, au cou de Clotilde, la vigueur de sa besogne du lendemain. Et des pleurs coulaient sur sa barbe blanche; et, s'il l'entendait remonter, vivement il se redressait, il reprenait sa plume, pour qu'elle le retrouvât, comme elle l'avait laissé, l'air enfoncé dans une méditation profonde, où il n'y avait que de la détresse et que du vide.

On était au milieu de septembre, deux semaines interminables s'étaient écoulées dans ce malaise, sans amener aucune solution, lorsque Clotilde, un matin, eut la grande surprise de voir entrer sa grand'mère Félicité. La veille, Pascal l'avait rencontrée rue de la Banne, et, impatient de consommer le sacrifice, ne trouvant pas en lui la force de la rupture, il s'était confié à elle, malgré ses répugnances, en la priant de venir le lendemain. Justement, elle avait reçu une nouvelle lettre de Maxime, tout à fait désolée et suppliante.

D'abord, elle expliqua sa présence.

– Oui, c'est moi, mignonne, et pour que je remette les pieds ici, il faut, tu le comprends, que de bien graves raisons me déterminent… Mais, en vérité, tu deviens folle, je ne peux pas te laisser ainsi gâcher ton existence, sans t'éclairer une dernière fois.

Elle lut tout de suite la lettre de Maxime, d'une voix mouillée. Il était cloué dans un fauteuil, il semblait frappé d'une ataxie à marche rapide, très douloureuse. Aussi exigeait-il une réponse définitive de sa soeur, espérant encore qu'elle viendrait, tremblant à l'idée d'en être réduit à chercher une autre garde-malade. Ce serait pourtant ce qu'il se verrait forcé de faire, si on l'abandonnait dans sa triste situation. Et, quand elle eut terminé sa lecture, elle donna à entendre combien il serait fâcheux de laisser aller la fortune de Maxime en des mains étrangères; mais, surtout, elle parla de devoir, du secours qu'on doit à un parent, en affectant, elle aussi, de prétendre qu'il y avait eu une promesse formelle.

– Mignonne, voyons, fais appel à ta mémoire. Tu lui as dit que, s'il avait jamais besoin de toi, tu irais le rejoindre. Je t'entends encore… N'est-ce pas, mon fils?

Pascal, depuis que sa mère était là, se taisait, la laissait agir, pâle et la tête basse. Il ne répondit que par un léger signe affirmatif.

Ensuite, Félicité reprit toutes les raisons qu'il avait lui-même donnée à Clotilde: l'affreux scandale qui tournait à l'insulte, la misère menaçante, si lourde pour eux deux, l'impossibilité de continuer cette existence mauvaise, où lui, vieillissant, perdrait son reste de santé, où elle, si jeune, achèverait de compromettre sa vie entière. Quel avenir pouvaient-ils espérer, maintenant que la pauvreté était venue? C'était imbécile et cruel, de s'entêter ainsi.

Toute droite et le visage fermé, Clotilde gardait le silence, refusant même la discussion. Mais, comme sa grand'mère la pressait, la harcelait, elle dit enfin:

– Encore une fois, je n'ai aucun devoir envers mon frère, mon devoir est ici. Il peut disposer de sa fortune, je n'en veux pas. Quand nous serons trop pauvres, maître renverra Martine, et il me gardera comme servante.

Elle acheva d'un geste. Oh! oui, se dévouer à son prince, lui donner sa vie, mendier plutôt le long des routes, en le menant par la main! puis, au retour, ainsi que le soir où ils étaient allés de porte en porte, lui faire le don de sa jeunesse et le réchauffer entre ses bras purs!

La vieille madame Rougon hocha le menton.

– Avant d'être sa servante, tu aurais mieux fait de commencer par être sa femme… Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariés? C'était plus simple et plus propre.

Elle rappela qu'un jour elle était venue pour exiger ce mariage, afin d'étouffer le scandale naissant; et la jeune fille s'était montrée surprise, disant que ni elle ni le docteur n'avaient songé à cela, mais que, s'il le fallait, ils s'épouseraient tout de même, plus tard, puisque rien ne pressait.

 

– Nous marier, je le veux bien! s'écria Clotilde. Tu as raison, grand'mère…

Et, s'adressant à Pascal:

– Cent fois, tu m'as répété que tu ferais ce que je voudrais… Tu entends, épouse-moi. Je serai ta femme, et je resterai. Une femme ne quitte pas son mari.

Mais il ne répondit que par un geste, comme s'il eût craint que sa voix ne le trahit, et qu'il n'acceptât, dans un cri de gratitude, cet éternel lien qu'elle lui proposait. Son geste pouvait signifier une hésitation, un refus. A quoi bon ce mariage in extremis, quand tout s'effondrait?

– Sans doute, reprit Félicité, ce sont de beaux sentiments. Tu arranges ça très bien dans ta petite tête. Mais ce n'est pas le mariage qui vous donnera des rentes; et, en attendant, tu lui coûtes cher, tu es pour lui la plus lourde des charges.

L'effet de cette phrase fut extraordinaire sur Clotilde, qui revint violemment vers Pascal, les joues empourprées, les yeux envahis de larmes.

– Maître, maître! est-ce vrai, ce que grand'mère vient de dire? est-ce que tu en es à regretter l'argent que je coûte ici?

Il avait blêmi encore, il ne bougea pas, dans son attitude écrasée. Mais, d'une voix lointaine, comme s'il s'était parlé à lui-même, il murmura:

– J'ai tant de travail! je voudrais tant reprendre mes dossiers, mes manuscrits, mes notes, et terminer l'oeuvre de ma vie!.. Si j'étais seul, peut-être pourrais-je tout arranger. Je vendrais la Souleiade, oh! un morceau de pain, car elle ne vaut pas cher. Je me mettrais, avec tous mes papiers, dans une petite chambre. Je travaillerais du matin au soir, je tâcherais de n'être pas trop malheureux.

Mais il évitait de la regarder; et, dans l'agitation où elle se trouvait, ce n'était pas ce balbutiement douloureux qui pouvait lui suffire. Elle s'épouvantait de seconde en seconde, car elle sentait bien que l'inévitable allait être dit.

– Regarde-moi, maître, regarde-moi en face… Et, je t'en conjure, sois brave, choisis donc entre ton oeuvre et moi, puisque tu parais dire que tu me renvoies pour mieux travailler!

La minute de l'héroïque mensonge était venue. Il leva la tête, il la regarda en face, bravement; et, avec un sourire de mourant qui veut la mort, retrouvant sa voix de divine bonté:

– Comme tu t'animes!.. Ne peux-tu donc faire ton devoir simplement, ainsi que tout le monde?.. J'ai beaucoup à travailler, j'ai besoin d'être seul; et toi, chérie, tu dois rejoindre ton frère. Va donc, tout est fini.

Il y eut un terrible silence de quelques secondes. Elle le regardait toujours fixement, dans l'espoir qu'il faiblirait. Disait-il bien la vérité, ne se sacrifiait-il pas pour qu'elle fût heureuse? Un instant, elle en eut la sensation subtile, comme si un souffle frissonnant, émané de lui, l'avait avertie.

– Et c'est pour toujours que tu me renvoies? tu ne permettrais pas de revenir demain?

Il resta brave, il sembla répondre d'un nouveau sourire qu'on ne s'en allait pas pour revenir ainsi; et tout se brouilla, elle n'eut plus qu'une perception confuse, elle put croire qu'il choisissait le travail, sincèrement, en homme de science chez qui l'oeuvre l'emporte sur la femme. Elle était redevenue très pâle, elle attendit encore un peu, dans l'affreux silence; puis, lentement, de son air de tendre et absolue soumission:

– C'est bien, maître, je partirai quand tu voudras, et je ne reviendrai que le jour où tu m'auras rappelée.

Alors, ce fut le coup de hache entre eux. L'irrévocable était accompli. Tout de suite, Félicité, surprise de n'avoir pas eu à parler davantage, voulut qu'on fixât la date du départ. Elle s'applaudissait de sa ténacité, elle croyait avoir emporté la victoire, de haute lutte. On était au vendredi, et il fut entendu que Clotilde partirait le dimanche. Une dépêche fut même envoyée à Maxime.

Depuis trois jours déjà, le mistral soufflait. Mais, le soir, il redoubla, avec une violence nouvelle; et Martine annonça qu'il durerait au moins trois jours encore, suivant la croyance populaire. Les vents de la fin septembre, au travers de la vallée de la Viorne, sont terribles. Aussi eut-elle le soin de monter dans toutes les chambres, pour s'assurer que les volets étaient solidement clos. Quand le mistral soufflait, il prenait la Souleiade en écharpe, par-dessus les toitures de Plassans, sur le petit plateau où elle était bâtie. Et c'était une rage, une trombe furieuse, continue, qui flagellait la maison, l'ébranlait des caves aux greniers, pendant des jours, pendant des nuits, sans un arrêt. Les tuiles volaient, les ferrures des fenêtres étaient arrachées; tandis que, par les fentes, à l'intérieur, le vent pénétrait, en un ronflement éperdu de plainte, et que les portes, au moindre oubli, se refermaient avec des retentissements de canon. On aurait dit tout un siège à soutenir, au milieu du vacarme et de l'angoisse.

Le lendemain, ce fut dans cette maison morne, secouée par le grand vent, que Pascal voulut s'occuper, avec Clotilde, des préparatifs du départ. La vieille madame Rougon ne devait revenir que le dimanche, au moment des adieux. Quand Martine avait appris la séparation prochaine, elle était restée saisie, muette, les yeux allumés d'une courte flamme; et, comme on l'avait renvoyée de la chambre, en disant qu'on se passerait d'elle, pour les malles, elle était retournée dans sa cuisine, elle s'y livrait à ses besognes ordinaires, en ayant l'air d'ignorer la catastrophe qui bouleversait leur ménage à trois. Mais, au moindre appel de Pascal, elle accourait si prompte, si leste, le visage si clair, si ensoleillé par son zèle à le servir, qu'elle semblait redevenir jeune fille. Lui, ne quitta donc pas Clotilde d'une minute, l'aidant, désirant se convaincre qu'elle emportait bien tout ce dont elle aurait besoin. Deux grandes malles étaient ouvertes, au milieu de la chambre en désordre; des paquets, des vêtements traînaient partout; c'était une visite, vingt fois reprise, des meubles, des tiroirs. Et, dans ce travail, cette préoccupation de ne rien oublier, il y avait comme un engourdissement de la douleur vive que l'un et l'autre éprouvaient au creux de l'estomac. Ils s'étourdissaient un instant: lui, très soigneux, veillait à ce qu'il n'y eût pas de place perdue, utilisait la case à chapeaux pour de menus chiffons, glissait des boîtes entre les chemises et les mouchoirs, tandis qu'elle, décrochant les robes, les pliait sur le lit, en attendant de les mettre les dernières, dans le casier du haut. Puis, lorsque, un peu las, ils se relevaient et qu'ils se retrouvaient face à face, ils se souriaient d'abord, ils contenaient ensuite de brusques larmes, au souvenir de l'inévitable malheur qui les reprenait tout entiers. Mais ils restaient fermes, le coeur en sang. Mon Dieu! c'était donc vrai qu'ils n'étaient déjà plus ensemble? Et ils entendaient alors le vent, le vent terrible, qui menaçait d'éventrer la maison.

Que de fois, dans cette dernière journée, ils allèrent jusqu'à la fenêtre, attirés par la tempête, souhaitant qu'elle emportât le monde! Pendant ces coups de mistral, le soleil ne cesse pas de luire, le ciel reste constamment bleu; mais c'est un ciel d'un bleu livide, trouble de poussière; et le soleil jaune est pâli d'un frisson. Ils regardaient au loin les immenses fumées blanches qui s'envolaient des routes, les arbres pliés, échevelés, ayant tous l'air de fuir dans le même sens, du même train de galop, la campagne entière desséchée, épuisée sous la violence de ce souffle toujours égal, roulant sans fin avec son grondement de foudre. Des branches cassaient, disparaissaient, des toitures étaient soulevées, charriées si loin, qu'on ne les retrouvait plus. Pourquoi le mistral ne les prenait-ils pas ensemble, les jetant là-bas, au pays inconnu, où l'on est heureux? Les malles allaient être faites, lorsqu'il voulut rouvrir un volet, que le vent venait de rabattre; mais, par la fenêtre entre-bâillée, ce fut un tel engouffrement, qu'elle dut accourir à son secours. Ils pesèrent de tout leur poids, ils purent enfin tourner l'espagnolette. Dans la chambre, les derniers chiffons s'étaient débandés, et ils ramassèrent, en morceaux, un petit miroir à main, tombé d'une chaise. Était-ce donc un signe de mort prochaine, comme le disaient les femmes du faubourg?

Le soir, après un morne dîner dans la salle à manger claire, aux grands bouquets fleuris, Pascal parla de se coucher de bonne heure. Clotilde devait partir, le lendemain matin, par le train de dix heures un quart; et il s'inquiétait pour elle de la longueur du voyage, vingt heures de chemin de fer. Puis, au moment de se mettre au lit, il l'embrassa, il s'obstina, dès cette nuit même, à coucher seul, à aller reprendre sa chambre. Il voulait absolument, disait-il, qu'elle se reposât. S'ils restaient ensemble, ni l'un ni l'autre ne fermeraient les paupières, ce serait une nuit blanche, infiniment triste. Vainement, elle le supplia de ses grands yeux tendres, elle lui tendit ses bras divins: il eut l'extraordinaire force de s'en aller, de lui mettre des baisers sur les yeux, comme à une enfant, en la bordant dans ses couvertures et en lui recommandant d'être bien raisonnable, de bien dormir. La séparation n'était-elle pas consommée déjà? Cela l'aurait empli de remords et de honte, s'il l'avait possédée encore, lorsqu'elle n'était plus à lui. Mais quelle rentrée affreuse, dans cette chambre humide, abandonnée, où la couche froide de son célibat l'attendait! Il lui sembla rentrer dans sa vieillesse, qui retombait à jamais sur lui, pareille à un couvercle de plomb. D'abord, il accusa le vent de son insomnie. La maison morte s'emplissait de hurlements, des voix implorantes et des voix de colère se mêlaient, au milieu de sanglots continus. Deux fois, il se releva, alla écouter chez Clotilde, n'entendit rien. En bas, il descendit fermer une porte qui tapait, avec des coups sourds, comme si le malheur eût frappé aux murs. Des souffles traversaient les pièces noires, il se recoucha glacé, frissonnant, hanté de visions lugubres. Puis, il eut conscience que cette grande voix dont il souffrait, qui lui ôtait le sommeil, ne venait pas du mistral déchaîné. C'était l'appel de Clotilde, la sensation qu'elle était encore là et qu'il s'était privé d'elle. Alors, il roula dans une crise de désir éperdu, d'abominable désespoir. Mon Dieu! ne plus l'avoir jamais à lui, lorsqu'il pouvait, d'un mot, l'avoir encore, l'avoir toujours! C'était un arrachement de sa propre chair, cette chair jeune qu'on lui enlevait. A trente ans, une femme se retrouve. Mais quel effort, dans la passion de sa virilité finissante, pour renoncer à ce corps frais, sentant bon la jeunesse, qui s'était royalement donné, qui lui appartenait comme son bien et sa chose! Dix fois, il fut sur le point de sauter du lit, et de l'aller reprendre, et de la garder. L'effrayante crise dura jusqu'au jour, au milieu de l'assaut enragé du vent, dont la vieille maison tremblait toute.

Il était six heures, lorsque Martine, ayant cru que son maître l'appelait dans sa chambre, en tapant au parquet, monta. Elle arrivait, de l'air vif et exalté qu'elle avait depuis l'avant-veille; mais elle resta immobile d'inquiétude et de saisissement, lorsqu'elle l'aperçut, à demi vêtu, jeté en travers de son lit, ravagé, mordant son oreiller pour étouffer ses sanglots. Il avait voulu se lever, s'habiller tout de suite; et un nouvel accès venait de l'abattre, pris de vertiges, étouffé par des palpitations.

Il était à peine sorti d'une courte syncope, qu'il recommença à bégayer sa torture.

– Non, non! je ne peux pas, je souffre trop… J'aime mieux mourir, mourir maintenant…

Pourtant, il reconnut Martine, et il s'abandonna, il se confessa devant elle, à bout de force, noyé et roulé dans la douleur.

– Ma pauvre fille, je souffre trop, mon coeur éclate… C'est elle qui emporte mon coeur, qui emporte tout mon être. Et je ne peux plus vivre sans elle… J'ai failli mourir cette nuit, je voudrais mourir avant son départ, pour ne pas avoir ce déchirement de la voir me quitter… Oh! mon Dieu! elle part, et je ne l'aurai plus, et je reste seul, seul, seul…

La servante, si gaie en montant, était devenue d'une pâleur de cire, le visage dur et douloureux. Un instant, elle le regarda arracher les draps de ses mains crispées, râler son désespoir, la bouche collée à la couverture. Puis, elle parut se décider, d'un brusque effort.

– Mais, monsieur, il n'y a pas de bon sens à se faire un chagrin pareil. C'est ridicule… Puisque c'est comme ça, et que vous ne pouvez pas vous passer de mademoiselle, je vais aller lui dire dans quel état vous vous êtes mis…

Violemment, cette phrase le fit se relever, chancelant encore, se retenant au dossier d'une chaise.

– Je vous le défends bien, Martine!

– Avec ça que je vous écouterais! Pour vous retrouver à demi mort, pleurant toutes vos larmes!.. Non, non! c'est moi qui vais aller chercher mademoiselle, et je lui dirai la vérité, et je la forcerai bien à rester avec nous!

 

Mais il lui avait empoigné le bras, il ne la lâchait plus, pris de colère.

– Je vous ordonne de vous tenir tranquille, entendez-vous? ou vous partirez avec elle… Pourquoi êtes-vous entrée? J'étais malade, à cause de ce vent. Ça ne regarde personne.

Puis, envahi d'un attendrissement, cédant à sa bonté ordinaire, il finit par sourire.

– Ma pauvre fille, voilà que vous me fâchez! Laissez-moi donc agir comme je le dois, pour le bonheur de tous. Et pas un mot, vous me feriez beaucoup de peine.

Martine, à son tour, retint de grosses larmes. Il était temps que l'entente se fît, car Clotilde entra presque aussitôt, levée de bonne heure, ayant la hâte de revoir Pascal, espérant sans doute, jusqu'au dernier moment, qu'il la retiendrait. Elle avait elle-même les paupières lourdes d'insomnie; elle le regarda tout de suite, fixement, de son air d'interrogation. Mais il était si défait, encore, qu'elle s'inquiéta.

– Non, ce n'est rien, je t'assure. J'aurais même bien dormi, sans le mistral… N'est-ce pas? Martine, je vous le disais.

La servante, d'un signe de tête, lui donna raison. Et Clotilde, elle aussi, se soumettait, ne lui criait pas sa nuit de lutte et de souffrance, pendant qu'il agonisait de son côté. Les deux femmes, dociles, ne faisaient plus qu'obéir et l'aider, dans son oubli de lui-même.

– Attends, reprit-il en ouvrant son secrétaire, j'ai là quelque chose pour toi… Tiens! il y a sept cents francs dans cette enveloppe…

Et, bien qu'elle se récriât, qu'elle se défendit, il lui rendit des comptes. Sur les six mille francs des bijoux, à peine deux cents étaient dépensés, et il en gardait cent, pour aller jusqu'à la fin du mois, avec la stricte économie, l'avarice noire qu'il montrait désormais. Ensuite, il vendrait la Souleiade sans doute, il travaillerait, il saurait bien se tirer d'affaire. Mais il ne voulait pas toucher aux cinq mille francs qui restaient, car ils étaient son bien, à elle, et elle les retrouverait dans le tiroir.

– Maître, maître, tu me fais beaucoup de chagrin…

Il l'interrompit.

– Je le veux, et c'est toi qui me crèverais le coeur… Voyons, il est sept heures et demie, je vais aller ficeler tes malles, puisqu'elles sont fermées.

Lorsque Clotilde et Martine furent seules, en face l'une de l'autre, elles se regardèrent un instant en silence. Depuis la situation nouvelle, elles avaient bien senti leur antagonisme sourd, le clair triomphe de la jeune maîtresse, l'obscure jalousie de la vieille servante, autour du maître adoré. Aujourd'hui, il semblait que ce fût cette dernière qui restât victorieuse. Mais, à cette minute dernière, leur émotion commune les rapprochait.

– Martine, il ne faudra pas le laisser se nourrir comme un pauvre. Tu me promets bien qu'il aura du vin et de la viande tous les jours?

– N'ayez pas peur, mademoiselle.

– Et, tu sais, les cinq mille francs qui dorment là, ils sont à lui. Vous n'allez pas, je pense, mourir de faim à côté. Je veux que tu le gâtes.

– Je vous répète que j'en fais mon affaire, mademoiselle, et que monsieur ne manquera de rien.

Il y eut un nouveau silence. Elles se regardaient toujours.

– Puis, surveille-le pour qu'il ne travaille pas trop. Je m'en vais très inquiète, sa santé est moins bonne depuis quelque temps. Soigne-le, n'est-ce pas?

– Je le soignerai, soyez tranquille, mademoiselle.

– Enfin, je te le confie. Il ne va plus avoir que toi, et ce qui me rassure un peu, c'est que tu l'aimes bien. Aime-le de toute ta force, aime-le pour nous deux.

– Oui, mademoiselle, autant que je pourrai.

Des pleurs leur montaient aux paupières, et Clotilde dit encore:

– Veux-tu m'embrasser, Martine?

– Oh! mademoiselle, très volontiers!

Elles étaient dans les bras l'une de l'autre, lorsque Pascal rentra. Il affecta de ne pas les voir, pour ne pas s'attendrir sans doute. D'une voix trop haute, il parlait des derniers préparatifs du départ, en homme bousculé qui ne veut pas qu'on manque le train. Il avait ficelé les malles, le père Durieu venait de les emporter sur sa voiture, et on les trouverait à la gare. Cependant, il était à peine huit heures, on avait encore deux grandes heures devant soi. Ce furent deux heures mortelles d'angoisse à vide, de douloureux piétinement, avec l'amertume cent fois remâchée de la rupture. Le déjeuner prit à peine un quart d'heure. Puis, il fallut se lever, se rasseoir. Les yeux ne quittaient pas la pendule. Les minutes semblaient éternelles comme une agonie, au travers de la maison lugubre.

– Ah! quel vent! dit Clotilde, à un coup de mistral, dont toutes les portes avaient gémi.

Pascal s'approcha de la fenêtre, regarda la fuite éperdue des arbres, sous la tempête.

– Depuis ce matin, il grandit encore. Tout à l'heure, il faudra que je m'inquiète de la toiture, car des tuiles sont parties.

Déjà, ils n'étaient plus ensemble. Ils n'entendaient plus que ce vent furieux, balayant tout, emportant leur vie.

Enfin, à huit heures et demie, Pascal dit simplement:

– Il est temps, Clotilde.

Elle se leva de la chaise où elle était assise. Par instants, elle oubliait qu'elle partait. Tout d'un coup, l'affreuse certitude lui revint. Une dernière fois, elle le regarda, sans qu'il ouvrit les bras, pour la retenir. C'était fini. Et elle n'eut plus qu'une face morte, foudroyée.

D'abord, ils échangèrent les banales paroles.

– Tu m'écriras, n'est-ce pas?

– Certainement, et toi, donne-moi de tes nouvelles le plus souvent possible.

– Surtout, si tu étais malade, rappelle-moi tout de suite.

– Je te le promets. Mais, n'aie pas pour, je suis solide.

Puis, au moment de quitter cette maison si chère, Clotilde l'enveloppa toute d'un regard vacillant. Et elle s'abattit sur la poitrine de Pascal, elle le garda entre ses bras, balbutiante.

– Je veux t'embrasser ici, je veux te remercier… Maître, c'est toi qui m'as faite ce que je suis. Comme tu l'as répété souvent, tu as corrigé mon hérédité. Que serais-je devenue, là-bas, dans le milieu où a grandi Maxime?.. Oui, si je vaux quelque chose, je le dois à toi seul, à toi qui m'as transplantée dans cette maison de vérité et de bonté, où tu m'as fait pousser digne de ta tendresse… Aujourd'hui, après m'avoir prise et comblée de tes biens, tu me renvoies. Que ta volonté soit faite, tu es mon maître, et je t'obéis. Je t'aime quand même, je t'aimerai toujours.

Il la serra sur son coeur, il répondit:

– Je ne désire que ton bien, j'achève mon oeuvre.

Et, dans le dernier baiser, le baiser déchirant qu'ils échangèrent, elle soupira, à voix très basse:

– Ah! si l'enfant était venu!

Plus bas encore, en un sanglot, elle crut l'entendre bégayer des mots indistincts.

– Oui, l'oeuvre rêvée, la seule vraie et bonne, l'oeuvre que je n'ai pu faire… Pardonne-moi, tâche d'être heureuse.

La vieille madame Rougon était à la gare, très gaie, très vive, malgré ses quatre-vingts ans. Elle triomphait, elle croyait tenir son fils Pascal à sa merci. Quand elle les vit hébétés l'un et l'autre, elle se chargea de tout, prit le billet, fit enregistrer les bagages, installa la voyageuse dans un compartiment de dames seules. Puis, elle parla longuement de Maxime, donna des instructions, exigea d'être tenue au courant. Mais le train ne partait pas, et il s'écoula encore cinq atroces minutes, pendant lesquelles ils restèrent face à face, en ne se disant plus rien. Enfin, tout sombra, il y eut des embrassades, un grand bruit de roues, des mouchoirs qui s'agitaient.