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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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Un matin que Jean voulait absolument partir, Henriette lui prit les mains, le retint d'une étreinte désespérée.

– Non, non! Je vous en supplie, ne me laissez pas seule… Vous êtes trop faible, attendez quelques jours, rien que quelques jours encore… Je promets de vous laisser partir, quand le docteur dira que vous êtes assez fort pour retourner vous battre.

V

Par cette soirée glacée de décembre, Silvine et Prosper se trouvaient seuls, avec Charlot, dans la grande cuisine de la ferme, elle cousant, lui en train de se fabriquer un beau fouet. Il était sept heures, on avait dîné à six, sans attendre le père Fouchard, qui devait s'être attardé à Raucourt, où la viande manquait; et Henriette, dont c'était, cette nuit-là, le tour de veillée, à l'ambulance, venait de partir, en recommandant bien à Silvine de ne pas se coucher, sans aller garnir de charbon le poêle de Jean.

Dehors, le ciel était très noir, sur la neige blanche. Pas un bruit ne venait du village enseveli, on n'entendait dans la salle que le couteau de Prosper, très appliqué à orner de losanges et de rosaces le manche de cornouiller. Par moments, il s'arrêtait, il regardait Charlot, dont la grosse tête blonde vacillait, prise de sommeil. L'enfant ayant fini par s'endormir, il sembla que le silence augmentait encore. Doucement, la mère avait écarté la chandelle, pour que son petit n'en eût pas la clarté sur les paupières; puis, cousant toujours, elle était tombée dans une rêverie profonde.

Et ce fut alors, après avoir encore hésité, que Prosper se décida.

– Écoutez donc, Silvine, j'ai quelque chose à vous dire… Oui, j'ai attendu d'être seul avec vous…

Inquiète déjà, elle avait levé les yeux.

– Voici la chose… Pardonnez-moi de vous faire de la peine, mais il vaut mieux que vous soyez prévenue… J'ai vu ce matin, à Remilly, au coin de l'église, j'ai vu Goliath, comme je vous vois en ce moment, oh! En plein, il n'y a pas d'erreur!

Elle devint toute blême, les mains tremblantes, ne trouvant à bégayer qu'une plainte sourde.

– Mon Dieu! Mon Dieu!

Prosper continua en phrases prudentes, raconta ce qu'il avait appris dans la journée, en questionnant les uns et les autres. Personne ne doutait plus que Goliath fût un espion, qui s'était installé autrefois dans le pays, pour en connaître les routes, les ressources, les moindres façons d'être. On rappelait son séjour à la ferme du père Fouchard, la façon brusque dont il en était parti, les places qu'il avait faites ensuite, du côté de Beaumont et de Raucourt. Et, maintenant, le voilà qui était revenu, occupant à la commandature de Sedan une situation indéterminée, parcourant de nouveau les villages, comme chargé de dénoncer les uns, de taxer les autres, de veiller au bon fonctionnement des réquisitions dont on écrasait les habitants. Ce matin-là, il avait terrorisé Remilly, au sujet d'une livraison de farine, incomplète et trop lente.

– Vous êtes prévenue, répéta Prosper en finissant, et vous saurez, comme ça, ce que vous aurez à faire, quand il viendra ici…

Elle l'interrompit, d'un cri de terreur.

– Vous croyez qu'il viendra?

– Dame! ça me semble indiqué… Il faudrait qu'il ne fût guère curieux, puisqu'il n'a jamais vu le petit, tout en sachant qu'il existe… Et, en outre, il y a vous, pas plus laide que ça, qui êtes bonne à revoir.

Mais, d'un geste de supplication, elle le fit taire. Réveillé par le bruit, Charlot avait levé la tête. Les yeux vagues, comme au sortir d'un rêve, il se rappela l'injure que lui avait apprise quelque farceur du village, il déclara de son air grave de petit bonhomme de trois ans:

– Cochons, les Prussiens!

Sa mère, follement, le prit dans ses bras, l'assit sur ses genoux. Ah! le pauvre être, sa joie et son désespoir, qu'elle aimait de toute son âme et qu'elle ne pouvait regarder sans pleurer, ce fils de sa chair qu'elle souffrait d'entendre appeler méchamment le Prussien par les gamins de son âge, lorsqu'ils jouaient avec lui sur la route! Elle le baisa, comme pour lui rentrer les paroles dans la bouche.

– Qui est-ce qui t'a appris de vilains mots? C'est défendu, il ne faut pas les répéter, mon chéri.

Alors, avec l'obstination des enfants, Charlot, étouffant de rire, se hâta de recommencer:

– Cochons, les Prussiens!

Puis, voyant sa mère éclater en larmes, il se mit à pleurer lui aussi, pendu à son cou. Mon Dieu! De quel malheur nouveau était- elle donc menacée? N'était-ce point assez d'avoir perdu, avec Honoré, le seul espoir de sa vie, la certitude d'oublier et d'être heureuse encore? Il fallait que l'autre homme ressuscitât, pour achever son malheur.

– Allons, murmura-t-elle, viens dormir, mon chéri. Je t'aime bien tout de même, car tu ne sais pas la peine que tu me fais.

Et elle laissa un instant seul Prosper, qui, pour ne pas la gêner en la regardant, avait affecté de se remettre à sculpter soigneusement le manche de son fouet.

Mais, avant d'aller coucher Charlot, Silvine le menait d'habitude dire bonsoir à Jean, avec qui l'enfant était grand ami. Ce soir- là, comme elle entrait, sa chandelle à la main, elle aperçut le blessé assis sur son séant, les yeux grands ouverts au milieu des ténèbres. Tiens, il ne dormait donc pas? Ma foi, non! Il rêvassait à toutes sortes de choses, seul dans le silence de cette nuit d'hiver. Et, pendant qu'elle bourrait le poêle de charbon, il joua un instant avec Charlot, qui se roulait sur le lit, ainsi qu'un jeune chat. Il connaissait l'histoire de Silvine, il avait de l'amitié pour cette fille brave et soumise, si éprouvée par le malheur, en deuil du seul homme qu'elle eût aimé, n'ayant gardé d'autre consolation que ce pauvre petit, dont la naissance restait son tourment. Aussi, lorsque, le poêle couvert, elle s'approcha pour le lui reprendre des bras, remarqua-t-il, à ses yeux rouges, qu'elle avait pleuré. Quoi donc? On venait encore de lui faire du souci? Mais elle ne voulut pas répondre: plus tard, elle lui dirait ça, si ça en valait la peine. Mon Dieu! est-ce que l'existence, pour elle, maintenant, n'était pas un continuel chagrin?

Enfin, Silvine emportait Charlot, quand un bruit de pas et de voix se fit entendre, dans la cour de la ferme. Et Jean, surpris, écoutait.

– Qu'y a-t-il donc? Ce n'est point le père Fouchard qui rentre, je n'ai pas entendu les roues de la carriole.

Du fond de sa chambre écartée, il avait fini par se rendre ainsi compte de la vie intérieure de la ferme, dont les moindres rumeurs lui étaient devenues familières. L'oreille tendue, il reprit tout de suite:

– Ah! oui, ce sont ces hommes, les francs-tireurs des bois de

Dieulet, qui viennent aux provisions.

– Vite! murmura Silvine en s'en allant et en le laissant de nouveau dans l'obscurité, il faut que je me dépêche, pour qu'ils aient leurs pains.

En effet, des poings tapaient à la porte de la cuisine, et Prosper, ennuyé d'être seul, hésitait, parlementait. Quand le maître n'était pas là, il n'aimait guère ouvrir, par crainte des dégâts dont on l'aurait rendu responsable. Mais il eut la chance que, justement, à cette minute, la carriole du père Fouchard dévala par la route en pente, avec le trot assourdi du cheval dans la neige. Et ce fut le vieux qui reçut les hommes.

– Ah! bon! c'est vous trois… Qu'est-ce que vous m'apportez, sur cette brouette?

Sambuc, avec sa maigreur de bandit, enfoncé dans une blouse de laine bleue, trop large, ne l'entendit même pas, exaspéré contre Prosper, son honnête homme de frère, comme il disait, qui se décidait seulement à ouvrir la porte.

– Dis donc, toi! est-ce que tu nous prends pour des mendiants, à nous laisser dehors par un temps pareil?

Mais, tandis que Prosper, très calme, haussant les épaules sans répondre, faisait rentrer le cheval et la carriole, ce fut de nouveau le père Fouchard qui intervint, penché sur la brouette.

– Alors, c'est deux moutons crevés que vous m'apportez… Ca va bien qu'il gèle, sans quoi ils ne sentiraient guère bon.

Cabasse et Ducat, les deux lieutenants de Sambuc, qui l'accompagnaient dans toutes ses expéditions, se récrièrent.

– Oh! dit le premier, avec sa vivacité criarde de provençal, ils n'ont pas plus de trois jours… C'est des bêtes mortes à la ferme des Raffins, où il y a un sale coup de maladie sur les animaux.

– Procumbit humi bos, déclama l'autre, l'ancien huissier que son goût trop vif pour les petites filles avait déclassé et qui aimait à citer du latin.

D'un hochement de tête, le père Fouchard continuait à déprécier la marchandise, qu'il affectait de trouver trop avancée. Et il conclut, en entrant dans la cuisine avec les trois hommes:

– Enfin, il faudra qu'ils s'en contentent… Ca va bien qu'à Raucourt ils n'ont plus une côtelette. Quand on a faim, n'est-ce pas? On mange de tout.

Et, ravi au fond, il appela Silvine qui revenait de coucher

Charlot.

– Donne des verres, nous allons boire un coup à la crevaison de

Bismarck.

Fouchard entretenait ainsi de bonnes relations avec les francs- tireurs des bois de Dieulet, qui, depuis bientôt trois mois, sortaient au crépuscule de leurs taillis impénétrables, rôdaient par les routes, tuaient et dévalisaient les Prussiens qu'ils pouvaient surprendre, se rabattaient sur les fermes, rançonnaient les paysans, quand le gibier ennemi venait à manquer. Ils étaient la terreur des villages, d'autant plus qu'à chaque convoi attaqué, à chaque sentinelle égorgée, les autorités allemandes se vengeaient sur les bourgs voisins, qu'ils accusaient de connivence, les frappant d'amendes, emmenant les maires prisonniers, brûlant les chaumières. Et, si les paysans, malgré la bonne envie qu'ils en avaient, ne livraient pas Sambuc et sa bande, c'était simplement par crainte de recevoir quelque balle, au détour d'un sentier, dans le cas où le coup n'aurait pas réussi.

 

Lui, Fouchard, avait eu l'extraordinaire idée de faire du commerce avec eux. Battant le pays en tous sens, aussi bien les fossés que les étables, ils étaient devenus ses pourvoyeurs de bêtes crevées. Pas un boeuf ni un mouton ne mourait, dans un rayon de trois lieues, sans qu'ils vinssent l'enlever, de nuit, pour le lui apporter. Et il les payait en provisions, en pains surtout, des fournées de pains que Silvine cuisait exprès. D'ailleurs, s'il ne les aimait guère, il avait une admiration secrète pour les francs- tireurs, des gaillards adroits qui faisaient leurs affaires en se fichant du monde; et, bien qu'il tirât une fortune de ses marchés avec les Prussiens, il riait en dedans, d'un rire de sauvage, quand il apprenait qu'on venait encore d'en trouver un, au bord d'une route, la gorge ouverte.

– À votre santé! reprit-il en trinquant avec les trois hommes.

Puis, se torchant les lèvres d'un revers de main:

– Dites donc, ils en ont fait une histoire, pour ces deux uhlans qu'ils ont ramassés sans tête, près de Villecourt… Vous savez que Villecourt brûle depuis hier: une sentence, comme ils disent, qu'ils ont portée contre le village, pour le punir de vous avoir accueillis… Faut être prudent, vous savez, et ne pas revenir tout de suite. On vous portera le pain là-bas.

Sambuc ricanait violemment, en haussant les épaules. Ah, ouiche! Les Prussiens pouvaient courir! Et, tout d'un coup, il se fâcha, tapa du poing sur la table.

– Tonnerre de Dieu! Les uhlans, c'est gentil, mais c'est l'autre que je voudrais tenir entre quatre-z-yeux, vous le connaissez bien, l'autre, l'espion, celui qui a servi chez vous…

– Goliath, dit le père Fouchard.

Toute saisie, Silvine, qui venait de reprendre sa couture, s'arrêta, écoutant.

– C'est ça, Goliath!.. Ah! le brigand, il connaît les bois de Dieulet comme ma poche, il est capable de nous faire pincer, un de ces matins; d'autant plus qu'il s'est vanté, aujourd'hui, à la croix de Malte, de nous régler notre compte avant huit jours… Un sale bougre qui a pour sûr conduit les Bavarois, la veille de Beaumont, n'est-ce pas? Vous autres!

– Aussi vrai que voilà une chandelle qui nous éclaire! Confirma

Cabasse.

– Per amica silentia lunae, ajouta Ducat, dont les citations s'égaraient parfois.

Mais Sambuc, d'un nouveau coup de poing, ébranlait la table.

– Il est jugé, il est condamné, le brigand!.. Si vous savez un jour par où il doit passer, prévenez-moi donc, et sa tête ira rejoindre celle des uhlans dans la Meuse, ah! tonnerre de Dieu, oui, je vous en réponds!

Il y eut un silence. Silvine les regardait, les yeux fixes, très pâle.

– Tout ça, c'est des choses dont on ne doit pas causer, reprit prudemment le père Fouchard. À votre santé, et bonsoir!

Ils achevèrent la seconde bouteille. Prosper, étant revenu de l'écurie, donna un coup de main, pour charger, en travers de la brouette, à la place des deux moutons morts, les pains que Silvine avait mis dans un sac. Mais il ne répondit même pas, il tourna le dos, quand son frère et les deux autres s'en allèrent, disparurent avec la brouette, dans la neige, en répétant:

– Bien le bonsoir, au plaisir!

Le lendemain, après le déjeuner, comme le père Fouchard se trouvait seul, il vit entrer Goliath en personne, grand, gros, le visage rose, avec son tranquille sourire. S'il éprouva un saisissement, à cette brusque apparition, il n'en laissa rien paraître. Il clignait les paupières, tandis que l'autre s'avançait et lui serrait rondement la main.

– Bonjour, père Fouchard.

Alors seulement, il sembla le reconnaître.

– Tiens! c'est toi, mon garçon… Oh! tu as encore forci. Comme te voilà gras!

Et il le dévisageait, vêtu d'une sorte de capote en gros drap bleu, coiffé d'une casquette de même étoffe, l'air cossu et content de lui. Du reste, il n'avait aucun accent, parlait avec la lenteur empâtée des paysans du pays.

– Mais oui, c'est moi, père Fouchard… Je n'ai pas voulu revenir par ici, sans vous dire un petit bonjour.

Le vieux restait méfiant. Qu'est-ce qu'il venait faire, celui-là? Avait-il su la visite des francs-tireurs à la ferme, la veille? Il fallait voir. Tout de même, comme il se présentait poliment, le mieux était de lui rendre sa politesse.

– Eh bien! Mon garçon, puisque tu es si gentil, nous boirons un coup.

Il prit la peine d'aller chercher deux verres et une bouteille. Tout ce vin bu lui saignait le coeur, mais il fallait savoir offrir, dans les affaires. Et la scène de la soirée recommença, ils trinquèrent avec les mêmes gestes, les mêmes paroles.

– À votre santé, père Fouchard.

– À la tienne, mon garçon.

Puis, Goliath, complaisamment, s'oublia. Il regardait autour de lui, en homme qui a du plaisir à se rappeler les choses anciennes. Il ne parla pourtant point du passé, pas plus que du présent, d'ailleurs. La conversation roula sur le grand froid qui allait gêner les travaux de la campagne; heureusement que la neige avait du bon, ça tuait les insectes. À peine eut-il une expression de vague chagrin, en faisant allusion à la haine sourde, au mépris épouvanté qu'on lui avait témoignés dans les autres maisons de Remilly. N'est-ce pas? Chacun est de son pays, c'est tout simple qu'on serve son pays comme on l'entend. Mais, en France, il y avait des choses sur lesquelles on avait de drôles idées. Et le vieux le regardait, l'écoutait, si raisonnable, si conciliant, avec sa large figure gaie, en se disant que ce brave homme-là n'était sûrement pas venu dans de mauvaises intentions.

– Alors, vous êtes donc tout seul aujourd'hui, père Fouchard?

– Oh! Non, Silvine est là-bas qui donne à manger aux vaches…

Est-ce que tu veux la voir, Silvine?

Goliath se mit à rire.

– Ma foi, oui… Je vais vous dire ça franchement, c'est pour

Silvine que je suis venu.

Du coup, le père Fouchard se leva, soulagé, criant à pleine voix:

– Silvine! Silvine!.. Il y a quelqu'un pour toi!

Et il s'en alla, sans crainte désormais, puisque la fille était là pour protéger la maison. Quand ça tient un homme si longtemps, après des années, il est fichu.

Lorsque Silvine entra, elle ne fut pas surprise de trouver Goliath, qui était resté assis et qui la regardait avec son bon sourire, un peu gêné pourtant. Elle l'attendait, elle s'arrêta simplement, après avoir franchi le seuil, dans un raidissement de tout son être. Et Charlot qui la rejoignait en courant, se jeta dans ses jupes, étonné d'apercevoir un homme qu'il ne connaissait pas.

Il y eut un silence, un embarras de quelques secondes.

– Alors, c'est le petit? Finit par demander Goliath, de sa voix conciliante.

– Oui, répondit Silvine durement.

Le silence recommença. Il était parti au septième mois de sa grossesse, il savait bien qu'il avait un enfant, mais il le voyait pour la première fois. Aussi voulut-il s'expliquer, en garçon de sens pratique qui est convaincu d'avoir de bonnes raisons.

– Voyons, Silvine, je comprends bien que tu m'as gardé de la rancune. Ce n'est pourtant pas très juste… Si je suis parti, et si je t'ai fait cette grosse peine, tu aurais dû te dire déjà que c'était peut-être parce que je n'étais pas mon maître. Quand on a des chefs, on doit leur obéir, n'est-ce pas? Ils m'auraient envoyé à cent lieues, à pied, que j'aurais fait le chemin. Et, naturellement, je ne pouvais pas parler: ça m'a assez crevé le coeur, de m'en aller ainsi, sans te souhaiter le bonsoir… Aujourd'hui, mon Dieu! Je ne te raconterai pas que j'étais certain de revenir. Cependant, j'y comptais bien, et, tu le vois, me revoilà…

Elle avait détourné la tête, elle regardait la neige de la cour, par la fenêtre, comme résolue à ne pas entendre. Lui, que ce mépris, ce silence obstiné troublaient, interrompit ses explications, pour dire:

– Sais-tu que tu as encore embelli!

En effet, elle était très belle, dans sa pâleur, avec ses grands yeux superbes qui éclairaient tout son visage. Ses lourds cheveux noirs la coiffaient comme d'un casque de deuil éternel.

– Sois gentille, voyons! Tu devrais sentir que je ne te veux pas de mal… Si je ne t'aimais plus, je ne serais pas revenu, bien sûr… Puisque me revoilà et que tout s'arrange, nous allons nous revoir, n'est-ce pas?

D'un mouvement brusque, elle s'était reculée, et le regardant en face:

– Jamais!

– Pourquoi jamais? est-ce que tu n'es pas ma femme, est-ce que cet enfant n'est pas à nous?

Elle ne le quittait pas des yeux, elle parla lentement.

– Écoutez, il vaut mieux en finir tout de suite… Vous avez connu Honoré, je l'aimais, je n'ai toujours aimé que lui. Et il est mort, vous me l'avez tué, là-bas… Jamais plus je ne serai à vous. Jamais!

Elle avait levé la main, elle en faisait le serment, d'une telle voix de haine, qu'il resta un moment interdit, cessant de la tutoyer, murmurant:

– Oui, je savais, Honoré est mort. C'était un très gentil garçon. Seulement, que voulez-vous? Il y en a d'autres qui sont morts, c'est la guerre… Et puis, il me semblait que, du moment où il était mort, il n'y avait plus d'obstacle; car, enfin, Silvine, laissez-moi vous le rappeler, je n'ai pas été brutal, vous avez consenti…

Mais il n'acheva pas, tellement il la vit bouleversée, les mains au visage, prête à se déchirer elle-même.

– Oh! C'est bien ça, oui! C'est bien ça qui me rend folle. Pourquoi ai-je consenti, puisque je ne vous aimais point? … Je ne puis pas me souvenir, j'étais si triste, si malade du départ d'Honoré, et ç'a été peut-être parce que vous me parliez de lui et que vous aviez l'air de l'aimer… Mon Dieu! Que de nuits j'ai passées à pleurer toutes les larmes de mon corps, en songeant à ça! C'est abominable d'avoir fait une chose qu'on ne voulait pas faire, sans pouvoir s'expliquer ensuite pourquoi on l'a faite… Et il m'avait pardonné, il m'avait dit que, si ces cochons de Prussiens ne le tuaient pas, il m'épouserait tout de même, quand il rentrerait du service… Et vous croyez que je vais retourner avec vous? Ah! tenez! sous le couteau, je dirai non, non, jamais!

Cette fois, Goliath s'assombrit. Il l'avait connue soumise, il la sentait inébranlable, d'une résolution farouche. Tout bon enfant qu'il fût, il la voulait même par la force, maintenant qu'il était le maître; et, s'il n'imposait pas sa volonté violemment, c'était par une prudence innée, un instinct de ruse et de patience. Ce colosse, aux gros poings, n'aimait pas les coups. Aussi songea-t- il à un autre moyen de la soumettre.

– Bon! puisque vous ne voulez pas de moi, je vais prendre le petit.

– Comment, le petit?

Charlot, oublié, était resté dans les jupes de sa mère, se retenant pour ne pas éclater en sanglots, au milieu de la querelle. Et Goliath, qui avait enfin quitté sa chaise, s'approcha.

– N'est-ce pas? Tu es mon petit à moi, un petit Prussien…

Viens, que je t'emmène!

Mais, déjà, Silvine, frémissante, l'avait saisi dans ses bras, le serrait contre sa poitrine.

– Lui, un Prussien, non! Un Français, né en France!

– Un Français, Regardez-le donc, regardez-moi donc! C'est tout mon portrait. Est-ce qu'il vous ressemble, à vous?

Elle vit alors seulement ce grand gaillard blond, à la barbe et aux cheveux frisés, à l'épaisse face rose, dont les gros yeux bleus luisaient d'un éclat de faïence. Et c'était bien vrai, le petit avait la même tignasse jaune, les mêmes joues, les mêmes yeux clairs, toute la race de là-bas en lui. Elle-même se sentait autre, avec les mèches de ses cheveux noirs, qui glissaient de son chignon sur son épaule, dans son désordre.

– Je l'ai fait, il est à moi! reprit-elle furieusement. Un

Français qui ne saura jamais un mot de votre sale allemand, oui!

Un Français qui ira un jour vous tuer tous, pour venger ceux que vous avez tués!

Charlot s'était mis à pleurer et à crier, cramponné à son cou.

– Maman, maman! J'ai peur, emmène-moi!

Alors, Goliath, qui ne voulait sans doute pas de scandale, recula, se contenta de déclarer, en reprenant le tutoiement, d'une voix dure:

– Retiens bien ce que je vais te dire, Silvine… Je sais tout ce qui se passe ici. Vous recevez les francs-tireurs des bois de Dieulet, ce Sambuc qui est le frère de votre garçon de ferme, un bandit que vous fournissez de pain. Et je sais que ce garçon, ce Prosper, est un chasseur d'Afrique, un déserteur, qui nous appartient; et je sais encore que vous cachez un blessé, un autre soldat qu'un mot de moi ferait conduire en Allemagne, dans une forteresse… Hein? Tu le vois, je suis bien renseigné…

Elle l'écoutait maintenant, muette, terrifiée, tandis que Charlot répétait dans son cou, de sa petite voix bégayante:

– Oh! Maman, maman, emmène-moi, j'ai peur!

 

– Eh bien! reprit Goliath, je ne suis certainement pas méchant, et je n'aime guère les querelles, tu peux le dire; mais je te jure que je les ferai tous arrêter, le père Fouchard et les autres, si tu ne me reçois pas dans ta chambre, lundi prochain… Et je prendrai le petit, je l'enverrai là-bas à ma mère qui sera très contente de l'avoir; car, du moment que tu veux rompre, il est à moi… N'est-ce pas? Tu entends bien, je n'aurai qu'à venir et à l'emporter, lorsqu'il n'y aura plus personne ici. Je suis le maître, je fais ce qui me plaît… Que décides-tu, voyons?

Mais elle ne répondait pas, elle serrait l'enfant plus fort, comme si elle eût craint qu'on ne le lui arrachât tout de suite; et, dans ses grands yeux, montait une exécration épouvantée.

– C'est bon, je t'accorde trois jours pour réfléchir… Tu laisseras ouverte la fenêtre de ta chambre, qui donne sur le verger… Si lundi soir, à sept heures, je ne trouve pas ouverte la fenêtre, je fais, le lendemain, arrêter tout ton monde, et je reviens prendre le petit… Au revoir, Silvine!

Il partit tranquillement, elle resta plantée à la même place, la tête bourdonnante d'idées si grosses, si terribles, qu'elle en était comme imbécile. Et, pendant la journée entière, ce fut ainsi une tempête en elle. D'abord, elle eut l'instinctive pensée d'emporter son enfant dans ses bras, de s'en aller droit devant elle, n'importe où; seulement, que devenir dès que la nuit tomberait, comment gagner sa vie pour lui et pour elle? Sans compter que les Prussiens qui battaient les routes, l'arrêteraient, la ramèneraient peut-être. Puis, le projet lui vint de parler à Jean, d'avertir Prosper et le père Fouchard lui- même; et, de nouveau, elle hésita, elle recula: était-elle assez sûre de l'amitié des gens, pour avoir la certitude qu'on ne la sacrifierait pas à la tranquillité de tous? Non, non! Elle ne dirait rien à personne, elle seule se tirerait du danger, puisque seule elle l'avait fait, par l'entêtement de son refus. Mais qu'imaginer, mon Dieu! De quelle façon empêcher le malheur? Car son honnêteté se révoltait, elle ne se serait pardonné de la vie, si, par sa faute, il était arrivé des catastrophes à tant de monde, à Jean surtout, qui se montrait si gentil pour Charlot.

Les heures se passèrent, la journée du lendemain s'écoula, sans qu'elle eût rien trouvé. Elle vaquait comme d'ordinaire à sa besogne, balayait la cuisine, soignait les vaches, faisait la soupe. Et, dans son absolu silence, l'effrayant silence qu'elle continuait à garder, ce qui montait et l'empoisonnait davantage d'heure en heure, c'était sa haine contre Goliath. Il était son péché, sa damnation. Sans lui, elle aurait attendu Honoré, et Honoré vivrait, et elle serait heureuse. De quel ton il avait fait savoir qu'il était le maître! D'ailleurs, c'était la vérité, il n'y avait plus de gendarmes, plus de juges à qui s'adresser, la force seule avait raison. Oh! être la plus forte, le prendre quand il viendrait, lui qui parlait de prendre les autres! En elle, il n'y avait que l'enfant, qui était sa chair. Ce père de hasard ne comptait pas, n'avait jamais compté. Elle n'était pas épouse, elle ne se sentait soulevée que d'une colère, d'une rancune de vaincue, quand elle pensait à lui. Plutôt que de le lui donner, elle aurait tué l'enfant, elle se serait tuée ensuite. Et elle le lui avait bien dit, cet enfant qu'il lui avait fait comme un cadeau de haine, elle l'aurait voulu grand déjà, capable de la défendre, elle le voyait plus tard, avec un fusil, leur trouant la peau à tous, là-bas. Ah! oui, un Français de plus, un Français tueur de Prussiens!

Cependant, il ne lui restait qu'un jour, elle devait prendre un parti. Dès la première minute, une idée atroce avait bien passé, au travers du bouleversement de sa pauvre tête malade: avertir les francs-tireurs, donner à Sambuc le renseignement qu'il attendait. Mais l'idée était restée fuyante, imprécise, et elle l'avait écartée, comme monstrueuse, ne souffrant même pas la discussion: cet homme, après tout, n'était-il pas le père de son enfant? Elle ne pouvait le faire assassiner. Puis, l'idée était revenue, peu à peu enveloppante, pressante; et, maintenant, elle s'imposait, de toute la force victorieuse de sa simplicité et de son absolu. Goliath mort, Jean, Prosper, le père Fouchard, n'avaient plus rien à craindre. Elle-même gardait Charlot, que jamais plus personne ne lui disputait. Et c'était encore autre chose, une chose profonde, ignorée d'elle, qui montait du fond de son être: le besoin d'en finir, d'effacer la paternité en supprimant le père, la joie sauvage de se dire qu'elle en sortirait comme amputée de sa faute, mère et seule maîtresse de l'enfant, sans partage avec un mâle. Tout un jour encore, elle roula ce projet, n'ayant plus l'énergie de le repousser, ramenée quand même aux détails du guet-apens, prévoyant, combinant les moindres faits. C'était, à cette heure, l'idée fixe, l'idée qui a planté son clou, qu'on cesse de raisonner; et, lorsqu'elle finit par agir, par obéir à cette poussée de l'inévitable, elle marcha comme dans un rêve, sous la volonté d'une autre, de quelqu'un qu'elle n'avait jamais connu en elle.

Le dimanche, le père Fouchard, inquiet, avait fait savoir aux francs-tireurs qu'on leur porterait leur sac de pains dans les carrières de Boisville, un coin très solitaire, à deux kilomètres; et, Prosper se trouvant occupé, ce fut Silvine qu'il envoya, avec la brouette. N'était-ce point le sort qui décidait? Elle vit là un arrêt du destin, elle parla, donna le rendez-vous à Sambuc pour le lendemain soir, d'une voix nette, sans fièvre, comme si elle n'avait pu faire autrement. Le lendemain, il y eut encore des signes, des preuves certaines que les gens, que les choses mêmes voulaient le meurtre. D'abord, ce fut le père Fouchard, appelé brusquement à Raucourt, qui laissa l'ordre de dîner sans lui, prévoyant qu'il ne rentrerait guère avant huit heures. Ensuite, Henriette, dont le tour de veillée, à l'ambulance, ne revenait que le mardi, reçut l'avis, très tard, qu'elle aurait à remplacer le soir la personne de service, indisposée. Et, comme Jean ne quittait point sa chambre, quels que fussent les bruits, il ne restait donc que Prosper, dont on pouvait craindre l'intervention. Lui, n'était pas pour qu'on égorgeât ainsi un homme, à plusieurs. Mais, quand il vit arriver son frère avec ses deux lieutenants, le dégoût qu'il avait de ce vilain monde s'ajouta à son exécration des Prussiens: sûrement qu'il n'allait pas en sauver un, de ces sales bougres, même si on lui faisait son affaire d'une façon malpropre; et il aima mieux se coucher, enfoncer sa tête dans le traversin, pour ne pas entendre et n'être pas tenté de se conduire en soldat.

Il était sept heures moins un quart, et Charlot s'entêtait à ne point dormir. D'habitude, dès qu'il avait mangé sa soupe, il tombait, la tête sur la table.

– Voyons, dors, mon chéri, répétait Silvine, qui l'avait porté dans la chambre d'Henriette, tu vois comme tu es bien, sur le grand dodo à bonne amie!

Mais l'enfant, égayé justement par cette aubaine, gigotait, riait à s'étouffer.

– Non, non… Reste, petite mère… Joue, petite mère…

Elle patientait, elle se montrait très douce, répétant avec des caresses:

– Fais dodo, mon chéri… Fais dodo, pour me faire plaisir.

Et l'enfant finit par s'endormir, le rire aux lèvres. Elle n'avait pas pris la peine de le déshabiller, elle le couvrit chaudement et s'en alla, sans l'enfermer à clef, tellement, d'ordinaire, il dormait d'un gros sommeil.

Jamais Silvine ne s'était sentie si calme, d'esprit si net et si vif. Elle avait une promptitude de décision, une légèreté de mouvement, comme dégagée de son corps, agissant sous cette impulsion de l'autre, qu'elle ne connaissait point. Déjà, elle venait d'introduire Sambuc, avec Cabasse et Ducat, en leur recommandant la plus grande prudence; et elle les conduisit dans sa chambre, elle les posta à droite et à gauche de la fenêtre, qu'elle ouvrit, malgré le grand froid. Les ténèbres étaient profondes, la pièce ne se trouvait faiblement éclairée que par le reflet de la neige. Un silence de mort venait de la campagne, des minutes interminables s'écoulèrent. Enfin, à un petit bruit de pas qui s'approchaient, Silvine s'en alla, retourna s'asseoir dans la cuisine, où elle attendit, immobile, ses grands yeux fixés sur la flamme de la chandelle.