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La Terre

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– Bougre de salop, qui a tué notre bonne amitié! Sans toi, on serait encore en famille, tous collés, tous gentils!

Jean, très raisonnable dans son silence, dut se mettre sur la défensive.

– Touche pas ou je cogne!

Vivement, Françoise et Lise s'étaient levées, se plantant chacune devant son homme, le visage gonflé de leur haine lentement accrue, les ongles enfin dehors, prêtes à s'arracher la peau. Et une bataille générale, que ni la Grande ni Fouan ne semblaient disposés à empêcher, aurait sûrement fait voler les bonnets et les cheveux, si le notaire n'était sorti de son flegme professionnel.

– Mais, nom d'un chien! attendez d'être dans la rue! C'est agaçant, qu'on ne puisse tomber d'accord sans se battre!

Lorsque tous, frémissants, se tinrent tranquilles, il ajouta:

– Vous l'êtes, d'accord, n'est-ce pas?.. Eh bien! je vais arrêter les comptes de tutelle, on les signera, puis nous procéderons à la vente de la maison, pour en finir… Allez-vous-en, et soyez sages, les bêtises coûtent cher, des fois!

Cette parole acheva de les calmer. Mais, comme ils sortaient, Jésus-Christ, qui avait attendu le père, insulta toute la famille, en gueulant que c'était une vraie honte, de fourrer un pauvre vieux dans ces sales histoires, pour le voler bien sûr; et, attendri par l'ivresse, il l'emmena comme il l'avait amené, sur la paille d'une charrette, empruntée à un voisin. Les Buteau filèrent d'un côté, la Grande poussa Jean et Françoise au Bon Laboureur, où elle se fit payer du café noir. Elle rayonnait.

– J'ai tout de même bien ri! conclut-elle, en mettant le reste du sucre dans sa poche.

Ce jour-là encore, la Grande eut une idée. En rentrant à Rognes, elle courut s'entendre avec le père Saucisse, un de ses anciens amoureux, disait-on. Comme les Buteau avaient juré qu'ils pousseraient la maison, contre Françoise, jusqu'à y laisser la peau, elle s'était dit que, si le vieux paysan la poussait de son côté, les autres peut-être ne se méfieraient pas et la lui lâcheraient; car il se trouvait leur voisin, il pouvait avoir l'envie de s'agrandir. Tout de suite, il accepta, moyennant un cadeau. Si bien que, le deuxième dimanche du mois, aux enchères, les choses se passèrent comme elle l'avait prévu. De nouveau, dans l'étude de maître Baillehache, les Buteau étaient d'un côté, Françoise et Jean de l'autre, avec la Grande; et il y avait du monde; quelques paysans, venus avec l'idée vague d'acheter, si c'était pour rien. Mais, en quatre ou cinq enchères, jetées d'une voix brève par Lise et Françoise, la maison monta à trois mille cinq cents francs, ce qu'elle valait. Françoise, à trois mille huit, s'arrêta. Alors, le père Saucisse entra en scène, décrocha les quatre mille, mit encore cinq cents francs. Effarés, les Buteau se regardèrent: ce n'était plus possible, l'idée de tout cet argent les glaçait. Lise, pourtant, se laissa emporter jusqu'à cinq mille. Et elle fut écrasée, lorsque le vieux paysan, d'un seul coup, sauta à cinq mille deux. C'était fini, la maison lui fut adjugée à cinq mille deux cents francs. Les Buteau ricanèrent, cette grosse somme serait bonne à toucher, du moment que Françoise et son vilain bougre, eux aussi, étaient battus.

Cependant, lorsque Lise, de retour à Rognes, rentra dans cette antique demeure, où elle était née, où elle avait vécu, elle se mit à sangloter. Buteau, de même, étranglait, serré à la gorge, au point qu'il finit par se soulager sur elle, en jurant que, lui, aurait donné jusqu'au dernier poil de son corps; mais ces sans-coeurs de femmes, ça ne vous avait la bourse ouverte, comme les cuisses, que pour la godaille. Il mentait, c'était lui qui l'avait arrêtée; et ils se battirent. Ah! la pauvre vieille maison patrimoniale des Fouan, bâtie il y avait trois siècles par un ancêtre, aujourd'hui branlante, lézardée, tassée, raccommodée de toutes parts, le nez tombé en avant sous le souffle des grands vents de la Beauce! Dire que la famille l'habitait depuis trois cents ans, qu'on avait fini par l'aimer et par l'honorer comme une vraie relique, si bien qu'elle comptait lourd dans les héritages! D'une gifle, Buteau renversa Lise, qui se releva et faillit lui casser la jambe d'une ruade.

Le lendemain soir, ce fut autre chose, le coup de tonnerre éclata. Le père Saucisse étant allé, le matin, faire la déclaration de command, Rognes sut, dès midi, qu'il avait acheté la maison pour le compte de Françoise, autorisée par Jean; et non seulement la maison, mais encore les meubles, Gédéon et la Coliche. Chez les Buteau, il y eut un hurlement de douleur et de détresse, comme si la foudre était entrée. L'homme, la femme, tombés à terre, pleuraient, gueulaient, dans le désespoir sauvage de n'être pas les plus forts, d'avoir été joués par cette garce de gamine. Ce qui les affolait, c'était surtout d'entendre qu'on riait d'eux dans tout le village, tant ils avaient peu montré de malignité. Nom de Dieu! s'être fait rouler ainsi, se laisser foutre à la porte de chez soi, en un tour de main! Ah! non, par exemple, on allait voir!

Quand la Grande se présenta, le soir même, au nom de Françoise, pour s'entendre poliment avec Buteau sur le jour où il comptait déménager, il la flanqua dehors, perdant toute prudence, répondant d'un seul mot.

– Merde!

Elle s'en alla très contente, elle lui cria simplement qu'on enverrait l'huissier. Dès le lendemain, en effet, Vimeux, pâle et inquiet, plus minable qu'à l'ordinaire, monta la rue, frappa avec précaution, guetté par les commères des maisons voisines. On ne répondit pas, il dut frapper plus fort, il osa appeler, en expliquant que c'était pour la sommation d'avoir à déguerpir. Alors, la fenêtre du grenier s'ouvrit, une voix gueula le mot, le même, l'unique:

– Merde!

Et un pot plein de la chose fut vidé. Trempé du haut en bas, Vimeux dut remporter la sommation. Rognes s'en tient encore les côtes.

Mais, tout de suite, la Grande avait emmené Jean à Châteaudun, chez l'avoué. Celui-ci leur expliqua qu'il fallait au moins cinq jours, avant d'en arriver à l'expulsion: le référé introduit, l'ordonnance rendue par le président, la levée au greffe de cette ordonnance, enfin l'expulsion, pour laquelle l'huissier se ferait aider des gendarmes, s'il le fallait. La Grande discuta afin de gagner un jour, et lorsqu'elle fut de retour à Rognes, comme on était au mardi, elle annonça partout que, le samedi soir, les Buteau seraient jetés dans la rue à coups de sabre, ainsi que des voleurs, s'ils n'avaient pas d'ici là quitté la maison de bonne grâce.

Quand on répéta la nouvelle à Buteau, il eut un geste de terrible menace. Il criait à qui voulait l'entendre qu'il ne sortirait pas vivant, que les soldats seraient obligés de démolir les murs, avant de l'en arracher. Et, dans le pays, on ne savait s'il faisait le fou, ou s'il l'était réellement devenu, tant sa colère touchait à l'extravagance. Il passait sur les routes, debout à l'avant de sa voiture, au galop de son cheval, sans répondre, sans crier gare; même on l'avait rencontré la nuit, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, revenant on ne savait d'où, du diable bien sûr. Un homme, qui s'était approché, avait reçu un grand coup de fouet. Il semait la terreur, le village fut bientôt en continuelle alerte. On s'aperçut, un matin, qu'il s'était barricadé chez lui; et des cris effroyables s'élevaient derrière les portes closes, des hurlements où l'on croyait reconnaître les voix de Lise et de ses deux enfants. Le voisinage en fut révolutionné, on tint conseil, un vieux paysan finit par se dévouer en appliquant une échelle à une fenêtre, pour monter voir. Mais la fenêtre s'ouvrit, Buteau renversa l'échelle et le vieux, qui faillit avoir les jambes rompues. Est-ce qu'on n'était pas libre chez soi? Il brandissait les poings, il gueulait qu'il aurait leur peau à tous, s'ils le dérangeaient encore. Le pis fut que Lise se montra, elle aussi, avec les deux mioches, lâchant des injures, accusant le monde de mettre le nez où il n'y avait que faire. On n'osa plus s'en mêler. Seulement, les transes grandirent à chaque nouveau vacarme, on venait écouter en frémissant les abominations qu'on entendait de la rue. Les malins croyaient qu'il avait son idée. D'autres juraient qu'il perdait la boule et que ça finirait par un malheur. Jamais on ne sut au juste.

Le vendredi, la veille du jour où l'on attendait l'expulsion, une scène surtout émotionna. Buteau, ayant rencontré son père près de l'église, se mit à pleurer comme un veau et s'agenouilla par terre, devant lui, en demandant pardon, d'avoir fait la mauvaise tête, anciennement. C'était peut-être bien ça qui lui portait malheur. Il le suppliait de revenir loger chez eux, il semblait croire que ce retour seul pouvait y ramener la chance. Fouan, ennuyé de ce qu'il braillait, étonné de son apparent repentir, lui promit d'accepter un jour, quand tous les embêtements de la famille seraient terminés.

Enfin, le samedi arriva. L'agitation de Buteau était allée en croissant, il attelait et dételait du matin au soir, sans raison; et les gens se sauvaient, devant cet enragement de courses en voiture, qui ahurissait par son inutilité. Le samedi, dès huit heures, il attela une fois encore, mais il ne sortit point, il se planta sur sa porte, appelant les voisins qui passaient, ricanant, sanglotant, hurlant son affaire en termes crus. Hein? c'était rigolo tout de même d'être emmerdé par une petite garce qu'on avait eue pour traînée pendant cinq ans! Oui, une putain! et sa femme aussi! deux fières putains, les deux soeurs, qui se battaient à qui y passerait la première! Il revenait à ce mensonge, avec des détails ignobles, pour se venger. Lise étant sortie, une querelle atroce s'engagea, il la rossa devant le monde, la renvoya détendue et soulagée, contenté, lui aussi, d'avoir tapé fort. Et il restait sur la porte à guetter la justice, il goguenardait, l'insultait: est-ce qu'elle se faisait foutre en chemin, la justice? Il ne l'attendait plus, il triomphait.

 

Ce fut seulement à quatre heures que Vimeux parut avec deux gendarmes. Buteau pâlit, ferma précipitamment la porte de la cour. Peut-être n'avait-il jamais cru qu'on irait jusqu'au bout. La maison tomba à un silence de mort. Insolent cette fois, sous la protection de la force année, Vimeux frappa des deux poings. Rien ne répondait. Les gendarmes durent s'en mêler, ébranlèrent la vieille porte à coup de crosse. Toute une queue d'hommes, de femmes et d'enfants les avaient suivis, Rognes entier était là, dans l'attente du siège annoncé. Et, brusquement, la porte se rouvrit, on aperçut Buteau debout à l'avant de sa voiture, fouettant son cheval, sortant au galop et poussant droit à la foule. Il clamait, au milieu des cris d'effroi:

– Je vas me neyer! je vas me neyer!

C'était foutu, il parlait d'en finir, de se jeter dans l'Aigre, avec sa voiture, son cheval, tout!

– Gare donc! je vas me neyer!

Une épouvante avait dispersé les curieux, devant les coups de fouet et le train emporté de la carriole. Mais, comme il la lançait sur la pente, à fracasser les roues, des hommes coururent pour l'arrêter. Cette sacrée tête de pioche était bien capable de faire le plongeon, histoire d'embêter les autres. On le rattrapa, il fallut batailler, sauter à la tête du cheval, monter dans la voiture. Quand on le ramena, il ne soufflait plus un mot, les dents serrées, tout le corps raidi, laissant s'accomplir le destin, dans la muette protestation de sa rage impuissante.

A ce moment, la Grande amenait Françoise et Jean, pour qu'ils prissent possession de la maison. Et Buteau se contenta de les regarder en face, du regard noir dont il suivait maintenant la fin de son malheur. Mais c'était le tour de Lise à crier, à se débattre, ainsi qu'une folle. Les gendarmes étaient là, qui lui répétaient de faire ses paquets et de filer. Fallait bien obéir, puisque son homme était assez lâche pour ne pas la défendre, en tapant dessus. Les poings aux hanches, elle tombait sur lui.

– Jean-foutre qui nous laisse flanquer à la rue! T'as pas de coeur, dis? que tu ne cognes pas sur ces cochons-la… Va donc, lâche, lâche! t'es plus un homme!

Comme elle lui criait ça dans la face, exaspérée de son immobilité, il finit par la repousser si rudement, qu'elle en hurla. Mais il ne sortit point de son silence, il n'eut sur elle que son regard noir.

– Allons, la mère, dépêchons, dit Vimeux triomphant. Nous ne partirons que lorsque vous aurez remis les clefs aux nouveaux propriétaires.

Dès lors, Lise commença à déménager, dans un coup de fureur. Depuis trois jours, elle et Buteau avaient déjà porté beaucoup de choses, les outils, les gros ustensiles, chez leur voisine, la Frimat; et l'on comprit qu'ils s'attendaient tout de même à l'expulsion, car ils s'étaient mis d'accord avec la vieille femme, qui, pour leur donner le temps de se retourner, leur louait son chez elle, trop grand, en s'y réservant seulement la chambre de son homme paralytique. Puisque les meubles étaient vendus avec la maison, et les bêtes aussi, il ne restait à Lise qu'à emporter son linge, ses matelas, d'autres menues affaires. Tout dansa par la porte et les fenêtres, jusqu'au milieu de la cour, tandis que ses deux petits pleuraient en croyant leur dernier jour venu, Laure cramponnée à ses jupes, Jules étalé, vautré en plein déballage. Comme Buteau ne l'aidait même pas, les gendarmes, braves gens, se mirent à charger les paquets dans la voiture.

Mais tout se gâta encore, lorsque Lise aperçut Françoise et Jean, qui attendaient, derrière la Grande. Elle se rua, elle lâcha le flot amassé de sa rancune.

– Ah! salope, tu es venue voir avec ton salop… Eh bien! tu vois notre peine, c'est comme si tu nous buvais le sang… Voleuse, voleuse, voleuse!

Elle s'étranglait avec ce mot, elle revenait le jeter à sa soeur, chaque fois qu'elle apportait dans la cour un nouvel objet. Celle-ci ne répondait pas, très pâle, les lèvres amincies, les yeux brûlants; et elle affectait d'être toute à une surveillance blessante, suivant des yeux les choses, pour voir si on ne lui emportait rien. Justement, elle reconnut un escabeau de la cuisine, compris dans la vente.

– C'est à moi, ça, dit-elle d'une voix rude.

– A toi? alors, va le chercher! répondit l'autre, qui envoya l'escabeau nager dans la mare.

La maison était libre, Buteau prit le cheval par la bride, Lise ramassa ses deux enfants, ses deux derniers paquets, Jules sur le bras droit, Laure sur le bras gauche; puis, comme elle quittait enfin la vieille demeure, elle s'approcha de Françoise, elle lui cracha au visage.

– Tiens! v'là pour toi!

Sa soeur, tout de suite, cracha aussi.

– V'là pour toi!

Et Lise et Françoise, dans cet adieu de haine empoisonnée, s'essuyèrent lentement sans se quitter du regard, détachées à jamais, n'ayant plus d'autre lien que la révolte ennemie de leur même sang.

Enfin, rouvrant la bouche, Buteau gueula le mot du départ, avec un geste de menace vers la maison.

– A bientôt, nous reviendrons!

La Grande les suivit, pour voir jusqu'au bout, décidée d'ailleurs, maintenant que ceux-là étaient par terre, à se tourner contre les autres, qui la lâchaient si vite et qu'elle trouvait déjà trop heureux. Longtemps, des groupes stationnèrent, causant à demi voix. Françoise et Jean étaient entrés dans la maison vide.

Au moment où les Buteau, de leur côté, déballaient leurs nippes chez la Frimat, ils furent étonnés de voir paraître le père Fouan, qui demanda, suffoqué, effaré, avec un regard en arrière, comme si quelque malfaiteur le poursuivait:

– Y a-t-il un coin pour moi, ici? Je viens coucher.

C'était toute une épouvante qui le faisait galoper, en fuite du Château. Il ne pouvait plus se réveiller la nuit, sans que la Trouille en chemise promenât dans la chambre sa maigre nudité de garçon, à la recherche des papiers, qu'il avait fini par cacher dehors, au fond d'un trou de roche, muré de terre. Jésus-Christ l'envoyait, cette garce, à cause de sa légèreté, de sa souplesse, pieds nus, se coulant partout, entre les chaises, sous le lit, ainsi qu'une couleuvre; et elle se passionnait à cette chasse, persuadée que le vieux reprenait les papiers sur lui en s'habillant, furieuse de ne pas découvrir où il les déposait, avant de se coucher; car il n'y avait certainement rien dans le lit, elle y enfonçait son bras mince, le sondait d'une main adroite, dont le grand-père devinait à peine le frôlement. Mais voilà qu'après le déjeuner, ce jour-là, il avait été pris d'une faiblesse, étourdi, culbuté près de la table. Et, en revenant à lui, si assommé encore qu'il ne rouvrait pas les yeux, il s'était retrouvé par terre, à la même place, il avait eu l'émotion de sentir que Jésus-Christ et la Trouille le déshabillaient. Au lieu de lui porter secours, les bougres n'avaient qu'une idée, profiter vite de l'occasion, le visiter. Elle surtout y mettait une brutalité colère, n'y allant plus doucement, tirant sur la veste, sur la culotte, et aïe donc! regardant jusqu'à la peau, dans tous les trous, afin d'être sûre qu'il n'y avait pas fourré son magot. Des deux poings elle le retournait, lui écartait les membres, le fouillait comme une vieille poche vide. Rien! Où donc avait-il sa cachette? C'était à l'ouvrir pour voir dedans! Une telle terreur d'être assassiné, s'il bougeait, l'avait saisi, qu'il continuait de feindre l'évanouissement, les paupières closes, les jambes et les bras morts. Seulement, lâché enfin, libre, il s'était enfui, bien résolu à ne pas coucher au Château.

– Alors, vous avez un coin pour moi? demanda-t-il encore.

Buteau semblait ragaillardi par ce retour imprévu de son père. C'était de l'argent qui revenait.

– Mais bien sûr, vieux! On se serrera donc! Ça nous portera chance… Ah! nom de Dieu! je serais riche, s'il ne s'agissait que d'avoir du coeur!

Françoise et Jean étaient entrés lentement dans la maison vide. La nuit tombait, une dernière lueur triste éclairait les pièces silencieuses. Tout cela était très ancien, ce toit patrimonial qui avait abrité le travail et la misère de trois siècles; si bien que quelque chose de grave traînait là, comme dans l'ombre des vieilles églises de village. Les portes étaient restées ouvertes, un coup d'orage semblait avoir soufflé sous les poutres, des chaises gisaient par terre, en déroute, au milieu de la débâcle du déménagement. On aurait dit une maison morte.

Et Françoise, à petits pas, faisait le tour, regardait partout. Des sensations confuses, des souvenirs vagues s'éveillaient en elle. A cette place, elle avait joué enfant. C'était dans la cuisine, près de la table, que son père était mort. Dans la chambre, devant le lit sans paillasse, elle se rappela Lise et Buteau, les soirs où ils se prenaient si rudement, qu'elle les entendait souffler à travers le plafond. Est-ce que, maintenant encore, ils allaient la tourmenter? Elle sentait bien que Buteau était toujours présent. Ici, il l'avait empoignée un soir, et elle l'avait mordu. Là aussi, là aussi. Dans tous les coins, elle retrouvait des idées qui l'emplissaient de trouble.

Puis, comme Françoise se retournait, elle resta surprise d'apercevoir Jean. Que faisait-il donc chez eux, cet étranger? Il avait un air de gêne, il paraissait en visite, n'osant toucher à rien. Une sensation de solitude la désola, elle fut désespérée de ne pas être plus joyeuse de sa victoire. Elle aurait cru entrer là en criant de contentement, en triomphant derrière le dos de sa soeur. Et la maison ne lui faisait pas plaisir, elle avait le coeur barbouillé de malaise. C'était peut-être ce jour si mélancolique qui tombait. Elle et son homme finirent par se trouver dans la nuit noire, rôdant toujours d'une pièce à une autre, sans avoir eu même le courage d'allumer une chandelle.

Mais un bruit les ramena dans la cuisine, et ils s'égayèrent en reconnaissant Gédéon, qui, entré comme à son habitude, fouillait le buffet resté ouvert. La vieille Coliche meuglait, à côté, au fond de l'étable.

Alors, Jean, prenant Françoise entre ses bras, la baisa doucement, comme pour dire qu'on allait tout de même être heureux.

CINQUIÈME PARTIE

I

Avant les labours d'hiver, la Beauce, à perte de vue, se couvrait de fumier, sous les ciels pâlis de septembre. Du matin au soir, un charriage lent s'en allait par les chemins de campagne, des charrettes débordantes de vieille paille consommée, qui fumaient, d'une grosse vapeur, comme si elles eussent porté de la chaleur à la terre. Partout, les pièces se bossuaient de petits tas, la mer houleuse et montante des litières d'étable et d'écurie; tandis que, dans certains champs, on venait d'étendre les tas, dont le flot répandu ombrait au loin le sol d'une salissure noirâtre. C'était la poussée du printemps futur qui coulait avec cette fermentation des purins; la matière décomposée retournait à la matrice commune, la mort allait refaire de la vie; et, d'un bout à l'autre de la plaine immense, une odeur montait, l'odeur puissante de ces fientes, nourrices du pain des hommes.

Une après-midi, Jean conduisit à sa pièce des Cornailles une forte voiture de fumier. Depuis un mois, lui et Françoise étaient installés, et leur existence avait pris le train actif et monotone des campagnes. Comme il arrivait, il aperçut Buteau, dans la pièce voisine, une fourche aux mains, occupé à étaler les tas, déposés là l'autre semaine. Les deux hommes échangèrent un regard oblique. Souvent, ils se rencontraient, ils se trouvaient ainsi forcés de travailler côte à côte, puisqu'ils étaient voisins; et Buteau souffrait surtout, car la part de Françoise, arrachée de ses trois hectares, laissait un tronçon à gauche et un tronçon à droite, ce qui l'obligeait à de continuels détours. Jamais ils ne s'adressaient la parole. Peut-être bien que, le jour où éclaterait une querelle, ils se massacreraient.

Jean, cependant, s'était mis à décharger le fumier de sa voiture. Monté dedans, il la vidait à la fourche, enfoncé jusqu'aux hanches, lorsque, sur la route, Hourdequin passa, en tournée depuis midi. Le fermier avait gardé un bon souvenir de son serviteur. Il s'arrêta, il causa, l'air vieilli, la face ravagée de chagrins, ceux de la ferme et d'autres encore.

– Jean, pourquoi donc n'avez-vous pas essayé des phosphates?

Et, sans attendre la réponse, il continua de parler comme pour s'étourdir, longtemps. Ces fumiers, ces engrais, la vraie question de la bonne culture était là. Lui avait essayé de tout, il venait de traverser cette crise, cette folie des fumiers qui enfièvre parfois les agriculteurs. Ses expériences se succédaient, les herbes, les feuilles, le marc de raisin, les tourteaux de navette et de colza; puis encore, les os concassés, la chair cuite et broyée, le sang desséché, réduit en poussière; et son chagrin était de ne pouvoir tenter du sang liquide, n'ayant point d'abattoir aux environs. Il employait maintenant les raclures de routes, les curures de fossés, les cendres et les escarbilles de fourneaux, surtout les déchets de laine, dont il avait acheté le balayage dans une draperie de Châteaudun. Son principe était que tout ce qui vient de la terre est bon à renvoyer à la terre. Il avait installé de vastes trous à compost derrière sa ferme, il y entassait les ordures du pays entier, ce que la pelle ramassait au petit bonheur, les charognes, les putréfactions des coins de borne et des eaux croupies. C'était de l'or.

 

– Avec les phosphates, reprit-il, j'ai eu parfois de bons résultats.

– On est si volé! répondit Jean.

– Ah! certainement, si vous achetez aux voyageurs de hasard qui font les petits marchés de campagne… Sur chaque marché, il faudrait un chimiste expert, chargé d'analyser ces engrais chimiques, qu'il est si difficile d'avoir purs de toute fraude… L'avenir est là sûrement, mais avant que vienne l'avenir, nous serons tous crevés. On doit avoir le courage de pâtir pour d'autres.

La puanteur du fumier que Jean remuait l'avait un peu ragaillardi. Il l'aimait, la respirait avec une jouissance de bon mâle, comme l'odeur même du coït de la terre.

– Sans doute, continua-t-il après un silence, il n'y a encore rien qui vaille le fumier de ferme. Seulement, on n'en a jamais assez. Et puis, on l'abîme on ne sait ni le préparer, ni l'employer… Tenez! ça se voit, celui-ci a été brûlé par le soleil. Vous ne le couvrez pas.

Et il s'emporta contre la routine, lorsque Jean lui confessa qu'il avait gardé l'ancien trou des Buteau, devant l'étable. Lui, depuis quelques années, chargeait les diverses couches, dans sa fosse, de lits de terre et de gazon. Il avait, en outre, établi un système de tuyaux pour amener à la purinière les eaux de vaisselle, les urines des bêtes et des gens, tous les égouts de la ferme; et, deux fois par semaine, on arrosait la fumière avec la pompe à purin. Enfin, il en était à utiliser précieusement la vidange des latrines.

– Ma foi, oui! c'est trop bête de perdre le bien du bon Dieu! J'ai longtemps été comme nos paysans, j'avais des idées de délicatesse là-dessus. Mais la mère Caca m'a converti… Vous la connaissez, la mère Caca, votre voisine? Eh bien! elle seule est dans le vrai, le chou au pied duquel elle a vidé son pot, est le roi des choux, et comme grosseur, et comme saveur. Il n'y a pas à dire, tout sort de là.

Jean se mit à rire, en sautant de sa voiture qui était vide et en commençant à diviser son fumier par petits tas. Hourdequin le suivait, au milieu de la buée chaude qui les noyait tous les deux.

– Quand on pense que la vidange seule de Paris pourrait fertiliser trente mille hectares! Le calcul a été fait. Et on la perd, à peine en emploie-t-on une faible partie sous forme de poudrette… Hein? trente mille hectares! Voyez-vous ça ici, voyez-vous la Beauce couverte et le blé grandir!

D'un geste large, il avait embrassé l'étendue, l'immense Beauce plate. Et lui, dans sa passion, voyait Paris, Paris entier, lâcher la bonde de ses fosses, le fleuve fertilisateur de l'engrais humain. Des rigoles partout s'emplissaient, des nappes s'étalaient dans chaque labour, la mer des excréments montait en plein soleil, sous de larges souffles qui en vivifiaient l'odeur. C'était la grande ville qui rendait aux champs la vie qu'elle en avait reçue. Lentement, le sol buvait cette fécondité, et de la terre gorgée, engraissée, le pain blanc poussait, débordait en moissons géantes.

– Faudrait peut-être bien un bateau, alors! dit Jean, que cette idée nouvelle de la submersion des plaines par les eaux de vidange amusait et dégoûtait.

Mais, à ce moment, une voix lui fit tourner la tète. Il s'étonna de reconnaître Lise debout dans sa carriole, arrêtée au bord de la route, criant à Buteau, de toute sa force:

– Dis donc, je vas à Cloyes chercher monsieur Finet… Le père est tombé raide dans sa chambre. Je crois qu'il claque… Rentre un peu voir, toi.

Et, sans même attendre la réponse, elle fouetta le cheval, elle repartit, diminuée et dansante au loin, sur la route toute droite.

Buteau, sans hâte, acheva d'étaler ses derniers las. Il grognait. Le père malade, en voilà un embêtement! Peut-être bien que ce n'était qu'une frime, histoire de se faire dorloter. Puis, l'idée que ça devait être sérieux tout de même, pour que la femme eût pris sur elle la dépense du médecin, le décida à remettre sa veste.

– Celui-là le pèse, son fumier! murmura Hourdequin, intéressé par la fumure de la pièce voisine. A paysan avare, terre avare… Et un vilain bougre, dont vous ferez bien de vous méfier, après vos histoires avec lui… Comment voulez-vous que ça marche, quand il y a tant de salopes et tant de coquins sur la terre? Elle a assez de nous, parbleu!

Il s'en alla vers la Borderie, repris de tristesse, au moment même où Buteau rentrait à Rognes, de son pas lourd. Et Jean, resté seul, termina sa besogne déposant tous les dix mètres des fourchées de fumier, qui dégageaient un redoublement de vapeurs ammoniacales. D'autres tas fumaient au loin, noyaient l'horizon d'un fin brouillard bleuâtre. Toute la Beauce en restait tiède et odorante, jusqu'aux gelées.

Les Buteau étaient toujours chez la Frimat, où ils occupaient la maison, sauf la pièce du rez-de-chaussée, sur le derrière, qu'elle s'était réservée pour elle et pour son homme paralytique. Ils s'y trouvaient trop à l'étroit, leur regret était surtout de ne plus avoir de potager; car, naturellement, elle gardait le sien, ce coin qui lui suffisait à nourrir et à dorloter l'infirme. Cela les aurait fait déménager, en quête d'une installation plus large, s'ils ne s'étaient aperçus que leur voisinage exaspérait Françoise. Seul, un mur mitoyen séparait les deux héritages. Et ils affectaient de dire très haut, afin d'être entendus, qu'ils campaient là, qu'ils allaient pour sûr rentrer chez eux, à côté, au premier jour. Alors inutile, n'est-ce pas, de se donner le souci d'un nouveau dérangement? Pourquoi, comment rentreraient-ils? ils ne s'expliquaient point; et c'était cet aplomb, cette certitude folle basée sur des choses inconnues, qui jetait Françoise hors d'elle, gâtant sa joie d'être restée maîtresse de la maison; sans compter que sa soeur Lise plantait des fois une échelle contre le mur, pour lui crier de vilaines paroles. Depuis le règlement définitif des comptes, chez M. Baillehache, elle se prétendait volée, elle ne tarissait pas en accusations abominables, lancées d'une cour à l'autre.

Lorsque Buteau arriva enfin, il trouva le père Fouan étalé sur son lit, dans le recoin qu'il occupait derrière la cuisine, sous l'escalier du fenil. Les deux enfants le gardaient, Jules âgé de huit ans déjà, Laure de trois, jouant par terre à faire des ruisseaux, avec la cruche du vieux, qu'ils vidaient.

– Eh bien! quoi donc? demanda Buteau, debout devant le lit.

Fouan avait repris connaissance. Ses yeux grands ouverts se tournèrent avec lenteur, regardèrent fixement; mais il ne remua pas la tête, il semblait pétrifié.

– Dites donc, père, y a trop de besogne, pas de bêtises!.. Faut pas vous raidir aujourd'hui.

Et, comme Laure et Jules venaient de casser la cruche, il leur allongea une paire de gifles qui les fit hurler. Le vieux n'avait pas refermé les paupières, regardait toujours, de ses prunelles élargies et fixes. Rien à faire, alors, puisqu'il ne gigotait pas plus que ça. On verrait bien ce que le médecin dirait. Il regretta d'avoir quitté son champ, il se mit à fendre du bois devant la porte, histoire de s'occuper.