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Le Docteur Pascal

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Mais elle lui mit sa petite main sur la bouche.



– Non, non! demain, nous nous aimerons, comme nous nous aimons aujourd'hui… Aime-moi de toute ta force, comme je t'aime.



Et jamais ils n'avaient mangé de si bon coeur. Elle montrait son appétit de belle fille à l'estomac solide, elle mordait à pleine bouche dans les pommes de terre, avec des rires, les disant admirables, meilleures que les mets les plus vantés. Lui aussi avait retrouvé son appétit de trente ans. De grands coups d'eau pure leur semblaient divins. Puis, le raisin, comme dessert, les ravissait, ces grappes si fraîches, ce sang de la terre que le soleil avait doré. Ils mangeaient trop, ils étaient gris d'eau et de fruit, de gaieté surtout. Ils ne se souvenaient pas d'avoir fait un gala pareil. Leur premier déjeuner lui-même, avec tout un luxe de côtelettes, de pain et de vin, n'avait pas eu cette ivresse, ce bonheur de vivre, où la joie d'être ensemble suffisait, changeait la faïence en vaisselle d'or, la nourriture misérable en une céleste cuisine, comme les dieux n'en goûtent point.



La nuit s'était complètement faite, et ils n'avaient pas allumé de lampe, heureux de se mettre au lit tout de suite. Mais les fenêtres restaient grandes ouvertes sur le vaste ciel d'été, le vent du soir entrait, brûlant encore, chargé d'une lointaine odeur de lavande. A l'horizon, la lune venait de se lever, si pleine et si large, que toute la chambre était baignée d'une lumière d'argent, et qu'ils se voyaient, comme à une clarté de rêve, infiniment éclatante et douce.



Alors, les bras nus, le cou nu, la gorge nue, elle acheva magnifiquement le festin qu'elle lui donnait, elle lui fit le royal cadeau de son corps. La nuit précédente, ils avaient en leur premier frisson d'inquiétude, une épouvante d'instinct, à l'approche du malheur menaçant. Et, maintenant, le reste du monde semblait une fois encore oublié, c'était comme une nuit suprême de béatitude, que leur accordait la bonne nature, dans l'aveuglement de ce qui n'était pas leur passion.



Elle avait ouvert les bras, elle se livrait, se donnait toute.



– Maître, maître! j'ai voulu travailler pour toi, et j'ai appris que je suis une bonne à rien, incapable de gagner une bouchée du pain que tu manges. Je ne peux que t'aimer, me donner, être ton plaisir d'un moment… Et il me suffit d'être ton plaisir, maître! Si tu savais comme je suis contente que tu me trouves belle, puisque cette beauté, je puis t'en faire le cadeau. Je n'ai qu'elle, et je suis si heureuse de te rendre heureux.



Il la tenait d'une étreinte ravie, il murmura:



– Oh! oui, belle! la plus belle et la plus désirée!.. Tous ces pauvres bijoux dont je t'ai parée, l'or, les pierreries, ne valent pas le plus petit coin du satin de ta peau. Un de tes ongles, un de tes cheveux, sont des richesses inestimables. Je baiserai dévotement, un à un, les cils de tes paupières.



– Et, maître, écoute bien: ma joie est que tu sois âgé et que je sois jeune, parce que le cadeau de mon corps te ravit davantage. Tu serais jeune comme moi, le cadeau de mon corps te ferait moins de plaisir, et j'en aurais moins de bonheur… Ma jeunesse et ma beauté, je n'en suis fière que pour toi, je n'en triomphe que pour te les offrir.



Il était pris d'un grand tremblement, ses yeux se mouillaient, à la sentir sienne à ce point, et si adorable, et si précieuse.



– Tu fais de moi le maître le plus riche, le plus puissant, tu me combles de tous les biens, tu me verses la plus divine volupté qui puisse emplir le coeur d'un homme.



Et elle se donnait davantage, elle se donnait jusqu'au sang de ses veines.



– Prends-moi donc, maître, pour que je disparaisse et que je m'anéantisse en toi… Prends ma jeunesse, prends-la toute en un coup, dans un seul baiser, et bois-la toute d'un trait, épuise-la, qu'il en reste seulement un peu de miel à tes lèvres. Tu me rendras si heureuse, c'est moi encore qui te serai reconnaissante… Maître, prends mes lèvres puisqu'elles sont fraîches, prends mon haleine puisqu'elle est pure, prends mon cou puisqu'il est doux à la bouche qui le baise, prends mes mains, prends mes pieds, prends tout mon corps, puisqu'il est un bouton à peine ouvert, un satin délicat, un parfum dont tu te grises… Tu entends! maître, que je sois un bouquet vivant, et que tu me respires! que je sois un jeune fruit délicieux, et que tu me goûtes! que je sois une caresse sans fin, et que tu te baignes en moi!.. Je suis ta chose, la fleur qui a poussé à tes pieds pour te plaire, l'eau qui coule pour te rafraîchir, la sève qui bouillonne pour te rendre une jeunesse. Et je ne suis rien, maître, si je ne suis pas tienne!



Elle se donna, et il la prit. A ce moment, un reflet de lune l'éclairait, dans sa nudité souveraine. Elle apparut comme la beauté même de la femme, à son immortel printemps. Jamais il ne l'avait vue si jeune, si blanche, si divine. Et il la remerciait du cadeau de son corps, comme si elle lui eût donné tous les trésors de la terre. Aucun don ne peut égaler celui de la femme jeune qui se donne, et qui donne le flot de vie, l'enfant peut-être. Ils songèrent à l'enfant, leur bonheur en fut accru, dans ce royal festin de jeunesse qu'elle lui servait et que des rois auraient envié.



XI

Mais, dès la nuit suivante, l'insomnie inquiète revint. Ni Pascal ni Clotilde ne se disaient leur peine; et, dans les ténèbres de la chambre attristée, ils restaient des heures côte à côte, feignant de dormir, songeant tous les deux à la situation qui s'aggravait. Chacun oubliait sa propre détresse, tremblait pour l'autre. Il avait fallu recourir à la dette, Martine prenait à crédit le pain, le vin, un peu de viande, d'ailleurs pleine de honte, forcée de mentir et d'y mettre une grande prudence, car personne n'ignorait la ruine de la maison. L'idée était bien venue au docteur d'hypothéquer la Souleiade; seulement, c'était la ressource suprême, il n'avait plus que cette propriété, évaluée à une vingtaine de mille francs, et dont il ne tirerait peut-être pas quinze mille, s'il la vendait; après, commençait la misère noire, le pavé de la rue, pas même une pierre à soi pour appuyer sa tête. Aussi Clotilde le suppliait-elle d'attendre, de ne s'engager dans aucune affaire irrévocable, tant que les choses ne seraient pas désespérées.



Trois ou quatre jours se passèrent. On entrait en septembre, et le temps, malheureusement, se gâtait: il y eut des orages terribles qui ravagèrent la contrée, un mur de la Souleiade fut renversé, qu'on ne put remettre debout, tout un écroulement dont la brèche resta béante. Déjà, on devenait impoli chez le boulanger. Puis, un matin que la vieille servante rapportait un pot-au-feu, elle pleura, elle dit que le boucher lui passait les bas morceaux. Encore quelques jours, et le crédit allait être impossible. Il fallait absolument aviser, trouver des ressources, pour les petites dépenses quotidiennes.



Un lundi, comme une semaine de tourments recommençait, Clotilde s'agita toute la matinée. Elle semblait en proie à un combat intérieur, elle ne parut prendre une décision qu'à la suite du déjeuner, en voyant Pascal refuser sa part d'un peu de boeuf qui restait. Et, très calme, l'air résolu, elle sortit ensuite avec Martine, après avoir mis tranquillement dans le panier de celle-ci un petit paquet, des chiffons qu'elle voulait donner, disait-elle.



Quand elle revint, deux heures plus tard, elle était pâle. Mais ses grands yeux, si purs et si francs, rayonnaient. Tout de suite, elle s'approcha du docteur, le regarda en face, se confessa.



– J'ai un pardon à te demander, maître, car je viens de te désobéir, et je vais sûrement te faire beaucoup de peine.



Il ne comprenait pas, il s'inquiéta.



– Qu'as-tu donc fait?



Lentement, sans le quitter des yeux, elle prit dans sa poche une enveloppe, d'où elle tira des billets de banque. Une brusque divination l'éclaira, il eut un cri:



– Oh! mon Dieu! les bijoux, tous les cadeaux!



Et lui, si bon, si doux d'habitude, était soulevé d'une douloureuse colère. Il lui avait saisi les deux mains, il la brutalisait presque, lui écrasait les doigts qui tenaient les billets.



– Mon Dieu! qu'as-tu fait là, malheureuse!.. C'est tout mon coeur que tu as vendu! c'est tout notre coeur qui était entré dans ces bijoux et que tu es allée rendre avec eux, pour de l'argent!.. Des bijoux que je t'avais donnés, des souvenirs de nos heures les plus divines, ton bien à toi, à toi seule, comment veux-tu donc que je le reprenne et que j'en profite? Est-ce possible, as-tu songé à l'affreux chagrin que cela me causerait?



Doucement, elle répondit:



– Et toi, maître, penses-tu donc que je pouvais nous laisser dans la triste situation où nous sommes, manquant de pain, lorsque j'avais là ces bagues, ces colliers, ces boucles d'oreille, qui dormaient au fond d'un tiroir? Mais tout mon être s'indignait, je me serais crue une avare, une égoïste, si je les avais gardés davantage… Et, si j'ai eu de la peine à m'en séparer, oh! oui! je l'avoue, une peine si grosse, que j'ai failli n'en pas trouver le courage, je suis bien certaine de n'avoir fait que ce que je devais faire, en femme qui t'obéis toujours et qui t'adore.



Puis, comme il ne lui avait pas lâché les mains, des larmes parurent dans ses yeux, elle ajouta de la même voix douce, avec un faible sourire:



– Serre un peu moins fort, tu me fais très mal.



Alors, lui aussi pleura, retourné, jeté à un attendrissement profond.



– Je suis une brute, de me fâcher ainsi… Tu as bien agi, tu ne pouvais agir autrement. Mais pardonne-moi, cela m'a été si dur, de te voir dépouillée… Donne-moi tes mains, tes pauvres mains, que je les guérisse.



Il lui reprit les mains avec délicatesse; et il les couvrait de baisers, il les trouvait inestimables, nues et si fines, ainsi dégarnies de bagues. Maintenant, soulagée, joyeuse, elle lui contait son escapade, comment elle avait mis Martine dans la confidence et comment toutes deux étaient allées chez la revendeuse, celle qui avait vendu le corsage en vieux point d'Alençon. Enfin, après un examen et un marchandage interminables, cette femme avait donné six mille francs de tous les bijoux. De nouveau, il réprima un geste de désespoir: six mille francs! lorsque ces bijoux lui en avaient coûté plus du triple, une vingtaine de mille francs au moins.

 



– Écoute, finit-il par dire, je prends cet argent, puisque c'est ton bon coeur qui l'apporte. Mais il est bien convenu qu'il est à toi. Je te jure d'être à mon tour plus avare que Martine, je ne lui donnerai que les quelques sous indispensables à notre entretien, et tu retrouveras dans le secrétaire tout ce qui restera de la somme, en admettant que je ne puisse même jamais la recompléter et te la rendre entière.



Il s'était assis, il la gardait sur ses genoux, dans une étreinte encore frémissante d'émotion. Puis, baissant la voix, à l'oreille:



– Et tu as tout vendu, absolument tout?



Sans parler, elle se dégagea un peu, elle fouilla du bout des doigts dans sa gorge, de son geste joli. Rougissante, elle souriait. Enfin, elle tira la chaîne minée où luisaient les sept perles, comme des étoiles laiteuses; et il sembla qu'elle sortait un peu de sa nudité intime, que tout le bouquet vivant de son corps s'exhalait de cet unique bijou, gardé sur sa peau, dans le mystère le plus caché de sa personne. Tout de suite, elle le rentra, le fit disparaître.



Lui, rougissant comme elle, avait eu au coeur un grand coup de joie. Et il l'embrassa éperdument.



– Ah! que tu es gentille, et que je t'aime!



Mais, dès le soir, le souvenir des bijoux vendus resta comme un poids sur son coeur; et il ne pouvait voir l'argent, dans son secrétaire, sans souffrance. C'était la pauvreté prochaine, la pauvreté inévitable qui l'oppressait; c'était une détresse plus angoissante encore, la pensée de son âge, ses soixante ans qui le rendaient inutile, incapable de gagner la vie heureuse d'une femme, tout un réveil à l'inquiétante réalité, au milieu de son rêve menteur d'éternel amour. Brusquement, il tombait à la misère, et il se sentait très vieux: cela le glaçait, l'emplissait d'une sorte de remords, d'une colère désespérée contre lui-même, comme si, désormais, il y avait en une mauvaise action dans sa vie.



Puis, il se fit en lui une clarté affreuse. Un matin, étant seul, il reçut une lettre, timbrée de Plassans même, dont il examina l'enveloppe, surpris de ne pas reconnaître l'écriture. Cette lettre n'était pas signée; et, dès les premières lignes, il eut un geste d'irritation, prêt à la déchirer; mais il s'était assis, tremblant, il dut la lire jusqu'au bout. D'ailleurs, le style gardait une convenance parfaite, les longues phrases se déroulaient, pleines de mesure et de ménagement, ainsi que des phrases de diplomate dont l'unique but est de convaincre. On lui démontrait, avec un luxe de bonnes raisons, que le scandale de la Souleiade avait trop duré. Si la passion, jusqu'à un certain point, expliquait la faute, un homme de son âge, et dans sa situation, était en train de se rendre absolument méprisable, en s'obstinant à consommer le malheur de la jeune parente, dont il abusait. Personne n'ignorait l'empire qu'il avait pris sur elle, on admettait qu'elle mit sa gloire à se sacrifier pour lui; mais n'était-ce pas à lui de comprendre qu'elle ne pouvait aimer un vieillard, qu'elle éprouvait seulement de la pitié et de la gratitude, et qu'il était grand temps de la délivrer de ces amours séniles, d'où elle sortirait déshonorée, déclassée, ni épouse ni mère? Puisqu'il ne devait même plus lui léguer une petite fortune, on espérait qu'il allait faire acte d'honnête homme, en trouvant la force de se séparer d'elle, afin d'assurer son bonheur, s'il en était temps encore. Et la lettre se terminait sur cette pensée que la mauvaise conduite finissait toujours par être punie.



Dès les premières phrases, Pascal comprit que cette lettre anonyme venait de sa mère, la vieille madame Rougon avait dû la dicter, il y entendait jusqu'aux inflexions de sa voix. Mais, après en avoir commencé la lecture dans un soulèvement de colère, il l'acheva pâle et grelottant, saisi de ce frisson qui, désormais, le traversait à chaque heure. La lettre avait raison, elle l'éclairait sur son malaise, lui faisait voir que son remords était d'être vieux, d'être pauvre, et de garder Clotilde. Il se leva, se planta devant une glace, y resta longtemps, les yeux peu à peu obscurcis de pleurs, désespéré de ses rides et de sa barbe blanche. Ce froid mortel qui le glaçait, c'était l'idée que, maintenant, la séparation allait devenir nécessaire, fatale, inévitable. Il la repoussait, il ne pouvait s'imaginer qu'il finirait par l'accepter; mais elle reviendrait quand même, il ne vivrait plus une minute sans en être assailli, sans être déchiré par ce combat entre son amour et sa raison, jusqu'au soir terrible où il se résignerait, à bout de sang et de larmes. Dans sa lâcheté présente, il frissonnait, rien qu'à la pensée d'avoir un jour ce courage. Et c'était bien la fin, l'irréparable commençait, il prenait peur pour Clotilde, si jeune, et il n'avait plus que le devoir de la sauver de lui.



Alors, hanté par les mots, par les phrases de la lettre, il se tortura d'abord à vouloir se persuader qu'elle ne l'aimait pas, qu'elle avait seulement pour lui de la pitié et de la gratitude. Cela, croyait-il, lui aurait facilité la rupture, s'il s'était convaincu qu'elle se sacrifiait, et qu'en la gardant davantage, il satisfaisait simplement son monstrueux égoïsme. Mais il eut beau l'étudier, la soumettre à des épreuves, il la trouva toujours aussi tendre, aussi passionnée entre ses bras. Il restait éperdu de ce résultat qui tournait contre le dénouement redouté, en la lui rendant plus chère. Et il s'efforça de se prouver la nécessité de leur séparation, il en examina les motifs. La vie qu'ils menaient depuis des mois, cette vie sans liens ni devoirs, sans travail d'aucune sorte, était mauvaise. Lui, ne se croyait bon qu'à aller dormir sous la terre, dans un coin; seulement, pour elle, n'était-ce pas une existence, fâcheuse d'où elle sortirait indolente et gâtée, incapable de vouloir? Il la pervertissait, en faisait une idole, au milieu des huées du scandale. Ensuite, tout d'un coup, il se voyait mort, il la laissait seule, à la rue, sans rien, méprisée. Personne ne la recueillait, elle battait les routes, n'avait plus jamais ni mari ni enfants. Non! non! ce serait un crime, il ne pouvait, pour ses quelques jours encore de bonheur à lui, ne léguer, à elle, que cet héritage de honte et de misère.



Un matin que Clotilde était sortie seule, pour une course dans le voisinage, elle rentra bouleversée, toute pâle et frissonnante. Et, dès qu'elle fut en haut, chez eux, elle s'évanouit presque dans les bras de Pascal. Elle bégayait des mots sans suite.



– Oh! mon Dieu!.. oh! mon Dieu!.. ces femmes…



Lui, effrayé, la pressait de questions.



– Voyons! réponds-moi! que t'est-il arrivé?



Alors, un flot de sang empourpra son visage. Elle l'étreignit, se cacha la face contre son épaule.



– Ce sont ces femmes… En passant à l'ombre, comme je fermais mon ombrelle, j'ai eu le malheur de faire tomber un enfant… Et elles se sont toutes mises contre moi, et elles ont crié des choses, oh! des choses! que je n'en aurais jamais, d'enfants! que les enfants, ça ne poussait pas chez les créatures de mon espèce!.. Et d'autres choses, mon Dieu! d'autres choses encore, que je ne peux pas répéter, que je n'ai pas comprises!



Elle sanglotait. Il était devenu livide, il ne trouvait rien à lui dire, il la baisait éperdument en pleurant comme elle. La scène se reconstruisait, il la voyait poursuivie, salie de gros mots. Puis, il balbutia:



– C'est ma faute, c'est par moi que tu souffres… Écoute, nous nous en irons, loin, très loin, quelque part où l'on ne nous connaîtra pas, où l'on te saluera, où tu seras heureuse.



Mais, bravement, dans un effort, en le voyant pleurer, elle s'était remise debout, elle rentrait ses larmes.



– Ah! c'est lâche, ce que je viens de faire là! Moi qui m'étais tant promis de ne te rien dire! Et puis, quand je me suis retrouvée chez nous, ça été un tel déchirement, que tout m'est sorti du coeur… Tu vois, c'est fini, ne te chagrine pas… Je t'aime…



Elle souriait, elle l'avait repris doucement dans ses bras, elle le baisait à son tour, ainsi qu'un désespéré, dont on endort la souffrance.



– Je t'aime, et je t'aime tant, que cela me consolerait de tout! Il n'y a que toi au monde, qu'importe ce qui n'est pas toi! Tu es si bon, tu me rends si heureuse!



Mais il pleurait toujours, et elle se remit à pleurer, et ce fut longtemps une tristesse infinie, une détresse où se mêlaient leurs baisers et leurs larmes.



Pascal, resté seul, se jugea abominable. Il ne pouvait faire davantage le malheur de cette enfant qu'il adorait. Et, le soir du même jour, un événement se produisit, qui lui apporta enfin le dénouement, cherché jusque-là, avec la terreur de le trouver. Après le dîner, Martine l'emmena à l'écart, en grand mystère.



– Madame Félicité, que j'ai vue, m'a chargée de vous communiquer cette lettre, monsieur; et j'ai la commission de vous dire qu'elle vous l'aurait apportée elle-même, si sa bonne réputation ne l'empêchait de revenir ici… Elle vous prie de lui renvoyer la lettre de monsieur Maxime, en lui faisant connaître la réponse de mademoiselle.



C'était, en effet, une lettre de Maxime. Félicité, heureuse de l'avoir reçue, en usait comme d'un moyen actif, après avoir attendu vainement que la misère lui livrât son fils. Puisque ni Pascal ni Clotilde ne venaient lui demander aide et secours, elle changeait de plan une fois encore, elle reprenait son ancienne idée de les séparer; et, cette fois, l'occasion lui semblait décisive. La lettre de Maxime était pressante, il l'adressait à sa grand'mère, pour que celle-ci plaidât sa cause près de sa soeur. L'ataxie s'était déclarée, il ne marchait plus déjà qu'au bras d'un domestique. Mais, surtout, il déplorait une faute qu'il avait commise, une jolie fille brune qui s'était introduite chez lui, dont il n'avait pas su s'abstenir, au point de laisser entre ses bras le reste de ses moelles; et le pis était qu'il avait maintenant la certitude que cette mangeuse d'hommes était un cadeau discret de son père. Saccard la lui avait envoyée, galamment, pour hâter l'héritage. Aussi, après l'avoir jetée dehors, Maxime s'était-il barricadé dans son hôtel, consignant son père lui-même à la porte, tremblant de le voir, un matin, rentrer par les fenêtres. La solitude l'épouvantait, et il réclamait désespérément sa soeur, il la voulait comme un rempart contre ces abominables entreprises, comme une femme enfin douce et droite, qui le soignerait. La lettre donnait à entendre que, si elle se conduisait bien avec lui, elle n'aurait pas à se repentir; et il terminait, en rappelant à la jeune fille la promesse qu'elle lui avait faite, lors de son voyage à Plassans, de le rejoindre, s'il avait réellement besoin d'elle, un jour.



Pascal resta glacé. Il relut les quatre pages. C'était la séparation qui s'offrait, acceptable pour lui, heureuse pour Clotilde, si aisée et si naturelle, qu'on devait consentir tout de suite; et, malgré l'effort de sa raison, il se sentait si peu ferme, si peu résolu encore, qu'il dut s'asseoir un instant, les jambes tremblantes. Mais il voulait être héroïque, il se calma, appela sa compagne.



– Tiens! lis cette lettre, que grand'mère me communique.



Attentivement, Clotilde lut la lettre jusqu'au bout, sans une parole, sans un geste. Puis, très simple:



-Eh bien! tu vas répondre, n'est-ce pas?.. Je refuse.



Il dut se vaincre pour ne pas jeter un cri de joie. Déjà, comme si un autre lui-même avait pris la parole, il s'entendait dire, raisonnablement:



– Tu refuses, ce n'est pas possible… Il faut réfléchir, attendons à demain pour donner la réponse; et causons, veux-tu?



Mais elle s'étonnait, elle s'exaltait.



– Nous quitter! et pourquoi? Vraiment, tu y consentirais?.. Quelle folie! nous nous aimons, et nous nous quitterions, et je m'en irais là-bas, où personne ne m'aime!.. Voyons, y as-tu songé? ce serait imbécile.



Il évita de s'engager sur ce terrain, il parla de promesses faites, de devoir.



– Rappelle-toi, ma chérie, comme tu étais émue, lorsque je t'ai avertie que Maxime se trouvait menacé. Aujourd'hui, le voilà abattu par le mal, infirme, sans personne, t'appelant près de lui!.. Tu ne peux le laisser dans cette position. Il y a là, pour toi, un devoir à remplir.



– Un devoir! s'écria-t-elle. Est-ce que j'ai des devoirs envers un frère qui ne s'est jamais occupé de moi? Mon seul devoir est où est mon coeur.

 



– Mais tu as promis. J'ai promis pour toi, j'ai dit que tu étais raisonnable… Tu ne vas pas me faire mentir.



– Raisonnable, c'est toi qui ne l'es pas. Il est déraisonnable de se quitter, quand on en mourrait de chagrin l'un et l'autre.



Et elle coupa court d'un grand geste, elle écarta violemment toute discussion.



– D'ailleurs, à quoi bon discuter?.. Rien n'est plus simple, il n'y faut qu'un mot. Est-ce que tu veux me renvoyer?



Il poussa un cri.



– Moi te renvoyer, grand Dieu!



– Alors, si tu ne me renvoies pas, je reste.



Elle riait à présent, elle courut à son pupitre, écrivit, au crayon rouge, deux mots en travers de la lettre de son frère: «Je refuse»; et elle appela Martine, elle voulut absolument qu'elle reportât tout de suite cette lettre sous enveloppe. Lui, riait aussi, inondé d'une telle félicité, qu'il la laissa faire. La joie de la garder emportait jusqu'à sa raison.



Mais, la nuit même, quand elle fut endormie, quel remords d'avoir été lâche! Une fois encore, il venait de céder à son besoin de bonheur, à cette volupté de la retrouver chaque soir, serrée contre son flanc, si fine et si douce dans sa longue chemise, l'embaumant de sa fraîche odeur de jeunesse. Après elle, jamais plus il n'aimerait; et ce dont criait son être, c'était de cet arrachement de la femme et de l'amour. Une sueur d'agonie le prenait, lorsqu'il se l'imaginait partie et qu'il se voyait seul, sans elle, sans tout ce qu'elle mettait de caressant et de subtil dans l'air qu'il respirait, son haleine, son joli esprit, sa droiture vaillante, cette chère présence physique et morale, nécessaire maintenant à sa vie comme la lumière même du jour. Elle devait le quitter, et il fallait qu'il trouvât la force d'en mourir. Sans l'éveiller, tout en la tenant assoupie sur son coeur, la gorge soulevée d'un petit souffle d'enfant, il se méprisait pour son peu de courage, il jugeait la situation avec une terrible lucidité. C'était fini: une existence respectée, une fortune l'attendaient là-bas; il ne pouvait pousser son égoïsme sénile jusqu'à la garder davantage, dans sa misère et sous les huées. Et, défaillant, à la sentir si adorable entre ses bras, si confiante, en sujette qui s'était donnée à son vieux roi, il faisait le serment d'être fort, de ne point accepter le sacrifice de cette enfant, de la rendre au bonheur, à la vie, malgré elle.



Dès lors, la lutte d'abnégation commença. Quelques jours se passèrent, et il lui avait fait si bien comprendre la dureté de son: Je refuse, sur la lettre de Maxime, qu'elle avait écrit à sa grand'mère longuement, pour motiver son refus. Mais elle ne voulait toujours pas quitter la Souleiade. Comme il en était venu à une grande avarice, afin d'entamer le moins possible l'argent des bijoux, elle renchérissait encore, mangeait son pain sec avec de beaux rires. Un matin, il la surprit donnant des conseils d'économie à Martine. Dix fois par jour, elle le regardait fixement, se jetait à son cou, le couvrait de baisers, pour combattre cette affreuse idée de la séparation, qu'elle voyait sans cesse dans ses yeux. Puis, elle eut un autre argument. Après le dîner, un soir, il fut pris de palpitations, il faillit s'évanouir. Cela l'étonna, jamais il n'avait souffert du coeur, et il crut simplement que ses troubles nerveux revenaient. Depuis ses grandes joies, il se sentait moins solide, avec la sensation singulière de quelque chose de délicat et de profond qui se serait brisé en lui. Elle, tout de suite, s'était inquiétée, empressée. Ah bien! maintenant, il ne lui parlerait sans doute plus de partir? Quand on aimait les gens et qu'ils étaient malades, on restait près d'eux, on les soignait.



Le combat devint ainsi de toutes les heures. C'était un continuel assaut de tendresse, d'oubli de soi-même, dans l'unique besoin du bonheur de l'autre. Mais lui, si l'émotion de la voir bonne et aimante rendait plus atroce la nécessité du départ, comprenait que cette nécessité s'imposait davantage chaque jour. Sa volonté était désormais formelle. Il restait seulement aux abois, tremblant, hésitant, devant les moyens de la décider. La scène de désespoir et de larmes s'évoquait: qu'allait-il faire? qu'allait-il lui dire? comment en arriveraient-ils, tous les deux, à s'embrasser une dernière fois et à ne plus se voir jamais? Et les journées se passaient, il ne trouvait rien, il recommençait