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La Terre

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Et l'on fut surpris de la brusque colère de Victor, qui, autrefois, était le plus acharné à dire qu'elle n'en avait pas.

– En v'là assez, elle en a!

Une clameur accueillit cette affirmation. Il l'avait donc vue, il avait couché avec? Mais il s'en défendit formellement. On peut bien voir sans toucher. Il s'était arrangé pour ça un jour que l'idée d'éclaircir la chose le tourmentait. Comment? ça ne regardait personne.

– Elle en a, parole d'honneur!

Alors, ce fut terrible, lorsque le petit aux Couillot, très soûl, s'entêta à crier qu'elle n'en avait pas, sans savoir, simplement pour ne pas céder. Victor hurlait que lui aussi avait dit ça, que s'il ne le disait plus, ce n'était point par idée de soutenir les Macqueron, ces sales canailles! C'était parce que la vérité est la vérité. Et il tomba sur le conscrit, on dut le lui arracher des mains.

– Dis qu'elle en a, nom de Dieu! ou je te crève!

Bien du monde, d'ailleurs, garda un doute. Personne ne s'expliquait l'exaspération du fils aux Lengaigne, car il était dur aux femmes d'ordinaire, il reniait publiquement sa soeur, que de sales noces, disait-on, avaient conduite à l'hôpital. Cette pourrie de Suzanne, elle faisait bien de ne pas venir les empoisonner de sa carcasse!

Flore remonta du vin, mais on eut beau trinquer de nouveau, des injures et des gifles restaient dans l'air. Pas un n'aurait lâché pour aller dîner. Quand on boit, on n'a pas faim. Les conscrits entonnèrent un chant patriotique, accompagné de tels coups de poing sur les tables, que les trois lampes à pétrole clignotaient en crachant leur fumée âcre. On étouffait. Delhomme et Clou se décidèrent à ouvrir la fenêtre, derrière eux. Et ce fut à ce moment que Buteau entra, se glissa dans un coin. Il n'avait pas son air provocant d'habitude, il promenait ses petits yeux troubles, regardait les gens l'un après l'autre. Sans doute, il venait aux nouvelles, ayant le besoin de savoir, ne pouvant plus tenir chez lui, où il vivait enfermé depuis la veille. La présence de Jésus-Christ et de Canon parut l'impressionner, au point qu'il ne leur chercha pas querelle d'avoir soûlé le père Fouan. Longtemps aussi, il sonda Delhomme. Mais Bécu endormi, que l'affreux tapage ne réveillait pas, le préoccupait surtout. Dormait-il ou faisait-il le malin? Il le poussa du coude, il se tranquillisa un peu en remarquant qu'il bavait le long de sa manche. Toute son attention, alors se concentra sur le maître d'école, dont le visage le frappait, extraordinaire. Qu'avait-il donc à n'avoir pas sa figure de tous les jours?

En effet, Lequeu, bien qu'il feignît de s'isoler dans sa lecture, était secoué de sursauts violents. Les conscrits, avec leurs chants, leur joie imbécile, le jetaient hors de lui.

– Bougres de brutes! murmura-t-il, en se contenant encore.

Depuis quelques mois, sa situation se gâtait dans la commune. Il avait toujours été rude et grossier à l'égard des enfants, qu'il renvoyait d'une claque au fumier paternel. Mais ses emportements s'aggravaient, il s'était fait une vilaine histoire avec une petite fille, en lui fendant l'oreille d'un coup de règle. Des parents avaient écrit qu'on le remplaçât. Et, là-dessus, le mariage de Berthe Macqueron venait de détruire un ancien espoir, des calculs lointains qu'il croyait près d'aboutir. Ah! ces paysans, cette sale race qui lui refusait ses filles, et qui allait le priver de son pain, pour l'oreille d'une gamine!

Brusquement, comme s'il était au milieu de sa classe, il tapa son livre dans sa main ouverte, il cria aux conscrits:

– Un peu de silence, nom de Dieu!.. Ça vous paraît donc bien drôle, de vous faire casser la gueule par les Prussiens?

On s'étonna, on tourna les yeux vers lui. Certes, non, ce n'était pas drôle. Tous en convinrent, Delhomme répéta cette idée que chacun devrait défendre son champ. Si les Prussiens venaient en Beauce, ils verraient bien que les Beaucerons n'étaient pas des lâches. Mais, s'en aller se battre pour les champs des autres, non, non! ce n'était pas drôle!

Justement, Delphin, suivi de Nénesse, arrivait, très rouge, les yeux brûlants de fièvre. Il entendit, il s'attabla avec les camarades, en criant:

– C'est ça, qu'ils viennent, les Prussiens, et ce qu'on en démolira!

On avait remarqué le mouchoir ficelé autour de son poing, on le questionnait. Rien, une coupure. Violemment, de son autre poing, il ébranla la table, il commanda un litre.

Canon et Jésus-Christ regardaient ces garçons, sans colère, d'un air de pitié supérieure. Eux aussi jugeaient qu'il fallait être jeune et joliment bête. Même Canon finit par s'attendrir, dans son idée d'organiser le bonheur futur. Il parla tout haut, le menton entre les deux mains.

– La guerre, ah! foutre, il est temps que nous soyons les maîtres… Vous savez mon plan. Plus de service militaire, plus d'impôt. A chacun la satisfaction complète de ses appétits, pour le moins de travail possible… Et ça va venir, le jour approche où vous garderez vos sous et vos petits, si vous êtes avec nous.

Jésus-Christ approuvait, lorsque Lequeu, qui ne se contenait plus, éclata.

– Ah! oui, sacré farceur, votre paradis terrestre, votre façon de forcer le monde à être heureux malgré lui! En voilà une blague! Est-ce que ça se peut, chez nous! est-ce que nous ne sommes pas trop pourris déjà! Il faudrait que des sauvages vinssent nous nettoyer d'abord, des Cosaques ou des Chinois!

Cette fois, la surprise fut si vive, qu'il se fit un complet silence. Quoi donc? il parlait, ce sournois, ce pisse-froid, qui n'avait jamais montré à personne la couleur de son opinion, et qui se sauvait, dans la crainte de ses supérieurs, dès qu'il s'agissait d'être un homme! Tous écoutaient, surtout Buteau, anxieux, attendant ce qu'il allait dire, comme si ces choses pouvaient avoir un lien avec l'affaire. La fenêtre ouverte avait dissipé la fumée, la douceur humide de la nuit entrait, on sentait au loin la grande paix noire de la campagne endormie. Et le maître d'école, gonflé de sa réserve peureuse de dix années, se moquant de tout à cette heure, dans le coup de rage de sa vie compromise, se soulageait enfin de la haine dont il étouffait.

– Est-ce que vous croyez les gens d'ici plus bêtes que leurs veaux, à venir raconter que les alouettes leur tomberont rôties dans le bec… Mais, avant que vous organisiez votre machine, la terre aura claqué, tout sera foutu.

Sous la rudesse de cette attaque, Canon, qui n'avait pas encore trouvé son maître, chancela visiblement. Il voulut reprendre ses histoires des messieurs de Paris, tout le sol à l'État, la grande culture scientifique. L'autre lui coupa la parole.

– Je sais, des bêtises!.. Quand vous l'essayerez, votre culture, il y aura beau temps que les plaines de France auront disparu, noyées sous le blé d'Amérique… Tenez! ce petit livre que je lisais, donne justement des détails là-dessus. Ah! nom de Dieu! nos paysans peuvent se coucher, la chandelle est morte!

Et, de la voix dont il aurait fait une leçon à ses élèves, il parla du blé de là-bas, des plaines immenses, vastes comme des royaumes, où la Beauce se serait perdue, ainsi qu'une simple motte sèche; des terres si fertiles, qu'au lieu de les fumer, il fallait les épuiser par une moisson préparatoire, ce qui ne les empêchait pas de donner deux récoltes; des fermes de trente mille hectares, divisées en sections, subdivisées en lots, chaque section sous un surveillant, chaque lot sous un contremaître, pourvues de baraquements pour les hommes, les bêtes, les outils, les cuisines; des bataillons agricoles, embauchés au printemps, organisés sur un pied d'armée en campagne, vivant en plein air, logés, nourris, blanchis, médicamentés, licenciés à l'automne; des sillons de plusieurs kilomètres à labourer et à semer, des mers d'épis à abattre dont on ne voyait pas les bords, l'homme simplement chargé de la surveillance, tout le travail fait par les machines, charrues doubles armées de disques tranchants, semoirs et sarcloirs, moissonneuses-lieuses, batteuses locomobiles avec élévateur de paille et ensacheur; des paysans qui sont des mécaniciens, un peloton d'ouvriers suivant à cheval chaque machine, toujours prêts à descendre serrer un écrou, changer un boulon, forger une pièce; enfin, la terre devenue une banque, exploitée par des financiers, la terre mise en coupe réglée, tondue ras, donnant à la puissance matérielle et impersonnelle de la science le décuple de ce qu'elle discutait à l'amour et aux bras de l'homme.

– Et vous espérez lutter avec vos outils de quatre sous, continua-t-il, vous qui ne savez rien, qui ne voulez rien, qui croupissez dans votre routine!.. Ah! ouiche! vous en avez jusqu'aux genoux, du blé de là-bas! et ça grandira, les bateaux en apporteront toujours davantage. Attendez un peu, vous en aurez jusqu'au ventre, jusqu'aux épaules, puis jusqu'à la bouche, puis par-dessus la tête? Un fleuve, un torrent, un débordement où vous crèverez tous!

Les paysans arrondissaient les yeux, gagnés d'une panique, à l'idée de cette inondation du blé étranger. Ils en souffraient déjà, est-ce qu'ils allaient en être noyés et emportés, comme ce bougre l'annonçait? Cela se matérialisait pour eux. Rognes, leurs champs, la Beauce entière était engloutie.

– Non, non, jamais! cria Delhomme étranglé. Le gouvernement nous protégera.

– Un beau merle, le gouvernement! reprit Lequeu d'un air de mépris. Qu'il se protège donc lui-même!.. Ce qui est farce, c'est que vous avez nommé monsieur Rochefontaine. Le maître de Laborderie, au moins, était conséquent avec ses idées, en voulant monsieur de Chédeville… L'un ou l'autre, d'ailleurs, c'est le même emplâtre sur une jambe de bois. Pas une Chambre n'osera voter une surtaxe assez forte, la protection ne peut vous sauver, vous êtes foutus, bonsoir!

Alors, il y eut un grand tumulte, tous parlaient à la fois. Est-ce qu'on ne pourrait pas l'empêcher d'entrer, ce blé de malheur? On coulerait les bateaux dans les ports, on irait recevoir à coups de fusil ceux qui l'apportaient. Leurs voix devenaient tremblantes, ils auraient tendu les bras, pleurant, suppliant qu'on les sauvât de cette abondance, de ce pain à bon marché qui menaçait le pays. Et le maître d'école, avec des ricanements, répondait qu'on n'avait jamais vu ça: autrefois, l'unique peur était la famine, toujours on craignait de n'avoir pas assez de blé, et il fallait être vraiment fichu pour arriver à craindre d'en avoir trop. Il se grisait de ses paroles, il dominait les protestations furieuses.

 

– Vous êtes une race finie, l'amour imbécile de la terre vous a mangés, oui! du lopin de terre dont vous restez l'esclave, qui vous a rétréci l'intelligence, pour qui vous assassineriez! Voilà des siècles que vous êtes mariés à la terre, et qu'elle vous trompe… Voyez en Amérique, le cultivateur est le maître de la terre. Aucun lien ne l'y attache, ni famille, ni souvenir. Dès que son champ s'épuise, il va plus loin. Apprend-il qu'à trois cents lieues, on a découvert des plaines plus fertiles, il plie sa tente, il s'y installe. C'est lui qui commande enfin et qui se fait obéir, grâce aux machines. Il est libre, il s'enrichit, tandis que vous êtes des prisonniers et que vous crevez de misère!

– Buteau pâlissait. Lequeu l'avait regardé en parlant d'assassinat. Il tacha de faire bonne contenance.

– On est comme on est. A quoi ça sert de se fâcher, puisque vous dites vous-même que ça ne changerait rien.

Delhomme approuva, tous recommencèrent à rire, Lengaigne, Clou, Fouan, Delphin lui-même et les conscrits, que la scène amusait, dans l'espoir que ça finirait par des claques, Canon et Jésus-Christ, vexés de voir ce chieur d'encre, comme ils le nommaient, crier plus fort qu'eux, affectèrent aussi de rigoler. Ils en étaient à se mettre avec les paysans.

– C'est idiot de se fâcher, déclara Canon en haussant les épaules. Il faut organiser.

Lequeu eut un geste terrible.

– Eh bien! moi, je vous le dis à la fin… Je suis pour qu'on foute tout par terre!

Il avait la face livide, il leur jetait ça comme s'il avait voulu les en assommer.

– Sacrés lâches, oui! les paysans, tous les paysans!.. Quand on songe que vous êtes les plus nombreux, et que vous vous laissez manger par les bourgeois et par les ouvriers des villes! Nom de Dieu! je n'ai qu'un regret, celui d'avoir un père et une mère paysans. C'est pour ça peut-être que vous me dégoûtez davantage… Car, il n'y a pas à dire, vous seriez les maîtres. Seulement, voilà! vous ne vous entendez guère ensemble, isolés, méfiants, ignorants; vous mettez toute votre canaillerie à vous dévorer entre vous… Hein? qu'est-ce que vous cachez, dans votre eau dormante? Vous êtes donc comme les mares qui croupissent! on les croit profondes, on ne peut pas y noyer un chat. Être la force sourde, la force dont on attend l'avenir, et ne pas plus grouiller qu'une bûche!.. Avec ça, l'exaspérant, c'est que vous avez cessé de croire aux curés. Alors, s'il n'y a pas de bon Dieu, qu'est-ce qui vous gêne? Tant que la peur de l'enfer vous a tenus, on comprend que vous soyez restés à plat ventre; mais, maintenant, allez donc! pillez tout, brûlez tout!.. Et, en attendant, ce qui serait plus facile et plus drôle, mettez-vous en grève. Vous avez tous des sous, vous vous entêterez aussi longtemps qu'il faudra. Ne cultivez que pour vos besoins, ne portez plus rien au marché, pas un sac de blé, pas un boisseau de pommes de terre. Ce qu'on crèverait à Paris! quel nettoyage, nom de Dieu!

On aurait dit que, par la fenêtre ouverte, un coup de froid entrait, venu de loin, des profondeurs noires. Les lampes à pétrole filaient très haut. Personne n'interrompait plus l'enragé, malgré les mauvais compliments qu'il faisait à chacun.

Il finit en gueulant, en cognant son livre sur une table, dont les verres tintaient.

– Je vous dis ça, mais je suis tranquille… Vous avez beau être lâches, c'est vous autres qui foutrez tout par terre, quand l'heure viendra. Il en a été souvent ainsi, il en sera de même encore. Attendez que la misère et la faim vous jettent sur les villes comme des loups… Et ce blé qu'on amène, l'occasion est peut-être bien là. Quand il y en aura de trop, il n'y en aura pas assez, on reverra les disettes. C'est toujours pour le blé qu'on se révolte et qu'on se tue… Oui, oui, les villes brûlées et rasées, les villages déserts, les terres incultes, envahies par les ronces, et du sang, des ruisseaux de sang, pour qu'elles puissent redonner du pain aux hommes qui naîtront après nous!

Lequeu, violemment, avait ouvert la porte. Il disparut. Derrière lui, dans la stupeur, un cri monta. Ah! le brigand, on aurait dû le saigner! Un homme si tranquille jusque-là! bien sûr qu'il devenait fou. Sorti de son calme habituel, Delhomme déclara qu'il allait écrire au préfet; et les autres l'y poussèrent. Mais c'étaient surtout Jésus-Christ et son ami Canon qui semblaient hors d'eux, le premier avec son 89, sa devise humanitaire de liberté, égalité, fraternité, le second avec son organisation sociale, autoritaire et scientifique. Ils en restaient pâles, exaspérés de n'avoir pas trouvé un mot à répondre, s'indignant plus fort que les paysans, criant qu'un particulier de cette espèce, on devrait le guillotiner. Buteau, devant tout le sang que ce furieux avait demandé, ce fleuve de sang qu'il lâchait du geste sur la terre, s'était levé dans un frisson, la tête agitée de secousses nerveuses, inconscientes, comme s'il approuvait. Puis, il se coula le long du mur, le regard oblique pour voir si on ne le suivait pas, et il disparut à son tour.

Tout de suite, les conscrits recommencèrent leur noce. Ils vociféraient, ils voulaient que Flore leur fît cuire des saucisses, lorsque Nénesse les bouscula, en leur montrant Delphin qui venait de tomber évanoui, le nez sur la table. Le pauvre bougre était d'une blancheur de linge. Son mouchoir, glissé de sa main blessée, se tachait de plaques rouges. Alors, on hurla dans l'oreille de Bécu, toujours endormi; et il s'éveilla enfin, il regarda le poing mutilé de son garçon. Sans doute il comprit, car il empoigna un litre, pour l'achever, gueulait-il. Ensuite, lorsqu'il l'eut emmené, chancelant, ou l'entendit dehors, au milieu de ses jurons, éclater en larmes.

Ce soir-là, Hourdequin ayant appris au dîner l'accident de Françoise, vint à Rognes demander des nouvelles, par amitié pour Jean. Sorti à pied, fumant sa pipe dans la nuit noire, roulant ses chagrins au milieu du grand silence, il descendit la côte, avant d'entrer chez son ancien serviteur, calmé un peu, désireux d'allonger la route. Mais, en bas, la voix de Lequeu, que la fenêtre ouverte du cabaret semblait souffler aux ténèbres de la campagne, l'arrêta, immobile dans l'ombre. Puis, lorsqu'il se fut décidé à remonter, elle le suivit; et maintenant encore, devant la maison de Jean, il l'entendait amincie et comme aiguisée par la distance, toujours aussi nette, d'un fil tranchant de couteau.

Dehors, à côté de la porte, Jean était adossé au mur. Il ne pouvait plus rester près du lit de Françoise, il étouffait, il souffrait trop.

– Eh bien! mon pauvre garçon, demanda Hourdequin, comment ça va-t-il, chez vous?

Le malheureux eut un geste accablé.

– Ah! monsieur, elle se meurt!

Et ni l'un ni l'autre n'en dirent davantage, le grand silence retomba, tandis que la voix de Lequeu montait toujours, vibrante, obstinée.

Au bout de quelques minutes, le fermier, qui écoutait malgré lui, laissa échapper ces mots de colère:

– Hein? l'entendez-vous gueuler, celui-là! Comme c'est drôle, ce qu'il dit, quand on est triste!

Tous ses chagrins l'avaient repris, à cette voix effrayante, près de cette femme qui agonisait. La terre qu'il aimait tant, d'une passion sentimentale, intellectuelle presque, l'achevait, depuis les dernières récoltes. Sa fortune y avait passé, bientôt la Borderie ne lui donnerait même plus de quoi manger. Rien n'y avait fait, ni l'énergie, ni les cultures nouvelles, les engrais, les machines. Il expliquait son désastre par son manque de capitaux; encore doutait-il, car la ruine était générale, les Robiquet venaient d'être expulsés de la Chamade dont ils ne payaient, pas les fermages, les Coquart allaient être forcés de vendre leur ferme, de Saint-Juste. Et pas moyen de briser la geôle, jamais il ne s'était senti, davantage le prisonnier de sa terre, chaque jour l'argent engagé, le travail dépensé l'y avaient rivé d'une chaîne plus courte. La catastrophe approchait, qui terminerait l'antagonisme séculaire de la petite propriété et de la grande, en les tuant toutes les deux. C'était le commencement des temps prédits, le blé au-dessous de seize francs, le blé vendu à perte, la faillite de la terre, que des causes sociales amenaient, plus fortes décidément que la volonté des hommes.

Et, brusquement, Hourdequin, saignant dans sa défaite, approuva Lequeu.

– Nom de Dieu! il a raison… Que tout craque, que nous crevions tous, que les ronces poussent partout, puisque la race est finie et la terre épuisée!

Il ajouta, en faisant allusion à Jacqueline:

– Moi, heureusement, j'ai sous la peau un autre mal qui m'aura cassé les reins avant ça.

Mais, dans la maison, on entendit la Grande et la Frimat marcher, chuchoter. Jean frissonna, à ce léger bruit. Il rentra, trop tard. Françoise était morte, peut-être depuis longtemps. Elle n'avait pas rouvert les yeux, pas desserré les lèvres. La Grande venait simplement de s'apercevoir qu'elle n'était plus, en la touchant. Très blanche, la face amincie et têtue, elle semblait dormir. Debout au pied du lit, Jean la regarda, hébété d'idées confuses, la peine qu'il avait, la surprise qu'elle n'eût pas voulu faire de testament, la sensation que quelque chose se brisait et finissait dans son existence.

A ce moment, comme Hourdequin, après avoir salué en silence, s'en allait, assombri encore, il vit, sur la route, une ombre se détacher de la fenêtre et galoper au fond des ténèbres. L'idée lui vint de quelque chien rôdeur. C'était Buteau qui, monté pour guetter la mort, courait l'annoncer à Lise.

V

Le lendemain, dans la matinée, on achevait de mettre en bière le corps de Françoise, et le cercueil restait au milieu de la chambre, sur deux chaises, lorsque Jean eut un sursaut de surprise indignée, en voyant entrer Lise et Buteau, l'un derrière l'autre. Son premier geste fut pour les chasser, ces parents sans coeur qui n'étaient pas venus embrasser la mourante, et qui arrivaient enfin dès qu'on avait cloué le cercueil sur elle, comme délivrés de la crainte de se retrouver en sa présence. Mais les membres présents de la famille, Fanny, la Grande, l'arrêtèrent: ça ne portait pas chance, de se disputer autour d'un mort; puis, quoi? on ne pouvait empêcher Lise de racheter sa rancune, en se décidant à veiller les restes de sa soeur.

Et les Buteau, qui avaient compté sur le respect dû à ce cercueil, s'installèrent. Ils ne dirent pas qu'ils reprenaient possession de la maison; seulement, ils le faisaient, d'une façon naturelle, comme si la chose allait de soi, à présent que Françoise n'était plus là. Elle y était bien encore, mais emballée pour le grand départ, pas plus gênante qu'un meuble. Lise, après s'être assise un instant, s'oublia jusqu'à ouvrir les armoires, à s'assurer que les objets n'avaient pas bougé de place, pendant son absence. Buteau rôdait déjà dans l'écurie et dans l'étable, en homme entendu qui donne le coup d'oeil du maître. Le soir, l'un et l'autre semblèrent tout à fait rentrés chez eux, et il n'y avait que le couvercle qui les embarrassât, maintenant, dans la chambre dont il barrait le milieu. Ce n'était, d'ailleurs, qu'une nuit à patienter: le plancher serait enfin libre de bonne heure, le lendemain.

Jean piétinait, au milieu de la famille, l'air perdu, ne sachant que faire de ses membres. D'abord, la maison, les meubles, le corps de Françoise avaient paru à lui. Mais, à mesure que les heures s'écoulaient, tout cela se détachait de sa personne, semblait passer aux autres. Quand la nuit tomba, personne ne lui adressait plus la parole, il n'était plus là qu'un intrus toléré. Jamais il n'avait eu si pénible la sensation d'être un étranger, de n'avoir pas un des siens, parmi ces gens, tous alliés, tous d'accord, dès qu'il s'agissait de l'exclure. Jusqu'à sa pauvre femme morte qui cessait de lui appartenir, au point que Fanny, comme il parlait de veiller près du corps, avait voulu le renvoyer, sous le prétexte qu'on était trop de monde. Il s'était obstiné pourtant, il avait même eu l'idée de prendre l'argent dans la commode, les cent vingt-sept francs, pour être certain qu'ils ne s'envoleraient pas. Lise, dès son arrivée, en ouvrant le tiroir, devait les avoir vus, ainsi que la feuille de papier timbré, car elle s'était mise à chuchoter vivement avec la Grande; et c'était depuis lors, qu'elle se réinstallait si à l'aise, certaine qu'il n'existait point de testament. L'argent, elle ne l'aurait toujours pas. Dans l'appréhension du lendemain, Jean se disait qu'il tiendrait au moins ça. Il avait ensuite passé la nuit sur une chaise.

 

Le lendemain, l'enterrement eut lieu de bonne heure, à neuf heures; et l'abbé Madeline, qui partait le soir, put dire encore la messe et aller jusqu'à la fosse; mais il y perdit connaissance, on dut l'emporter. Les Charles étaient venus, ainsi que Delhomme et Nénesse. Ce fut un enterrement convenable, sans rien de trop. Jean pleurait, Buteau s'essuyait les yeux. Au dernier moment, Lise avait déclaré que ses jambes se cassaient, que jamais elle n'aurait la force d'accompagner le corps de sa pauvre soeur. Elle était donc restée seule dans la maison, tandis que la Grande, Fanny, la Frimat, la Bécu, d'autres voisines, suivaient. Et, au retour, tout ce monde, s'attardant exprès sur la place de l'Église, assista enfin à la scène prévue, attendue depuis la veille.

Jusque-là, les deux hommes, Jean et Buteau, avaient évité de se regarder, dans la crainte qu'une bataille ne s'engageât sur le cadavre à peine refroidi de Françoise. Maintenant, tous les deux se dirigeaient vers la maison, du même pas résolu; et, de biais, ils se dévisageaient. On allait voir. Du premier coup d'oeil, Jean comprit pourquoi Lise n'était pas allée au convoi. Elle avait voulu rester seule, afin d'emménager, en gros du moins. Une heure venait de lui suffire, jetant les paquets par-dessus le mur de la Frimat, brouettant ce qui aurait pu se casser. D'une claque enfin, elle avait ramené dans la cour Laure et Jules, qui s'y battaient déjà, tandis que le père Fouan, poussé aussi par elle, soufflait sur le banc. La maison était reconquise.

– Où vas-tu? demanda brusquement Buteau, en arrêtant Jean devant la porte.

– Je rentre chez moi.

– Chez toi! où ça, chez toi?.. Pas ici, toujours. Ici, nous sommes chez nous.

Lise était accourue; et, les poings sur les hanches, elle gueulait, plus violente, plus injurieuse que son homme.

– Hein? quoi? qu'est-ce qu'il veut, ce pourri?.. Y avait assez longtemps qu'il empoisonnait ma pauvre soeur, à preuve que, sans ça, elle ne serait pas morte de son accident, et qu'elle a montré sa volonté, en ne lui rien laissant de son bien… Tape donc dessus, Buteau! Qu'il ne rentre pas, il nous foutrait la maladie!

Jean, suffoqué de cette rude attaque, tâcha encore de raisonner.

– Je sais que la maison et la terre vous reviennent. Mais j'ai à moi la moitié sur les meubles et les bêtes…

– La moitié, tu as le toupet! reprit Lise, en l'interrompant. Sale maquereau, tu oserais prendre la moitié de quelque chose, toi qui n'as seulement pas apporté ici ton démêloir et qui n'y es entré qu'avec ta chemise sur le cul. Faut donc que les femmes te rapportent, un beau métier de cochon!

Buteau l'appuyait, et d'un geste qui balayait le seuil:

– Elle a raison, décampe!.. Tu avais ta veste et ta culotte, va-t'en avec, on ne te les retient pas.

La famille, les femmes surtout, Fanny et la Grande, arrêtées à une trentaine de mètres, semblaient approuver par leur silence. Alors, Jean, blêmissant sous l'outrage, frappé au coeur de cette accusation d'abominable calcul, se fâcha, cria aussi fort que les autres.

– Ah! c'est comme ça, vous voulez du vacarme… Eh bien! il y en aura. D'abord, je rentre, je suis chez moi, tant que le partage n'est pas fait. Et puis, je vais aller chercher M. Baillehache qui mettra les scellés et qui m'en nommera gardien… Je suis chez moi, c'est à vous de foutre le camp!

Il s'était avancé si terrible, que Lise dégagea la porte. Mais Buteau avait sauté sur lui, une lutte s'engagea, les deux hommes roulèrent au milieu de la cuisine. Et la querelle continua dedans, à savoir maintenant qui serait flanqué dehors, du mari ou de la soeur et du beau-frère.

– Montrez-moi le papier qui vous rend les maîtres.

– Le papier, on s'en torche! Ça suffit que nous ayons le droit.

– Alors, venez avec l'huissier, amenez les gendarmes, comme nous avons fait, nous autres.

– L'huissier et les gendarmes, on les envoie chier! Il n'y a que les crapules qui ont besoin d'eux. Quand on est honnête, on règle ses comptes soi-même.

Jean s'était retranché derrière la table, ayant le furieux besoin d'être le plus fort, ne voulant pas quitter cette demeure où sa femme venait d'agoniser, où il lui semblait que tout le bonheur de sa vie avait tenu. Buteau, enragé, lui aussi, par l'idée de ne pas lâcher la place reconquise, comprenait qu'il fallait en finir. Il reprit:

– Et puis, ce n'est pas tout ça, tu nous emmerdes!

Il avait bondi par-dessus la table, il retomba sur l'autre. Mais celui-ci empoigna une chaise, le fit culbuter en la lui envoyant à travers les jambes; et il se réfugiait au fond de la chambre voisine pour s'y barricader, lorsque la femme eut le brusque souvenir de l'argent, des cent vingt-sept francs aperçus dans le tiroir de la commode. Elle crut qu'il courait les prendre, elle le devança, ouvrit le tiroir, jeta un hurlement de douleur.

– L'argent? ce nom de Dieu a volé l'argent, cette nuit!

Et, dès lors, Jean fut perdu, ayant à protéger sa poche. Il criait que l'argent lui appartenait, qu'il voulait bien faire les comptes et qu'on lui en redevrait, sûrement. Mais la femme et l'homme ne l'écoutaient pas, la femme s'était ruée, cognait plus fort que l'homme. D'une poussée folle, il fut délogé de la chambre, ramené dans la cuisine, où ils tournèrent tous les trois en une masse confuse, rebondissante aux angles des meubles. A coups de pied, il se débarrassa de Lise. Elle revint, lui enfonça ses ongles dans la nuque, tandis que Buteau, prenant son élan, tapant de la tête ainsi qu'un bélier, l'envoyait s'étaler dehors, sur la route.

Ils restèrent là, ils bouchèrent la porte de leur corps, clamant:

– Voleur qui a volé notre argent!.. Voleur! voleur! voleur!

Jean, après s'être ramassé, répondit, dans un bégayement de souffrance et de colère:

– C'est bon, j'irai chez le juge, à Châteaudun, et il me fera rentrer chez moi, et je vous poursuivrai en justice pour des dommages-intérêts… Au revoir!

Il eut un dernier geste de menace, il disparut, en montant vers la plaine. Quand la famille avait vu qu'on se tapait, elle s'en était prudemment allée, à cause des procès possibles.

Alors, les Buteau eurent un cri sauvage de victoire. Enfin, ils l'avaient donc foutu à la rue, l'étranger, l'usurpateur! Et ils y étaient rentrés, dans la maison, ils disaient bien qu'ils y rentreraient! La maison! la maison! à cette idée qu'ils s'y retrouvaient, dans la vieille maison patrimoniale, bâtie jadis par un ancêtre, ils furent pris d'un coup de folie joyeuse, ils galopèrent au travers des pièces, gueulèrent à s'étrangler, pour le plaisir de gueuler chez eux. Les enfants, Laure et Jules, accoururent, battirent du tambour sur une vieille poêle. Seul, le père Fouan, resté sur le banc de pierre, les regardait passer de ses yeux troubles, sans rire.

Brusquement, Buteau s'arrêta.

– Nom de Dieu! il a filé par le haut, pourvu qu'il ne soit pas allé faire du mal à la terre!

C'était absurde, mais ce cri de passion l'avait bouleversé. La pensée de la terre lui revenait, dans une secousse de jouissance inquiète. Ah! la terre, elle le tenait aux entrailles plus encore que la maison! ce morceau de terre de là-haut qui comblait le trou entre ses deux tronçons, qui lui rétablissait sa parcelle de trois hectares, si belle, que Delhomme lui-même n'en possédait pas une semblable? Toute sa chair s'était mise à trembler de joie comme au retour d'une femme désirée et qu'on a crue perdue. Un besoin immédiat de la revoir, dans sa crainte folle que l'autre pouvait l'emporter, lui tourna la tête. Il partit en courant, en grognant qu'il souffrirait trop, tant qu'il ne saurait pas.