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Le Docteur Pascal

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Pascal, qui ne pleurait plus, se leva, voulut marcher vers la porte. Mais, tout d'un coup, il retomba sur la chaise, écrasé par de nouveaux sanglots. Non, non! c'était abominable, c'était impossible! Il venait de sentir, sur son crâne, ses cheveux blancs comme une glace; et il avait une horreur de son âge, de ses cinquante-neuf ans, à la pensée de ses vingt-cinq ans, à elle. Son frisson de terreur l'avait repris, la certitude qu'elle le possédait, qu'il allait être sans force contre la tentation journalière. Et il la voyait lui donnant à dénouer les brides de son chapeau, l'appelant, le forçant à se pencher derrière elle, pour quelque correction, dans son travail; et il se voyait aveuglé, affolé, lui dévorant le cou, lui dévorant la nuque, à pleine bouche. Ou bien, c'était pis encore, le soir, quand ils tardaient tous deux à faire apporter la lampe, un alanguissement sous la tombée lente de la nuit complice, une chute involontaire, l'irréparable, aux bras l'un de l'autre. Toute une colère le soulevait contre ce dénouement possible, certain même, s'il ne trouvait pas le courage de la séparation. Ce serait de sa part le pire des crimes, un abus de confiance, une séduction basse. Sa révolte fut telle, qu'il se leva courageusement, cette fois, et qu'il eut la force de remonter dans la salle, bien résolu à lutter.

En haut, Clotilde s'était tranquillement remise à un dessin. Elle ne tourna pas même la tête, elle se contenta de dire:

– Comme tu as été longtemps! Je finissais par croire que Martine avait une erreur de dix sous dans ses comptes.

Cette plaisanterie habituelle sur l'avarice de la servante le fit rire. Et il alla s'asseoir tranquillement, lui aussi, devant sa table. Ils ne parlèrent plus jusqu'au déjeuner. Une grande douceur le baignait, le calmait, depuis qu'il était près d'elle. Il osa la regarder, il fut attendri par son fin profil, son air sérieux de grande fille qui s'applique. Avait-il donc fuit un cauchemar, en bas? Allait-il se vaincre si aisément?

– Ah! s'écria-t-il, quand Martine les appela, j'ai une faim! tu vas voir si je me refais des muscles!

Gaiement, elle était venue lui prendre le bras.

– C'est ça, maître! il faut être joyeux et fort!

Mais, la nuit, dans sa chambre, l'agonie recommença. A l'idée de la perdre, il avait dû enfoncer sa face au fond de l'oreiller, pour étouffer ses cris. Des images s'étaient précisées, il l'avait vue aux bras d'une autre, faisant à un autre le don de son corps vierge, et une jalousie atroce le torturait. Jamais il ne trouverait l'héroïsme de consentir à un pareil sacrifice. Toutes sortes de plans se heurtaient dans sa pauvre tête en feu: l'écarter du mariage, la garder près de lui, sans qu'elle soupçonnât jamais sa passion; s'en aller avec elle, voyager de ville en ville, occuper leurs deux cerveaux d'études sans fin, pour conserver leur camaraderie de maître à élève; ou même, s'il le fallait, l'envoyer à son frère dont elle serait la garde-malade, la perdre plutôt que de la livrer à un mari. Et, à chacune de ces solutions, il sentait son coeur se déchirer et crier d'angoisse, dans son impérieux besoin de la posséder tout entière. Il ne se contentait plus de sa présence, il la voulait à lui, pour lui, en lui, telle qu'elle se dressait rayonnante, sur l'obscurité de la chambre, avec sa nudité pure, vêtue du seul flot déroulé de ses cheveux. Ses bras étreignaient le vide, il sauta du lit, chancelant ainsi qu'un homme pris de boisson; et ce fut seulement dans le grand calme noir de la salle, les pieds nus sur le parquet, qu'il se réveilla de cette folie brusque. Où allait-il donc, grand Dieu? Frapper à la porte de cette enfant endormie? l'enfoncer peut-être d'un coup d'épaule? Le petit souffle pur qu'il crut entendre, au milieu du profond silence, le frappa au visage, le renversa, comme un vent sacré. Et il revint s'abattre sur son lit, dans une crise de honte et d'affreux désespoir.

Le lendemain, lorsqu'il se leva, Pascal, brisé par l'insomnie, était résolu. Il prit sa douche de chaque jour, il se sentit raffermi et plus sain. Le parti auquel il venait de s'arrêter, était de forcer Clotilde à engager sa parole. Quand elle aurait accepté formellement d'épouser Ramond, il lui semblait que cette solution irrévocable le soulagerait, lui interdirait toute folie d'espérance. Ce serait une barrière de plus, infranchissable, mise entre elle et lui. Il se trouverait, dès lors, armé contre son désir, et s'il souffrait toujours, ce ne serait que de la souffrance, sans cette crainte horrible de devenir un malhonnête homme, de se relever une nuit, pour l'avoir avant l'autre.

Ce matin-là, lorsqu'il expliqua à la jeune fille qu'elle ne pouvait tarder davantage, qu'elle devait une réponse décisive au brave garçon qui l'attendait depuis si longtemps, elle parut d'abord étonnée. Elle le regardait bien en face, dans les yeux; et il avait la force de ne pas se troubler, il insistait simplement d'un air un peu chagrin, comme s'il était attristé d'avoir à lui dire ces choses. Enfin, elle eut un faible sourire, elle détourna la tête.

– Alors, maître, tu veux que je te quitte?

Il ne répondit pas directement.

– Ma chérie, je t'assure que ça devient ridicule. Ramond aurait le droit de se fâcher.

Elle était allée ranger des papiers sur son pupitre. Puis, après un silence:

– C'est drôle, te voilà avec grand'mère et Martine à présent. Elles me persécutent pour que j'en finisse… Je croyais avoir encore quelques jours. Mais, vraiment, si vous me poussez tous les trois…

Et elle n'acheva point, lui-même ne la força pas à s'expliquer plus nettement.

– Alors, demanda-t-il, quand veux-tu que je dise à Ramond de venir?

– Mais il peut venir quand il voudra, jamais ses visites ne m'ont contrariée… Ne t'en inquiète pas, je le ferai avertir que nous l'attendons, une de ces après-midi.

Le surlendemain, la scène recommença. Clotilde n'avait rien fait, et Pascal, cette fois, se montra violent. Il souffrait trop, il avait des crises de détresse, dès qu'elle n'était plus là, pour le calmer par sa fraîcheur souriante. Et il exigea, avec des mots rudes, qu'elle se conduisit en fille sérieuse, qu'elle ne s'amusât pas davantage d'un homme honorable et qui l'aimait.

– Que diable! puisque la chose doit se faire, finissons-en! Je te préviens que je vais envoyer un mot à Ramond et qu'il sera ici demain, à trois heures.

Elle l'avait écouté, les yeux à terre, muette. Ni l'un ni l'autre ne semblaient vouloir aborder la question de savoir si le mariage était bien résolu; et ils parlaient de cette idée qu'il y avait là une décision antérieure, absolument prise. Quand il lui vit relever la tête, il trembla, car il avait senti passer un souffle, il la crut sur le point de dire qu'elle s'était interrogée et qu'elle se refusait à ce mariage. Que serait-il devenu, qu'aurait-il fait, mon Dieu! Déjà, il était envahi d'une immense joie et d'une épouvante folle. Mais elle le regardait, avec ce sourire discret et attendri qui ne quittait plus ses lèvres, et elle répondit d'un air d'obéissance:

– Comme il te plaira, maître. Fais-lui dire d'être ici demain, à trois heures.

La nuit fut si abominable pour Pascal, qu'il se leva tard, en prétextant que ses migraines l'avaient repris. Il n'éprouvait de soulagement que sous l'eau glacée de la douche. Puis, vers dix heures, il sortit, il parla d'aller lui-même chez Ramond. Mais cette sortie avait un autre but: il connaissait, chez une revendeuse de Plassans, tout un corsage en vieux point d'Alençon, une merveille qui dormait là, dans l'attente d'une folie généreuse d'amant; et l'idée lui était venue, au milieu de ses tortures de la nuit, d'en faire cadeau à Clotilde, qui en garnirait sa robe de noces. Cette idée amère de la parer lui-même, de la faire très belle et toute blanche pour le don de son corps, attendrissait son coeur, épuisé de sacrifice. Elle connaissait le corsage, elle l'avait admiré un jour avec lui, émerveillée, ne le souhaitant que pour le mettre, à Saint-Saturnin, sur les épaules de la Vierge, une antique Vierge de bois, adorée des fidèles. La revendeuse le lui livra dans un petit carton, qu'il put dissimuler et qu'il cacha, en rentrant, au fond de son secrétaire.

A trois heures, le docteur Ramond, s'étant présenté, trouva dans la salle Pascal et Clotilde, qui l'avaient attendu, fiévreux et trop gais, en évitant d'ailleurs de reparler entre eux de sa visite. Il y eut des rires, tout un accueil d'une cordialité exagérée.

– Mais vous voilà complètement remis, maître! dit le jeune homme. Jamais vous n'avez eu l'air si solide.

Pascal hocha la tête.

– Oh! oh! solide, peut-être! seulement, le coeur n'y est plus.

Cet aveu involontaire arracha un mouvement à Clotilde, qui les regarda, comme si, par la force même des circonstances, elle les eût comparés l'un à l'autre. Ramond avait sa tête souriante et superbe de beau médecin adoré des femmes, sa barbe et ses cheveux noirs, puissamment plantés, tout l'éclat de sa virile jeunesse. Et Pascal, lui, sous ses cheveux blancs, avec sa barbe blanche, cette toison de neige, si touffue encore, gardait la beauté tragique des six mois de tortures qu'il venait de traverser. Sa face douloureuse avait un peu vieilli, il ne conservait que ses grands yeux restés enfants, des yeux bruns, vifs et limpides. Mais, à ce moment, chacun de ses traits exprimait une telle douceur, une bonté si exaltée, que Clotilde finit par arrêter son regard sur lui, avec une profonde tendresse. Il y eut un silence, un petit frisson qui passa dans les coeurs.

– En bien! mes enfants, reprit héroïquement Pascal, je crois que vous avez à causer ensemble… Moi, j'ai quelque chose à faire en bas, je remonterai tout à l'heure.

Et il s'en alla, en leur souriant.

Dès qu'ils furent seuls, Clotilde, très franche, s'approcha de Ramond, les deux mains tendues. Elle lui prit les siennes, les garda, tout en parlant.

 

– Écoutez, mon ami, je vais vous faire un gros chagrin… Il ne faudra pas trop m'en vouloir, car je vous jure que j'ai pour vous une très profonde amitié.

Tout de suite, il avait compris, il était devenu pâle.

– Clotilde, je vous en prie, ne me donnez pas de réponse, prenez du temps, si vous voulez réfléchir encore.

– C'est inutile, mon ami, je suis décidée.

Elle le regardait de son beau regard loyal, elle n'avait pas lâché ses mains, pour qu'il sentit bien qu'elle était sans fièvre et affectueuse. Et ce fut lui qui reprit, d'une voix basse:

– Alors, vous dites non?

– Je dis non, et je vous assure que j'en suis très peinée. Ne me demandez rien, vous saurez plus tard.

Il s'était assis, brisé par l'émotion qu'il contenait, en homme solide et pondéré, dont les plus grosses souffrances ne devaient pas rompre l'équilibre. Jamais un chagrin ne l'avait bouleversé ainsi. Il restait sans voix, tandis que, debout, elle continuait:

– Et surtout, mon ami, ne croyez pas que j'aie fait la coquette avec vous… Si je vous ai laissé de l'espérance, si je vous ai fait attendre ma réponse, c'est que, réellement, je ne voyais pas clair en moi-même… Vous ne pouvez vous imaginer par quelle crise je viens de passer, une véritable tempête, en pleines ténèbres, on j'achève de me retrouver à peine.

Enfin, il parla.

– Puisque vous le désirez, je ne vous demande rien… Il suffit, d'ailleurs, que vous répondiez à une seule question. Vous ne m'aimez pas, Clotilde?

Elle n'hésita point, elle dit gravement, avec une sympathie émue qui adoucissait la franchise de sa réponse:

– C'est vrai, je ne vous aime pas, je n'ai pour vous qu'une très sincère affection.

Il s'était relevé, il arrêta d'un geste les bonnes paroles qu'elle cherchait encore.

– C'est fini, nous n'en parlerons plus jamais. Je vous désirais heureuse. Ne vous inquiétez pas de moi. En ce moment, je suis comme un homme qui vient de recevoir sa maison sur la tête. Mais il faudra bien que je m'en tire.

Un flot de sang envahissait sa face pâle, il étouffait, il alla vers la fenêtre, puis revint, les pieds lourds, en cherchant à reprendre son aplomb. Largement, il respira. Dans le silence pénible, on entendit alors Pascal, qui montait avec bruit l'escalier, pour annoncer son retour.

– Je vous en prie, murmura rapidement Clotilde, ne disons rien à maître. Il ne connaît pas ma décision, je veux la lui apprendre moi-même, avec ménagement, car il tenait à ce mariage.

Pascal s'arrêta sur le seuil. Il était chancelant, essoufflé, comme s'il avait monté trop vite. Il eut encore la force de leur sourire.

– Eh bien! les enfants, vous vous êtes mis d'accord?

– Mais, sans doute, répondit Ramond, tout aussi frissonnant que lui.

– Alors, voilà qui est entendu?

– Complètement, dit à son tour Clotilde, qu'une défaillance avait prise.

Et Pascal vint, en s'appuyant aux meubles, se laisser tomber sur son fauteuil, devant sa table de travail.

– Ah! ah! vous voyez, les jambes ne sont toujours pas fameuses. C'est cette vieille carcasse de corps… N'importe! je suis très heureux, très heureux, mes enfants, votre bonheur va me remettre.

Puis, après quelques minutes de conversation, lorsque Ramond s'en fut allé, il parut repris de trouble, en se retrouvant seul avec la jeune fille.

– C'est fini, bien fini, tu me le jures?

– Absolument fini.

Dès lors, il ne parla plus, il hocha la tête, ayant l'air de répéter qu'il était ravi, que c'était parfait, qu'on allait enfin vivre tous tranquillement. Ses yeux s'étaient fermés, il feignit de s'endormir. Mais sa poitrine battait à se rompre, ses paupières obstinément closes retenaient des larmes.

Ce soir-là, vers dix heures, Clotilde étant descendue donner un ordre à Martine, Pascal profita de l'occasion, pour aller poser, sur le lit de la jeune fille, le petit carton qui contenait le corsage de dentelle. Elle remonta, lui souhaita la bonne nuit accoutumée; et il y avait vingt minutes que lui-même était rentré dans sa chambre, déjà en bras de chemise, lorsque toute une gaieté sonore éclata à sa porte. Un petit poing tapait, une voix fraîche, criait, avec des rires:

– Viens donc, viens donc voir!

Il ouvrit irrésistiblement à cet appel de jeunesse, gagné par cette joie.

– Oh! viens donc, viens donc voir ce qu'un bel oiseau bleu a posé sur mon lit!

Et elle l'emmena dans sa chambre, sans qu'il put refuser. Elle y avait allumé les deux flambeaux: toute la vieille chambre souriante, avec ses tentures d'un rose fané si tendre, semblait transformée en chapelle; et, sur le lit, tel qu'un linge sacré, offert à l'adoration des croyants, elle avait étalé le corsage en ancien point d'Alençon.

– Non, tu ne te doutes pas!.. Imagine-toi que je n'ai pas vu le carton d'abord. J'ai fait mon petit ménage de tous les soirs, je me suis déshabillée, et c'est lorsque je suis venue pour me mettre au lit, que j'ai aperçu ton cadeau… Ah! quel coup, mon coeur en a chaviré! J'ai bien senti que jamais je ne pourrais attendre le lendemain, et j'ai remis un jupon, et j'ai couru te chercher…

Alors, seulement, il remarqua qu'elle était à demi nue, comme le soir d'orage où il l'avait surprise en train de voler les dossiers. Et elle apparaissait divine, dans l'allongement fin de son corps de vierge, avec ses jambes fuselées, ses bras souples, son torse mince, à la gorge menue et dure.

Elle lui avait pris les mains, elle les serrait dans ses mains, à elle, de petites mains de caresse, enveloppantes.

– Que tu es bon et que je te remercie! Une telle merveille, un si beau cadeau, à moi qui ne suis personne!.. Et tu t'es souvenu: je l'avais admirée, cette vieille relique d'art, je t'avais dit que la Vierge de Saint-Saturnin seule était digne de l'avoir aux épaules… Je suis contente, oh! contente! Car, c'est vrai, je suis coquette, d'une coquetterie, vois-tu, qui voudrait, parfois des choses folles, des robes lissées avec des rayons, des voiles impalpables, faits avec le bleu du ciel… Comme je vais être belle! comme je vais être belle!

Radieuse, dans sa reconnaissance exaltée, elle se serrait contre lui, en regardant toujours le corsage, en le forçant à s'émerveiller avec elle. Puis, une soudaine curiosité lui vint.

– Mais, dis? à propos de quoi m'as-tu fait ce royal cadeau?

Depuis qu'elle était accourue le chercher, d'un tel élan de gaieté sonore, Pascal marchait dans un rêve. Il se sentait touché aux larmes par cette gratitude si tendre, il restait là, sans la terreur qu'il y redoutait, apaisé au contraire, ravi, comme à l'approche d'un grand bonheur miraculeux. Cette chambre, où il n'entrait jamais, avait la douceur des lieux sacrés, qui contentent les soifs inassouvies de l'impossible.

Son visage, pourtant, exprima une surprise. Et il répondit:

– Ce cadeau, ma chérie, mais c'est pour ta robe de noces.

A son tour, elle demeura un instant étonnée, n'ayant pas l'air de comprendre. Puis, avec le sourire doux et singulier qu'elle avait depuis quelques jours, elle s'égaya de nouveau.

– Ah! c'est vrai, mon mariage!

Elle redevint sérieuse, elle demanda:

– Alors, tu te débarrasses de moi, c'était pour ne plus m'avoir ici que tu tenais tant à me marier… Me crois-tu donc toujours ton ennemie?

Il sentit la torture revenir, il ne la regarda plus, voulant être héroïque.

– Mon ennemie, sans doute, ne l'es-tu pas? Nous avons tant souffert l'un par l'autre, ces mois derniers! Il vaut mieux que nous nous séparions… Et puis, j'ignore ce que tu penses, tu ne m'as jamais donné la réponse que j'attendais.

Vainement, elle cherchait son regard. Elle se mit à parler de cette nuit terrible, où ils avaient parcouru les dossiers ensemble. C'était vrai, dans l'ébranlement de tout son être, elle ne lui avait pas dit encore si elle était avec lui ou contre lui. Il avait raison d'exiger une réponse.

Elle lui reprit les mains, elle le força à la regarder.

– Et c'est parce que je suis ton ennemie que tu me renvoies?.. Écoute donc! Je ne suis pas ton ennemie, je suis ta servante, ton oeuvre et ton bien… Entends-tu? je suis avec toi et pour toi, pour toi seul!

Il rayonnait, une joie immense s'allumait au fond de ses yeux.

– Je les mettrai, ces dentelles, oui! Elles serviront à ma nuit de noces, car je désire être belle, très belle, pour toi… Mais tu n'as donc pas compris! Tu es mon maître, c'est toi que j'aime…

D'un geste éperdu, il essaya inutilement de lui fermer la bouche. Dans un cri, elle acheva.

– Et c'est toi que je veux!

– Non, non! tais-toi, tu me rends fou!.. Tu es fiancée à un autre, tu as engagé ta parole, toute cette folie est heureusement impossible.

– L'autre! je l'ai comparé à toi, et je t'ai choisi… Je l'ai congédié, il est parti, il ne reviendra jamais plus… Il n'y a que nous deux, et c'est toi que j'aime, et tu m'aimes, je le sais bien, et je me donne…

Un frisson le secouait, il ne luttait déjà plus, emporté dans l'éternel désir, à étreindre, à respirer en elle toute la délicatesse et tout le parfum de la femme en fleur.

– Prends-moi donc, puisque je me donne!

Ce ne fut pas une chute, la vie glorieuse les soulevait, ils s'appartinrent au milieu d'une allégresse. La grande chambre complice, avec son antique mobilier, s'en trouva comme emplie de lumière. Et il n'y avait plus ni peur, ni souffrances, ni scrupules: ils étaient libres, elle se donnait en le sachant, en le voulant, et il acceptait le don souverain de son corps, ainsi qu'un bien inestimable que la force de son amour avait gagné. Le lieu, le temps, les âges avaient disparu. Il ne restait que l'immortelle nature, la passion qui possède et qui crée, le bonheur qui veut être. Elle, éblouie et délicieuse, n'eut que le doux cri de sa virginité perdue; et lui, dans un sanglot de ravissement, l'étreignait toute, la remerciait, sans qu'elle pût comprendre, d'avoir refait de lui un homme.

Pascal et Clotilde restèrent aux bras l'un de l'autre, noyés d'une extase, divinement joyeux et triomphants. L'air de la nuit était suave, le silence avait un calme attendri. Des heures, des heures coulèrent, dans cette félicité à goûter leur joie. Tout de suite, elle avait murmuré à son oreille, d'une voix de caresse, des paroles lentes, infinies:

– Maître, oh! maître, maître…

Et ce mot, qu'elle disait d'habitude, autrefois, prenait à cette heure une signification profonde, s'élargissait et se prolongeait, comme s'il eut exprimé tout le don de son être. Elle le répétait avec une ferveur reconnaissante, en femme qui comprenait et qui se soumettait. N'était-ce pas la mystique vaincue, la réalité consentie, la vie glorifiée, avec l'amour enfin connu et satisfait?

– Maître, maître, cela vient de loin, il faut que je le dise et me confesse… C'est vrai que j'allais à l'église pour être heureuse. Le malheur était que je ne pouvais pas croire: je voulais trop comprendre, leurs dogmes révoltaient ma raison, leur paradis me semblait une puérilité invraisemblable… Cependant, je croyais que le monde ne s'arrête pas à la sensation, qu'il y a tout un monde inconnu dont il faut tenir compte; et cela, maître, je le crois encore, c'est l'idée de l'au delà, que le bonheur même, enfin trouvé à ton cou, n'effacera pas… Mais ce besoin du bonheur, ce besoin d'être heureuse tout de suite, d'avoir une certitude, comme j'en ai souffert! Si j'allais à l'église, c'était qu'il me manquait quelque chose et que je le cherchais. Mon angoisse était faite de cette irrésistible envie de combler mon désir… Tu te souviens de ce que tu appelais mon éternelle soif d'illusion et de mensonge. Une nuit, sur l'aire, par un grand ciel étoilé, tu te souviens? J'avais l'horreur de ta science, je m'irritais contre les ruines dont elle sème le sol, je détournais les yeux des plaies effroyables qu'elle découvre. Et je voulais, maître, t'emmener dans une solitude, tous les deux ignorés, loin du monde, pour vivre en Dieu… Ah! quel tourment, d'avoir soif, et de se débattre, et de n'être point contentée!

Doucement, sans une parole, il la baisa sur les deux yeux.

– Puis, maître, tu te souviens encore, continua-t-elle de sa voix légère comme un souffle, ce fut le grand choc moral, par la nuit d'orage, lorsque tu me donnas cette terrible leçon de vie, en vidant tes dossiers devant moi. Tu me l'avais dit déjà: «Connais la vie, aime-la, vis-la telle qu'elle doit être vécue». Mais quel effroyable et vaste fleuve, roulant tout à une mer humaine, qu'il grossit sans cesse pour l'avenir inconnu!.. Et, vois-tu, maître, le sourd travail, en moi, est parti de là. C'est de là qu'est née, en mon coeur et en ma chair, la force amère de la réalité. D'abord, je suis restée comme anéantie, tant le coup était rude. Je ne me retrouvais pas, je gardais le silence, parce que je n'avais rien de net à dire. Ensuite, peu à peu, l'évolution s'est produite, j'ai eu des révoltes dernières, pour ne pas avouer ma défaite… Cependant, chaque jour davantage, la vérité se faisait en moi, je sentais bien que tu étais mon maître, qu'il n'y avait pas de bonheur en dehors de toi, de ta science et de ta bonté. Tu étais la vie elle-même, tolérante et large, disant tout, acceptant tout, dans l'unique amour de la santé et de l'effort, croyant à l'oeuvre du monde, mettant le sens de la destinée dans ce labeur que nous accomplissons tous avec passion, en nous acharnant à vivre, à aimer, à refaire de la vie, et de la vie encore, malgré nos abominations et nos misères… Oh! vivre, vivre, c'est la grande besogne, c'est l'oeuvre continuée, achevée sans doute un soir!

 

Silencieux, il souriait, il la baisa sur la bouche.

– Et, maître, si je t'ai toujours aimé, du plus loin de ma jeunesse, c'est, je crois bien, la nuit terrible, que tu m'as marquée et faite tienne… Tu te rappelles de quelle étreinte violente tu m'avais étouffée. Il m'en restait une meurtrissure, des gouttes de sang à l'épaule. J'étais à demi nue, ton corps était comme entré dans le mien. Nous nous sommes battus, tu as été le plus fort, j'en ai conservé le besoin d'un soutien. D'abord, je me suis crue humiliée; puis, j'ai vu que ce n'était qu'une soumission infiniment douce… Toujours je te sentais en moi. Ton geste, à distance, me faisait tressaillir, car il me semblait qu'il m'avait effleurée. J'aurais voulu que ton étreinte me reprit, m'écrasât jusqu'à me fondre en toi, à jamais. Et j'étais avertie, je devinais que ton désir était le même, que la violence qui m'avait faite tienne t'avait fait mien, que tu luttais pour ne pas me saisir, au passage, et me garder… Déjà, en te soignant, quand tu as été malade, je me suis contentée un peu. C'est à partir de ce moment que j'ai compris. Je ne suis plus allée à l'église, je commençais à être heureuse près de toi, tu devenais la certitude… Rappelle-toi, je t'avais crié, sur l'aire, qu'il manquait quelque chose, dans notre tendresse. Elle était vide, et j'avais le besoin de l'emplir. Que pouvait-il nous manquer, si ce n'était Dieu, la raison d'être du monde? Et c'était la divinité en effet, l'entière possession, l'acte d'amour et de vie.

Elle n'avait plus que des balbutiements, il riait de leur victoire; et ils se reprirent. La nuit entière fut une béatitude, dans la chambre heureuse, embaumée de jeunesse et de passion. Quand le petit jour parut, ils ouvrirent toutes grandes les fenêtres pour que le printemps entrât. Le soleil fécondant d'avril se levait dans un ciel immense, d'une pureté sans tache, et la terre, soulevée par le frisson des germes, chantait gaiement les noces.