Kostenlos

La Terre

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Jésus-Christ, interloqué, déclara qu'il était pour la grande Révolution.

– Tu me fais suer, tais-toi!.. Hein? 89, 93! oui, de la musique! une belle menterie dont on nous casse les oreilles! Est-ce que ça existe, cette blague, à côté de ce qu'il reste à faire? On va voir ça, quand le peuple sera le maître, et ça ne traînera guère, tout craque, je te promets que notre siècle, comme on dit, finira d'une façon autrement chouette que l'autre. Un fameux nettoyage, un coup de torchon comme il n'y en a jamais eu!

Tous frémirent, et ce soûlard de Jésus-Christ lui-même se recula, effrayé, dégoûté, du moment qu'on n'était plus frères. Jean, intéressé jusque-là, eut aussi un geste de révolte. Mais Canon s'était levé, les yeux flambants, la face noyée d'une extase prophétique.

– Et il faut que ça arrive, c'est fatal, comme qui dirait un caillou qu'on a lancé en l'air et qui retombe forcément… Et il n'y a plus là-dedans des histoires de curé, des choses de l'autre monde, le droit, la justice, qu'on n'a jamais vues, pas plus qu'on n'a vu le bon Dieu! Non, il n'y a que le besoin que nous avons tous d'être heureux… Hein? mes bougres, dites-vous qu'on va s'entendre pour que chacun s'en donne par-dessus la tête, avec le moins de travail possible! Les machines travailleront pour nous, la journée de simple surveillance ne sera plus que de quatre heures; peut-être même qu'on arrivera à se croiser complètement les bras. Et partout des plaisirs, tous les besoins cultivés et contentés, oui! de la viande, du vin, des femmes, trois fois davantage qu'on n'en peut prendre aujourd'hui, parce qu'on se portera mieux. Plus de pauvres, plus de malades, plus de vieux, à cause de l'organisation meilleure, de la vie moins dure, des bons hôpitaux, des bonnes maisons de retraite. Un paradis! toute la science mise à se la couler douce! la vrai jouissance enfin d'être vivant!

Buteau, emballé, donna un coup de poing sur une table, en gueulant:

– L'impôt, foutu! le tirage au sort, foutu! tous les embêtements, foutus! rien que le plaisir!.. Je signe.

– Bien sûr, déclara Delhomme sagement. Faudrait être l'ennemi de son corps pour ne pas signer.

Fouan approuva, ainsi que Macqueron, Clou et les autres. Bécu, stupéfié, bouleversé dans ses idées autoritaires, vint demander tout bas à Hourdequin s'il ne fallait pas coffrer ce brigand, qui attaquait l'empereur. Mais le fermier le calma d'un haussement d'épaules. Ah! oui, le bonheur! on le rêvait par la science après l'avoir rêvé par le droit: c'était peut-être plus logique, ça n'était toujours pas pour le lendemain. Et il partait de nouveau, il appelait Jean, tout à la discussion, lorsque Lequeu céda brusquement à son besoin de s'en mêler, dont il étouffait, comme d'une rage contenue.

– A moins, lâcha-t-il de sa voix aigre, que vous ne soyez tous crevés avant ces belles affaires… Crevés de faim ou crevés à coups de fusil par les gendarmes, si la faim vous rend méchants…

On le regardait, on ne comprenait pas.

– Certainement que, si le blé continue à venir d'Amérique, il n'existera plus dans cinquante ans un seul paysan en France… Est-ce que notre terre pourra lutter avec celle de là-bas? A peine commencerons-nous à y essayer la vraie culture, que nous serons inondés de grains… J'ai lu un livre qui en dit long, c'est vous autres qui êtes foutus…

Mais, dans son emportement, il eut la soudaine conscience de tous ces visages effarés, tournés vers lui. Et il n'acheva même pas sa phrase, il termina par un furieux geste, puis affecta de se replonger dans la lecture de son journal.

– C'est bien à cause du blé d'Amérique, déclara Canon, que vous serez foutus en effet, tant que le peuple ne s'emparera pas des grandes terres.

– Et moi, conclut Hourdequin, je vous répète qu'il ne faut point que ce blé entre… Après ça, votez pour M. Rochefontaine, si vous assez de moi à la mairie et si vous voulez le blé à quinze francs.

Il remonta dans son cabriolet, suivi de Jean. Puis, comme ce dernier fouettait le cheval, après avoir échangé un regard d'entente avec Françoise, il dit à son maître, qui l'approuva d'un hochement de tête:

– Faudrait pas trop songer à ces machines-là, on en deviendrait fou.

Dans le cabaret, Macqueron parlait vivement à Delhomme, tout bas, tandis que Canon, qui avait repris son air de se ficher du monde, achevait le cognac en blaguant Jésus-Christ démonté, qu'il appelait «mademoiselle Quatre-vingt-treize». Mais Buteau, sortant d'une songerie, s'aperçut brusquement que Jean s'en était allé, et il resta surpris de retrouver là Françoise, à la porte de la salle, où elle était venue se planter en compagnie de Berthe, pour entendre. Cela le fâcha d'avoir perdu son temps à la politique, lorsqu'il avait des affaires sérieuses. Cette saleté de politique, elle vous prenait tout de même au ventre. Il eut, dans un coin, une longue explication avec Coelina, qui finit par l'empêcher de faire un esclandre immédiat; valait mieux que Françoise retournât chez lui d'elle-même, quand on l'aurait calmée; et il partit à son tour, en menaçant de la venir chercher avec une corde et un bâton, si on ne la décidait pas.

Le dimanche suivant, M. Rochefontaine fut élu député, et Hourdequin ayant envoyé sa démission au préfet, Macqueron enfin devint maire, crevant dans sa peau d'insolent triomphe.

Ce soir-là, on surprit Lengaigne, enragé, qui posait culotte à la porte de son rival victorieux. Et il gueula:

– Je fais où ça me dit, maintenant que les cochons gouvernent!

VI

La semaine se passa, Françoise s'entêtait à ne pas rentrer chez sa soeur, et il y eut scène abominable, sur la route: Buteau, qui la traînait par les cheveux, dut la lâcher, cruellement mordu au pouce; si bien que Macqueron prit peur et qu'il mit lui-même la jeune fille à la porte, en lui déclarant que, comme représentant de l'autorité, il ne pouvait l'encourager davantage dans sa révolte.

Mais justement la Grande passait, et elle emmena Françoise. Agée de quatre-vingt-huit ans, elle ne se préoccupait de sa mort que pour laisser à ses héritiers, avec sa fortune, le tracas de procès sans fin: une complication de testament extraordinaire, embrouillée par plaisir, où sous le prétexte de ne faire du tort à personne, elle les forçait de se dévorer tous; une idée à elle, puisqu'elle ne pouvait emporter ses biens, de s'en aller au moins avec la consolation qu'ils empoisonneraient les autres. Et elle n'avait de la sorte pas de plus gros amusement que de voir la famille se manger. Aussi s'empressa-t-elle d'installer sa nièce dans sa maison, combattue un instant par sa ladrerie, décidée tout de suite à la pensée d'en tirer beaucoup de travail contre peu de pain. En effet, dès le soir, elle lui fit laver l'escalier et la cuisine. Puis, lorsque Buteau se présenta, elle le reçut debout, de son bec mauvais de vieil oiseau de proie; et lui, qui parlait de tout casser chez Macqueron, il trembla, il bégaya, paralysé par l'espoir de l'héritage, n'osant entrer en lutte avec la terrible Grande.

– J'ai besoin de Françoise, je la garde, puisqu'elle ne se plaît pas chez vous… Du reste, la voici majeure, vous avez des comptes à lui rendre. Faudra en causer.

Buteau partit, furieux, épouvanté des embêtements qu'il sentait venir.

Huit jours après, en effet, vers le milieu d'août, Françoise eut vingt et un ans. Elle était sa maîtresse, à cette heure. Mais elle n'avait guère fait que changer de misère, car elle aussi tremblait devant sa tante, et elle se tuait de travail, dans cette maison froide d'avare, où tout devait reluire naturellement, sans qu'on dépensât ni savon ni brosse: de l'eau pure et des bras, ça suffisait. Un jour, pour s'être oubliée jusqu'à donner du grain aux poules, elle faillit avoir la tête fendue d'un coup de canne. On racontait que, soucieuse d'épargner les chevaux, la Grande attelait son petit-fils Hilarion à la charrue; et, si l'on inventait ça, la vérité était qu'elle le traitait en vraie bête, tapant sur lui, le massacrant d'ouvrage, abusant de sa force de brute, à le laisser sur le flanc, mort de fatigue, si mal nourri d'ailleurs, de croûtes et d'égouttures comme le cochon, qu'il crevait continuellement de faim, dans son aplatissement de terreur. Lorsque Françoise comprit qu'elle complétait la paire, à l'attelage, elle n'eut plus qu'une envie, quitter la maison. Et ce fut alors que, brusquement, la volonté lui vint de se marier.

Elle, simplement, désirait en finir. Plutôt que de se remettre avec Lise, elle se serait fait tuer, raidie dans une de ces idées de justice, qui, enfant, la ravageaient déjà. Sa cause était la seule juste, elle se méprisait d'avoir patienté si longtemps; et elle restait muette sur Buteau, elle ne parlait durement que de sa soeur, sans laquelle on aurait pu continuer à loger ensemble. Aujourd'hui que c'était cassé, bien cassé, elle vivait dans l'unique pensée de se faire rendre son bien, sa part d'héritage. Ça la tracassait du matin au soir, elle s'emportait parce qu'il fallait des formalités, à n'en point sortir. Comment? ceci est à moi, ceci est à toi, et l'on n'en finissait pas en trois minutes! C'était donc qu'on s'entendait pour la voler? Elle soupçonnait toute la famille, elle en arrivait à se dire que, seul, un homme, un mari, la tirerait de là. Sans doute, Jean n'avait pas grand comme la main de terre, et il était son aîné de quinze ans. Mais aucun autre garçon ne la demandait, pas un peut-être ne se serait risqué, à cause des histoires chez Buteau, que personne ne voulait avoir contre soi, tant on le craignait à Rognes. Puis, quoi? elle était allée une fois avec Jean; ça ne faisait trop rien, puisqu'il n'y avait pas eu de suite; seulement, il était bien doux, bien honnête. Autant celui-là, du moment qu'elle n'en aimait pas d'autre et qu'elle en prenait un, n'importe lequel, pour qu'il la défendît et pour que Buteau enrageât. Elle aussi aurait un homme à elle.

 

Jean, lui, avait gardé une grande amitié au coeur. Son envie de l'avoir s'était calmée, et beaucoup, à la désirer si longtemps. Il ne revenait pas moins à elle très gentiment, se regardant comme son homme, puisque des promesses étaient échangées. Il avait patienté jusqu'à sa majorité, sans la contrarier dans son idée d'attendre, l'empêchant au contraire de mettre les choses contre elle, chez sa soeur. Maintenant, elle pouvait donner plus de raisons qu'il n'en fallait pour avoir les braves gens de son côté. Aussi, tout en blâmant la façon brutale dont elle était partie, lui répétait-il qu'elle tenait le bon bout. Enfin, quand elle voudrait causer du reste, il était prêt.

Le mariage fut arrêté ainsi, un soir qu'il était venu la retrouver, derrière l'étable de la Grande. Une vieille barrière pourrie s'ouvrait là, sur une impasse, et tous deux restèrent accotés, lui dehors, elle dedans, avec le ruisseau de purin qui leur coulait entre les jambes.

– Tu sais, Caporal, dit-elle la première, en le regardant dans les yeux, si ça te va encore, ça me va, à cette heure.

Il la regardait fixement, lui aussi, il répondit d'une voix lente:

– Je ne t'en reparlais plus, parce que j'aurais eu l'air d'en vouloir à ton bien… Mais tu as tout de même raison, c'est le moment.

Un silence régna. Il avait posé la main sur celle de la jeune fille, qu'elle appuyait à la barrière. Ensuite, il reprit:

– Et il ne faut pas que l'idée de la Cognette te tourmente, à cause des histoires qui ont couru… Voici bien trois ans que je ne lui ai plus seulement touché la peau.

– Alors, c'est comme moi, déclara-t-elle, je ne veux point que l'idée de Buteau te taquine… Le cochon gueule partout qu'il m'a eue. Peut-être bien que tu le crois?

– Tout le monde le croit dans le pays, murmura-t-il, pour éluder la question.

Puis, comme elle le regardait toujours:

– Oui, je l'ai cru… Et, vrai! je comprenais ça; car je connais le bougre, tu ne pouvais pas faire autrement que d'y passer.

– Oh! il a essayé, il m'a assez pétri le corps! Mais, si je te jure que jamais il n'est allé au bout, me croiras-tu?

– Je te crois.

Pour lui marquer son plaisir, il acheva de lui prendre la main, la garda serrée dans la sienne, le bras accoudé sur la barrière. S'étant aperçu que l'écoulement de l'étable mouillait ses souliers, il avait écarté les jambes.

– Tu semblais rester chez lui de si bon coeur, ça aurait pu t'amuser qu'il t'empoignât…

Elle eut un malaise, son regard si droit et si franc s'était baissé.

– D'autant plus que tu ne voulais pas davantage avec moi, tu te rappelles? N'importe, cet enfant que j'enrageais de ne pas t'avoir fait, vaut mieux aujourd'hui qu'il reste à faire. C'est tout de même plus propre.

Il s'interrompit, il lui fit remarquer qu'elle était dans le ruisseau.

– Prends garde, tu te trempes.

Elle écarta ses pieds à son tour, elle conclut:

– Alors, nous sommes d'accord.

– Nous sommes d'accord, fixe la date qu'il te plaira.

Et ils ne s'embrassèrent même point, ils se secouèrent la main, en bons amis, par-dessus la barrière. Puis, chacun d'eux s'en alla de son côté.

Le soir, lorsque Françoise dit sa volonté d'épouser Jean, en expliquant qu'il lui fallait un homme pour la faire rentrer dans son bien, la Grande ne répondit rien d'abord. Elle était restée droite, avec ses yeux ronds; elle calculait la perte, le gain, le plaisir qu'elle y aurait; et, le lendemain seulement, elle approuva le mariage. Toute la nuit, sur sa paillasse, elle avait roulé l'affaire, car elle ne dormait presque plus, elle demeurait les paupières ouvertes jusqu'au jour, à imaginer des choses désagréables contre la famille. Ce mariage lui était apparu gros de telles conséquences pour tout le monde, qu'elle en avait brûlé d'une vraie fièvre de jeunesse. Déjà, elle prévoyait les moindres ennuis, elle les compliquait, les rendait mortels. Si bien qu'elle déclara à sa nièce vouloir se charger de tout, par amitié. Elle lui dit ce mot, accentué d'un terrible brandissement de canne: puisqu'on l'abandonnait, elle lui servirait de mère; et on allait voir ça!

En premier lieu, la Grande fit comparaître devant elle son frère Fouan, pour causer de ses comptes de tutelle. Mais le vieux ne put donner une seule explication. Si on l'avait nommé tuteur, ce n'était pas de sa faute; et, au demeurant, puisque M. Baillehache avait tout fait, fallait s'adresser à M. Baillehache. Du reste, dès qu'il s'aperçut qu'on travaillait contre les Buteau, il exagéra son ahurissement. L'âge et la conscience de sa faiblesse le laissaient éperdu, lâche, à la merci de tous. Pourquoi donc se serait-il fâché avec les Buteau? Deux fois déjà, il avait failli retourner chez eux, après des nuits de frissons, tremblant d'avoir vu Jésus-Christ et la Trouille rôder dans sa chambre, enfoncer leurs bras nus jusque sous le traversin, pour lui voler les papiers. Bien sûr qu'on finirait par l'assassiner au Château, s'il ne filait pas, un soir. La Grande, ne pouvant rien tirer de lui, le renvoya épouvanté, en criant qu'il irait en justice, si l'on avait touché à la part de la petite. Delhomme, qu'elle effraya ensuite, comme membre du conseil de famille, rentra chez lui malade, au point que Fanny accourut derrière son dos dire qu'ils préféraient y être de leur poche, plutôt que d'avoir des procès. Ça marchait, ça commençait à être amusant.

La question était de savoir s'il fallait d'abord entamer l'affaire du partage des biens ou procéder tout de suite au mariage. La Grande y songea deux nuits, puis se prononça pour le mariage immédiat: Françoise marié à Jean, réclamant sa part, assistée de son mari, ça augmenterait l'embêtement des Buteau. Alors, elle bouscula les choses, retrouva des jambes de jeune garce, s'occupa des papiers de sa nièce, se fit remettre ceux de Jean, régla tout à la mairie et à l'église, poussa la passion jusqu'à prêter l'argent nécessaire, contre un papier signé des deux, et où la somme fut doublée, pour les intérêts. Ce qui lui arrachait le coeur, c'étaient les verres de vin forcément offerts, au milieu des apprêts; mais elle avait son vinaigre tourné, son chasse-cousin, si imbuvable, qu'on se montrait d'une grande discrétion. Elle décida qu'il n'y aurait point de repas, à cause des ennuis de famille: la messe et un coup de chasse-cousin, simplement, pour trinquer au bonheur du ménage. Les Charles, invités, s'excusèrent, prétextant les soucis que leur causait leur gendre Vaucogne. Fouan, inquiet, se coucha, fit dire qu'il était malade. Et, des parents, il ne vint que Delhomme, qui voulut bien être l'un des témoins de Françoise, afin de marquer l'estime où il tenait Jean, un bon sujet. De son côté, celui-ci n'amena que ses témoins, son maître Hourdequin et un des serviteurs de la ferme. Rognes était en l'air, ce mariage si rondement mené, gros de tant de batailles, fut guetté de chaque porte. A la mairie, Macqueron, devant l'ancien maire, exagéra les formalités, tout gonflé de son importance. A l'église, il y eut un incident pénible, l'abbé Madeline s'évanouit, en disant sa messe. Il n'allait pas bien, il regrettait ses montagnes, depuis qu'il vivait dans la plate Beauce, navré de l'indifférence religieuse de ses nouveaux paroissiens, si bouleversé des commérages et des disputes continuelles des femmes, qu'il n'osait même plus les menacer de l'enfer. Elles l'avaient senti faible, elles en abusaient jusqu'à le tyranniser dans les choses du culte. Pourtant Coelina, Flore, toutes, montrèrent un grand apitoiement de ce qu'il était tombé le nez sur l'autel, et elles déclarèrent que c'était un signe de mort prochaine pour les mariés.

On avait décidé que Françoise continuerait à loger chez la Grande, tant que le partage ne serait pas fait, car elle avait arrêté, dans sa volonté de fille têtue, qu'elle aurait la maison. A quoi bon louer ailleurs, pour quinze jours? Jean, qui devait rester charretier à la ferme, en attendant, viendrait simplement la retrouver, chaque soir. Leur nuit de noce fut toute bête et triste, bien qu'ils ne fussent pas fâchés d'être enfin ensemble. Comme il la prenait, elle se mit à pleurer si fort qu'elle en suffoquait; et pourtant il ne lui avait pas fait de mal, il y était allé, au contraire, très gentiment. Le pire était qu'au milieu de ses sanglots elle lui répondait qu'elle n'avait rien contre lui, qu'elle pleurait sans pouvoir s'arrêter, en ne sachant même pas pourquoi. Naturellement, une pareille histoire n'était guère de nature à échauffer un homme. Il eut beau ensuite la reprendre, la garder dans ses bras, ils n'y éprouvèrent point de plaisir, moins encore que dans la meule, la première fois. Ces choses-là, comme il l'expliqua, quand ça ne se faisait pas tout de suite, ça perdait de son goût. D'ailleurs, malgré ce malaise, cette sorte de gêne qui leur avait barbouillé le coeur à l'un et à l'autre, ils étaient très d'accord, ils achevèrent la nuit ne pouvant dormir, à décider de quelle façon marcheraient les choses, lorsqu'ils auraient la maison et la terre.

Dès le lendemain, Françoise exigea le partage. Mais la Grande n'était plus si pressée: d'abord, elle voulait faire traîner le plaisir, en tirant le sang de la famille à coups d'épingle; ensuite, elle avait su trop bien profiter de la petite et de son mari, qui, chaque soir, payait de deux heures de travail son loyer de la chambre, pour être impatiente de les voir la quitter et s'installer chez eux. Cependant, il lui fallut aller demander aux Buteau comment ils entendaient le partage. Elle-même, au nom de Françoise, exigeait la maison, la moitié de la pièce de labour, la moitié du pré, et abandonnait la moitié de la vigne, un arpent, qu'elle estimait valoir la maison, à peu près. C'était juste et raisonnable, en somme, car ce règlement à l'amiable aurait évité de mettre dans l'affaire la justice, qui en garde toujours trop gras aux mains. Buteau, que l'entrée de la Grande avait révolutionné, forcé qu'il était de la respecter, celle-là, à cause de ses sous, ne put en entendre davantage. Il sortit violemment, de crainte d'oublier son intérêt jusqu'à taper dessus. Et Lise, restée seule, le sang aux oreilles, bégaya de colère.

– La maison, elle veut la maison, cette dévergondée, cette rien du tout, qui s'est mariée sans même me venir voir!.. Eh bien! ma tante, dites-lui que le jour où elle aura la maison, faudra sûrement que je sois crevée.

La Grande demeura calme.

– Bon! bon! ma fille, pas besoin de se tourner le sang… Tu veux aussi la maison, c'est ton droit. On va voir.

Et, pendant trois jours, elle voyagea ainsi, entre les deux soeurs, portant de l'une à l'autre les sottises qu'elles s'adressaient, les exaspérant à ce point que toutes les deux faillirent se mettre au lit. Elle, sans se lasser, faisait valoir combien elle les aimait et quelle reconnaissance ses nièces lui devraient, pour s'être résignée à ce métier de chien. Enfin, il fut convenu qu'on partagerait la terre, mais que la maison et le mobilier, ainsi que les bêtes, seraient vendus judiciairement, puisqu'on ne pouvait s'entendre. Chacune des deux soeurs jurait qu'elle rachèterait la maison n'importe à quel prix, quitte à y laisser sa dernière chemise.

Grosbois vint donc arpenter les biens et les diviser en deux lots. Il y avait un hectare de prairie, un autre de vignes, deux de labour, et c'était ces derniers surtout, au lieu dit des Cornailles, que Buteau, depuis son mariage, s'entêtait à ne pas lâcher, car ils touchaient au champ qu'il tenait lui-même de son père, ce qui constituait une pièce de près de trois hectares, telle que pas un paysan de Rognes n'en possédait. Aussi, quel enragement, lorsqu'il vit Grosbois installer son équerre et planter les jalons! La Grande était là, à surveiller, Jean ayant préféré ne pas y être, de peur d'une bataille. Et une discussion s'engagea, car Buteau voulait que la ligne fût tirée parallèlement au vallon de l'Aigre, de façon que son champ restât soudé à son lot, quel qu'il fût; tandis que la tante exigeait que la division fût faite perpendiculairement, dans l'unique but de le contrarier. Elle l'emporta, il serra les poings, étranglé de fureur contenue.

– Alors, nom de Dieu! si je tombe sur le premier lot, je serai coupé en deux, j'aurai ça d'un côté et mon champ de l'autre?

– Dame! mon petit, c'est à toi de tirer le lot qui t'arrange.

Il y avait un mois que Buteau ne décolérait pas. D'abord, la fille lui échappait; il était malade de désir rentré, depuis qu'il ne lui prenait plus la chair à poignées sous la jupe, avec l'espoir obstiné de l'avoir toute un jour; et, après le mariage, l'idée que l'autre la tenait dans son lit, s'en donnait sur elle tant qu'il voulait, avait achevé de lui allumer le sang du corps. Puis, maintenant, c'était la terre que l'autre lui retirait des bras pour la posséder, elle aussi. Autant lui couper un membre. La fille encore, ça se retrouvait; mais la terre, une terre qu'il regardait comme sienne, qu'il s'était juré de ne jamais rendre! Il voyait rouge, cherchait des moyens, rêvait confusément des violences, des assassinats, que la terreur des gendarmes l'empêchait seule de commettre.

 

Enfin un rendez-vous fut pris chez M. Baillehache, où Buteau et Lise se retrouvèrent pour la première fois en face de Françoise et de Jean, que la Grande avait accompagnés par plaisir, sous le prétexte d'empêcher les choses de tourner au vilain. Ils entrèrent tous les cinq, raides, silencieux, dans le cabinet. Les Buteau s'assirent à droite. Jean, à gauche, resta debout derrière Françoise, comme pour dire qu'il n'en était pas, qu'il venait simplement autoriser sa femme. Et la tante prit place au milieu, maigre et haute, tournant ses yeux ronds et son nez de proie sur les uns, puis sur les autres, satisfaite. Les deux soeurs n'avaient même pas semblé se connaître, sans un mot, sans un regard, le visage dur. Il n'y eut qu'un coup d'oeil échangé entre les hommes, rapide, luisant et à fond, pareil à un coup de couteau.

– Mes amis, dit M. Baillehache, que ces attitudes dévorantes laissaient calme, nous allons terminer avant tout le partage des terres, sur lequel vous êtes d'accord.

Cette fois, il exigea d'abord les signatures. L'acte se trouvait prêt, la désignation des lots seule demeurait en blanc, à la suite des noms; et tous durent signer avant le tirage au sort, auquel il fit procéder séance tenante, afin d'éviter tout ennui.

Françoise ayant amené le numéro deux, Lise dut prendre le numéro un, et la face de Buteau devint noire, sous le flot qui en gonfla les veines. Jamais de chance! sa parcelle tranchée en deux! cette garce de cadette et son mâle plantés là, avec leur part, entre son morceau de gauche et son morceau de droite!

– Nom de Dieu de nom de Dieu! jura-t-il entre ses dents. Sacré cochon de bon Dieu!

Le notaire le pria d'attendre d'être dans la rue.

– Il y a que ça nous coupe là-haut, en plaine, fit remarquer Lise, sans se tourner vers sa soeur. Peut-être qu'on consentira à faire un échange. Ça nous arrangerait et ça ne ferait du tort à personne.

– Non! dit Françoise sèchement.

La Grande approuva d'un signe de tête: ça portait malheur, de défaire ce que le sort avait fait. Et ce coup malicieux du destin l'égayait, tandis que Jean n'avait pas bougé, derrière sa femme, si résolu à se tenir à l'écart, que son visage n'exprimait rien.

– Voyons, reprit le notaire, tâchons d'en finir, ne nous amusons pas.

Les deux soeurs, d'une commune entente, l'avaient choisi pour procéder à la licitation de la maison, des meubles et des bêtes. La vente par voie d'affiches fut fixée au deuxième dimanche du mois: elle se ferait dans son étude, et le cahier des charges portait que l'adjudicataire aurait le droit d'entrer en jouissance le jour même de l'adjudication. Enfin, après la vente, le notaire procéderait aux divers règlements de compte, entre les cohéritières. Tout cela fut accepté, sans discussion.

Mais, à ce moment, Fouan, qu'on attendait comme tuteur, fut introduit par un clerc, qui empêcha Jésus-Christ d'entrer, tellement le bougre était soûl. Bien que Françoise fût majeure depuis un mois, les comptes de tutelle n'étaient pas rendus encore, ce qui compliquait les choses; et il devenait nécessaire de s'en débarrasser, pour dégager la responsabilité du vieux. Il les regardait, les uns et les autres, de ses petits yeux écarquillés; il tremblait, dans sa peur croissante d'être compromis et de se voir traîner en justice.

Le notaire donna lecture du relevé des comptes. Tous l'écoutaient, les paupières battantes, anxieux de ne pas toujours comprendre, redoutant, s'ils laissaient passer un mot, que leur malheur ne fût dans ce mot.

– Avez-vous des réclamations à faire? demanda M. Baillehache, quand il eut fini.

Ils restèrent effarés. Quelles réclamations? Peut-être bien qu'ils oubliaient des choses, qu'ils y perdaient.

– Pardon, déclara brusquement la Grande, mais ça ne fait pas du tout le compte de Françoise, ça! et faut vraiment que mon frère se bouche l'oeil exprès, pour ne pas voir qu'elle est volée!

Fouan bégaya.

– Hein? quoi?.. Je ne lui ai pas pris un sou, devant Dieu, je le jure!

– Je dis que Françoise, depuis le mariage de sa soeur, ce qui fait depuis cinq ans bientôt, est restée dans le ménage comme servante, et qu'on lui doit des gages.

Buteau, à ce coup imprévu, sauta sur sa chaise. Lise, elle-même, étouffa.

– Des gages!.. Comment? à une soeur!.. Ah bien! ce serait trop cochon!

M. Baillehache dut les faire taire, en affirmant que la mineure avait parfaitement le droit de réclamer des gages, si elle le voulait.

– Oui, je veux, dit Françoise. Je veux tout ce qui est à moi.

– Et ce qu'elle a mangé, alors? cria Buteau hors de lui. Ça ne traînait pas avec elle, le pain et la viande. On peut la tâter, elle n'est pas grasse de lécher les murs, la feignante!

– Et le linge, et les robes? continua furieusement Lise. Et le blanchissage? qu'en deux jours elle vous salissait une chemise, tellement elle suait!

Françoise, vexée, répondit:

– Si je suais tant que ça, c'est donc que je travaillais.

– La sueur, ça sèche, ça ne salit pas, ajouta la Grande.

De nouveau, M. Baillehache intervint. Et il leur expliqua que c'était un compte à faire, les gages d'un côté, la nourriture et l'entretien de l'autre. Il avait pris une plume, il essaya d'établir ce compte sur leurs indications. Mais ce fut terrible. Françoise, soutenue par la Grande, avait des exigences, estimait son travail très cher, énumérait tout ce qu'elle faisait dans la maison, et les vaches, et le ménage, et la vaisselle, et les champs, où son beau-frère l'employait comme un homme. De leur côté, les Buteau, exaspérés, grossissaient la note des frais, comptaient les repas, mentaient sur les vêtements, réclamaient jusqu'à l'argent des cadeaux faits aux jours de fête. Pourtant, malgré leur âpreté, il arriva qu'ils redevaient cent quatre-vingt-six francs. Ils en restèrent les mains tremblantes, les yeux enflammés, cherchant encore ce qu'ils pourraient déduire.

On allait accepter le chiffre, lorsque Buteau cria:

– Minute! et le médecin, quand elle a eu son sang arrêté… Il est venu deux fois. Ça fait six francs.

La Grande ne voulut pas qu'on tombât d'accord sur cette victoire des autres, et elle bouscula Fouan, exigeant qu'il se souvînt des journées que la petite avait faites pour la ferme, autrefois, lorsqu'il demeurait dans la maison. Était-ce cinq ou six journées à trente sous? Françoise criait six, Lise cinq, violemment, comme si elles se fussent jeté des pierres. Et le vieux, éperdu, donnait raison à l'une, donnait raison à l'autre, en se tapant le front de ses deux poings. Françoise l'emporta, le chiffre total fut de cent quatre-vingt-neuf francs.

– Alors, cette fois, c'est bien tout? demanda le notaire.

Buteau, sur sa chaise, semblait anéanti, écrasé par ce compte qui grossissait toujours, ne luttant plus, se croyant au bout du malheur. Il murmura d'une voix dolente:

– Si l'on veut ma chemise, je vas l'ôter.

Mais la Grande réservait un dernier coup, terrible, quelque chose de gros et de bien simple, que tout le monde oubliait.

– Écoutez-donc, et les cinq cents francs de l'indemnité, pour le chemin, là-haut?

D'un saut, Buteau se trouva debout, les yeux hors de la tête, la bouche ouverte. Rien à dire, pas de discussion possible: il avait touché l'argent, il devait en rendre la moitié. Un instant, il chercha; puis, ne trouvant pas de retraite, dans la folie qui montait et lui battait le crâne, il se rua brusquement sur Jean.