Kostenlos

Le Docteur Pascal

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

– Mon Dieu! mon Dieu! venez vite… Monsieur Charles est dans le sang…

Ils s'épouvantèrent, ils partirent tous les trois pour l'Asile.

Ce jour-là, Tante Dide était dans un de ses bons jours, bien calme, bien douce, droite au fond du fauteuil où elle passait les heures, les longues heures, depuis vingt-deux ans, à regarder fixement le vide. Elle semblait avoir encore maigri, tout muscle avait disparu, ses bras, ses jambes n'étaient plus que des os recouverts du parchemin de la peau; et il fallait que sa gardienne, la robuste fille blonde, la portât, la fit manger, disposât d'elle comme d'une chose, qu'on déplace et qu'on reprend. L'ancêtre, l'oubliée, grande, noueuse, effrayante, restait immobile, avec ses yeux qui vivaient seuls, ses clairs yeux d'eau de source, dans son mince visage desséché. Mais, le matin, un brusque flot de larmes avait ruisselé sur ses joues, puis elle s'était mise à bégayer des paroles sans suite; ce qui semblait prouver qu'au milieu de son épuisement sénile et de l'engourdissement irréparable de la démence, la lente induration du cerveau ne devait pas être complète encore: des souvenirs restaient emmagasinés, des lueurs d'intelligence étaient possible. Et elle avait repris sa face muette, indifférente aux êtres et aux choses, riant parfois d'un malheur, d'une chute, le plus souvent ne voyant, n'entendant rien, dans sa contemplation sans fin du vide.

Lorsque Charles lui fut amené, la gardienne l'installa tout de suite, devant la petite table, en face de sa trisaïeule. Elle gardait pour lui un paquet d'images, des soldats, des capitaines, des rois, vêtus de pourpre et d'or, et elle les lui donna, avec sa paire de ciseaux.

– Là, amusez-vous tranquillement, soyez bien sage. Vous voyez qu'aujourd'hui grand'mère est très gentille. Il faut être gentil aussi.

L'enfant avait levé le regard sur la folle, et tous deux se contemplèrent. A ce moment, leur extraordinaire ressemblance éclata. Leurs yeux surtout, leurs yeux vides et limpides, semblaient se perdre les uns dans les autres, identiques. Puis, c'était la physionomie, les traits usés de la centenaire qui, par-dessus trois générations, sautaient à cette délicate figure d'enfant, comme effacée déjà elle aussi, très vieille et finie par l'usure de la race. Ils ne s'étaient pas souri, ils se regardaient profondément, d'un air d'imbécillité grave.

– Ah bien! continua la gardienne, qui avait pris l'habitude de se parler tout haut, pour s'égayer avec sa folle, ils ne peuvent pas se renier. Qui a fait l'un a fait l'autre. C'est tout craché… Voyons, riez un peu, amusez-vous, puisque ça vous plaît d'être ensemble.

Mais la moindre attention prolongée fatiguait Charles, et il baissa le premier la tête, il parut s'intéresser à ses images; pendant que Tante Dide, qui avait une puissance étonnante de fixité, continuait à le regarder indéfiniment, sans un battement de paupières.

Un instant, la gardienne s'occupa, dans la petite chambre, pleine de soleil, tout égayée par son papier clair, à fleurs bleues. Elle refit le lit qui prenait l'air, elle rangea du linge sur les planches de l'armoire. D'habitude, elle profitait de la présence du petit, pour se donner un peu de bon temps. Jamais elle ne devait quitter sa pensionnaire; et, quand il était là, elle avait fini par oser la lui confier.

– Écoutez bien, reprit-elle, il faut que je sorte, et si elle remuait, si elle avait besoin de moi, vous sonneriez, vous m'appelleriez tout de suite, n'est-ce pas?.. Vous comprenez, vous êtes assez grand garçon pour savoir appeler quelqu'un.

Il avait relevé la tête, il fit signe qu'il avait compris et qu'il appellerait. Et, quand il se trouva seul avec Tante Dide, il se remit à ses images, sagement. Cela dura, un quart d'heure, dans le profond silence de l'Asile, où l'on n'entendait que des bruits perdus de prison, un pas furtif, un trousseau de clefs qui tintait, puis, parfois, de grands cris, aussitôt éteints. Mais, par cette brûlante journée, l'enfant devait être las; et le sommeil le prenait, bientôt sa tête, d'une blancheur de lis, sembla se pencher sous le casque trop lourd de sa royale chevelure: il la laissa tomber doucement parmi les images, il s'endormit, une joue contre les rois d'or et de pourpre. Les cils de ses paupières closes jetaient une ombre, la vie battait faiblement dans les petites veines bleues de sa peau délicate. Il était d'une beauté d'ange, avec l'indéfinissable corruption de toute une race, épandue sur la douceur de son visage. Et Tante Dide le regardait de son regard vide, où il n'y avait ni plaisir ni peine, le regard de l'éternité ouvert sur les choses.

Pourtant, au bout de quelques minutes, un intérêt parut s'éveiller dans ses yeux clairs. Un événement venait de se produire, une goutte rouge s'allongeait, aux bord de la narine gauche de l'enfant. Cette goutte tomba, puis une autre se forma et la suivit. C'était le sang, la rosée de sang qui perlait, sans froissement, sans contusion cette fois, qui sortait toute seule, s'en allait, dans l'usure lâche de la dégénérescence. Les gouttes devinrent un filet mince qui coula sur l'or des images. Une petite mare les noya, se fit un chemin vers un angle de la table; puis, les gouttes recommencèrent, s'écrasèrent une à une, lourdes, épaisses, sur le carreau de la chambre. Et il dormait toujours, de son air divinement calme de chérubin, sans avoir même conscience de sa vie qui s'échappait; et la folle continuait à le regarder, l'air de plus en plus intéressé, mais sans effroi, amusée plutôt, l'oeil occupé par cela comme par le vol des grosses mouches, qu'elle suivait souvent pendant des heures.

Des minutes encore se passèrent, le petit filet rouge s'était élargi, les gouttes se suivaient plus rapides, avec le léger clapotement monotone et entêté de leur chute. Et Charles, à un moment, s'agita, ouvrit les yeux, s'aperçut qu'il était plein de sang. Mais il ne s'épouvanta pas, il était accoutumé à cette source sanglante qui sortait de lui, au moindre heurt. Il eut une plainte d'ennui. L'instinct pourtant dut l'avertir, il s'effara ensuite, se lamenta plus haut, balbutia un appel confus.

– Maman! maman!

Sa faiblesse, déjà, devait être trop grande, car un engourdissement invincible le reprit, il laissa retomber sa tête. Ses yeux se refermèrent, il parut se rendormir, comme s'il eût continué en rêve sa plainte, le doux gémissement, de plus en plus grêle et perdu.

– Maman! maman!

Les images étaient inondées, le velours noir de la veste et de la culotte, soutachées d'or, se souillait de longues rayures; et le petit filet rouge, entêté, s'était remis à couler de la narine gauche, sans arrêt, traversant la mare vermeille de la table, s'écrasant à terre, où finissait par se former une flaque. Un grand cri de la folle, un appel de terreur aurait suffi. Mais elle ne criait pas, elle n'appelait pas, immobile, avec ses yeux fixes d'ancêtre qui regardait s'accomplir le destin, comme desséchée là, nouée, les membres et la langue liés par ses cent ans, le cerveau ossifié par la démence, dans l'incapacité de vouloir et d'agir. Et, cependant, la vue du petit ruisseau rouge commençait à la remuer d'une émotion. Un tressaillement avait passé sur sa face morte, une chaleur montait à ses joues. Enfin, une dernière plainte la ranima toute.

– Maman! maman!

Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et affreux combat. Elle porta ses mains de squelette à ses tempes, comme si elle avait senti son crâne éclater. Sa bouche s'était ouverte toute grande, et il n'en sortit aucun son: l'effrayant tumulte qui montait en elle, lui paralysait la langue. Elle s'efforça de se lever, de courir; mais elle n'avait plus de muscles, elle resta clouée. Tout son pauvre corps tremblait, dans l'effort surhumain qu'elle faisait ainsi pour crier à l'aide, sans pouvoir rompre sa prison de sénilité et de démence. La face bouleversée, la mémoire éveillée, elle dut tout voir.

Et ce fut une agonie lente et très douce, dont le spectacle dura encore de longues minutes. Charles, comme rendormi, silencieux à présent, achevait de perdre le sang de ses veines, qui se vidaient sans fin, à petit bruit. Sa blancheur de lis augmentait, devenait une pâleur de mort. Les lèvres se décoloraient, passaient à un rose blême; puis, les lèvres furent blanches. Et, près d'expirer, il ouvrit ses grands yeux, il les fixa sur la trisaïeule, qui put y suivre la lueur dernière. Toute la face de cire était morte déjà, lorsque les yeux vivaient encore. Ils gardaient une limpidité, une clarté. Brusquement, ils se vidèrent, ils s'éteignirent. C'était la fin, la mort des yeux; et Charles était mort sans une secousse, épuisé comme une source dont toute l'eau s'est écoulée. La vie ne battait plus dans les veines de sa peau délicate, il n'y avait plus que l'ombre des cils, sur sa face blanche. Mais il restait divinement beau, la tête couchée dans le sang, au milieu de sa royale chevelure blonde épandue, pareil à un de ces petits dauphins exsangues, qui n'ont pu porter l'exécrable héritage de leur race, et qui s'endorment de vieillesse et d'imbécillité, dès leurs quinze ans.

L'enfant venait d'exhaler son dernier petit souffle, lorsque le docteur Pascal entra, suivi de Félicité et de Clotilde. Et, dès qu'il eut vu la quantité de sang, dont le carreau était inondé:

– Ah! mon Dieu! s'écria-t-il, c'est ce que je craignais. Le pauvre mignon! personne n'était là, c'est fini!

Mais tous les trois restèrent terrifiés, devant l'extraordinaire spectacle qu'ils eurent alors. Tante Dide, grandie, avait presque réussi à se soulever; et ses yeux fixés sur le petit mort, très blanc et très doux, sur le sang rouge répandu, la mare de sang qui se caillait, s'allumaient d'une pensée, après un long sommeil de vingt-deux ans. Cette lésion terminale de la démence, cette nuit dans le cerveau, sans réparation possible, n'était pas assez complète, sans doute, pour qu'un lointain souvenir emmagasiné ne pût s'éveiller brusquement, sous le coup terrible qui la frappait. Et, de nouveau, l'oubliée vivait, sortait de son néant, droite et dévastée, comme un spectre de l'épouvante et de la douleur.

 

Un instant, elle demeura haletante. Puis, dans un frisson, elle ne put bégayer qu'un mot:

– Le gendarme! le gendarme!

Pascal, et Félicité, et Clotilde, avaient compris. Ils se regardèrent involontairement, ils frémirent. C'était toute l'histoire violente de la vieille mère, de leur mère à tous qui s'évoquait, la passion exaspérée de sa jeunesse, la longue souffrance de son âge mûr. Déjà deux chocs moraux l'avaient terriblement ébranlée: le premier, en pleine vie ardente, lorsqu'un gendarme avait abattu d'un coup de feu, comme un chien, son amant, le contrebandier Macquart; le second, à bien des années de distance, lorsqu'un gendarme encore, d'un coup de pistolet, avait cassé la tête de son petit-fils Silvère, l'insurgé, la victime des haines et des luttes sanglantes de la famille. Du sang, toujours, l'avait éclaboussée. Et un troisième choc moral l'achevait, du sang l'éclaboussait, ce sang appauvri de sa race qu'elle venait de voir couler si longuement, et qui était par terre, tandis que le royal enfant blanc, les veines et le coeur vides, dormait.

A trois reprises, revoyant toute sa vie, sa vie rouge de passion et de torture, que dominait l'image de la loi expiatrice, elle bégaya:

– Le gendarme! le gendarme! le gendarme!

Et elle s'abattit dans son fauteuil. Ils la crurent morte, foudroyée.

Mais la gardienne, enfin, rentrait, cherchant des excuses, certaine de son renvoi. Quand le docteur Pascal l'eut aidée à remettre Tante Dide sur son lit, il constata qu'elle vivait encore. Elle ne devait mourir que le lendemain, à l'âge de cent cinq ans trois mois et sept jours, d'une congestion cérébrale, déterminée par le dernier choc qu'elle avait reçu.

Pascal, tout de suite, le dit à sa mère.

– Elle n'ira pas vingt-quatre heures, demain elle sera morte… Ah! l'oncle, puis elle, et ce pauvre enfant, coup sur coup, que de misère et de deuil!

Il s'interrompit, pour ajouter, à voix plus basse:

– La famille s'éclaircit, les vieux arbres tombent et les jeunes meurent sur pied.

Félicité dut croire à une nouvelle allusion. Elle était sincèrement bouleversée par la mort tragique du petit Charles. Mais, quand même, au-dessus de son frisson, un soulagement immense se faisait en elle. La semaine prochaine, lorsqu'on aurait cessé de pleurer, quelle quiétude à se dire que toute cette abomination des Tulettes n'était plus, que la gloire de la famille pouvait enfin monter et rayonner dans la légende!

Alors, elle se souvint qu'elle n'avait point répondu, chez le notaire, à l'involontaire accusation de son fils; et elle reparla de Macquart, par bravoure.

– Tu vois bien que les servantes, ça ne sert à rien. Il y en avait une ici, qui n'a rien empêché; et l'oncle aurait eu beau se faire garder, il serait tout de même en cendre, à cette heure.

Pascal s'inclina, de son air de déférence habituelle.

– Vous avez raison, ma mère.

Clotilde était tombée à genoux. Ses croyances de catholique fervente venaient de se réveiller, dans cette chambre de sang, de folie et de mort. Ses yeux ruisselaient de larmes, ses mains s'étaient jointes, et elle priait ardemment, en faveur des êtres chers qui n'étaient plus. Mon Dieu! que leurs souffrances fussent bien finies, qu'on leur pardonnât leurs fautes, qu'on ne les ressuscitât que pour une autre vie d'éternelle félicité! Et elle intercédait de toute sa ferveur, dans l'épouvante d'un enfer, qui, après la vie misérable, aurait éternisé la souffrance.

A partir de ce triste jour, Pascal et Clotilde s'en allèrent plus attendris, serrés l'un contre l'autre, visiter leurs malades. Peut-être, chez lui, la pensée de son impuissance devant la maladie nécessaire avait-elle grandi encore. L'unique sagesse était de laisser la nature évoluer, éliminer les éléments dangereux, ne travailler qu'à son labeur final de santé et de force. Mais les parents qu'on perd, les parents qui souffrent et qui meurent, laissent au coeur une rancune contre le mal, un irrésistible besoin de le combattre et de le vaincre. Et jamais le docteur n'avait goûté une joie si grande, lorsqu'il réussissait, d'une piqûre, à calmer une crise, à voir le malade hurlant s'apaiser et s'endormir. Elle, au retour, l'adorait, très fière, comme si leur amour était le soulagement qu'ils portaient en viatique au pauvre monde.

X

Martine, un matin, comme tous les trimestres, se fit donner par le docteur Pascal un reçu de quinze cents francs, pour aller toucher ce qu'elle appelait «leurs rentes», chez le notaire Grandguillot. Il parut surpris que l'échéance fût si tôt revenue: jamais il ne s'était désintéressé à ce point des questions d'argent, se déchargeant sur elle du souci de tout régler. Et il était avec Clotilde, sous les platanes, dans leur unique joie de vivre, rafraîchis délicieusement par l'éternelle chanson de la source, lorsque la servante revint, effarée, en proie à une émotion extraordinaire.

Elle ne put parler tout de suite; tellement le souffle lui manquait.

– Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu!.. Monsieur Grandguillot est parti!

Pascal ne comprit pas d'abord.

– Eh bien! ma fille, rien ne presse, vous y retournerez un autre jour.

– Mais non! mais non! il est parti, entendez-vous, parti tout à fait…

Et, comme dans la rupture d'une écluse, les mots jaillirent, sa violente émotion se vida.

– J'arrive dans la rue, je vois de loin du monde devant la porte… Le petit froid me prend, je sens qu'il est arrivé un malheur. Et la porte fermée, pas une persienne ouverte, une maison de mort… Tout de suite, le monde m'a dit qu'il avait filé, qu'il ne laissait pas un sou, que c'était la ruine pour les familles…

Elle posa le reçu sur la table de pierre.

– Tenez! le voilà, votre papier! C'est fini, nous n'avons plus un sou nous allons mourir de faim!

Les larmes la gagnaient, elle pleura à gros sanglots, dans la détresse de son coeur d'avare; éperdue de cette perte d'une fortune et tremblante devant la misère menaçante.

Clotilde était restée saisie, ne parlant pas, les yeux sur Pascal, qui semblait surtout incrédule, au premier moment. Il tâcha de calmer Martine: Voyons! voyons! il ne fallait pas se frapper ainsi. Si elle ne savait l'affaire que par les gens de la rue; elle ne rapportait peut-être bien que des commérages, exagérant tout. M. Grandguillot en fuite, M. Grandguillot voleur, cela éclatait comme une chose monstrueuse, impossible. Un homme d'une si grande honnêteté! une maison aimée et respectée de tout Plassans, depuis plus d'un siècle! L'argent était là, disait-on, plus solide qu'à la Banque de France.

– Réfléchissez, Martine, une catastrophe pareille ne se produirait pas en coup de foudre, il y aurait eu de mauvais bruits avant-coureurs… Que diable! toute une vieille probité ne croule pas en une nuit.

Alors, elle eut un geste désespéré.

– Eh! monsieur, c'est ce qui fait mon chagrin, parce que, voyez-vous, ça me rend un peu responsable… Moi, voilà des semaines que j'entends circuler des histoires… Vous autres, naturellement vous n'entendez rien, vous ne savez pas si vous vivez…

Pascal et Clotilde eurent un sourire, car c'était bien vrai qu'ils s'aimaient hors du monde, si loin, si haut, que pas un des bruits ordinaires de l'existence ne leur parvenait.

– Seulement, comme elles étaient très vilaines, ces histoires, je n'ai pas voulu vous en tourmenter, j'ai cru qu'on mentait.

Elle finit par raconter que, si les uns accusaient simplement M. Grandguillot d'avoir joué à la Bourse, d'autres affirmaient qu'il avait des femmes, à Marseille. Enfin, des orgies, des passions abominables. Et elle se remit à sangloter.

– Mon Dieu! mon Dieu! qu'est-ce que nous allons devenir? Nous allons donc mourir de faim!

Ébranlé alors, ému de voir des larmes emplir aussi les yeux de Clotilde, Pascal tâcha de se rappeler, de faire un peu de lumière dans son esprit. Jadis, au temps où il exerçait à Plassans, c'était en plusieurs fois qu'il avait déposé chez M. Grandguillot les cent vingt mille francs dont la rente lui suffisait, depuis seize ans déjà; et, chaque fois, le notaire lui avait donné un reçu de la somme déposée. Cela, sans doute, lui permettrait d'établir sa situation de créancier personnel. Puis, un souvenir vague se réveilla au fond de sa mémoire: sans qu'il pût, préciser la date, sur la demande et à la suite de certaines explications du notaire, il lui avait remis une procuration à l'effet d'employer tout ou partie de son argent en placements hypothécaires; et il était même certain que, sur cette procuration, le nom du mandataire était resté en blanc. Mais il ignorait si l'on avait fait usage de cette pièce, il ne s'était jamais préoccupé de savoir comment ses fonds pouvaient être placés.

De nouveau, son angoisse d'avare fit jeter ce cri à Martine:

– Ah! monsieur, vous êtes bien puni par où vous avez péché! Est-ce qu'on abandonne son argent comme ça! Moi, entendez-vous! je sais mon compte à un centime près, tous les trois mois, et je vous dirais sur le bout du doigt les chiffres et les titres.

Dans sa désolation, un sourire inconscient était monté à sa face. C'était sa lointaine et entêtée passion satisfaite, ses quatre cents francs de gages à peine écornés, économisés, placés pendant trente ans, aboutissant enfin, par l'accumulation des intérêts, à l'énorme somme d'une vingtaine de mille francs. Et ce trésor était intact, solide, déposé à l'écart, dans un endroit sûr, que personne ne connaissait. Elle en rayonnait d'aise, elle évita d'ailleurs d'insister davantage.

Pascal se récriait.

– Eh! qui vous dit que tout notre argent est perdu! Monsieur Grandguillot avait une fortune personnelle, il n'a pas emporté, je pense, sa maison et ses propriétés. On verra, on tirera les affaires au clair, je ne puis m'habituer à le croire un simple voleur… Le seul ennui est qu'il va falloir attendre..

Il disait ces choses pour rassurer Clotilde, dont il voyait croître l'inquiétude. Elle le regardait, elle regardait la Souleiade, autour d'eux, seulement préoccupée de son bonheur, à lui, dans l'ardent désir de toujours vivre là, comme par le passé, de l'aimer toujours, au fond de cette solitude amie. Et lui-même, à vouloir la calmer, était repris de sa belle insouciance, n'ayant jamais vécu pour l'argent, ne s'imaginant pas qu'on pouvait en manquer et en souffrir.

– Mais j'en ai de l'argent! finit-il par crier. Qu'est-ce qu'elle raconte donc, Martine, que nous n'avons plus un sou et que nous allons mourir de faim!

Et, gaiement, il se leva, il les força toutes les deux à le suivre.

– Venez, venez donc! Je vais vous eu montrer, de l'argent! Et j'en donnerai à Martine, pour qu'elle nous fasse un bon dîner, ce soir.

En haut, dans sa chambre, devant elles, il abattit triomphalement le tablier du secrétaire. C'était là, au fond d'un tiroir, qu'il avait, pendant près de seize ans, jeté les billets et l'or que ses derniers clients lui apportaient d'eux-mêmes, sans qu'il leur réclamât jamais rien. Et jamais non plus il n'avait su exactement le chiffre de son petit trésor, prenant à son gré, pour son argent de poche, ses expériences, ses aumônes, ses cadeaux. Depuis quelques mois, il faisait au secrétaire de fréquentes et sérieuses visites. Mais il était tellement habitué à y trouver les sommes dont il avait besoin, après des années de naturelle sagesse, presque nulles comme dépenses; qu'il avait fini par croire ses économies inépuisables.

Aussi riait-il d'aise.

-Vous allez voir! vous allez voir!

Et il resta confondu, lorsque, à la suite de fouilles fiévreuses parmi un amas de notes et de factures, il ne put réunir qu'une somme de six cent quinze francs, deux billets de cent francs, quatre cents francs en or, et quinze francs en petite monnaie. Il secouait les autres papiers, il passait les doigts dans les coins du tiroir, en se récriant.

– Mais ce c'est pas possible! mais il y en a toujours eu, il y en avait encore des tas, ces jours-ci!.. Il faut que ce soient toutes ces vieilles factures qui m'aient trompé. Je vous jure que, l'autre semaine, j'en ai vu, j'en ai touché beaucoup.

Il était d'une bonne foi si amusante, il s'étonnait avec une telle sincérité de grand enfant, que Clotilde ne put s'empêcher de rire. Ah! ce pauvre maître, quel homme d'affaires pitoyable! Puis, comme elle remarqua l'air fâché de Martine, son absolu désespoir devant ce peu d'argent qui représentait maintenant leur vie à tous les trois, elle fut prise d'un attendrissement désolé, ses yeux se mouillèrent, tandis qu'elle murmurait:

 

– Mon Dieu! c'est pour moi que tu as tout dépensé, c'est moi la ruine, la cause unique, si nous n'avons plus rien!

En effet, il avait oublié l'argent pris pour les cadeaux. La fuite était là, évidemment. Cela le rasséréna de comprendre. Et, comme, dans sa douleur, elle parlait de tout rendre aux marchands, il s'irrita.

– Ce que je t'ai donné, le rendre! Mais ce serait un peu de mon coeur que tu rendrais avec! Non, non, je mourrais de faim à côté, je te veux telle que je t'ai voulue!

Puis, confiant, voyant s'ouvrir un avenir illimité:

– D'ailleurs, ce n'est pas encore ce soir que nous mourrons de faim, n'est-ce pas, Martine?.. Avec ça, nous irons loin.

Martine hocha la tête. Elle s'engageait bien à aller deux mois avec ça, peut-être trois, si l'on était très raisonnable, mais pas davantage. Autrefois, le tiroir était alimenté, de l'argent arrivait toujours un peu; tandis que, maintenant, les rentrées étaient complètement nulles, depuis que monsieur abandonnait ses malades. Il ne fallait donc pas compter sur une aide, venue du dehors. Et elle conclut, en disant:

– Donnez-moi les deux billets de cent francs. Je vais tâcher de les faire durer tout un mois. Ensuite, nous verrons… Mais soyez bien prudent, ne touchez pas aux quatre cents francs d'or, fermez le tiroir et ne le rouvrez plus.

– Oh! ça, cria le docteur, tu peux être tranquille! Je me couperais plutôt la main.

Tout fut ainsi réglé. Martine gardait la libre disposition de ces ressources dernières; et l'on pouvait se fier à son économie, on était sûr qu'elle rognerait sur les centimes. Quant à Clotilde, qui n'avait jamais eu de bourse personnelle, elle ne devait même pas s'apercevoir du manque d'argent. Seul, Pascal souffrirait de n'avoir plus son trésor ouvert, inépuisable; mais il s'était formellement engagé à tout faire payer par la servante.

– Ouf! voilà de la bonne besogne! dit-il, soulagé, heureux, comme s'il venait d'arranger une affaire considérable, qui assurait pour toujours leur existence.

Une semaine s'écoula, rien ne semblait changé à la Souleiade. Dans le ravissement de leur tendresse, ni Pascal ni Clotilde ne paraissaient plus se douter de la misère menaçante. Et, un matin que celle-ci était sortie avec Martine, pour l'accompagner au marché, le docteur, resté seul, reçut une visite, qui le remplit d'abord d'une sorte de terreur. C'était la revendeuse qui lui avait vendu le corsage en vieux point d'Alençon, cette merveille, son premier cadeau. Il se sentait si faible contre une tentation possible, qu'il en tremblait. Avant même que la marchande eût prononcé une parole, il se défendit: non! non! il ne pouvait, il ne voulait rien acheter; et, les mains en avant, il l'empêchait de rien sortir de son petit sac de cuir. Elle pourtant, très grasse et affable, souriait, certaine de la victoire. D'une voix continue, enveloppante, elle se mit à parler, à lui conter une histoire: oui! une dame qu'elle ne pouvait pas nommer, une des dames les plus distinguées de Plassans, frappée d'un malheur, réduite à se défaire d'un bijou; puis, elle s'étendit sur la superbe occasion, un bijou qui avait coûté plus de douze cents francs, qu'on se résignait à laisser pour cinq cents. Sans hâte, elle avait ouvert son sac, malgré l'effarement, l'anxiété croissante du docteur; elle en tira une mince chaîne de cou, garnie par devant de sept perles, simplement; mais les perles avaient une rondeur, un éclat, une limpidité admirables. Cela était très fin, très pur, d'une fraîcheur exquise. Tout de suite, il l'avait vu, ce collier, au cou délicat de Clotilde, comme la parure naturelle de cette chair de soie, dont il gardait, à ses lèvres, le goût de fleur. Un autre bijou l'aurait inutilement chargé, ces perles ne diraient que sa jeunesse. Et, déjà, il l'avait pris entre ses doigts frémissants, il éprouvait une mortelle peine à l'idée de le rendre. Pourtant, il se défendait toujours, jurait qu'il n'avait pas cinq cents francs, tandis que la marchande continuait, de sa voix égale, à faire valoir le bon marché, qui était réel. Après un quart d'heure encore, quand elle crut le tenir, elle voulut bien, tout d'un coup, laisser le collier à trois cents francs; et il céda, sa folie du don fut la plus forte, son besoin de faire plaisir, de parer son idole, lorsqu'il alla prendre les quinze pièces d'or, dans le tiroir, pour les compter à la marchande, il était convaincu que les affaires s'arrangeraient, chez le notaire, et qu'on aurait bientôt beaucoup d'argent.

Alors, dès que Pascal se retrouva seul, avec le bijou dans sa poche, il fut pris d'une joie d'enfant, il prépara sa petite surprise, en attendant le retour de Clotilde, bouleversé d'impatience. Et, quand il l'aperçut, son coeur battit à se rompre. Elle avait très chaud, l'ardent soleil d'août embrasait le ciel. Aussi voulut-elle changer de robe, heureuse cependant de sa promenade, racontant avec des rires le bon marché que Martine venait de faire, deux pigeons pour dix-huit sous. Lui, suffoqué par l'émotion, l'avait suivie dans sa chambre; et, comme elle n'était plus qu'en jupon, les bras nus, les épaules nues, il affecta de remarquer quelque chose à son cou.

-Tiens! qu'est-ce que tu as donc là? Fais voir.

Il cachait le collier dans sa main, il parvint à le lui mettre, en feignant de promener ses doigts, pour s'assurer qu'elle n'avait rien. Mais elle se débattait, gaiement.

– Finis donc! Je sais bien qu'il n'y a rien… Voyons, qu'est-ce que tu trafiques, qu'est-ce que tu as qui me chatouille?

D'une étreinte, il la saisit, il la mena devant la grande psyché, où elle se vit toute. A son cou, la mince chaîne n'était qu'un fil d'or, et elle aperçut les sept perles comme des étoiles laiteuses, nées là et doucement luisantes sur la soie de sa peau. C'était enfantin et délicieux. Tout de suite, elle eut un rire charmé, un roucoulement de colombe coquette qui se rengorge.

– Oh! maître, maître! que tu es bon!.. Tu ne penses donc qu'à moi?..

Comme tu me rends heureuse!

Et la joie qu'elle avait dans les yeux, cette joie de femme et d'amante, ravie d'être belle, d'être adorée, le récompensait divinement de sa folie.

Elle avait renversé la tête, rayonnante, et elle tendait les lèvres. Il se pencha, ils se baisèrent.

– Tu es contente?

– Oh! oui, maître, contente, contente!.. C'est si doux, si pur, les perles! Et celles-ci me vont si bien!

Un instant encore, elle s'admira dans la glace, innocemment vaniteuse de la fleur blonde de sa peau, sous les gouttes nacrées des perles. Puis, cédant à un besoin de se montrer, entendant remuer la servante dans la salle voisine, elle s'échappa, courut à elle, en jupon, la gorge nue.

– Martine! Martine! Vois donc ce que maître vient de me donner!.. Hein, suis-je belle!

Mais, à la mine sévère, subitement terreuse de la vieille fille, sa joie fut gâtée. Peut-être eut-elle conscience du déchirement jaloux que son éclatante jeunesse produisait chez cette pauvre créature, usée dans la résignation muette de sa domesticité, en adoration devant son maître. Ce ne fut là, d'ailleurs, que le premier mouvement d'une seconde, inconscient pour l'une, à peine soupçonné par l'autre; et ce qui restait, c'était la désapprobation visible de la servante économe, le cadeau coûteux regardé de travers et condamné.

Clotilde fut saisie d'un petit froid.

– Seulement, murmura-t-elle, maître a encore fouillé dans son secrétaire… C'est très cher, les perles, n'est-ce pas?

Pascal, gêné à son tour, se récria, expliqua l'occasion superbe, conta la visite de la revendeuse, en un flot de paroles. Une bonne affaire incroyable: on ne pouvait pas ne pas acheter.

– Combien? interrogea la jeune fille, avec une véritable anxiété.